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mercredi 29 décembre 2021

Coups de cœur Des Livres Rances 2021

 


Tel un rituel annuel ponctuant la fin d’une année littéraire, cette rubrique des coups de cœurs est consacrée aux meilleurs ouvrages lus et présentés par le blog durant les douze mois écoulés, mais uniquement parus durant l’année en cours. Après une année 2020 en demi-teinte, due à un certain virus qui stoppa pour un temps toute publication, l’année 2021 fut forte en parutions, réservant forcément un lot plus conséquent de bonnes surprises. Aussi, ce ne sont pas 10 comme les années précédentes, mais bien 15 coups de cœur que le blog vous présente, par ordre d’apparition de janvier à décembre.

 

**** Coups de coeur 2021 ****

 

Isabelle FLATEN "La folie de ma mère" Le nouvel Attila



Eric PLAMONDON "Aller aux fraises" Quidam éditeur

 


Mikhaïl CHEVELEV "Une suite d'événements" Gallimard

 


Jim HARRISON "La position du mort flottant" éditions Héros-limite

 


Joseph ANDRAS "Ainsi nous leur faisons la guerre" + "Au loin le ciel du sud" Actes sud

 


Michèle AUDIN "La semaine sanglante" éditions Libertalia



Charlotte MONEGIER "Voyage(s)" éditions Lunatique

 


Sarah FOURAGE "Affronter les ombres" éditions L'Espace d'un Instant

 


Nikos KAZANTZAKI "L'ascension" éditions Cambourakis

 


Leonid ANDREIEV "Ekatérina Ivanovna suivi de Requiem" éditions Mesures

 


Marie COSNAY "Comètes et perdrix" éditions de l'Ogre

 


Jacques JOSSE "Le manège des oubliés" Quidam éditeur



 

Corina CIOCARLIE "Europe zigzag" éditions Signes et Balises

 


Allain GLYKOS & ANTONIN "Kazantzaki - 1 - Le regard crétois 1883-1919" éditions Cambourakis

 


Christian OLIVIER "la révolution au coeur" Le nouvel Attila


Ainsi s’achève une année pleine en rebondissements. Rendez-vous en 2022 pour de nouvelles aventures littéraires ! Prenez soin de vous et merci pour votre intérêt et votre confiance.

(Warren Bismuth)

dimanche 26 décembre 2021

Georges SIMENON « Le Petit Docteur »

 


Pour ce nouveau volet du challenge « Les classiques c’est fantastique » mené avec dextérité par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, où ce mois-ci le thème s’intitule, pour terminer l’année en beauté, « Élémentaire mon cher Watson » et consacré à l’univers du polar, Des Livres Rances vous guide dans une balade toute policière en compagnie d’un personnage créé brièvement par Georges SIMENON.

« Le Petit Docteur » est un recueil de treize nouvelles écrites en mai 1938. Ce chiffre 13 pourrait bien être une sorte de leitmotiv pour l’écrivain. En effet, souvenons-nous de ses précédents recueils « Les treize coupables », « Les treize énigmes » et « Les treize mystères », tous de 1932, ou encore « Rue aux trois poussins » écrit pourtant bien plus tard (1963), renfermant chacun treize nouvelles. Celles du présent ouvrage, mettant toutes en scène ce Petit Docteur, par ailleurs plutôt longues, furent tout d’abord publiées indépendamment les unes des autres, entre 1939 et 1941, puis regroupées pour la première fois en un seul volume en 1943.

La date de création de ce personnage n’est peut-être pas anodine. En 1938, c’en est alors fini des formats romans pour les enquêtes de Maigret, dont le dix-neuvième et dernier volume, sobrement titré « Maigret », a été publié en 1934. Le commissaire à la pipe n’a pourtant pas totalement tiré sa révérence et continue de survivre, hantant toujours SIMENON, mais uniquement par le biais de nouvelles, à l’époque publiées dans des magazines policiers, une petite vingtaine paraissant entre 1936 et 1939. Il est fort possible que SIMENON cherche, par cette nouvelle création d’enquêteur, à faire indirectement revivre « son » Maigret sur une courte période. Cette thèse s’avère par ailleurs fort intéressante à suivre…

« Le Petit Docteur » est un médecin de 30 ans, petit et maigre (donc l’opposé de Maigret, comme pour le différencier physiquement et ne pas provoquer d’amalgame, et pourtant…), passionné par les enquêtes policières. N’oublions pas que Maigret a dû interrompre ses études de médecine à la mort de son père. Ce qui les rapproche est aussi le fait que Maigret vient de la campagne, alors que ce Petit Docteur, crèche depuis deux ans dans une petite ville du côté de La Rochelle, Marsilly (c’est à La Rochelle que SIMENON rédige ces nouvelles). Mais contrairement à Maigret, le Petit Docteur est assez effacé, n’écrase pas le décor de sa simple présence, n’est pas omniprésent.

Les premières enquêtes du Petit Docteur se déroulent près de chez lui, dans la campagne charentaise. En effet, presque par accident, il a résolu sur son temps libre une affaire embrouillée, a pris goût au mystère, et devient même, malgré lui et grâce à son flair, un détective amateur de confiance pour les victimes ou les autorités policières. Peu à peu, il lui est offert de participer pour de plus grosses enquêtes, dans des villes plus grandes, plus éloignées de son domicile, il se rend même à Paris pour des enquêtes… au quai des orfèvres avec Lucas et Torrence, les propres « lieutenants » de Maigret ! Attention, il n’est jamais précisé que ces deux personnages sont les mêmes que ceux officiant aux côtés du commissaire bourru. Pourtant il est évident que le clin d’œil est très appuyé et loin d’être involontaire. Lucas est d’ailleurs ici commissaire (rappelez-vous qu’en 1934, Maigret était censé prendre sa retraite, il est probable que SIMENON ait alors tenté de le remplacer dans son cœur par Lucas, malgré les nouvelles enquêtes de Maigret évoquées plus haut).

Le commissaire Lucas va réapparaître dans plusieurs des investigations du Petit Docteur. Si les deux hommes ne s’apprécient guère, c’est que Lucas reproche au Petit Docteur de piétiner les plates-bandes de la police, tandis que le médecin s’enorgueillit de pouvoir démêler les affaires sans l’aide de professionnels. Ce qui lui jouera un mauvais tour, puisqu’une enquête se terminera par une mauvaise interprétation du Docteur, taclé par Lucas qui découvrira le véritable coupable. Cependant, lors de l’ultime nouvelle, les deux protagonistes se rapprochent, comme s’il était déjà temps pour le Petit Docteur de céder sa place à Maigret.

SIMENON joue sur la corde raide avec son héros. En effet, plus les enquêtes du Petit Docteur avancent, plus il semble vivre au cœur d’un monde à la Maigret, comme s’il devenait lui-même Maigret, comme si somme toute Maigret manquait tellement à SIMENON que ce dernier se devait de le faire réapparaître sous de nouveaux traits, déshabillant en partie son pauvre Petit Docteur. Certaines situations sont troublantes, le Petit Docteur se met à penser, à agir comme Maigret. Mieux : l’avant-dernière nouvelle se situe du côté d’Orléans (or Maigret a récemment pris sa retraite avec sa femme non loin d’Orléans) et la toute dernière se déroule à Paris en compagnie du commissaire Lucas.

Si Maigret n’est jamais nommé dans ces pages, son ombre hante toutefois une partie des enquêtes, et le célèbre commissaire se dessine (involontairement ? Rien n’est moins sûr) en filigrane, de plus en plus obsédant : « Faites votre enquête… Je ne connais pas vos méthodes… On prétend que vous n’en avez pas », une phrase souvent entendue par Maigret. Ici elle est prononcée au tout début de la dernière nouvelle. Fallait-il urgemment saborder un Petit Docteur commençant à devenir envahissant et à faire de l’ombre à son maître ? Simple supposition, mais piste à explorer. Pour finir sur ce chapitre, comme Maigret le Petit Docteur raffole de bistrots pour trouver l’inspiration, et semble même bien plus porté sur la chopine que son aîné, n’hésitant pas à se saouler promptement en pleine enquête, « À croire que c’était une fatalité. Chaque fois que le Petit Docteur commençait une enquête, il était forcé de boire, pour une raison ou pour une autre ». Et le fait est qu’il possède une sacrée descente.

Ce même Petit Docteur aurait été l’une des références principales pour la création de la série télévisée « Columbo ». Ce n’est pas si simple, et l’on touche ici un point sensible par mon attachement sans limites au lieutenant italo-californien. Des articles allant dans le sens de « l’emprunt » de l’identité du Petit Docteur par Columbo sont allés droit dans le mur. En effet, dans ces billets, il FALLAIT coûte que coûte que Columbo soit inspiré par le Petit Docteur, alors il fut écrit que ce dernier roulait en 403 comme Columbo, ce qui est faux puisqu’il est propriétaire d’une 5 CV (il fut même rajouté qu’en tout cas il s’agissait d’une Peugeot, or la 5 CV était une Citroën). En revanche il est exact que l’un et l’autre des bolides fonctionnent par intermittence (même si ce détail n’est pas mentionné dans lesdits articles). À noter que Le Petit Docteur a décidé de donner un petit nom à son auto : Ferblantine. Il fut écrit encore que le Petit Docteur évoque souvent sa femme, alors que non seulement nous savons dès le début de ses aventures qu’il est célibataire, mais tout au long du recueil, il n’est jamais question d’une femme dans sa vie.

J’ai lu aussi que comme dans Columbo on connaît l’assassin dès le début de l’enquête, ce qui une fois encore est une pure invention. Il existe bien des similitudes, mais il faut cependant chercher ailleurs : l’insignifiance d’un homme qui sur le terrain ne paie pas de mine mais peut s’avérer irritant par ses questions abruptes et insistantes. De plus, par ses enquêtes, le Petit Docteur évolue au sein de la grande bourgeoisie, comme le fera Columbo plus tard. Pour finir, voici le point le plus important, fondé celui-ci, de ce rapprochement historique, il est de première bourre puisque dévoilé par le propre fils de SIMENON : comme pour beaucoup de ses œuvres, SIMENON avait refusé de vendre les droits du « Petit Docteur » aux futurs créateurs de Columbo, ils ont donc décidé d’avoir recours à un personnage imaginé par eux mais piquant au passage quelques éléments au héros de SIMENON. Donc oui, Columbo fut en partie créé grâce à ce Petit Docteur, même si les raisons invoquées sont parfois fallacieuses.

Petit aparté : pour les fans de Columbo, sachez que la création de son personnage, en plus du Petit Docteur, lorgne notamment sur l’extraordinaire juge Prophyri (ou Porphyre selon les traductions) du « Crime et châtiment » de DOSTOÏEVSKI (ce qui saute effectivement aux yeux), tout comme sur l’ancien commissaire Alfred Fichet (incarné par Charles VANEL) du célèbre chef d’oeuvre d’Henri-Georges CLOUZOT « Les diaboliques », réalisé en 1955, sans oublier le Père Brown, une création en série de l’anglais G.K. CHESTERTON, enquêtes écrites entre 1910 et 1936.

Mais revenons au présent ouvrage : SIMENON fut parfois peu scrupuleux sur les « coquilles » de ses nouvelles. Si le Petit Docteur est dans un premier temps présenté comme répondant au nom de Jacques Dollent, quelques lignes plus loin il devient Jean, pour le rester jusqu’à la fin. Alors que son patronyme, Dollent, sera déformé à plusieurs reprises au cours des enquêtes. Il est à noter également certaines invraisemblances dans les scénarios, certaines « coïncidences » et autres raccourcis légers, sans doute par une volonté d’écrire vite ainsi qu’une mauvaise relecture. Néanmoins, les enquêtes n’en restent pas moins solides et très bien ficelées, avec des chutes assez soignées, malgré quelques réflexions racistes ou misogynes dont SIMENON a toujours eu beaucoup de mal à se séparer.

Quasi chaque début de chapitre donne lieu à une ou deux petites phrases en italique augurant ce qui va suivre, elles sont similaires à celles présentes dans plusieurs ouvrages de Gaston LEROUX, le créateur de Rouletabille. Si « Le Petit Docteur » semble négligeable dans l’œuvre foisonnante de SIMENON, il en est pourtant à mon sens un chaînon majeur, pas seulement parce qu’il a influencé la naissance de Columbo d’une manière ou d’une autre, ni parce que le plan reprend les recettes chères à LEROUX et POE (les pièces closes par exemple), mais bien parce qu’il survient à une période où Maigret est officiellement en retraite, et qu’il pourrait bien l’éclipser en se prenant de plus en plus pour lui. Il n’est pas impossible que la reprise des romans de Maigret à partir de 1944 ait été pensée en partie pour trucider le Petit Docteur qui avait tant pris de place en 1938 dans les propres murs de son aîné, y compris au quai des orfèvres. SIMENON ne parviendra jamais à se séparer de Maigret, sa dernière enquête est menée en 1972, date de la retraite romancière chez un SIMENON qui ne se consacrera désormais qu’à ses mémoires, même s’il écrira (en 1976 de mémoire) une touchante lettre à « son ami » Maigret, dans laquelle il s’excuse de l’avoir abandonné.

Terminons cette analyse par deux constats : « Le Petit Docteur », fort de plus de 300 pages, est l’un des ouvrages les plus longs de SIMENON. Enfin, et c’est peut-être l’originalité du présent volume, les enquêtes sont empreintes de petites pointes d’humour, alors que SIMENON en manquait cruellement et que toute son œuvre en semble dépourvue. Elles sont certes discrètes et peu nombreuses, mais ce Petit Docteur aura réussi à dérider l’écrivain, à lui permettre de dérouler ses intrigues par des atmosphères moins plombées et surtout moins poisseuses, loin de l’œuvre générale du belge. SIMENON semble avoir pris un réel plaisir à inventer ce personnage, à s’amuser avec lui, et à avoir paradoxalement peut-être pris à la légère sa lente métamorphose « maigretienne ». Par le simple fait du climat différent de tout ce que SIMENON a pu écrire, « Le Petit Docteur » est unique dans son œuvre, et il n’est pas à sous-estimer.

 (Warren Bismuth)

mercredi 22 décembre 2021

Christian OLIVIER« La révolution au cœur »

 


Ce livre est le résultat d’un travail de longue haleine mené par Christian OLIVIER, par ailleurs musicien au sein des Têtes Raides, et quelques-uns de ses proches. Objectif : rendre un vibrant hommage aux poètes russes du XXe siècle, celui de la Révolution russe, l’espoir d’octobre 1917 se transformant subitement en cauchemar, notamment pour certains poètes que l’auteur va ici ressusciter et quasi réincarner.

Fort d’un travail d’archives découlant d’une fascination chez Christian OLIVIER pour la poésie russe de résistance, l’auteur veut partager avec son lectorat une période de l’Histoire d’un pays précis, vue par les yeux de poètes engagés qui jouent leur vie sur quelques vers.

Le livre se découpe en plusieurs fragments éclatés, imbriqués les uns dans les autres : nombreuses typographies d’ordre révolutionnaire (où bien sûr le rouge et le noir dominent), des bribes de phrases ou poèmes dressées comme en exergue d’un chapitre et sans doute nées de la plume de Christian OLIVIER, puis présentation d’un poème choisi chez un auteur russe alors au cœur de la tourmente, avant quatre pages d’un chapitre (il y en a quinze) d’un conte de Christian OLIVIER, égrené avec régularité au fil de l’ouvrage. Ce conte, en voici la teneur : un livre est égaré par une femme au sortir d’une séance cinématographique, puis récupéré par un homme alors que la femme ne remarque sa disparition qu’en rentrant chez elle. Contre toute attente, le livre prend vie, c’est alors qu’il est arrêté par les autorités du pays. « On l’accusa sans coup férir de diffuser sans autorisation une langue pernicieuse et de préparer un complot, qui créerait le désordre, l’anarchie et le chaos. Toute cette poésie propagée emmenait le peuple vers trop de liberté ».

Cette histoire rappelle bien sûr le sort de poètes russes de la Révolution de 1917, arrêtés, exilés ou exécutés, ou encore déportés, interdits d’exercer leur profession, de voir leurs proches, etc., un destin unique dans le monde des arts et de la culture. C’est ce destin qui a bouleversé Christian OLIVIER et lui a donné l’envie d’en faire une sorte de livre d’art de la résistance internationale en prenant la poésie comme arme. En effet, si de nombreux poèmes sont sélectionnés et proposés dans ce recueil, ils ne sont pas le fruit du hasard : leurs lignes, leur message et leurs auteurs respectifs sont une tentative d’insurrection contre le pouvoir soviétique et au-delà contre tout totalitarisme. Chacun des chapitres du conte est quant à lui ponctué par une pensée de l’un des poètes russes présents ici, pensée mise en exergue en caractère gras.

Au-delà du conte issu de l’écriture de Christian OLIVIER, une sélection de poèmes donc. Sont ici présents les poètes russes majeurs de la première partie du XXe siècle, ceux qui symbolisent peut-être le mieux la dissidence en U.R.S.S. : Anna AKHMATOVA, Boris PASTERNAK, Marina TSVETAÏEVA, Ivan BOUNINE, Vladimir MAÏAKOVSKI, Sergueï ESSENINE, Ossip MANDELSTAM, Alexandre BLOK, Daniil HARMS, sans oublier les « inconnus » ou les « oubliés » de l’Histoire : Vélimir KHLEBNIKOV, Maximilian VOLOCHINE,et autre Ilia ZDANEVITCH (les deux derniers noms étant soufflés par André MARKOWICZ...) .

« Camarades,

Aux barricades,

Barricades des âmes et des cœurs !

Celui-là seul est un vrai communiste

Qui a su brûler tous les ponts ».

(Vladimir MAÏAKOVSKI)

Ce livre étant un travail collectif, dans une longue et lumineuse préface assurée par un André MARKOWICZ très à l’aise, nous profitons de l’immense savoir du poète traducteur, qui nous gratifie de biographies plus qu’express des poètes présentés dans l’ouvrage. Leur sélection n’est pas dû au hasard car, et MARKOWICZ se plaît à le rappeler,  le sort de ces artistes sera tragique : suicides (TSVETAÏEVA et MAÏAKOVSKI), morts précocement de maladie en déportation ou non (MANDELSTAM, HARMS, BLOK, KHLEBNIKOV), persécutés à vie (AKHMATOVA, PASTERNAK).

« Maintenant, octobre ça n’est plus comme avant,

Ça n’est plus comme avant, octobre maintenant.

Quand siffle sur le pays le temps tempêtant

Hurle et rugit

Octobre, c’est une bête,

Octobre de l’an dix-sept.

Il me revient de cette neige

Et de ce jour terrifiant.

D’un regard trouble je la voyais.

L’ombre de fer qui planait

Quant Pétrograd s’enténébrait ».

(Sergueï ESSENINE)

Le rendu visuel est exceptionnel et très remarqué (dans la veine de la couverture fort réussie), il colle au plus près au message universel de ce livre, graphismes comme chipés à de vieilles affiches révolutionnaires (certaines pouvant même faire indirectement penser à mai 68 en France), grosses lettres tirées de l’alphabet cyrillique, dessins faussement naïfs (toujours cette dominante rouge et noir) exécutés par le collectif artistique Les Chats Pelés (auquel participe Christian OLIVIER). Quelques-unes de ces illustrations peuvent être assimilées à du travail pour la jeunesse, comme d’ailleurs le conte proposé (je pense en particulier à l’épisode évoquant la mythologie), peut-être pour servir de passerelle entre le drame absolu des poètes russes et l’espoir reposant sur les nouvelles générations. Le conte va plus loin que le simple clin d’œil, OLIVIER s’amusant à faire rimer des phrases ou chapitres entiers dans un univers onirique. Peut-être pourrions-nous résumer le présent ouvrage par cette phrase : la poésie russe n’est-elle qu’une chimère ?

« Mieux vaudrait monter dans la poussière,

Me coucher sur l’échafaud gluant,

Accueillir les rires, les prières,

Et laisser répandre tout mon sang ».

(Anna AKHMATOVA)

Le seul oubli que l’on pourrait reprocher à ce superbe ouvrage est l’absence de dates concernant les poèmes sélectionnés. Mais la déception n’est que passagère tant les extraits en sont forts et puissants. Terminons par celui qui est peut-être le symbole tout entier de la poésie de résistance russe contre le bolchevisme, en particulier à l’endroit de STALINE. Cette incroyable « Épigramme contre Staline » d’Ossip MANDELSTAM, écrite en 1933, va provoquer son arrestation et précipiter sa mort en 1938, de faim et de froid dans un camp de transit. Elle est ici retranscrite en intégralité :

« Nous vivons, sans sentir sous nos pieds le pays.

À dix pas, nos voix ne sont plus audibles.

Mais un demi-mot suffit

Pour évoquer le montagnard du Kremlin.

Le montagnard du Kremlin,

Le corrupteur des âmes, l’équarrisseur des paysans.

Ses doigts épais sont gras comme des vers,

Il assène ses mots comme des poids de cent kilos.

Il rit dans sa moustache de gros cafard,

Et ses bottes étincellent.

Un ramassis de chefs au cou mince l’entoure,

Il s’amuse au service des demi-humains.

L’un siffle, l’autre miaule, un troisième geint,

Lui seul frappe du poing, tutoie et tonne.

Il forge oukase sur oukase, en forgeron,

Atteignant tel à l’aine, tel à l’œil, tel au front ou au sourcil.

Chaque exécution est un régal,

Dont se pourlèche l’ossète au large poitrail ».

(Ossip MANDELSTAM)

Ce volume, fruit d‘un travail conséquent, vient de sortir au Nouvel Attila, il est parfait pour une riche (ré)introduction à la poésie russe dissidente du XXe siècle. Et ce visuel, excusez mais il est de toute beauté et pourrait faire date !

http://www.lenouvelattila.fr/

(Warren Bismuth)

mardi 21 décembre 2021

Jean ECHENOZ « Les éclairs - Opéra »

 


En 2010, Jean ECHENOZ faisait paraître aux éditions de Minuit une étonnante et pétillante biographie romancée de l’ingénieur Nikola TESLA intitulée « Des éclairs » (chronique ici). En 2021, si son personnage reprend vie, il ne faut pas y voir un copié-collé de l’ouvrage précédent, même si une seule des lettres du titre change. En effet, le travail est ici fort différent de celui de la biographie puisque ECHENOZ a choisi un format plus casse-poire : l’opéra.

Présenté comme un « Drame joyeux en quatre actes », cet opéra théâtral se déroule aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Alors que Thomas EDISON accroît sa notoriété grâce à ses nombreuses inventions dans le domaine de l’électricité, les proches de Gregor (qui ne sera pas baptisé autrement dans ce texte) s’inquiètent et rongent leur frein : leur ami semble bien être à la source d’inventions plus perfectionnées dans le même domaine. Gregor, c’est Nikola TESLA, le créateur dont la réputation fut supplantée par celle d’EDISON.

EDISON est vu comme un être cupide et imbu de sa personne, alors que TESLA, Gregor donc, paraît être un homme tout à son génie, soucieux des conséquences de ses inventions sur le bien-être humain. Bientôt il reçoit le mécénat d’Horace PARKER, homme riche et influent du pays. TESLA est obsédé aussi par le chiffre 3 et ses multiples.

Dans ce texte nous ferons la connaissance avec la journaliste Betty, avec le couple Axelrod dont madame, Ethel, est irrépressiblement attirée par Gregor pour lequel elle va tout mettre en œuvre afin qu’il prenne la lumière. Tandis qu’EDISON peaufine l’invention de la chaise électrique, et l’histoire bascule, à partir de la notion de courants continu ou alternatif…

Jean ECHENOZ brode son texte à la manière artisanale et libre. D’alexandrins en octosyllabes sur fond scientifique, il sait rendre son récit sans aucune contrainte, jonglant entre les obligations et le jmenfoutisme, cette liberté de ton qui caractérise son œuvre, qui la dissocie de toute autre. Il se fout aussi de la morale et de la bienpensance. Exemple avec cette opinion qu’il prête à EDISON alors qu’un repris de justice teste les bons soins de la chaise électrique et que l’outil de mort foire pendant que l’homme souffrant ne se décide pas à défuncter : « Quelle mauvaise volonté de sa part ! C’est ainsi qu’on entrave les progrès de la science. Je comprends pas sa résistance ».

Texte d’opéra de 90 pages, il renferme tout le savoir-faire d’ECHENOZ, avec cet humour décalé quasi britannique qui pourtant se reconnaît entre mille. Sorti récemment chez Minuit, il en est aussi l’une des dernières parutions sous l’étiquette d’éditeur indépendant (en tout cas la dernière pièce de théâtre) puisque Minuit sera racheté par Gallimard à la date fatidique du 1er janvier 2022.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 19 décembre 2021

Nikos KAZANTZAKI « La liberté et la mort »

 


Sur l’île de Crète, à Candie plus précisément, se joue une guerre entre chrétiens et musulmans en 1889. Le capétan Michel, homme valeureux, bourru, corpulent et taiseux est le chef du village. Il est directement inspiré du père de l’auteur. Nouri Bey, un turc, chef de clan également, lui apprend que son frère a fait un esclandre à la mosquée en y portant un âne à bout de bras. Telle est la trame de départ de ce long roman de Nikos KAZANTZAKI, son sixième, écrit en 1950, parfois traduit par « La liberté ou la mort », et qui aurait dû à l’origine s’appeler sobrement « Le capétan Michel ».

Entre les familles du capétan et de Nouri, l’heure a toujours été à l’orage. Kostaros, frère de Nouri, a jadis égorgé le père de Michel. Pourtant, entre ces deux-là, une amitié indéfectible s’est scellée par le mélange de leurs sangs, un geste d’une rare force. Le paradoxe de leurs sentiments est immense car ils se souviennent de leur jeunesse, de leurs journées passées ensemble. Pourtant, la tension est désormais palpable entre les deux familles de religions opposées, religion chacune représentée par l’un des deux protagonistes.

La Crète est cette île grecque située en Europe, mais à la fois aux portes de l’Asie et de l’Afrique. Ses terres n’en sont que plus convoitées. Elle est en 1889 sous la domination ottomane et compte bien se battre jusqu’au bout pour recouvrer sa liberté. Les guerres antérieures de 1821, 1866 ou 1878 sont encore présentes dans tous les esprits, les rancunes sont tenaces et l’atmosphère est électrique, une nouvelle guerre de religion semble imminente.

La révolution de 1821 est exhumée par la plume vertigineuse, voluptueuse et envoûtante de KAZANTZAKI. L’auteur fait défiler une kyrielle de personnages aux caractères trempés, à la puissance démesurée, au charisme sulfureux. Dans de très longs chapitres, il présente avec un génie évident les tenants et les aboutissants, faisant d’une querelle de famille une épopée universelle. Sur fond de tremblements de terre, ses personnages se déplacent, boivent, trinquent, se respectent mais se haïssent, le conte persan n’est pas loin, et pourtant ce livre est tellement plus.

Il se divise en deux parties distinctes, deux moitiés de roman : la première est la présentation des protagonistes, la situation politique et religieuse de ce village crétois (ses paysages prenant une place non négligeable), les tensions incommensurables entre les familles, les coups bas, les assassinats, les accusations. La pression entre les rivaux peut se voir comme une suite de veillées d’armes. L’égorgement d’un moine par les turcs déclenche les hostilités, la guerre va être sanglante, violente, faite de massacres sans scrupules. C’est la seconde partie de ce récit, alors que des attentistes espèrent l’intervention de la Russie orthodoxe en faveur de la Crète. Les scènes brutales, barbares, se succèdent.

Des meurtres quasi fratricides s’enchaînent : Manousakas, le propre frère de Michel, est assassiné par Nouri. Chaque page sent la poudre et sue la vengeance par tous ses pores. Le message du Christ pourrait bien prendre une toute nouvelle forme : « Ce n’est pas le Christ qui est crucifié… Mon Dieu, c’est une femme qui porte une cartouchière et des pistolets d’argent ! ».

La force presque surnaturelle de KAZANTZAKI réside dans la manière de guider son lectorat en de menues scénettes, puissantes, dont la maîtrise est totale. Il sait peut-être mieux que personne décrire les âmes, en des personnages eux aussi d’une vigueur et d’une dimension vertigineuses. Son aisance aussi, pour conter les massacres des guerres passées entre chrétiens et musulmans, sa méticulosité pour décrire une scène de combat. Tout est saisissant dans cet ample roman, véritable fresque historique aux détails foisonnants et calibrés, le résultat est en tous points éblouissant. Car KAZANTZAKI n’oublie pas l’humour de circonstance, comme pour dédramatiser : « Mon grand-père, armé d’un brûlot, incendiait les frégates ennemies, mon père, armé d’un fusil, décimait les Turcs et moi, armé d’un chasse-mouches, je tue les mouches, pouah ! ».

KAZANTZAKI fut un homme fasciné par la figure du Christ. Elle est encore ici bien présente, avec son ombre apparaissant ici et là, mais toujours en filigrane, comme un fil conducteur. Et si les personnages de ce roman quasi divin trinquent beaucoup, c’est pour ne pas perdre ni leurs forces, ni leur dignité d’êtres humains respectueux de leurs ennemis, malgré la haine réciproque. Certes, une certaine misogynie peut poindre en des pages, et pourtant les femmes savent aussi se révolter et taper du poing sur la table, se faire entendre et respecter, c’est l’une des ambiguïtés des romans de KAZANTZAKI, toutes ces ambiguïtés mises bout à bout pouvant être rapprochées sans honte aucune aux chefs d’œuvre de DOSTOÏEVSKI, ainsi que de certaines scènes de TOLSTOÏ pour la précision des combats.

Le crétois KAZANTZAKI possède un style russe mais à la manière des contes persans, son style et son univers sont ce feu d’artifice pétillant et ininterrompu, chacune des figures qu’il met en scène personnifiant une identité collective, comme ce jeune homme de 17 ans, Théodoris, neveu de Michel et représentant l’avenir, tout comme Thrassaki, le renouveau de la Crète et de la chrétienté, sa résurrection, alors que Sifakas le vieux père de Michel, centenaire, représente, ainsi que quelques autres, par sa participation aux luttes de 1821, la Crète de jadis. Tous ont leur place dans ce roman aux nombreuses ramifications.

KAZANTZAKI décortique dans ce roman d’une immense spiritualité les coutumes ancestrales crétoises, rattrapées par un fort antisémitisme rural, ruralité qu’il exacerbe par force détails. Et toujours ces images violentes très marquantes dans un livre dense et si riche : « Ce ne sont pas des morceaux de viande, vieux Sifakas, ce sont des oreilles. Ce n’est pas de l’eau, c’est de l’alcool. Le jour où un Turc m’a renversé et mangé l’oreille, c’était en 1821, j’ai fait le serment de mettre dans cette bouteille une oreille de chaque tête de Turc que je tuerais… Pour te raconter mon histoire, capétan Sifakas, je n’ai qu’à regarder une à une les oreilles qui nagent dans cet alcool. Je sais à qui appartiennent chacune d’elles ».

Derrière ce combat à la fois d’une époque et d’une nation, sur une terre définie, c’est bien un message universel que KAZANTZAKI délivre, ce verbe pouvant être d’ailleurs lu sur plusieurs niveaux. C’est tout simplement du Grand Art. Réédition disponible aux éditions Cambourakis.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

vendredi 17 décembre 2021

André MARKOWICZ « L’appartement »

 


Dans un texte libre mais versifié car le rythme est d’une importance capitale, André MARKOWICZ nous invite dans sa vie, enfin plus particulièrement dans celle de certains de ses aïeuls, du côté maternel, au fond des souvenirs de Leningrad ou Petersbourg selon les périodes historiques.

Au début des années 1990, André MARKOWICZ hérite d’un appartement situé dans la ville dont tant d’histoires littéraires prirent racine. Sa grand-mère (et sa sœur à elle) y habita quasi à partir de la Révolution d’octobre. Cet appartement est au cœur du récit d‘André MARKOWICZ, un récit à la fois intimiste et ample, où le cheminement d’une famille russe évolue en parallèle de celui d’un peuple (russe).

André MARKOWICZ, alors qu'il réside en France, doit-il louer ou vendre ce bien ? Réflexion et difficulté de trancher. Et souvenirs, familiaux comme universels, par petites touches, comme des vapeurs, des résurgences. Dans la famille, les poètes russes ont pris beaucoup d’espace, POUCHKINE en tête.

MARKOWICZ balade son lectorat entre France et Russie, entre XIXe et XXe siècles, l’invitant dans son univers très marqué, celui d’un passionné, d’un traducteur hors normes, d’un homme entier, engagé, d’un mordu de poésie. Russe surtout. Assoiffé de théâtre aussi. Russe bien sûr. Avec ce souvenir de ses premiers droits d’auteur décrochés, c’était pour la traduction de la pièce « Platonov » de TCHEKHOV. Certains le connaissent bien, André : « Quand il aime, il traduit ». Et il fait partager la mémoire familiale, les ancêtres incarcérés, la vie sous le stalinisme, etc. Partager, un mort charnière. D’ailleurs, « Partages » est le nom des 2 volumes dans lesquels il a consigné ses textes parus sur Facebook. Il transmet, il ressuscite le passé.

Passage par la traduction : POUCHKINE dès 17 ans, puis l’intégralité de l’œuvre fictionnelle de DOSTOÏEVSKI qui, même si elle ne prend « que » dix ans de la vie de MARKOWICZ, est pourtant à coup sûr l’œuvre d’une vie.

« … je traduisais

« L’Idiot », je me sentais assez de forces

pour l’intégrale de Dostoïevski, j’avais compté les pages pour le faire

et divisé les pages par vingt jours

par mois, puisque c’est plus ou moins

vingt jours par mois qu’on travaille vraiment,

je comprenais que j’avais cette chance

de pouvoir faire ça, de vivre avec,

d’être vraiment conscient de ce que c’est

dans la matière même, de sentir

que ça existe, ça, et de pouvoir

mettre mes mots dessus, pas les miens même

(les miens, pas ceux d’un autre), non, mes mots

comme un moyen d’être dans la vraie vie,... »

C’est ça, MARKOWICZ, de l’orfèvrerie littéraire, tout doit être à sa place, y compris dans le découpage même des journées de travail.

Ici passe comme une flèche empoisonnée l’histoire de l’URSS, avec son antisémitisme ancré et violent (certains proches en feront les frais), sa misère, les anecdotes pétillent dans tous les sens, sans aucune autoflagellation. Au contraire. Car l’un des atouts d’André, c’est son humour, fin, absurde, comme dans une scène de théâtre russe, amené par sa sensibilité, celle qui est blessée lorsque sa compagne Françoise MORVAN est attaquée au tribunal par des indépendantistes bretons version droite extrême, ou comme lorsque lui est dérobé son ordinateur, dans le coffre de sa voiture, ordinateur dans lequel le travail de traduction de « Crime et châtiment » était en cours.

MARKOWICZ en raconte de belles, digressant, son monde est ici remarquablement reproduit. Le terme « stakhanoviste » malgré sa provenance semble tout trouvé pour caractériser son travail : MARKOWICZ donne cette impression de ne jamais se reposer :

« comment comprendre que, pendant vingt ans

au cours desquels chacune de mes heures,

chacune ou presque a été occupée

par l’écriture, car je dis toujours

que j’ai eu cette chance invraisemblable

d’avoir pu ne jamais prendre un seul jour

de vacances, dès lors que mon travail

et ma raison de vivre sont les mêmes, »

La poésie, encore, et ce point de départ d’une vie de bouillonnement littéraire : POUCHKINE, celui qu’il connaît depuis toujours, qu’il n’a même pas eu à apprendre tellement il a la sensation d’avoir vécu à ses côtés.

« … un lieu aussi qui puisse me permettre

de remonter spirale par spirale,

aux sources mêmes de Dostoïevski,

à Gogol et Pouchkine, vers Pouchkine,

car ce lieu a un centre et c’est Pouchkine, »

D’ailleurs POUCHKINE hante ces pages jusqu’à la dernière, qui se clôt avec l’ombre de « Eugène Onéguine ». Avant cela, MARKOWICZ nous aura conté une vie, plusieurs vies même, avec ces images fortes et marquantes:

« le grand retour à l’immobilité

et à la « maison russe » dans sa gloire,

cette impression de pesanteur sitôt

qu’on passe la frontière, revenue

depuis l’enfance avec l’URSS

quand les douaniers fouillaient chaque valise,

cherchant je ne sais quoi, ou juste rien,

juste pour dire qu’ils étaient en guerre,

muets, bien sûr, et que nous, nous étions

des ennemis, cette impression de porte

lourde qu’on refermait sur soi, sitôt

la douane, ma grand-mère l’avait eue

quand elle est revenue en vingt-quatre

après un an à Berlin et en Suisse, »

Les poètes s’immiscent dans ce texte, avec leurs propres vers, Anna AKHMATOVA en tête, dès le préambule, puis Vladislav KHODASSEVITCH, Arséni TARKOVSKI (le père du réalisateur Andreï), POUCHKINE bien sûr, encore et toujours. MARKOWICZ est imprégné par le folklore, la culture, la littérature russes, il vit en eux, et quel bonheur de le lire raconter tout ceci ! Livre paru chez Inculte en 2018, il est ce rayon de soleil (lisez son « Soleil d’Alexandre » consacré aux poètes russe du XIXe siècle, par pitié !) qui vous tire vers le haut, toujours plus, jusqu’à en décrocher les étoiles. Merci !

https://inculte.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 15 décembre 2021

Jean-Claude LEROY « La vie brûle »

 


En 2011, Jean-Claude LEROY décide de partir s’isoler à Alexandrie en Égypte pour écrire dans le silence. Mais peu après son arrivée, les rues sont envahies de manifestants venus défier le régime du dictateur Hosni MOUBARAK à partir du 25 janvier. Le peuple crie son ras-le-bol envers le pouvoir dictatorial corrompu. C’est de sa fenêtre que Jean-Claude LEROY voit les premiers défilés.

Ce mouvement exceptionnel s’est créé sur deux bases principales : les élections législatives égyptiennes truquées de novembre et décembre 2010, ainsi que la révolte (la Révolution du Jasmin) déclenchée en Tunisie à partir du 17 décembre 2010 contre la dictature et la corruption du président BEN ALI. Objectif pour les égyptiens : faire dégager MOUBARAK.

En face des manifestants, l’armée égyptienne munie de boucliers d’osier d’un autre temps. Le mécontentement gagne rapidement la plupart des principales villes du pays. Le peuple, hier encore à genoux devant cette politique mortifère, se dresse. Enfin, pas tout le monde, de nombreux suicides surviennent, immédiatement condamnés par les autorités car interdits par la loi islamique.

« Si la pression de la rue se maintient les jours qui viennent, si Obama (nddlr alors président des États-Unis) veut bien dire son mot, peut-être que quelque chose d’historique va se passer. Même si Sadate avait pu déclarer en son temps : « Je suis le président musulman d’un État islamique », le gouvernement égyptien est avant tout, pour les grands de ce monde, un allié contre l’islam politique (à distinguer) tout autant qu’un élément essentiel de la paix avec Israël. C’est pourquoi la partie est assurément délicate ».

Le régime de MOUBARAK coupe les connexions à Internet, les villes égyptiennes se retrouvent coupées du monde, tout comme l’auteur de ce livre, qui sait par ailleurs s’effacer pour évoquer des rencontres, parfois furtives, toujours marquantes. Celles qu’il fait en pleine révolution avec les autochtones en colère, mais aussi d’autres du temps passé, remémoration de ses échanges avec Albert COSSERY.

Le contrôle des médias, la désinformation sont absolus. Les images que propose la télévision d’État sont celles des rassemblements pro-MOUBARAK pourtant largement minoritaires. Quant aux nations occidentales, même une fois informées de l’étendue de la grogne (Internet vient d’être rétabli), elles pratiquent la politique de l’autruche.

LEROY descend dans la rue et, au milieu de la foule, converse, consigne. Il veut connaître les revendications, celle d’un peuple pris à la gorge par un pouvoir absolutiste. Il entreprend la rédaction d’un carnet de bord, au jour le jour, afin de coller au plus près des événements. Il sait que les moments qu’il vit en direct sont inédits et vont marquer l’Histoire.

« Bientôt des tireurs sur les toits, qui font feu. Qui tuent les mécontents trop voyants. La police toutefois débordée, il semblerait que la peur ne prend plus. Elle ne prend plus ! Les gens le clament : on n’a plus peur. Et maintenant qu’il y a des morts, comme on a dit à Suez dès la première victime, ce n’est plus une émeute, c’est la révolution. Des centaines de commissariats en flammes. Des voitures de police calcinées. Des immeubles administratifs emblématiques du régime corrompu, en feu, ça brûle ! La police tire dans la foule, se défend comme elle sait trop bien le faire, en attaquant, mais elle doit quand même céder le terrain. Des jeunes tombent sous les balles, leurs camarades continuent d’avancer vers les armes et ceux qui les tiennent ».

Pressé par la foule, sa révolte et sa détermination, MOUBARAK démissionne. Enfin. Nous sommes le 11 février 2011. Les échauffourées ont duré trois semaines. L’espoir renaît, mais les coptes ont peur. C’est alors que Jean-Claude LEROY apprend le décès de son ami Patrice, écrasé par une auto alors qu’il pilotait une motocyclette. Habituellement dans un livre historique, c’est la Grande Histoire qui vient succéder à la petite, ici c’est exactement le contraire.

2011 année singulière, avec l’accident nucléaire de Fukushima au Japon. Et cette question : l’Égypte peut-elle devenir à moyen terme une puissance nucléaire ? L’exaspération de l’auteur se ressent dans ses réflexions sur le sujet : « Il y a au moins une chose qui n’existerait pas sans le génie des physiciens : le plutonium. Une saloperie extrêmement dangereuse et durable. Avec une demi-vie de vingt-quatre mille ans pour le plutonium 239, quand même ! La France en a fabriqué et en fabrique en grande quantité, ce qui, à l’évidence, l’avantage moins qu’elle ne la rend vulnérable, à la merci du moindre accident ou attentat. Surtout, il ne faut pas le dire : nos ennemis nous écoutent ! ». C’est aussi l’occasion pour l’auteur de revenir sur les magouilles politiques internationales du président français Nicolas SARKOZY.

En Égypte, après la chute de MOUBARAK, les ordinateurs portables apparaissent un peu partout, provoquant une « décommunication » en direct, un dialogue de face à face tronqué. Mais la révolution arabe s’étend à d’autres pays comme une traînée de poudre.

L’intime est une autre ramification du texte : évocation du pote Pierre, ses bizarreries, sa folie, au cœur d’une année 2011 riche en émotions. Mais déjà le procès de MOUBARAK se dessine… Ce petit joyau, entre roman historique et récit de vie, est à lire urgemment. Près de dix ans après les faits, LEROY réussit à faire revivre avec passion un épisode crucial du printemps arabe, il fait partager ses émotions dans un style parfois journalistique qui colle parfaitement à son sujet. Sorti en 2020 aux éditions Lunatique, ce livre est l’un de ces moments privilégiés qui nous racontent l’Histoire, en détails, sans fanatisme, mais sans dégagement non plus. Récit militant, combatif et chronologique, il dépeint une société malade dans un pays à l’agonie, son remède pourrait bien s’appeler le Peuple.

« L’Égypte est un serpent, tout le venin se tient dans la tête ».

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)