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vendredi 29 avril 2022

Hristo BOYTCHEV « L’invasion »

 


Dans un village quelque part dans le monde, les habitants attendent anxieusement mais avec excitation l’envahisseur à venir, une famille s’y prépare même méthodiquement depuis longtemps. C’est elle que nous suivons, avec à sa tête un patriarche, Luca, entouré de sa fille, son fils ainsi qu’un personnage nébuleux, et bientôt un prisonnier...

Comme un fait inespéré, l’ennemi se profile à l’horizon. Le village va pouvoir se défendre, défendre ses terres, sa culture et en quelque sorte sa civilisation. Le peuple affame les chiens afin qu’ils se jettent sur l’adversaire jusque là invisible voire imaginaire. Le village attend ce combat depuis si longtemps ! « Nous sommes les derniers rescapés d’un monde disparu ».

La famille de Luca a été éduquée contre l’ennemi, quel qu’il soit, elle est donc prête à sauver sa peau. Mais tous ses membres n’en sont plus si sûrs et d’âpres discussions s’enclenchent alors que le fils semble être victime d’une crise de somnambulisme…

« L’invasion » est un très grand texte pour plusieurs raisons : l’auteur, malgré le ton intimiste, le rend universel. En effet, ces scènes pourraient se dérouler un peu partout sur terre. Mais l’espace temps, hormis un petit indice sur la lointaine première guerre mondial, n’est pas non plus précisé. Un message intemporel et omniscient pour dénoncer l’absurdité de la haine, de la guerre ou l’apprentissage d’une vie en se forgeant un ennemi coûte que coûte.

Au milieu d’histoires de saucisses, Hristo BOYTCHEV, né en 1950 en Bulgarie, dénonce les préjugés, la peur, propose une vision pacifiste du monde. Le prisonnier peut en être le porte-parole « parce que l’être humain se laisse influencer par les autres humains et si tous les humains sont adaptés à une chose et lui à une autre, il commence à se poser la question « Être ou ne pas être ». C’est toujours le cas avec les personnes instruites. Quelqu’un d’inculte ne s’adapte qu’une seule fois dans sa vie et, où qu’il aille, il reste un émigré… ».

Dans la préface, Jordan PLEVNEŠ convoque DOSTOÏEVSKI et BECKETT, cette pièce ne pouvait donc que me taper dans l’œil. Mais au-delà de cette subjectivité, son atmosphère est en effet fortement teintée de Beckettisme, dans son absurdité, par la force de ses images, dans son absence de but, en une caricature pathétique d’un monde fatigué. Car oui c’est BECKETT qui semble sortir du canon de fusil, avec son drapeau blanc à la main. La traduction du bulgare est assurée par Roumiana STANTCHEVA. Quant à son auteur, Hristo BOYTCHEV, outre ses textes théâtraux, il fut ingénieur, animateur télé et se présenta même aux élections présidentielles bulgares en 1996.

« L’invasion » fut écrite en 1983 et interdite par le régime communiste. Près de 40 ans plus tard, elle voit enfin le jour en version française, et c’est un véritable coup de maître. Cette pièce devrait être étudiée en cours tant elle résonne par son intimisme universel où chaque dialogue pourrait coller avec tellement de périodes historiques qu’il revêt un caractère incontournable, le genre de textes à dégainer en toutes circonstances et qui peut faire foi. Ce sont les éditions L’espace d’un Instant qui nous permettent de découvrir cette somptueuse pièce qui, j’espère, fera date. La moindre des choses est de se précipiter à toutes jambes chez son libraire préféré, la claque devrait s’avérer positivement porteuse.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 27 avril 2022

John DOS PASSOS « La belle vie »

 


On prend les mêmes et on recommence ! John DOS PASSOS à nouveau à l’honneur dans ce dernier rendez-vous mensuel de la saison 2 du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, ce mois-ci consacré aux Enfants du siècle.

Par bien des égards John DOS PASSOS a connu plusieurs vies, en partie grâce à de nombreux voyages à la rencontre de peuples de différentes cultures et de différents continents. Dans ce qui pourrait être son autobiographie mais ne l’est pas vraiment (DOS PASSOS n’a jamais aimé les choses simples !), en sept longs chapitres, l’écrivain Etats-unien raconte entre autres ses périples à travers le monde.

« La belle vie » est souvent considéré comme un livre raté. Ce n’est pas le cas. Rédigé en 1966 au crépuscule de l’existence de l’auteur (qui meurt en 1970), il est un travail de mémoire individuelle mais surtout collective. Certes, le long premier chapitre consacré au parcours de son père peut être ennuyeux, et je soupçonne le lectorat ayant tiré à boulets rouges sur cet essai de ne pas avoir prolongé sa lecture après ces premières 70 pages. Car la suite est bien plus savoureuse.

Dans ces pages où le souvenir se diffuse froidement, sans émotions, avec un recul extrême, DOS PASSOS fait part de ce qu’il a retenu de ses voyages, que ce soit en Espagne, en Angleterre, en France, en Russie, en Perse, au Maroc, au Daghestan, au Mexique, à Cuba et quelques autres. On dirait que DOS PASSOS ne s’intéresse pas à lui-même, il préfère se focaliser sur les gens qu’il a rencontrés tout au long de sa vie riche, la politique, le social, les paysages, les us et coutumes.

Dès son plus jeune âge, DOS PASSOS a baigné dans la politique, toute son œuvre en est abondamment imprégnée. Jeune homme pacifiste, fils d’un père humaniste, c’est tout naturellement qu’il se tourne vers les idéaux de ce que l’on pourrait appeler la gauche radicale. Il se lie avec des communistes, des socialistes radicaux, des anarchistes. Durant la première guerre mondiale, lui le non-violent s’enrôle pour rejoindre la France. Sur le front, où il est ambulancier, il lit Arthur RIMBAUD. La littérature prend d’ailleurs et bien évidemment une part intéressante dans ce livre, et DOS PASSOS fait partager son goût pour la littérature française.

S’il fait rejaillir ses souvenirs de la première guerre mondiale du côté de Verdun sans en abuser, c’est qu’il a déjà commis un livre dans sa jeunesse sur cette expérience : « Initiation d’un homme : 1917 » paru en 1920. Les images sont brèves, percutantes autant que distanciées : « Je me rappelle particulièrement la nuit où je fus chargé de sortir de la salle d’opération des seaux pleins de bras, de mains et de jambes amputées ». De France, le jeune soldat rejoint l’Italie.

Après la guerre, il ne cesse d’effectuer des va-et-vient entre U.S.A. et vieille Europe. Il n’insiste pas sur les souffrances du passé, mais plutôt sur, par exemple, les parties de pêches avec son grand ami HEMINGWAY (il raconte qu’il est présent lors de l’une ces pêches mémorables au gros qui, selon lui, pourrait bien avoir inspiré HEMINGWAY pour écrire « Le vieil homme et la mer »), ou sur les bamboches d’anthologie dans des soirées mondaines où il démontre sa propension à ingurgiter des doses phénoménales d’alcool.

DOS PASSOS revient étrangement très peu sur sa carrière littéraire, uniquement par de petits traits non détaillés : « Mes aventures avec L’initiation d’un homme : 1917 n’avaient pas été heureuses. L’imprimeur anglais refusa de le mettre sous presse avant que j’aie édulcoré le langage des soldats ; et quand le livre sortit, l’éditeur, au bout des six premiers mois, déclara la vente de soixante-trois exemplaires ». Et c’est à peu près tout concernant ce roman. Sur les autres, ultérieurs, il en dit encore moins, la plupart n’étant d’ailleurs même pas référencés. Il pourrait être difficile de conclure que celui qui écrit ce livre de mémoires est un homme de lettres réputé, car jamais il ne fait part de sa popularité.

L’écrivain se concentre donc sur les autres, ceux qu’il a rencontrés : FITZGERALD, MORAND, CENDRARS, DEISER, d’autres encore dont la notoriété n’est pas parvenue jusqu’à nous. Et puis toujours ces petites anecdotes lointaines, presque oubliées. Et pourtant… DOS PASSOS a vu de ses yeux les vrais chien de PAVLOV lors de l’un de ses voyages en Russie, pays qui dans un premier temps, et comme pour tant d’autres auteurs (je pense à GIDE, ISTRATI ou KAZANTZAKI notamment) le fascinera par sa politique gouvernementale, avant qu’il ne déchante. L’un de ces voyages est motivé par la volonté de découverte en direct du théâtre russe, qu’il place très haut. Il y croise le réalisateur EISENSTEIN (pensez donc ! EISENSTEIN !), mais comme pour les nombreuses autres figures majeures de la culture, il n’en partage que quelques lignes lancées presque par hasard. Pour le reste, dès la frontière passée, « J’aimais et j’admirais le peuple russe. Leur énorme pays si varié m’avait plu, mais quand, le lendemain matin, je franchis la frontière polonaise – la Pologne à cette époque n’était pas communiste – j’eus l’impression de m’être échappé de prison ».

DOS PASSOS est un homme qui s’intéresse à l’art dans son ensemble. Il prend un évident plaisir (mais toujours avec cette froideur caractéristique) à nous entretenir de danse, théâtre, architecture, musique, mais surtout de peinture, car il est adroit avec le pinceau. Sa curiosité est insatiable, son esprit vif s’intéresse à tout, y compris aux nombreuses langues qu’il apprend lors de ses voyages.

Faisant fonctionner une nouvelle fois sa mémoire, il se souvient avoir couvert le procès honteux et frauduleux des anarchistes SACCO et VANZETTI. Si là non plus il ne s’attarde pas trop, c’est qu’il a déjà écrit un essai sur cette expérience douloureuse dès 1927 (date de l’exécution des deux italiens) : « Devant la chaise électrique », livre indispensable pour qui s’intéresse à cette sordide manipulation judiciaire. Cependant il convient que lui-même ne pourrait pas rejoindre les milieux anarchistes, pour lui trop naïfs, alors que certains de ses romans font pourtant la part belle aux anarchistes et les dépeignent souvent comme des idéalistes très émouvants et faits d’un seul bloc, celui de la révolte. Il est évident qu’il aime les portraits qu’il dresse.

Pourtant bourgeois, DOS PASSOS s’intéressent aux déclassés, les soutient et parfois les admire. « De quel droit nous mettions-nous plus haut que des hommes d’affaires prospères ou l’épicier du coin, ou, après tout, que les balayeurs en blouse blanche qui nettoient les rues ? Ce n’était pas que j’acceptais leurs critères ; mais je sentais que lorsqu’on met en question les idéaux d’un homme, il faut aller combattre sur son propre terrain ».

DOS PASSOS rencontre le réalisateur Joseph VON STERNBERG, alors au sommet de sa gloire. Là encore, quelques mots suffiront. Peut-être parce DOS PASSOS est un grand timide. Jamais il ne se met en avant, ne profite de sa notoriété, comme cette autobiographie le démontre implacablement. Des anecdotes viennent témoigner de cette timidité, je pense à ce moment surprenant où, ayant écrit une pièce de théâtre, il assiste à l’une des représentations. N’osant pas dire à l’ouvreuse qu’il en est l’auteur, il paie sa place. Le livre regorge de petits souvenirs de cet acabit. Et c’est sans doute par cet effacement résultant possiblement d’une grande modestie, que cette autobiographie n’est que rarement axée sur le personnage principal et n’en est de fait pas vraiment une.

Dernier détail, qui est peut-être bien moins anodin qu’il n’y paraît. DOS PASSOS fait stopper cette autobiographie vers 1930, alors qu’il a à peine 35 ans et qu’il rédige ce livre près de 40 ans plus tard. Après 1930, il s’écarta des idées de gauche, eut même quelques sympathies pour le courant conservateur Maccarthyste. Il ne dévoile rien de ce parcours ultérieur, comme si pour lui ne comptait que le combat qu’il mena à son niveau pour ses convictions progressistes et gauchistes. Il laisse la fin de son ouvrage en suspens, comme honteux d’écrire sur la suite. Nous ne saurons rien sur les quelques décennies suivantes, il s’arrête dans son élan, un peu comme s’il venait de tuer littérairement l’homme engagé, de gauche, qu’il fut, et donnait naissance à un nouvel être, peut-être moins intéressant, en tout cas un être dont le destin ne pourrait intéresser personne. Une fin qui surprend, mais qui à mon sens prouve beaucoup. « La belle vie » n’est pas un chaînon mineur au sein d’une œuvre immense, il en est une composante  entière.

 (Warren Bismuth)



dimanche 24 avril 2022

John DOS PASSOS « Milieu de siècle »

 


La saison 2 du challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores se termine déjà, avec ce thème « Un siècle à l’honneur ». Et lorsque je pense au mot « siècle » en littérature, je ne peux m’empêcher de l’accoler à la figure tutélaire de John DOS PASSOS, qui a construit son œuvre sur des livres amples balayant souvent en un même volume de nombreuses décennies (voir notamment la trilogie « U.S.A. »).

Un John DOS PASSOS de ce calibre ne se résume pas. Dans ce « Milieu de siècle », il y a plusieurs moyens d’attaquer le monstre : le lire dans l’ordre avec la quasi certitude de se perdre à un moment ou un autre, ou bien prendre chaque histoire individuellement, comme s’il s’agissait à chaque chapitre d’une seule monographie au sein d’un livre mal assemblé. Car voyez-vous, cette oeuvre est une véritable poupée gigogne, renfermant plusieurs histoires sur plusieurs styles. Mais mon préambule est bien brumeux…

À l’instar de « Manhattan transfert » (1925) et de la trilogie « U.S.A. » comprenant « 42e parallèle » (1930), « 1919 » (1932) et « La grosse galette » (1936), « Milieu de siècle » est un ahurissant exercice de style ou plutôt de forme. Il survole plusieurs décennies de l’histoire des Etats-Unis, tantôt par le biais romanesque (oui, mais plusieurs romans semblent ici assemblés avec de longs chapitres disséminés dans ces 600 pages), tantôt par de brèves biographies de personnages ayant marqué les mêmes Etats-Unis, tantôt par le prisme journalistique puisque de nombreux chapitres sont en fait des coupures de journaux relayées sans explication de l’auteur. La structure est donc similaire à celles de « Manhattan Transfert » et « U.S.A. », faisant de DOS PASSOS l’un des écrivains les plus originaux, les plus vertigineux, les moins classiques et les plus novateurs du XXe siècle (je pense à KAFKA, PESSOA ou BECKETT qui ont dynamité la littérature du siècle passé).

DOS PASSOS se balade de manière parfois ombrageuse entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe (« Milieu de siècle » fut son dernier roman achevé en 1961), il réécrit une histoire politique et sociale des Etats-Unis avec quelques trames de fond d’envergure. Tout d’abord le syndicalisme, omniprésent dans ce volume complexe, le sentiment pour le lectorat de suivre un documentaire déguisé en une suite de romans apparemment sans aucun point commun. Ce livre est aussi celui de la technologie, où les avancées sont plus qu’évoquées, notamment par la conquête spatiale et les premiers balbutiements des futures nanotechnologies. DOS PASSOS est l’écrivain de la fin du rêve américain, il paraît à la fois fasciné et dubitatif quant à l’avenir que nous réserve le progrès…

Les portraits défilent, interrompus par de courts chapitres appelés « documentaires » (les fameuses coupures de journaux), des biographies de quelques pages, à la fois resserrées, froides, distanciées et drôles (car peut-être mieux que dans tout autre de ses livres, DOS PASSOS manie ici l’humour). Les portraits fictifs (mais le sont-il vraiment ?), ce sont ceux de personnages typiquement états-uniens, de leur époque, c’est-à-dire regardant vers l’avant, vers la conquête inévitable du capitalisme outrancier. Qu’ils soient pour ou contre, tous représentent un courant de pensée dans une spirale littéraire déconcertante. L’auteur se permet même d’aller parfois à la ligne en pleine phrase, comme pour en complexifier un peu plus la lecture.

Les figures de ces quelques brefs romans (j’en ai recensé cinq) regroupés dans le désordre en un seul et même volume sont celles de rescapés de guerre (la première comme la deuxième guerre mondiales), de révoltés, de paumés ne trouvant pas leur place dans une société qui évolue trop vite, mais aussi d’opportunistes aux dents longues près à vendre père et mère pour faire fortune. C’est aussi une ébauche de psychanalyse sur le monde tel qu’il se présente à la fin des années 1950. Il y a forcément ceux qui nous mettent le feu, par leur beauté intérieure qui nous touchent particulièrement. Je pense à ce Blackie Bowman, anarcho-syndicaliste borgne finissant ses jours à l’hospice après une vie remplie. Il fut notamment matelot durant la deuxième guerre mondiale, a vibré auprès de Thelma (formidable bien que bref portrait féministe).

« Milieu de siècle » est une œuvre colossale dont on ressort désarçonné, ne serait-ce que par la certitude de désormais ne plus jamais retomber sur un bouquin de cette structure littéralement infernale. Roman fleuve qui en regroupe à lui seul une petite dizaine, qui fourmille d’anecdotes de l’histoire d’un pays jeune, celle de son syndicalisme, celle du communisme dans un pays capitaliste (et qui fut fort influent durant l’entre-deux guerre). Le syndicalisme, par ailleurs puissant (notamment grâce à une forte flambée des adhésions suite à la crise financière de 1929), n’est pas précisément peint en forme d’image d’Epinal : coups bas, trahisons, corruption, récupérations par les trusts, syndicats gangrenés par le pouvoir et l’argent, etc., c’est aussi cela l’écriture d’un pays. « Si les riches veulent se vêtir de soie, qu’ils la tissent eux-mêmes ». Car la guerre sociale est enclenchée, elle sera violente et sublime dans son incohérence. Car DOS PASSOS n’attend rien. Il a 60 ans lorsqu’il écrit ce roman, ayant laissé ses vieilles illusions gauchistes sur le bord de la route depuis un certain temps. Il ne prend pas position dans ce livre, même s’il montre une évidence tendresse pour les syndiqués déclassés, ceux de la classe populaire, les prolos, et même s’il tend des pièges à ses personnages bedonnants à cigares phénoménaux.

Et puis sur la fin du livre surgit la silhouette de James DEAN. Homme sans passé, il gravit rapidement les marches de la gloire. Beau en dehors mais tourmenté à l’intérieur, il en veut toujours plus, y compris et surtout dans la vitesse. Passionné de voitures de sport, il aime se mettre en danger. Jusqu’au jour où il meurt dans un accident. DOS PASSOS en fait l’image des U.S.A., aller toujours plus vite par manque d’expérience, sans jamais gérer cette vitesse, pour finir par quitter la piste. Cette allégorie clôt un livre sur la guerre des classes, pas toujours facile d’accès, dans lequel il est aisé de se perdre, mais qui est par sa présentation un sommet du genre, dans une sorte de conclusion à « U.S.A. » (dont « Manhattan transfert » fut le prologue). Il est aussi le dernier roman achevé d’un auteur qui quitte la scène avec la satisfaction du devoir accompli. DOS PASSOS décède près de 10 ans plus tard.

« Pendant toute ma vie j’ai attendu la Terre promise. Nous appelions ça la révolution. Maintenant elle me fait surtout penser à des prisons et des feux de peloton. C’est pour ça que je n’ai rien fait de bon dans ma vie. J’attendais que nous tombe du ciel une grosse alouette rôtie et je ne me souciais pas de l’avenir. Et puis les syndicats ont pris l’affaire en main. Ils ont ouvert la Terre promise à ceux qui cotisent et taisent leur goule. Les cocos ont su discerner la tendance et en profiter. C’est à ça qu’ils doivent leur succès. Ils ont concentré en eux tous les espoirs de l’humanité et en ont fait un camp de concentration. S’ils n’avaient pas existé, d’autres dogmatiques auraient opéré à leur place. Les gens ont besoin de dogmes, d’assurances, du mot passe-partout qui répond à toutes les questions. Nous, les vieux anarcho-syndicalistes, nous répétions que chacun doit penser par lui-même et trouver ses propres réponses ».

PS. : Après une lecture aussi désarmante, on ne peut nous-mêmes que nous perdre dans notre propre travail de rédaction de chronique tant l’impression de vertige nous submerge et donne un résultat peu ou prou illisible. Je ne pense pas avoir failli à la tradition Dos Passosienne dans ce billet…

 (Warren Bismuth)



mercredi 20 avril 2022

Célestin DE MEEÛS « Cavale russe »

 


Le jeune Célestin DE MEEÛS quitte sa Belgique natale pour effectuer 12000 km vers l’est, direction « le fuseau continental le plus à l’est » du côté de Vladivostok. Parcours aller et retour, notes prises. Le terminus de la terre, à l’est de l’est, près de la Mongolie, de la Chine.

 

Dans ce récit de voyage à la ponctuation rare (une seule phrase en 70 pages, mais quelle phrase !), le jeune poète (né en 1991) arpente les terres russes ancestrales, s’invite chez l’habitant, en retire une expérience, des images fortes, qu’elles viennent du paysage grandiose, du mode de vie ou simplement de postures ou gestes anonymes. Elle peut aussi résulter de l’action de l’homme.

 

Le voyageur s’arrête dans des hameaux perdus vivant encore dans un siècle pourtant révolu. Le tour de force de ce texte est sans doute cette succession d’images, d’idées, d’évocations qui se cimentent à la précédente, telles une longue chaîne métallique reliée solidement par ses chaînons, imbriqués sans risque de cassure. L’exercice de style est éblouissant, le fond ne l’est pas moins, long poème magistral, sensitif, avec ces statues de LENINE toujours debout, ces perceptions contradictoires entre incrédulité, émulation et peur(s).

 

La nature, majestueuse, froide, distante, ses lacs, ses rivières démesurées, ses fleuves, ses forêts. Les drames : incendies, inondations, démesurés là aussi. Et puis l’humain, ses contradictions, son adaptabilité, sa bestialité gardée presque intacte.

 

Le voyage, cette chaîne qui se referme entre le premier et le dernier chaînon, bouclant une exploration entre deux territoires, entre deux mondes distincts, comme posés sur deux planètes différentes. Il m’a été impossible d’extraire un seul bout de phrase en guise d’exemple, tellement chaque mot est complémentaire du précédent, du suivant, que tout est comme figé, à sa place. Oter un mot, c’est faire dégringoler la structure même, c’est amputer le message, le travail d’écriture, c’est fissurer la fondation.

 

Paru dans la collection Grise des toujours inspirées éditions Cheyne en fin 2021, ce poème épique vaut que vous vous y attardiez. Quant à la longue préface de Jean-Baptiste PARA, elle est elle-même un ciment, mais placé entre l’œuvre ici présente et d’autres plus anciennes, il pense notamment à Blaise CENDRARS. Bref, un immense texte de chez Cheyne éditeur.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

 

dimanche 17 avril 2022

Jean-Luc PORQUET « Le grand procès des animaux »

 


« Un procès à grand spectacle. Sous l’œil des caméras du monde entier. On fait défiler des animaux. Chacun d’eux doit expliquer pourquoi, d’après lui, son espèce mérite d’être préservée. Pourquoi les humains devraient s’évertuer à protéger son territoire, son écosystème ». Ainsi commence le préambule…

Quel livre original que voici. Mais commençons par le commencement : durant l’été 2021, le Canard Enchaîné fait paraître une rubrique de Jean-Luc PORQUET intitulée « Le grand procès des animaux ». Durant plusieurs semaines, ce feuilleton est présenté tous les mercredis en page centrale de l’hebdomadaire et met en scène des procès fictifs où des animaux en voie d’extinction viennent expliciter leur rôle déterminant dans notre monde, dans sa biodiversité, dans la chaîne alimentaire, dans l’équilibre environnemental.

Quelques mois plus tard, ces textes paraissent, agrémentés d’autres, toujours sur le même principe. Un chapitre par bestiole, du hibou grand-duc au renard, en passant successivement par la martre, l’arénicole (ver de vase), le martinet noir, le sanglier, la vipère d’Orsini et le papillon Vulcain. Tous viennent défendre les raisons mêmes de leur existence dans un huis clos théâtral avec un président de séance.

Des traits d’humour viennent colorer l’ambiance, le grand-duc déclarant « Mon ouïe est inouïe », quand la martre accuse l’humain frontalement : « Ma mauvaise réputation, c’est votre mauvaise conscience », elle qui avec sa maturité tardive n’est pas rentable en captivité. Ici, les modes de vie, les particularités mais aussi l’ancienneté sur terre des animaux présentés sont mises en avant de manière pédagogique, jamais pompeuse quoique technique, le message est simple et accessible. On s’y amuse mais on apprend beaucoup, avec cet étonnant martinet qui jamais ne se pose, la vipère d’Orsini autant victime du réchauffement climatique que…  du ski ! Et ce fascinant portrait du Vulcain, un papillon. Pour finir sur la sulfureuse image (à tort) du renard.

En fin de volume, le jugement, entre philosophie, pamphlet écologique et simple bon sens, il est puissant, engagé. « Toute espèce vit, se transforme, s’adapte aux conditions éternellement changeantes sur cette Terre. Puis elle disparaît. Vos savants s’en sont aperçus, aucune espèce n’est éternelle. Rares sont celles qui dépassent les cinq millions d’années. Tel est donc le temps qui vous reste. N’est-ce pas énorme, inimaginable, magnifique ? C’est comme si vous étiez un gamin de trois ans ayant toute la vie devant lui ».

Discours offensif mais pas agressif, lucidité sur le désastre en cours, et pourtant, cette lueur d’espoir propre à PORQUET, journaliste central du Canard Enchaîné depuis 1994, militant écologiste, plutôt libertaire, infatigable bonhomme sur tous les fronts dès que la planète est en danger. Il est l’une des consciences du Canard, il en est l’un de ses piliers. Il est accompagné dans cet ouvrage par un autre « Canard historique », Jacek WOŹNIAK, dessinateur depuis 1986 dans le journal, et qui croque ici avec talent des animaux qui peuvent nous être peu familiers. Entre théâtre illustré, essai, documentaire, ce livre à la sobre et efficace couverture cartonnée vient à point nommé dans un bouleversement environnemental majeur. Il est sorti en 2021 aux toutes nouvelles éditions du Faubourg dont je vous recommande chaudement le catalogue. Pour aller plus loin, plusieurs pages bibliographiques à la fin du présent volume. Et un coup de cœur de plus dans la musette, ça change des cadavres d’animaux ! Merci monsieur PORQUET pour tout votre travail depuis des décennies.

https://editionsdufaubourg.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 13 avril 2022

Daniel DE ROULET « La France atomique »

 


À l’instar de deux adolescents orphelins qui dans les années 1870 ont entrepris un tour de France pour rendre compte de leur vécu dans un récit de voyage intitulé « Le tour de France par deux enfants », le suisse Daniel DE ROULET moule ses pas dans les leurs (en s’autorisant cependant quelques escales buissonnières). Sauf que lui ne va précisément chercher la beauté, l’air pur et les petites fleurs. Il prépare un tour des centrales atomiques françaises, en prenant en exergue le livre des jeunes ados.

La France compte 24 centrales nucléaires et 56 réacteurs. En commençant par l’ancêtre Fessenheim en Alsace, DE ROULET va toutes les visiter en 2021. La date n’est pas anodine : il s’agit des 10 ans de Fukushima. En spécialiste du nucléaire, l’auteur va noter, comme les deux orphelins du XIXe siècle, ce qu’il voit, ressent, pressent. En technicien aguerri et vieux militant anti-nucléaire, il ne se contente pas de s’insurger contre le parc nucléaire français, il en fait l’historique, revient sur les incidents, les mésaventures, les supercheries et bien sûr les grands mensonges des professionnels français du métier.

L’un de ces premiers mensonges aura été la rhétorique : à une période il était bon de ne pas prononcer le mot « nucléaire », sonnant trop militaire, mais bien lui préférer « atomique », pour donner ce petit côté civil qui passe bien. Et puis ces tours imposantes qui rappellent « Une église au milieu du village », ne sont-elles pas rassurantes ?

De Fessenheim (forcée définitivement à l’arrêt en 2020 pour, entre autres, sa vétusté) à Nogent-sur-Seine, c’est donc l’intégralité des centrales françaises que DE ROULET va voir puis dépeindre dans ce petit bouquin tout à fait succulent. Entre humour et réflexions documentées, la lecture de cet essai (nucléaire) est une vraie jubilation. Et l’on y apprend beaucoup sur l’état du parc nucléaire français. L’auteur en profite pour glisser des anecdotes sur ses participations passées à des actions anti-nucléaires. D’ailleurs, un nom comme Malville renvoie aux luttes des années 1970 et à celui de Vital MICHALON.

Un court chapitre par centrale, l’auteur parfois déborde de son cahier des charges (atomiques) et nous conte des souvenirs, des anecdotes, des incidents majeurs, des mensonges d’Etat, etc. Tiens, comme ça, en passant : l’un des réacteurs de la centrale de Chooz a été mis à l’arrêt en 1991, à ce jour son démantèlement n’est toujours pas terminé. Les déchets et les radiations à très long terme ont toujours posé un problème dans le nucléaire. D’ailleurs, on projette la création d’un monstre, en sous-sol, Bure et ses galeries pour enfouir et cacher nos déchets alors qu’ils resteront dangereux et actifs pendant des milliers et des milliers d’années. « Quand on parle de durée de vie ou de demi-vie, on oublie qu’il s’agit de produits qui tuent. Bien qu’ils ne représentent que 0,3 % du volume des déchets, ils concentrent 99 % de leur radioactivité. L’iode 129 met quatorze millions d’années avant de perdre la moitié de sa nocivité. Pour le plutonium, résidu du combustible des réacteurs, la demi-vie est de vingt-quatre mille ans ».

Ne pas oublier que ce coquin de réchauffement climatique pourrait déjouer les plans. Exemple à Chooz : « À fin août 2020, les fameux panaches n’ont plus décoré le paysage. En raison du débit d’eau insuffisant de la Meuse, la production a dû être stoppée. Ce n’était qu’un avant-goût des ennuis à venir. D’autre usines atomiques françaises ont elles aussi été en difficulté, par manque d’eau provenant des fleuves, ou à cause de l’élévation de leur température ». Une manière courtoise de dire que le pire reste à craindre. Ah oui, et l’EPR de Flamanville, lui aussi DE ROULET l’évoque non sans une certaine appréhension, en partie due à son budget faramineux (à ce jour, il n’est toujours pas actif).

Fin du voyage, nous avons tant appris, nous avons révisé, les essais nucléaires français et Etats-uniens nous sont revenus à la mémoire, nous avons fait connaissance avec la seule centrale implantée en Afrique. Nous pouvons fermer les yeux sans oublier que nous sommes assis sur une poudrière. Ce remarquable ouvrage est sorti en 2021 chez les non moins remarquables éditions Hors-limite de Genève (allez fouiller leur catalogue, il est de grande qualité), il est l’un de ces documents éclairants sur la dangerosité du nucléaire, qui ressemble de plus en plus au type créé de toutes pièces par le docteur Frankenstein.

« La radioactivité serait partout sous contrôle. À long terme, l’accumulation de faibles doses serait sans effet sur le patrimoine génétique. Si nos arrière-petits-enfants engendraient des enfants mutants, nous ne serions plus là pour les soigner ».

https://heros-limite.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 avril 2022

Natalka VOROJBYT « Mauvaises routes »

 


Des anonymes échangent. Sur la guerre, la violence. Ils tenteraient bien de parler d’amour mais les mots, les émotions, les images dérivent sur l’atrocité. Nous sommes en Ukraine après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, en plein Maïdan et la révolte populaire ukrainienne contre l’occupant.

Cette pièce de théâtre ukrainienne est divisée en six courtes scènes, des fragments de tranches de vies dans la campagne ukrainienne. La guerre sanglante, la barbarie sont passées par là, les exactions ont pour longtemps endommagé le psychisme des témoins rescapés. Dès la première scène, le ton est donné avec ce long monologue poétique d’une femme meurtrie à jamais.

Comment s’aimer au milieu des bombes, du sang et de la tragédie en cours ? Des rencontres qui oscillent entre amitié et haine, car ça dépend de quel côté on se trouve, géographiquement mais aussi politiquement. Des armes factices qui n’en sont peut-être pas, des habitants désenchantés, nourris à la haine, à la peur, certains vivent dans des caves pour s‘abriter, ou essaient de passer les block-posts (chek-points). Le froid est glacial dans cette sauvagerie sans nom.

Heureusement il y a les rêves, ceux de chaleur. « Des bottes fourrées… J’en ai vu à ma dernière rotation à Kyïv, sur une petite jeune. Elles étaient brodées de strass et de sequins. J’en ai bavé d’envie. Et, aujourd’hui, j’en ai rêvé. Je les enfilais et j’avais chaud ». Et les rêves de l’intimité, laborieuse celle-ci. Et le retour aux réalités : les intimidations, les exécutions sommaires, l’abomination en cours.

Des amis deviennent ennemis, une chaussée défoncée et rendue quasi impraticable. Ces six fragments peuvent être lus parfois de manière allégorique. Certaines scènes marquent par leur brutalité, physique ou psychologique : « Le fond est plus terrible que la mort. Tu touches le fond et tu te dis : c’est impossible d’aller au-delà… Que dalle. En dessous, il y a un autre fond… Puis un autre… Et en dessous, un ami aux yeux crevés… Qui lui a crevé les yeux ? Un autre homme… Et puis tu vas bouffer de la viande en conserve. Tu bouffes et tu te dis : le prochain prisonnier, je lui crève les yeux. De son vivant. Tu comprends ? ».

Pièce sensible, violente et à fleur de peau, « Mauvaises routes » fut écrite en 2016 avant une première représentation en 2017. Natalka VOROJBYT l’a elle-même adaptée pour le cinéma en 2020. Ici la traduction de l’ukrainien est assurée par Iryna DMYTRYCHYN pour un résultat qui secoue par son atmosphère de guerre, où pourtant l’amour tente de se frayer un (vain) chemin. Ce texte fort vient juste de paraître aux éditions l’espace d’un Instant, il est brûlant d’actualité.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 3 avril 2022

Leonid ANDREÏEV « La vie de l’homme »

 


Leonid ANDREÏEV a écrit durant sa carrière une quarantaine de pièces de théâtre, certaines paraissent aujourd’hui définitivement perdues, d’autres difficiles à dénicher, notamment en langue française. Heureusement, les éditions Mesures sortent de leur chapeau magique « La vie de l’homme », une pièce de structure originale et désarmante.

En cinq tableaux, c’est toute la vie d’un homme qui nous est donnée à découvrir. Une femme accouche en d’affreuses souffrances. « Ça, ça ressemble plutôt au hurlement d’un animal. On sent de la nuit dans ce cri ». De vieilles dames commentent au loin l’acte de maternité tandis qu’une bougie se consume. Cette bougie, tenue par un énigmatique « Être en gris » au visage de pierre représente l’espace temps, elle va brûler tout au long de l’action. Jusqu’à s’éteindre.

L’homme est désormais marié, lui et sa femme sont miséreux (« Comme ils sont pauvres ! Comme ils sont heureux ! ») mais font des projets, envisagent un avenir radieux que l’on croit fantasmé. Et pourtant, nous les retrouvons riches, organisant un bal faste et somptueux pour lequel sont présents de nombreux convives, tous impressionnés au milieu d’un buffet abondamment garni.

Mais la vie pouvant réserver de vilains écueils, l’homme et la femme, devenus subitement vieux et usés sont de nouveau pauvres. Témoins de l’agonie finale de leur fils, ils implorent le ciel. Puis survient l’inéluctable fin de l’homme. Extinction de la bougie.

ANDREÏEV désirait écrire un théâtre non académique, loin des règles en vigueur. Par cette pièce, il démontre son talent hors normes. Si le texte est bien divisé en cinq actes, c’est pour mieux le découdre et le faire parfois évoluer vers une structure purement romanesque qui bouscule le lectorat. Lors de ces extraits, il n’est plus possible de savoir qui parle car, contrairement au théâtre classique, le nom de celui qui prend la parole n’est soudainement plus écrit, et le texte bascule vers une fiction romanesque avant de réintégrer sa structure première plus aérée. Quant à la bougie, témoin de cette vie, elle en est en quelque sorte le personnage principal, alors qu’elle n’apparaît qu’en de rares occasions. Elle fait figure de métronome.

Un autre témoin de cette descente aux enfers conjugale est « La petite vieille » qui vit chez eux. « Vous vous demandez où est passée la richesse – je ne sais pas, peut-être que c’est étonnant, mais j’ai passé toute ma vie chez les gens, j’ai vu comment l’argent partait, comment il disparaissait, peu à peu, comme dans des fentes. Maintenant, c’est pareil chez mes maîtres. Il y en avait beaucoup, après il y en a eu moins, après, plus du tout ; il y avait des clients qui venaient et faisaient des commandes, et puis ils ne sont plus venus. Un jour, j’ai demandé à Madame comment ça se faisait, et elle m’a répondu : « Ce qui plaisait ne plaît plus ; ils n’aiment plus ce qu’ils ont aimé ». – Comment ça se fait, que ce qui a plu puisse cesser de plaire ? Elle n’a pas répondu et elle s’est mise à pleurer, mais pas moi. Ça m’est égal. Ça m’est égal ».

ANDREÏEV semble jouer avec les situations, par des phrases ou images à double sens. Il fait preuve d’une grande innovation tout en rendant la forme poétique. Cette pièce – sa troisième, les deux précédentes ayant été touchées par la censure - écrite en 1906 fut montée en Russie dès 1907 par Vsévolod MEYERHOLD notamment, mise en scène qui va provoquer une brouille entre les deux hommes. C’est dans une postface détaillée d’André MARKOWICZ que vous connaîtrez la teneur de cette dispute. Le traducteur du présent ouvrage propose de longs extraits de la correspondance entre ANDREÏEV et MEYERHOLD mettant en avant leurs profonds désaccords. Ce livre somptueux est paru en 2020 aux éditions Mesures à 500 exemplaires, mais une réimpression de 100 copies fut mise en œuvre dès la toute fin de 2021. Pour parachever le travail, le volume s’achève avec une très instructive chronologie de l’auteur.

Si Leonid ANDREÏEV représente une quelconque importance littéraire pour vous (s’il ne représente rien, nous n’avons plus rien à nous dire !), inutile de préciser qu’ils vous faut vous jeter sur cette pièce de théâtre. Pour finir et vous faire un peu plus languir, j’ajoute que visiblement cette pièce n’était auparavant parue qu’une seule fois en France, c’était en 1930…

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)