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lundi 29 janvier 2018

ZEROCALCARE « Kobane Calling »


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Cette BD italienne plutôt épaisse est à la fois un carnet de voyage, un récit de guerre, un travail géopolitique, un recueil de témoignages et une fable humoristique. L’auteur, ici scénariste et dessinateur, ZEROCALCARE, qui a par ailleurs fait ses classes dans la scène punk et alternative italienne au tout début de la décennie 1990 (ce « Kobane Calling » est un hommage au « London calling » de THE CLASH), est allé au cœur de la guerre au Moyen-Orient, pour voir concrètement ce qui s’y passe exactement. Son but : rejoindre cet espace de liberté au Kurdistan autour de la ville de Kobané. Sur la carte, une fine langue syrienne située à la fois sur les frontières turque et irakienne, c’est-à-dire là même où Daech possède des bases et une puissance influente. Je vous fais l’impasse sur les nombreuses péripéties, les anecdotes racontées au fil de ce récit, des histoires diverses, drôles ou émouvantes, décalées ou révoltantes. ZEROCALCARE, au-delà de son voyage, tient à nous informer, nous faire réagir à la situation sur place. Les kurdes de Kobané ont fait fuir les armées de Daech sans aucun appui, ils sont même plutôt mal vus en Syrie, en Turquie et en Irak. EL ASSAD ne les aime pas, ERDOGAN non plus, les religieux pas plus. C’est donc isolés que les kurdes (aidés cependant par le P.K.K.), notamment les Y.P.G., pourchassent l’État Islamique. La BD décrit cette lutte jusqu’en 2015, c’est-à-dire figeant le combat à cette date. Attention, beaucoup de choses se sont passées depuis et il nous faudra nous informer ailleurs pour connaître la suite. Je ne souhaite pas entrer dans les détails sur la forme de la BD car elle est en tous points surprenante : du noir et blanc aux dessins à la fois précis et faussement naïfs, des visages semblant tout droit échappés de mangas, une mise en page pouvant paraître chaotique (sans doute l’influence du punk…), et surtout des dialogues originaux ! Dialogues entre jeunes, avec la langue qui va avec, celle de la rue, mais aussi celle des jeunes « branchés », le tout mixé avec des mots ou expressions typiquement romains (l’auteur est un romain pur jus). L’humour vient égayer les moments tragiques, l’odeur de cadavres, ZEROCALCARE sait manier le burlesque, le loufoque, rendant le récit moins étouffant. Mais il laisse aussi parler les témoins du quotidien : biographies expresses de combattant.e.s, interviews minutes. C’est donc une BD qui parle avec une fausse légèreté de l’un des plus importants conflits de ces dernières décennies, comme pour désacraliser la guerre, dédramatiser l’horreur. En près de 300 pages, l’auteur nous fait comprendre cette lutte, n’oublie pas que les femmes kurdes jouent un rôle prépondérant contre Daech, il sait les mettre en avant (elles représentent 40 % des Y.P.G.). À lire la déclaration des régions autonomes du Rojava, on croirait avoir à faire à un tract libertaire, anarcho-collectiviste. Les choses sont en train de bouger très vite par là-bas, c’est à la fois encourageant, excitant et inquiétant lorsqu’on voit l’isolement des troupes kurdes. En tout cas, cette BD a été traduite en France 2016 aux Éditions CAMBOURAKIS, et je vous conseille d’aller faire un tour dans ses pages, en plus d’y rire vous y apprendrez des tas de choses qui vous serviront lorsque vous assisterez par médias interposés aux suites de cette guerre sans fin.

(Warren Bismuth)

samedi 27 janvier 2018

Jean ÉCHENOZ « Des éclairs »


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Mais qu'est-ce qui m'a pris d'entreprendre la lecture de la biographie d'un bonhomme dont je n'ai jamais entendu parler, de surcroît un scientifique, connaissance divinement absconse et extra-terrestre pour moi ? Toujours est-il que j'ai sauté le pas, sans vraiment rien attendre du récit. Comme par désœuvrement. Et c'est souvent précisément dans de telles situations que tout se crée, que les rencontres ont lieu, que la magie opère. Le « biographé » se prénomme Gregor dans le bouquin, et ne possède pas de nom de famille. En fait, dans la vraie vie, il s'agit de Nikola TESLA (1856-1943), scientifique azimuté obsédé par les multiples de 3, par ailleurs torturé par des troubles obsessionnels compulsifs, et né en ancienne Autriche (aujourd'hui Croatie). Ce type a tout du génie en matière de découvertes électriques ou téléphoniques (entre autres). Il invente, toujours, sans interruption, et dès qu'il est sûr d'avoir créé, il passe à autre chose, ce qui l'intéresse est la création, pas la gloriole ni même le fait de profiter de ses découvertes. Il aime les projets, pas le fait de les développer. Tiens, au hasard, c'est lui qui découvre le courant alternatif alors que Thomas EDISON s'était arrêté au courant continu qui somme toute posait problème, n’allant pas assez loin. L’ennui majeur est qu'il ne va pas aller jusqu'à breveter ses découvertes. Certaines vont donc être volées, pillées (puis brevetées bien entendu, la dure loi du marché), d'autres rachetées pour une somme modique, parfois 50 ans après leur embryon de création par TESLA. L'homme n'a pas une vie reposante, il est même régulièrement épinglé par sa « famille » : Thomas EDISON, avec qui il a pourtant commencé à travailler une fois venu s'installer aux U.S.A., lui jalouse ses inventions, et torture des animaux en public, leur infligeant des chocs électriques, en les tuant de la sorte, pour prouver la dangerosité des trouvailles du père Nikola envers les êtres vivants et qu'il faut de fait boycotter le sieur TESLA. Ce même EDISON va pourtant s'accaparer par la suite nombre de recherches du même TESLA pour devenir riche et célèbre. EDISON doit énormément à TESLA, le créateur de l'ombre. Il a pourtant tout tenter pour le faire choir, avec d'ailleurs un certain succès. Le laboratoire de TESLA prend feu sans l'on connaisse véritablement la cause, nombreuses de ses formules sont perdues. MARCONI va inventer la radio… sur les idées de TESLA, et après avoir eu vent d'un brevet inachevé (un traître se cache parmi nous…). TESLA va en outre être l'auteur d'une sorte de tour de Babel inachevée. En plus de ce que l'on vient de voir, il va inventer le radar, le missile, lui pourtant peu belliqueux. Certes, il est acariâtre, décalé, antipathique, susceptible, un brin misanthrope, éternel insatisfait, peu enclin à apprécier l'humanité, à part une certaine Éthel, muse tombée du ciel, qui n'est pourtant pas sa femme. Derrière les traits de caractère peu reluisants du gus, ÉCHENOZ semble néanmoins éprouver une réelle tendresse pour lui. Peut-être parce que plus TESLA avance dans la vie plus il devient bizarre : il ne se nourrit plus que de pigeons avant de se découvrir une nouvelle vocation, celle de les soigner puis de les sustenter. Il est fréquemment entouré de ces volatiles chieurs et transporteurs de saloperies en tout genre. Éthel ne peut que constater « les progrès de son déclin ». Troisième volet biographique (quoique totalement indépendant des deux autres) après deux biographies respectivement consacrées à Maurice RAVEL et au sportif Emil ZATOPEK, ce récit est alerte et se lit comme un roman énergique avec réjouissance malgré les - ou grâce aux - déboires du « héros ». ÉCHENOZ semble s'amuser et fait partager son enthousiasme à son lectorat qui le remercie entre deux gondolades, car ÉCHENOZ use de sa causticité, pour ne pas dire de son cynisme bienveillant, pour rendre une forme spéciale à son contenu, sans oublier les éternels petits instants jubilatoires qui font d'ÉCHENOZ un auteur à part. Décalé. Un peu comme un certain TESLA, le sourire en plus. Ouvrage sorti en 2010 aux ÉDITIONS DE MINUIT.

(Warren Bismuth)

mercredi 24 janvier 2018

Anne GODARD « Une chance folle »


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La narratrice, Magda, a été brûlée à l’âge de 9 mois. Une bouilloire. Magda a suivi le fil électrique, la bouilloire s’est déversée sur son poitrail. Bilan : une cicatrice qu’elle portera à vie. Adolescente, elle raconte la suite : le complexe du corps meurtri, un handicap physique qui lui fera détourner les yeux des gens qui l’observe, se sentir mal à l’aise, gênée. Durant l’accident, la mère faisait on ne sait trop quoi (Magda a découvert un carnet où la maman exprime son ressenti et n’incrimine que sa fille), le père était parti à la sieste. Magda a été greffée à plusieurs reprises. Elle entretient une relation privilégiée avec son frère Marc plus vieux de 11 mois seulement, un amour (platonique ?) exclusif, sans nuance et sans partage. Dans ce quotidien sans grand bonheur ni émotions, une petite sœur naît. Elle va rapidement mourir. Dans son lit, comme proprement. Pour soigner sa vilaine cicatrice physique, Magda va se rendre plusieurs fois en cure, rencontres avec d’autres estropié.e.s de la vie. Il y a aussi les vacances, seul contact direct avec la nature. Et l’amour avec ce frère. Toujours. Jusqu’au drame épouvantable de 1988, le jour même de la défenestration du musicien de jazz Chet Baker. Ce roman est celui de l’impossible reconstruction, des cicatrisations, physiques comme morales, impossibles à obtenir. Plaies béantes, honte (c’est le cas lors des premiers flirts de Magda, honte de son corps mutilé par cette peau brûlée), isolement. Pourtant elle va rencontrer ce qu’elle va croire être le grand amour en la personne de Markus (Markus, Marc, n’y aurait-il pas comme une coïncidence, celle de l’amour perdu du frère recherché dans l’amour physique ?). Roman intimiste, lent, désenchanté, parfaitement maîtrisé bien que ce ne soit que le deuxième d’Anne GODARD. Je dois confesser que je n’ai guère de souvenirs de la lecture du premier de 2006, « L’inconsolable », mais cette « Chance folle » prend aux tripes. C’est le roman de l’abandon, car celui de la mère jalouse, du père effacé, de la sœur morte sur laquelle pourtant de grands espoirs étaient fondés. Difficile de ne pas apercevoir l’influence de Laurent MAUVIGNIER, surtout vers la fin du récit. Difficile également de rester de marbre face à ce chemin de croix, cette voie sans issue d’une adolescente déjà meurtrie par la vie, fatiguée, qui décrit sa vie, qui écrit son parcours déjà lourd. C’est sorti en 2017 aux ÉDITIONS DE MINUIT, typiquement dans la ligne éditoriale de l’éditeur. Roman court et émouvant, très bien huilé et très contemporain. À découvrir.


(Warren Bismuth)

samedi 20 janvier 2018

Olivier GUEZ « La disparition de Josef Mengele »


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Biographie romancée du sinistre docteur MENGELE, expérimentateur en chef du corps humain (juif de préférence), spécialiste en gémellité. Après la seconde guerre mondiale durant laquelle MENGELE fut une pièce maîtresse du IIIème Reich, il passe sa vie à se planquer. Traqué, recherché, puis oublié, à nouveau traqué. Pourquoi il fut si difficile voire impossible de mettre la main sur ce docteur de la mort ? Les raisons sont certes nombreuses, l'une d'elles vient cependant du fait qu'en refusant de se faire tatouer son numéro de matricule lorsqu'il entre dans les S.S. en 1938, il sera moins repérable par la suite. Ses expériences innommables – et innombrables - à Auschwitz sont peu développées dans cet ouvrage, l'auteur préférant se recentrer sur le parcours d'Herr Doktor après 1945, sa fuite en Argentine, accueilli à bras ouverts par Juan PERON, le dictateur argentin mettant en œuvre à son tour le national-socialisme dans une version plus « prolétarienne ». GUEZ en profite pour brosser une rapide biographie de PERON et de sa femme Eva. Nombreux sont les anciens nazis réfugiés dans des pays d'Amérique centrale ou du sud, les dirigeants leur déroulant le tapis rouge. Les ex soldats du Reich se prêtent main forte lors de coups durs ou de traques trop vives. À cet endroit du globe, on attend impatiemment la troisième guerre mondiale que la guerre froide pourrait provoquer, on souhaite un coup d'État en Allemagne pour nettoyer le pays des vilains démocrates installés au pouvoir. Mais revenons à Josef. Parcours chaotique, intéressé. Il haïssait son frère, seulement le frangin a dévissé son billard. Quoi de mieux pour le bon docteur de se mettre en ménage avec la veuve – sur les conseils du paternel – afin que les parts dont elle dispose dans les affaires MENGELE restent dans la famille. Après le coup d'État de 1955 avec l'expulsion de PERON de son moelleux siège, ça commence à sentir ferme le roussi en Argentine pour les anciens nazis, MENGELE se planque au Paraguay (il y acquerra la nationalité paraguayenne), puis au Brésil. Entre temps, les « chasseurs de nazis » israéliens (dont le Mossad) ont capturé l'ignoble Adolf EICHMANN, encore une pointure du Reich, et GUEZ saisit l'occasion pour nous rappeler le parcours de ce nazi actif. La fin de vie de MENGELE est pathétique. Malade, diminué, il reprend contact avec son fils, il n'a plus un rond, se traîne, déprime. Les mauvaises nouvelles pleuvent. L'une des pires pour le docteur est la déchéance de ses diplômes universitaires pour avoir trahi le serment d’Hippocrate à Auschwitz. Puisque GUEZ doit évoquer les années 60 et les planques de MENGELE, il balance au passage une courte radioscopie de l'état du monde durant cette décennie. Ce bouquin de 2017 est intéressant, n'en doutons pas un seul instant, il est documenté, mais il a un peu de mal à devenir prenant, sans doute à cause de cette écriture froide, lisse, comme distanciée, dépourvue d'émotion, en un style journalistique qui relate sans aucune aspérité, c'est dommage, ça handicape pas mal la lecture, ça n'encourage pas la vibration. Et puis il y a ce choix encombrant de romancer parfois jusqu'à la nausée : si ça peut payer, d'autres fois ça casse voire ça lasse (qu'ils sont longs et inutiles – et pas d'un style littéraire très jouissif ni très réussi - ces passages vaguement sexuels où l'on croirait que l'auteur hèle le chaland en lui laissant deviner quelques poils pubiens censés paraître licencieux, ou lorsqu’il évoque un taillage de plume derrière un buisson discret ! Etait-ce nécessaire pour la bonne compréhension de l’ouvrage ?). Qu'elles sont longues ces scènes ou tout en reluquant des fesses rebondies, MENGELE ressasse sa haine du genre humain. Ne pas s'arrêter sur ces détails me paraît indispensable pour bien profiter des vraies informations contenues dans cette biographie. L'auteur a obtenu le Renaudot 2017 pour ce travail sérieux parfois juste un brin soporifique.


(Warren Bismuth)

vendredi 12 janvier 2018

Stefan ZWEIG « Magellan »


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Pour tout dire je suis très loin d’être un familier de MAGELLAN. Cette biographie de Stefan ZWEIG, spécialiste du genre, allait forcément un peu mieux m’éclairer. Par un travail minutieux, ZWEIG retrace la vie (et la mort cela va de soi !) du célèbre navigateur portugais. En fin de XVème et début de XVIème siècles, le Portugal est la première nation maritime mondiale. Les tensions avec l’Espagne voisine sont fortes et les deux pays se disputent l’hégémonie. MAGELLAN, après plusieurs années passées dans les Indes, revient au pays sans gloire particulière ni très considéré par ses semblables. À partir de 1517, il décide de préparer un voyage déraisonnable : faire le tour du monde. Aidé de cartes (qui s’avèreront erronées !), il se sent capable de relever un défi qu’aucun homme n’a pu jusqu’alors réaliser. Son but est de trouver une route maritime inexplorée qui relierait l’océan Atlantique au Pacifique afin de rejoindre les îles des Moluques, paradis des épices, à l’époque considérées comme de l’or en Europe. Après de nombreuses péripéties, il soumet son projet à Charles QUINT, roi d’Espagne et donc adversaire acharné du Portugal. Contre toute attente Charles QUINT accepte de financer le projet. Le commandement de MAGELLAN pour cette expédition sera rapidement contesté car l’équipage est en grande partie constitué de marins espagnols. C’est en 1519 qu’appareillent les cinq navires de la flotte espagnole. Après des désagréments incessants, une mutinerie à bord, des condamnations à mort (exécutées), la famine (la nourriture a fini par ne plus être comestible), le scorbut, un navire perdu, un équipage décimé, des pillages sur la route, la découverte de la Patagonie, des Philippines, de nombreuses fausses pistes, MAGELLAN et ses hommes aperçoivent enfin, presque par hasard, ce « canal de la Toussaint » (appelé ainsi par MAGELLAN lui-même car découvert un 1er novembre) qui deviendra le détroit de MAGELLAN. Il ne reste plus qu’à foncer aux îles des Moluques. Peu de marins reviendront en Espagne en vie, et c’est paradoxalement le lugubre DEL CANO, pourtant à l’origine de la mutinerie, qui récoltera les lauriers près de 3 ans après le départ, en ne ramenant pourtant qu’un seul navire mais 26 tonnes d’épices si convoitées. L’Espagne s’enrichit d’un seul coup. Par cette biographie romancée de 1938, Stefan ZWEIG montre un talent hors pair pour nous plonger (et sans vilain jeu de mots) dans l’action immédiatement, nous faire vibrer sur ces bateaux majestueux. Il parvient à rendre sympathique ce MAGELLAN que pourtant tout au long du récit il ne cesse de qualifier de « taciturne ». Cette biographie se lit comme un roman et s’avère être un plaisir incessant empli d’informations judicieuses et précieuses. Derrière l’exploit de ce tour du monde, ZWEIG met le doigt sur deux découvertes beaucoup plus impressionnantes que ce voyage pourtant unique et précurseur. En effet, que signifie un « tour du monde » ? Simplement que la terre est ronde. Pourtant GALILÉE fera les frais de cette affirmation, un peu plus de 40 ans après l’exploit de la flotte de MAGELLAN. Les croyances sont tenaces. De plus, les marins qui étaient certains d’arriver un jeudi bouclent leur épopée un mercredi. Incroyable, il doit y avoir une erreur quelque part, une mouche dans le lait. En fait on vient de découvrir l’existence du décalage horaire.


(Warren Bismuth)

samedi 6 janvier 2018

Fédor DOSTOIEVSKI « Crime et châtiment »


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Comment aligner une suite de phrases à propos un roman que l’on considère comme le plus grand jamais écrit ? Je ne vous ferai certes pas l’injure de vous balancer brutalement un résumé de ce roman fleuve, tout le monde ou presque connaît au moins l’histoire de cet étudiant sans le sou, Raskolnikov, assassinant une usurière dans un bâtiment lugubre de Petersbourg en ce milieu d’un XIXème siècle agité. Ce livre écrit entre 1864 et 1866 est régulièrement estampillé comme le plus grand chef d’oeuvre fictionnel de l’Histoire de la littérature. Pourquoi tant d’enthousiasme ? Sans doute parce qu’il aborde plus ou moins en détails la plupart des thèmes majeurs de l’âme humaine. Mais aussi parce qu’il est une sorte de détonateur de toute une littérature mondiale, il est cette espèce de pont entre la littérature classique du XIXème siècle et celle à venir. Il est à la fois roman philosophique, étude psychologique assez poussée, travail psychanalytique voire psychiatrique. C’est également une étude sociologique fouillée, le culte du surhomme est de plus largement développé, et une réflexion quoique encore esquissée du féminisme encore balbutiant dans des cerveaux mâles du siècle numéro dix-neuf. Mais c’est peut-être surtout l’ancêtre du thriller psychologique où même l’erreur judiciaire est traitée. C’est enfin à l’évidence un livre politique. Il a été dit ou écrit quelque part que les personnages de DOSTOIEVSKI étaient les premiers à avoir autant été élaborés dans la littérature, ils ne sont pas tout d’un bloc, ils sont éminemment complexes. C’est plus que vrai dans « Crime et châtiment » où même les seconds couteaux sont difficiles à cerner, oscillant sans cesse ente le bien et le mal, les mauvaises pensées et la rédemption. La force de DOSTOIEVSKI est qu’il laisse parler ses personnages sans jamais s’immiscer, de sorte qu’il est difficile voire impossible de savoir où se positionne l’auteur. Si Raskolnikov en est le personnage principal, c’est peut-être le juge Porphiri qui guide toute l’action, un type comme il n’en avait jamais été inventé auparavant, avec un flair touchant au génie, un recul et une fausse candeur forçant le respect. Oui « Crime et châtiment » est bel et bien un thriller, bien qu’il soit infiniment plus que cela. Les deux face-à-face entre Raskolnikov et Porphiri (dans certaines traductions il s’appelle Prophyre) sont sans doute les plus beaux duels de toute la littérature. Raskolnikov est cet étudiant qui a dû stopper ses études par manque d’argent. Mais il donne aux pauvres, chaque fois qu’il a de l’argent il le redistribue tel un mécène, un sauveur. Il possède un cœur énorme, une sensibilité exacerbée, mais une fierté et un culte de la personnalité qui le perdra. Il est à coup sûr une figure résolument christique. Seulement voilà : il a tué. Porphiri est passionnant à suivre. Juge qui ne paie pas de mine, c’est pourtant ce personnage qui a inspiré Columbo (selon moi la plus grande série ayant existé, par ses enquêtes complexes et implacables, et bien sûr par son inoubliable lieutenant à l’imperméable râpé. L’autre influence majeure de l’accouchement de Columbo semble être « Le petit docteur » de SIMENON soit dit en passant). Lorsque l’on connaît bien l’univers de Columbo et que l’on relit « Crime et châtiment », cette gémellité saute aux yeux, est saisissante. Un simple exemple parmi tant d’autres : « Si je l’arrête trop tôt, notre homme – même si je suis persuadé que C’EST LUI – c’est moi-même, n’est-ce pas, que je prive des moyens de le démasquer ultérieurement et, ça, pourquoi ? Parce que je lui donne, pour ainsi dire, une position stable, pour ainsi dire, je le prépare et je l’apaise, psychologiquement, et il rentre dans sa carapace : il comprend enfin qu’il est prisonnier ». Mais d’ailleurs, tout « Crime et châtiment » n’est-il pas la trame première de Columbo ? Dès le meurtre de l’usurière, on sait que c’est Raskolnikov qui l’a commis. Mieux : on sait AVANT le crime qu’il va l’assassiner. Ne croyez pas avoir là un roman lugubre et austère. En effet, certaines scènes, par ailleurs très théâtrales, sont cocasses voire hilarantes (l’auteur se lâche enfin). Pourtant elles sont jouées par des âmes perdues, torturées au dernier seuil. Revenons à Prophiri, personnage très peu présent dans le récit, mais dont l’ombre porte pourtant la majeure partie du récit.  Le roman va basculer, le « héros » Raskolnikov va, à un moment très précis, d’une manière comme imprévue, juste après sa deuxième et dernière entrevue en duel avec Prophiri, totalement changer. Quelle est la dernière phrase de Porphiri à l’issue de cet ultime entretien ? « De bonnes pensées, de bons commencements ». Lorsqu’on est plongé au cœur de l’action, cette phrase sonne comme visionnaire, seul Porphiri a pu prévoir ce revirement chez Raskolnikov. Je me risque à dire que Raskolnikov et Prophiri sont peut-être les deux personnages de fiction les plus réussis, les plus aboutis (les plus emblématiques ?) de toute la littérature, en tout cas de celle qu’il m’a été permis d’explorer. Le génie de ce bouquin vient aussi du fait qu’il a été écrit par un romancier qui n’écrivait pas très bien (les critiques sont à peu près unanimes), un style un brin balourd, des répétitions à foison, des hésitations nombreuses, répétitives elles aussi. D’un style bancal DOSTOIEVSKI en sort la substantifique moelle, un coup d’éclat unique puisque l’on finit par ne plus penser au style mais bien à l’affaire, plongés que nous sommes dans le cœur même des protagonistes. Je n’avais encore jamais lu un roman pour la troisième fois, c’est désormais chose faite avec ce « Crime et châtiment » laissant sans voix. Cependant c’est une première avec la traduction au cordeau d’André MARKOWICZ, spécialiste de l’écriture de DOSTOIEVSKI. Contrairement à tous ( ?) les traducteurs précédents, MARKOWICZ a pris le parti de présenter DOSTOIEVSKI exactement comme il écrivait, avec les hésitations, les lourdeurs, les répétitions afin d’être au plus près de l’auteur, être le plus « vrai » possible, ne pas trahir ni embellir. Jusqu’ici, on tentait de bonifier, de fluidifier l’écriture de cet écrivain. MARKOWICZ met la plume dans le cambouis et refuse tout subterfuge. Il en résulte un moment rare, comme si soudainement nous étions en mesure de lire un manuscrit russe à partir de la langue originale. Nous découvrons un DOSTOIEVSKI qui écrit ses dialogues comme ceux-ci pourraient réellement avoir lieu dans la rue entre quidams, avec ces onomatopées, ces erreurs de conjugaison, ces hésitations. Mais il suffit, étant donné que je pourrais écrire des heures et noircir des pages sur ce chef d’œuvre, il vaut mieux s’en tenir là, respirer un bon coup, et se dire qu’il va être difficile à l’avenir de lire un bouquin aussi fort, aussi dense, aussi varié dans ses thèmes, aussi prenant. En d’autres mots, aussi parfait. Troisième rencontre et troisième sensation singulière d’être abandonné en quittant ce récit, de se retrouver face à un vide palpable, immédiat. Et si je me sens trop seul et désire retrouver cette puissance incarnée par Raskolnikov et Porphiri, un petit Columbo ne sera jamais de trop, tel un placebo qui ferait son effet. Et je me plais à imaginer les lecteurs et lectrices qui ont découvert ce « Crime et châtiment » à sa sortie sous forme de feuilleton (comme souvent à l’époque), n’en pouvant plus d’attendre la suite et se rongeant les ongles jusqu‘au sang, voire jusqu’au moignon. La présente traduction est sortie dans la collection ACTES NOIRS de chez ACTES SUD. Ruez-vous dessus, il ne sera fait aucun prisonnier.


(Warren Bismuth)

mercredi 3 janvier 2018

Boris CYRULNIK & Boualem SANSAL « L’impossible paix en Méditerranée »


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Interview croisée (menée par José LENZINI) de ces deux intellectuels, le premier psychiatre et neurologue français, le second écrivain algérien. Le menu est dense et chaque protagoniste devra répondre plutôt brièvement à des questions pertinentes. Néanmoins, les réflexions sont poussées, creusées et peuvent nous laisser sur le bord de la route, nous peu érudits en géopolitique et Histoire des religions et autres fanatismes. Les deux funambules restent en équilibre en déroulant leurs thèses sur de nombreux sujets brûlants : islamisme, antisémitisme (les deux thèmes se recoupant de plus en plus), conflits israélo-palestiniens, poids divers des U.S.A., de la Russie, de l’Europe ou encore de l’O.N.U. sur la scène politique mondiale, comparaison de l’islamisme et du nazisme, situations politico-religieuses du Maghreb, du Moyen-Orient, chimère de la paix, des paix devrait-on dire, intérêts des grands puissances, etc. Autant dire qu’en quelques dizaines de pages il n’est pas aisé de développer des arguments sur tous ces points. Néanmoins CYRULNIK et SANSAL s’en sortent comme des chefs, avec des phrases qui font mal, lucides pourtant, mais pouvant nous mener au désespoir quant à l’avenir de l’humanité sur notre planète. Boualem SANSAL ne se définit pas précisément comme un écrivain courageux : « Courage ? Non, surtout pas ! Le courage est une flamme qui peut pâlir et s’éteindre et vous manquer au moment le plus crucial. C’est même une folie, une exaltation passagère. Non ! C’est quelque chose de plus fort [La résistance dans le contexte actuel], de plus vrai, c’est la vie menacée par la ruine, la haine et la souillure qui va puiser dans les profondeurs de l’âme ce qui est sa substance même : sa dignité ». Dans cet échange épistolaire, CYRULNIK n’est pas en reste : « Je suis assez pessimiste parce que je pense qu’on ne peut prendre conscience de la paix et en jouir que si l’on a été en guerre, et que, de nos jours, il n’existe plus de procédure pour arrêter la guerre et faire la paix ». De nombreuses phrases seraient à mettre en exergue tellement la conversation est de haut niveau. Que dire de cette fort judicieuse pensée de Boualem SANSAL où il trempe encore sa plume dans le vitriol « Mais l’échec vient en fait du surgissement (attendu, pas attendu ? Provoqué, naturel ?) du « printemps arabe », qui a chassé les dictatures arabes sans faire entrer la démocratie et faire apparaître ce qui était à peine soupçonné : la profonde et irrésistible réislamisation des peuples arabes et l’inclinaison de nombre d’entre eux (chez les jeunes, les commerçants, les professions libérales) vers des courants radicaux » ? Les deux penseurs se répondent parfois, l’un rebondissant de manière dynamique sur la thèse de l’autre. C’est tout de même un échange assez relevé donc il ne faut pas s’emballer à sa lecture. Certains passages peuvent s’avérer complexes, pourtant ils sont dits, écrits avec simplicité, sans mots où un dictionnaire nous apparaîtrait comme indispensable. En fin de volume, plusieurs annexes : un « Appel des écrivains pour la paix » lancé en 2012 par Boualem SANSAL et David GROSSMAN, suivi d’un article du même SANSAL sur Jérusalem, une lettre visionnaire de FREUD datée de 1930, pour terminer sur des réponses bonus de l’interview par CYRULNIK parues en 2009. Une conversation qui donne envie d’aller plus loin, de mieux comprendre ce qui se passe irrémédiablement sous nos yeux impuissants, grâce à ces pistes soutenues tracées par deux hommes éclairés et dédiés à la vérité contre la barbarie. Sorti en 2017 aux ÉDITIONS DE L’AUBE.


(Warren Bismuth)