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vendredi 3 décembre 2021

Corina CIOCÂRLIE « Europe zigzag »


Ce petit bouquin est fascinant. Corina CIOCÂRLIE nous fait traverser, visiter l’Europe, mais en choisissant méticuleusement des lieux symboliques vus par des écrivains pour la plupart prestigieux. Le voyage ne s’effectue pas dans un ordre précis, laissant libre choix à l’autrice mais aussi à son lectorat qui pourra de fait ouvrir cette sorte de manuel de voyage à n’importe quelle page pour se délecter.

Le plan est le suivant : un lieu ou bâtiment évoqué en quelques lignes d’un écrivain tirées de l’œuvre, puis photo dudit lieu ou bâtiment, suivie d’une fine analyse d’une Corina CIOCÂRLIE s’y transportant afin de s’en imprégner et d’empoigner des pensées de l’auteur. D’Henry MILLER explorant le port du Pirée en 1939 en passant par les flâneries de STENDHAL autour du Panthéon d’un Rome du XIXe siècle, ou encore le cimetière juif de Prague surchargé de cadavres, vu par les yeux d’Umberto ECO, nombreux sont les écrivains intervenant de leur passé afin de nous présenter un endroit stratégique.

Tant de lieux sont ainsi scrutés, permettant un voyage immobile cher à PESSOA (qui nous invite d’ailleurs dans les dédales de Lisbonne), une épopée géographique, historique et littéraire. Nombreux sont les coins de l’Europe analysés par Corina CIOCÂRLIE, épaulée par ses aïeuls plumitifs. Le voyage s’effectue également dans le temps avec ce plan huilé et rarement trahi : citation originale d’un auteur sur une page, photo en noir et blanc du lieu évoqué, intervention de l’autrice sur quelques pages, pour des chapitres brefs et foisonnants.

Le Joseph CONRAD de « Au coeur des ténèbres » décrit un phare de la Tamise de Londres, temporaire et aujourd’hui disparu. L’autrice nous rappelle « À Londres comme ailleurs, il arrive que la réalité s’applique à imiter la fiction. De 1849 à 1957, un phare flottant posé sur un tripode métallique, conçu par l’ingénieur civil écossais James Walker, signalait aux marins les bans de vase de Chapman, près de l’île Canvey, dans l’estuaire de la Tamise. Démolie depuis lors, cette construction singulière n’existe plus désormais qu’à travers des images d’archive en tous genres ».

Longue escale en France, avec notamment l’escalier de la Madeleine de Paris dépeint dans le « Bel-ami » de MAUPASSANT, l’un de ces auteurs à introduire la fiction dans une architecture au passé chargé. Arpenter, déambuler autour, jusqu’à, pour Corina CIOCÂRLIE, découvrir l’anecdote à partager, en l’occurrence une brève archive vidéo montrant Marcel PROUST sur les marches de cette Madeleine (et sans aucun jeu de mots sur la madeleine du même Marcel).

Mais déjà nous voici près de l’église San Carlo al Lazzaretto, avec « Les fiancés » de l’italien Alessandro MANZONI, ou encore au bas de Westminster avec Virginia WOOLF, et cette remarque toujours judicieuse de Corina CIOCÂRLIE qui livre ici un récit fort documenté : « Ce n’est pas pour rien qu’à l’origine Mrs Dalloway était intitulée The Hours. Douze heures de la vie d’une femme suffisent parfois pour instiller dans son cœur fragile un soupçon à la fois perfide et séduisant ». L’exercice se corse lorsque TABUCCHI nous amène dans les ruelles de Lisbonne lui-même guidé par PESSOA, ou encore lorsque trois auteurs différents s’emparent à leur manière des jardins du Luxembourg. Et les écrivains contemporains ne sont pas oubliés, je pense notamment à Patrick MODIANO.

Les bâtiments répertoriés peuvent rappeler des souvenirs universels à l’autrice, littéraires ou non. Corina CIOCÂRLIE se fait passeuse de mémoire, réactive le passé dans l’évocation d’une construction, d’un parc ou autre, tout en sélectionnant de courts paragraphes de livres où un lieu devient l’une des images fortes d’une œuvre : le Paris de PEREC, le Tibre de Rome de MORAVIA, le Senate House chez ORWELL, l’autrice ajoutant avec justesse quelques réflexions sur le building en question « Son imposante silhouette a servi d’inspiration pour ce que George Orwell, dans 1984, appelait le Miniver, ou le ministère de la Vérité. Si la description de ce bâtiment qui écrase l’architecture environnante fait froid dans le dos, c’est parce qu’elle n’est pas un pur produit de l’imagination : la femme du romancier, Eileen O’Shaughnessy, y travailla pendant la Seconde Guerre mondiale, et pas n’importe où, au département de la censure du ministère de l’information... » Lorsque la réalité rejoint la fiction...

On peut picorer au hasard de ces 200 pages et, comme les héros des romans, flâner dans cette odyssée factice et littéraire qui n’est pas sans rappeler certains ouvrages de la collection Paradoxe des éditions de Minuit. VERLAINE tire sur RIMBAUD près de la Grand’Place de Bruxelles en 1873. L’occasion de raviver un troublant fait divers. Le voyage se termine à Ithaque, je vous en laisse découvrir la saveur...

Le titre du présent livre est diablement bien trouvé tant il n’y a pas d’ordre précis dans ce qui est bien plus qu’un guide de voyage : nous traversons l’Europe sans préméditations, au gré de nos envies, en zigzaguant, en nous arrêtant avec délectation au pied de certains bâtiments, appréciant autant leur architecture que leur histoire ou leur mise en valeur dans la littérature. Mieux : l’envie nous vient subitement de découvrir, redécouvrir une œuvre en partie citée en ces pages. Car ce récit est aussi une sorte de bibliographie sélective de lieux hantés par la silhouette d’un auteur ou de son héros.

Ce livre dont le format poche vous permettra de l’amener au gré de vos découvertes géographiques et historiques vient de sortir aux éditions Signes et Balises, qui tiennent à rester en marge d’une ligne éditoriale classique. Et force est de reconnaître que le pari est merveilleusement réussi.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)


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