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dimanche 29 septembre 2019

Keith McCAFFERTY « Meurtres sur la Madison »


Le polar se fait rare dans les pages du blog, alors autant bien le choisir avant de le présente. Premier volet d’une série en cours (le deuxième est déjà sorti), « Meurtres sur la Madison » est typique de ces ambiances naturalistes où la rivière joue peut-être le rôle principal. Ici c’est donc celle de la Madison, dans l’État du Montana. Un meurtre a été commis, un homme a été noyé. Mais il semblerait que ce ne soit pas précisément les eaux de la Madison que ses poumons ont ingurgitée, mais bien celle d’un étang, par ailleurs infesté par une maladie dévastatrice de la truite : le tournis.

Ancien détective privé recyclé dans la peinture d’art et au passé familial plutôt lourd, Sean Stranahan va être appelé par la sœur du décédé, une certaine Velvet Lafayette (Vareda) chanteuse et charmeuse. Pour l’aspect plus officiel de l’enquête, il y a Martha Ettinger, une shérif grande gueule mais tendre au fond, qui ne mâche pas ses mots et fait bouger le cul de ses subordonnés. Le mort a été découvert par un guide de pêche, Sam, qui ne va pas tarder à sympathiser avec Sean, ils vont ensemble tenter de délier certains nœuds ardents dans cette affaire s’annonçant complexe.

Sans le savoir, Sam joue sa vie en accompagnant Sean, il va croiser une balle, pas franchement là pour lui faire un câlin de bienvenue. L’atmosphère va se durcir, s’assombrir, mais tout en gardant un humour espiègle. Au milieu de ce déferlement de cannes à pêches, de moulinets, d’appâts et de truites arc-en-ciel, la peinture de Sean. Ses tableaux ont retenu l’attention de Summersby qui veut lui passer commande, un tableau par pièce (une douzaine) dans sa grande maison, chaque tableau représenterait une tranche de nature.

Quant à Sean, il semble hanté par son passé, la mort de ses parents, de sa sœur, son récent divorce avec Beth. Il paraît fort, robuste, mais pourrait se fissurer, d’autant que « Pour quelqu’un de jeune, il avait vu son comptant de morts – surtout la mort précoce de ses deux parents. Et il avait découvert qu’il pouvait faire face alors que d’autres, comme sa sœur, ne le pouvaient pas. On s’était toujours appuyé sur lui en cas de problème, ce qui, plutôt que de l’attirer vers le genre humain, l’avait isolé et l’avait doté d’une dose de courage qui ne semblait pas méritée. Etait-ce ce sentiment d’être à part qui l’avait conduit à la fin de son mariage ? »

Derrière le masque du polar, c’est l’état des rivières d’un coin des U.S.A. qui est ici ouvertement pointé. Si l’enquête est fictionnelle, en postface l’auteur tient à préciser que ce que vous venez de découvrir dans ce livre, soit (sans pour autant vous donner trop de pistes) la pollution de rivières et l’extinction des truites par une maladie rapportée volontairement par l’homme est en partie vrai : en d’autres temps, en d’autres lieux, mais ce fait divers sinistre a bel et bien existé, à plusieurs reprises même.

Les sentiments ont leur part belle. En fait Sean, le héros de cette série, coince avec les femmes, et une évocation de fin de volume semble résumer à elle seule son impossibilité à asseoir un comportement rationnel dès qu’il aime d’amour : « La tension entre eux était plus manifeste qu’auparavant. Ils tombaient l’un sur l’autre environ toutes les semaines et se séparaient toujours à contrecoeur. Mais ils avaient pris l’habitude de s’en tirer avec des plaisanteries taquines qui maintenaient entre eux une certaine distance qu’aucun des deux ne voulait être le premier à briser ».

Attention, ce livre est aussi un guide de pêcheurs très pointu et technique. Aussi, certains termes ne vous parleront pas, vous pourrez même être gêné.e.s par les détails de cette passion un brin sinistre à traquer un être vivant pour soit le tuer soit le remettre à l’eau (après poinçonnage en règle de la bouche tout de même). Une fois cet inconfort avalé (sans hameçon je précise), laissez-vous aller sur les flots de la Madison, ce polar est remarquable. L’auteur est très talentueux lorsqu’il s’agit de décrire les paysages somptueux du Montana, il construit aussi des personnages crédibles, sensibles, contrastés, forts. Les dialogues sont savoureux et l’enquête très bien ficelée. Il est très difficile de ne pas penser à la trilogie « Stoney Calhoun » de William TAPPLY ou à la série Walt Longmire de Craig JOHNSON.

Ce premier volume de Keith McCAFFERTY est un petit bijou du « Nature writing », il en possède tous les éléments essentiels : nature, rivières, poissons, arbres, lieux escarpés, oiseaux (peu), vieilles baraques de bois, protagonistes bourrus qui ont toujours vécu au contact de la nature et qui de fait vous en apprendront de bien belles. Car on en apprend beaucoup dans ce livre qui ne se focalise pas sur l’enquête, qui sait intelligemment déborder, notamment sur les problèmes de sauvegarde de rivières, car en plus c’est un bouquin militant (la postface le montre parfaitement). L’écriture est alerte et le tout parfaitement orchestré et délicieux. Sorti bien sûr chez Gallmeister. En 2018 pour la première version traduite, et réédition récente dans leur collection de poche Totem, une mine pour ce genre de lecture et de climat.

https://www.gallmeister.fr/

(Warren Bismuth)

jeudi 26 septembre 2019

Gilles VINCENT-CABOUD « Les vies inférieures »


Une chronique découverte. Découverte à la fois d’un auteur, Gilbert VINCENT-CABOUD et aussi des éditions Brandon.

Cet ouvrage m’a intéressée dans un premier temps grâce aux lieux où se tient l’action : la Chartreuse, Voiron, Coublevie, Le Grand Lemps… que des paysages connus et aimés que je peux visualiser même les yeux clos. Deux narrations se font face et alternent, chapitre après chapitre : l’histoire d’une lignée, qui prend sa source au XIIIe siècle et l’histoire de Jean, qui démarre au milieu du XXe siècle. Rapidement nous serons amenés à comprendre qu’il s’agit de la généalogie de Jean Noiraud. Sur ce point précisément, chapeau bas, l’auteur arrive à nous confier la complexité des familles, des liens et des amours tout en gardant un propos clair, que l’on arrive à suivre.

Il ne serait pas pertinent de rentrer dans les détails, gardons l’essentiel : depuis le XIIIe siècle, la lignée des Noiraud se veut contestataire, va au bout de ses convictions, s’engage farouchement dans ce qui lui tient à cœur et tient mordicus à cette volonté de justice qui l’anime. C’est ce qui est central dans tout le roman : la lutte des classes. A la manière de la garance voyageuse qui pousse partout même là où on ne l’attend pas, les Noiraud résistent, et même repoussés, traqués, ils savent tirer parti de leur environnement afin de perdurer.

La boucle est bouclée dans les derniers chapitres du roman : Jean découvre ses ancêtres, se découvre orateur et cherche à défendre les plus modestes grâce à son don. Loin d’une trajectoire irréprochable, Jean est simplement un homme, qui se cherche, qui oscille entre l’acceptation de ses origines modestes et ses envies de nourritures intellectuelles, ponctuées de mirages offerts par la petite bourgeoisie. C’est sur le tard que Jean comprendra son but et son rôle dans la société :

« Il y a, dans toutes ces vies inférieures, un souffle de bonheur qui n’a besoin ni de pouvoir ni d’argent pour croître et embellir. C’est là qu’il faut creuser, Jean, dans ce souffle ».

Loin des clichés habituels sur le sujet, absolument pas manichéen, ce roman a un petit goût de ZOLA tout en étant moins noir et se terminant sur une note globale d’espoir. Note d’espoir qui est à modérer car l’on se demande comment va se poursuivre la lignée des Noiraud. Je n’en dirai pas davantage.

L’écriture est soignée, tout en restant simple, à l’image des individus qui sont racontés : la plume est précise et les images variées.

Ce roman de 412 pages est servi dans un très bel objet d’un format original, grand comme la main, léger malgré une impression de qualité sur un papier au grammage supérieur. Des coins arrondis, une couverture cartonnée, un logo en relief soigné, on prend du plaisir grâce aux mots mais aussi grâce à l’emballage. Cela ne gâche rien, bien au contraire. Je vous engage donc vivement à regarder le catalogue de cet éditeur avec attention, pour ma part j’ai pris un grand plaisir, grâce à Olivier qui a su me faire confiance en me confiant cette lecture. Vivement la prochaine !


(Emilia Sancti)

mardi 24 septembre 2019

Monique WITTIG « Les guérillères »


Des femmes ont ensemble monté une communauté, sans hommes, un « féminaire » comme l’écrit la narratrice. Elles ont décidé de se passer de celui qu’elles nomment l’oppresseur. Plaisirs lesbiens, longues descriptions du sexe féminin. Évocations multiples de déesses, de nymphes, nombreuses allusions à l’antiquité. Parallèlement, préparation à la guerre contre le mâle agresseur, dominant, maniant le sexisme comme il a manié le racisme, son éradication est en vue, l’armée souveraine des femmes est prête et ne fera pas de quartiers.

Au cœur de ce texte très exigeant et de structure complexe, quelques cercles pleine page, ils peuvent à la fois représenter le zéro, mais aussi un périmètre dans lequel les hommes seront faits prisonniers. Il peut être vu également comme la lettre O, la première constituant les différents noms de troupes féminines combattantes. Toutes les cinq pages, des listes de noms de femmes tombées dans l’antiquité, comme un métronome incessant, un robinet qui goutte du sang.

Le combat contre l’homme dominateur et possessif va s’avérer violent, sans merci. La torture, la lutte, la guerre, la revanche tant attendue. Mais Monique WITTIG ne plaide pas pour le sanguinolent à tout crin, son texte est enrobé d’une poésie certes violente mais emplie d’allégories, de références, de beauté. Des micro-poèmes intégrés dans l’œuvre peuvent représenter ce boomerang que le mâle prend en pleine tronche après des millénaires d’abus. Minutieusement mais avec hargne, l’auteure justifie l’acte à venir :

« Elles disent, ils t’ont décrite comme ils ont décrit les races qu’ils ont appelées inférieures. Elles disent, oui, ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs, les mêmes maîtres qui ont dit que les nègres et les femelles n’ont pas le cœur la rate le foie à la même place qu’eux, que la différence de sexe, la différence de couleur signifient l’infériorité, droit pour eux à la domination et à l’appropriation. Elles disent, oui, ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs qui ont écrit des nègres et des femelles qu’ils sont universellement fourbes hypocrites rusés menteurs superficiels gourmands pusillanimes, que leur pensée est intuitive et sans logique, que chez eux la nature est ce qui parle le plus fort et cætera ».

Il faut bien s’accrocher pour lire ce récit. Un roman ? Peut-être, mais j’y vois surtout un manifeste féministe très acéré et sans concessions, sorte de manuel de lutte armée contre le « mec ». En fin de volume, les références utilisées dans l’ouvrage sont listées, elles sont nombreuses, variées, il est difficile de les percevoir dans la lecture. Récit utopiste en même temps que combatif, il est lucide et plein d’à propos.

Ce texte écrit en 1969 fit du bruit à sa sortie aux éditions de Minuit. Puis il fut étudié, encensé. Devant les féminicides toujours plus nombreux, il est plus que jamais d’actualité pour que l’homme cesse de tout se permettre au nom de la virilité, de la pseudo-supériorité, du défilé de testostérones, de longueur de quéquette et d’épaisseur de muscles. « Les guérillères » (quel titre sublime !) vient d’être réédité en poche en septembre 2019, tout juste 50 ans après sa sortie, toujours aux éditions de Minuit, comme en guise de nouvel avertissement au machisme, à la misogynie. Le propos signifie que s’il faut employer la violence contre la violence, alors elles ne s’en priveront pas. Il faudra frapper droit au coeur, c’est-à-dire entre les jambes, pour bien faire remonter les burnes jusqu’à la gorge et les voir jaillir de la bouche, dégueulées comme le comportement masculin peut être dégueulasse. Ce livre ô combien percutant devrait à nouveau laisser des traces.


(Warren Bismuth)

dimanche 22 septembre 2019

Pavel PRIAJKO « La récolte »


Une histoire de pommés. Une courte pièce de théâtre mettant en scène quatre personnages, deux femmes et deux hommes, qui vont cueillir des pommes, des reinettes dorées plus précisément. Tout simplement. Seulement les difficultés se succèdent : quelques pommes abîmées, une abeille qui pique, une cagette qui casse, des clous qui se tordent, une équipe peu adroite, et ce qui s’annonçait comme un moment de détente en plein air tourne au cauchemar.

Chaque phrase du dialogue est brève, les échanges s’enchaînent à un rythme soutenu, les protagonistes ne laissant que peu de blancs, de silences. Pièce à la fois moderne mais sur des bases classiques (elle est présentée comme une sorte d’écho à « la cerisaie » de TCHEKHOV), elle est énergique, d’un humour grinçant servi par un comique de répétition (« C’est rigolo ! »).

Mais attention derrière l’humour de façade se cache une tragédie, puisque les événements vont rapidement prendre une tournure très différente que celle escomptée : les pommes pourries vont se multiplier, se mélanger aux pommes saines, les cueilleurs en goguette vont désirer glaner toujours plus, par des techniques de plus en plus violentes pour le pauvre arbre. À la fin des fins, ils auront épuisé toutes les pommes disponibles, mais aussi cassé, détruit, amoindri, appauvri les pommiers. Et toutes les pommes saines vont se retrouvées meurtries un par une, ne devenant plus comestibles ni vendables.

Une pièce pouvant être perçue comme une allégorie du monde actuel : le désir de posséder toujours plus, toujours plus vite, avec de moins en moins de scrupules, employant des moyens de plus en plus radicaux sans se soucier des conséquences, immédiates ou non. Ici, en quelques minutes, une simple cueillette d’innocentes pommes va virer au carnage sur des arbres, avec un quatuor ne se posant aucune question, comme si l’instinct malfaisant prenait soudain le contrôle de chaque individu, annihilant toute tentative de discernement.

Pavel PRIAJKO est un metteur en scène biélorussien, il a écrit la présente pièce en russe, elle est traduite par Larissa GUILLEMET et Virginie SYMANIEC. M’est avis que si vous prenez le texte et remplacer le mot « pomme » par toute autre denrée périssable et non infinie, vous obtiendrez la même chute, reste à en connaître sa vitesse. Les éditions L’Espace d’un instant frappent encore par leur originalité et leur pêche intensive aux textes produits dans des pays qui nous parlent peu, à nous français, occidentaux, sevrés de culture orientale, textes qui sont pourtant écrits quelque part en Europe, à nos portes en somme. Celui-ci vient de paraître, il est à coup sûr à diffuser le pus largement possible. Profitez-en pour vous attarder sur le catalogue des éditions L’Espace d’un instant qui recèle quelques pépites théâtrales et dépaysantes produites dans des pays quelque peu obscurs de ce côté-ci de l’Europe.


(Warren Bismuth)

jeudi 19 septembre 2019

Christopher HITTINGER « Truckee Lake»


En 1846, de nombreuses familles états-uniennes partent chercher paix et prospérité dans les territoires de l’Oregon et la Californie, à l’ouest des U.S.A. À cette époque l’Oregon est sous domination britannique tandis que la Californie appartient au Mexique, nouvellement indépendant. 87 voyageurs partent de l’État du Missouri vers l’ouest, ce sont ces familles que l’auteur va suivre dans cette bande dessinée haletante. Il leur faudra traverser de dangereux périples. Parmi eux, des rivières et bien sûr les célèbres montagnes Rocheuses et le très redouté désert du Grand Lac Salé.

Les aventuriers se dispersent, une partie va opter pour le contournement du Lac par le nord, d’autres vont tenter l’impossible : traverser ledit Lac. Mais le mauvais temps, le froid, la neige s’abattent sur eux. Nombreux sont ceux qui vont mourir, tous vont souffrir le martyr. Plusieurs expéditions de sauvetage se mettront en route, alertés du désastre en cours.

Cette BD non paginée se présente comme un gros chéquier, plus longue que haute. Elle est en noir et blanc et les dessins sont très épurés. Tout le long de ces pages (une vignette par page), nous suivons le cauchemar de ces familles, perdues dans le blizzard, à bout de forces, les cadavres finissant par joncher le sol de leur périple. Il sera même question de cannibalisme pour survivre.

Cette BD n’est pas romancée, elle est un documentaire implacable sur la traversée mouvementée de desperados en quête d’une vie meilleure mais ne rencontrant que le chaos. Chaque page nous plonge un peu plus dans la famine, les atrocités vécues quotidiennement. La nature dangereuse, hostile, la météo épouvantable. Christopher HITTINGER sait faire partager cette épopée de manière froide mais passionnée, toute journalistique.

Les survivants fouleront le sol californien plusieurs mois plus tard en 1847, alors que la Californie sera désormais contrôlée par les États-Unis. Elle en deviendra un État à part entière en 1850.

Cette BD est une immersion dans une aventure horrible et en même temps dans l’Histoire des U.S.A. du XIXe siècle, juste après le début de l’extinction des amérindiens, dans un pays gorgé de sang, qui cherche une cohésion. Ces familles perdues sur les chemins du désert du Grand Lac Salé et sur les pentes des Rocheuses renvoient en quelque sorte l’image de leur pays, cherchant une identité et de l’or pour prospérer. Les protagonistes sont nombreux, à l’image des sauveteurs qui risquent leur vie pour en sauver d’autres. C’est aussi une ode aux grands espaces imprenables, à la souffrance humaine devant ce spectacle sans fin mais d’une rare dangerosité. Une nature coriace et violente, des individus mal préparés, mal renseignés, peu équipés, qui vont au péril de leur existence et de celles de leurs enfants tenter de rallier une terre promise.

En fin de volume, nous apprendrons ce que sont devenues ces familles, mais aussi les sauveteurs, ainsi qu’un bilan de l’expédition : 39 morts, des traumatismes, et paradoxalement quelques noms qui marqueront pour longtemps certaines rues de villes californiennes. BD sortie en 2016 aux éditions artisanales The Hoochie Coochie, elle permet de mieux comprendre ce XIXe siècle états-unien complètement fou et les prémices de la ruée vers l’or. Elle est cruelle et pourtant si historique.


(Warren Bismuth)

mardi 17 septembre 2019

Emmanuelle PIREYRE « Chimère »


Rentrée littéraire 2019 suite. Le monde qu’Emmanuelle PIREYRE nous propose de découvrir dans son nouveau livre est le nôtre, fait d’avancées technologiques, de croisements génétiques, élégants ou non, d’Europe des nations, de manque de recul sur les conséquences des inventions, des créations, un peu comme si la possibilité de croiser Frankenstein à un coin de rue était devenue perceptible quotidiennement. Mais à la différence d’auteurs catastrophistes ou à teneur néo-nihiliste avec sourire cynique de circonstance en mode findumondiste, Emmanuelle PIREYRE emploie l’humour décalé comme arme absolue.

L’Europe, 27 pays. OK l’Angleterre, la Brexiteuse, est sur la touche, regard vers les vestiaires. Quelles propositions pour rendre l’Europe plus attractive, plus efficace ? Donner un sujet d’actualité, social, politique ou environnemental à chaque pays pour qu’il planche dessus. Puis réunion formelle et solennelle pour travaux de groupes. La France tire le sujet « Temps libre », alors que par exemple l’aspect « Finance » est attribué à la Croatie. Chaque pays possède son thème sur lequel bûcher. Mais l’Europe est peuplée d’individus. Emmanuelle PIREYRE va en suivre quelques uns de près. Et comme pour se recentrer de plus en plus, elle va opter pour une partie autobiographique (ou autofictionnelle ?) : le quotidien Libération, une commande pour l’auteure dont le sujet sera le vaste sujet des OGM. C’est de ce point de départ qu’elle va rencontrer le biologiste jaques TESTART puis d’autres chercheurs, en Angleterre comme ailleurs. Qu’elle va sympathiser avec Brigitte, propriétaire d’un être hybride, croisement chien/humain, une chimère quoi ! Un certain Alistair, sorte de caricature de l’humain, ou cyber-humain à l’état de brouillon.

Emmanuelle la narratrice va suivre une tribu gitane. Car ce livre est aussi et peut-être surtout un hommage aux tsiganes, aux gitans, aux manouches, aux roms. Que l’on peut aussi orthographier Rrom. Le traité de Rome dont il est question dans le livre comme dans notre Histoire internationale, ne mériterait-il pas un ripolinage sous le nom de traité de Rrom ? Et Éric ROHMER le cinéaste, beaucoup évoqué dans le récit, les quatre premières lettres de son nom ne sont-elles pas là pour nous rappeler encore ces Roms ?

Mais il y a le citoyen. On y met tout derrière ce terme, cette désignation. Vilain mot, citoyen. « … dès qu’on ajoute l’adjectif ‘citoyen’ derrière un mot, je ne sais pourquoi, je suis prise d’une irrépressible envie de dormir. ‘Pique-nique citoyen’ et les yeux me picotent, ‘j’emprunte citoyen’ tandis qu’un bâillement me décroche la mâchoire ». Manière de comprendre qu’après pareille réflexion la « science citoyenne » ne peut qu’être emmerdante.

Heureusement retour du gitan, de la vie sans chichis, comme un rempart aux pensées sur la manipulation génétique, une bouée de sauvetage, un retour aux valeurs naturelles. Mais humour, toujours. Un peu à l’anglaise. C’est cocasse, pétillant, bien écrit, langue entre écriture un brin désuète, pardon, obsolète devrait-on dire si l’on suit les préceptes du présent livre, mais dont le rythme soutenu et un jonglage approprié en permettent une lecture résolument moderne. De par les thèmes aussi bien sûr.

Emmanuelle PIREYRE sait également se faire féministe. « … nous descendons de nos montagnes pour prendre les places, empruntant à toutes jambes le chemin ou rebondissant sur les fesses dans la pente, avec nos spécificités, notre cou trop long, notre cerveau ultrastructuré, notre mèche dans les yeux, nos talons ou nos tongs, notre poncho et notre incompréhensible chapeau à plume. Nous sommes prêtes à devenir les directrices, les présidentes et les zadistes les plus enragées, nous pliant pour entrer dans les catégories anciennes ou alors, chacune son style, nous en foutant éperdument ». Toujours cette méfiance envers le « citoyen » dirait-on…

Beaucoup de références (« La controverse de Valladolid », judicieuse idée car indéniable sorte de point de départ à la présente trame), d’informations, de termes techniques et/ou scientifiques mais qui ne paralysent pas la lecture puisque le maître mot est l’humour, les situations grotesques ou encombrantes. Un peu de légèreté derrière beaucoup de sérieux, le dosage est savant et parfaitement réussi. La mayonnaise est rigoureusement bien montée, ferme, elle peut être servie sans souci d’indigestion. Emmanuelle PIREYRE est loin d’être une débutante puisque, entre autres, définitivement détentrice du prix Médicis 2012. « Chimère » est sorti en cette rentrée 2019 aux éditions de L’Olivier.


(Warren Bismuth)

dimanche 15 septembre 2019

Alexander MANUILOFF « L’État »


Dans la famille Originalité je demande « L’État » ! En effet, comment définir ce court livre ? Mieux vaut laisser la parole au préfacier Tim ETCHELLS : « Décrite non pas comme une pièce de théâtre, mais comme une installation textuelle, l’œuvre à la fois simple et convaincante d’Alexander MANUILOFF, L’État, est composée d’une séquence de soixante-trois déclarations brèves, présentés comme un scénario, que le public lit page après page ; ces déclarations, imprimées séparément et insérées dans une enveloppe individuelle, étant empilées sur une table à laquelle le public a accès. Il n’y a pas d’acteurs en dehors de ceux désignés par le public, en réalité de simples spectateurs qui interprètent spontanément un rôle improvisé dans un drame qu’ils ne connaissent pas à l’avance ».

Vous l’aurez compris, cette pièce de théâtre, pardon, cette installation textuelle requiert une participation active du public qui devient de fait acteur. Une séquence par page, parfois très brève. Et une décision : celle de Plamen GORANOV de s’immoler le 20 février 2013 à Sofia en Bulgarie pour protester contre la corruption et la mafia dans le gouvernement bulgare.

À partir d’un fait divers réel, Alexander MANUILOFF tisse une trame simple avec des mots percutants et précis. Il se met dans la peau de GORANOV la veille de son suicide public. D’un autre côté, il insiste sur les difficultés de présenter la représentation, nombreux étant les facteurs qui peuvent freiner ou même en empêcher la performance. GORANOV donne des pistes sur sa décision tandis que le metteur en scène alerte des barrières sur le spectacle à venir. « La représentation ne peut pas commencer faute d’autorisation officielle. Toute activité en lien avec la représentation doit être immédiatement interrompue », comme un compte à rebours…

Soixante-trois vignettes, soixante-trois séquences pour animer la pièce. Le spectateur doit s’en charger. Seules les première et dernière vignettes doivent rester à leur place initiale, toutes les autres pouvant être lues dans le désordre, un coup de maître de l’auteur offrant tout bonnement une pièce en kit à l’époque du D.I.Y., à reconstituer par le hasard et la main du spectateur, l’idée est lumineuse.

Les monologues imaginés de Plamen GORANOV sont brefs et incisifs : « Je suis Plamen. Et je ne crois pas en la démocratie. Pas en celle qu’on prétend avoir ici, maintenant, en Bulgarie. Ou ailleurs. Quel que soit le candidat pour lequel vous votez, il défendra toujours les intérêts d’une poignée de grandes multinationales et ceux de banques aux origines louches dont les capitaux sont cachés dans des paradis douteux. Je ne me sens pas représenté. Je crois qu’il n’y a personne pour représenter les gens comme moi. Et la plupart des gens qui sont comme moi le savent. Il le savent depuis longtemps et n’ont jamais rien fait pour changer le système ».

Une pièce de théâtre sur la situation en Bulgarie, mais écrite en anglais, que peut bien signifier une pareille décision saugrenue ? Là c’est dans une note de fin de volume qu’il faut se reporter pour obtenir l’éclaircissement : « Depuis 2011, en signe de protestation contre la corruption intellectuelle et la politique culturelle de son pays, Alexander MANUILOFF refuse la publication de ses œuvres en langue bulgare chez un éditeur bulgare ». La langue entre pleinement dans le processus de résistance.

Ici ce sont les éditions L’Espace d’un instant, éditions à but internationaliste, qui viennent de faire paraître cette excellente pièce inclassable, entre monologue d’un condamné par volonté personnelle et l’expression d’un metteur en scène dont le travail pourrait ne jamais voir le jour. L’immolation d’Alexander GORANOV fut le point de départ d’une contestation massive en Bulgarie à partir de 2013, une douzaine d’autres protestataires accompliront par la suite le même geste désespéré. Cette installation textuelle est plutôt intelligente et bien trouvée, sans acteur ni décor, c’est vous qui pilotez et pouvez la mettre en scène comme vous le désirez, n’importe où et à n’importe quelle heure. Et comme le texte est court, le jeu peut se dérouler brièvement. Un bouquin qui fait réfléchir sur les possibilités théâtrales infinies tout en alertant l’opinion publique. Cerise sur le gâteau : il coûte une misère. Vous n’avez désormais aucune excuse. Plus que jamais L’Espace d’un instant est un éditeur de théâtre militant et original, allant chercher les textes plus déroutants pour les proposer au public francophone. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.


(Warren Bismuth)

jeudi 12 septembre 2019

Bakhtiar ALI « Le dernier grenadier du monde »


C’est un récit sous la forme d’un conte merveilleux que Bakhtiar ALI nous offre en cette rentrée littéraire 2019. Un récit dense et haut en couleur, dans lequel le lecteur peut entrer la tête la première et qui ne se lâche pas facilement, mais auquel on devra être attentif car le moindre détail compte.

Le personnage principal, c’est Mouzaffar, officier supérieur des peshmergas (combattants kurdes), emprisonné durant 21 ans dans une prison totalement isolée, au milieu du désert. Il a été emprisonné car défendait corps et âme son meilleur ami, aussi chef révolutionnaire kurde, Yaqub Snawbar.

Mouzaffar a pendant 21 longues années comme seul compagnon le bruit du sable dont l’auteur sait avec brio rendre audible ce mystérieux chant aux oreilles du lecteur. Une occasion avortée lui sera donnée d’échapper à sa geôle, espoir soudain, tout aussi vite arraché. Derrière cette tentative, le fameux Yqub. D’ailleurs c’est lui qui recueille Mouzaffar à sa sortie et quand ce dernier souhaite quitter le palais, Yaqub lui confie son point de vue qui peut paraître étonnant de prime abord :

« Tu as de la chance… nous, nous étions tous prisonniers, mais toi tu étais le plus chanceux d’entre nous… Mouffazar Soubhdam, tu ne comprends pas comment cela m’a été pénible d’arriver à redevenir un petit être humain au milieu d’une immense voûte céleste… Mouffazar Soubhdam, apprends-moi comment faire pour redevenir un petit être humain, apprends-moi comment retourner à ma source ».

Le roman est à contre-courant de notre manière très occidentale de penser et de croire, c’est précisément ce qui ressort de cet ouvrage. Hymne à la langueur, on passe et on repasse les mêmes idées, énoncées de manières différentes afin d’amener le lecteur à penser autrement les différentes étapes de la vie. On finit irrémédiablement par adopter la position de Yaqub qui conseille à son ami de rester chez lui, de ne pas partir à l’aventure. Car ce qui chatouille Mouffazar, c’est son fils, ce fils âgé de quelques jours au moment de son incarcération, de sa femme morte en couches, et dont il ne sait rien, hormis le nom, Saryas Soubhdam. Forcément, le lecteur s’en doute, Yaqub va céder à son besoin de comprendre ce qu’est devenu son fils et va se mettre en quête de la chose la plus importante de sa vie, celle qui va configurer à jamais son destin.

En parallèle de l’histoire de Mouffazar et de sa libération, nous découvrons Mohammad Delchoucha et le lien ne va pas s’établir tout de suite. Cet homme et son cœur de verre ne seront pas immédiatement liés explicitement au héros du récit, les histoires vont se développer en parallèle, jusqu’à ce que celle de Delchoucha vienne rejoindre le présent de Mouffazar par la clé de voûte du roman : Saryas et le dernier grenadier du monde. Cet arbre, on nous en explique les origines relativement tardivement dans le roman, page 214, et ses origines remontent à l’amour d’un père pour son fils.

Vous l’aurez compris, dans cet ouvrage tout est lié, voire inextricablement emmêlé et la trame ne se laisse pas voir immédiatement. « Le Dernier grenadier du monde » est un livre auquel il faut s’accrocher mais qui se laisse accrocher assez facilement.
Un livre et un récit qui se livrent tout doucement, qu’il faut prendre le temps de déguster, comme une grenade que l’on épluche. Chez Métailié, disponible depuis le 29 août 2019.


(Emilia Sancti)

mardi 10 septembre 2019

Loo Hui PHANG « L’imprudence »


Certains ouvrages souffrent de leur quatrième de couverture, ou de leur illustration de couverture. «  L’Imprudence », je ne l’aurais pas ouvert si j’avais été face à lui en librairie. La couverture : une jeune femme asiatique au visage mystérieux que l’on imagine nue et couchée dans des draps maculés. La quatrième de couverture parle d’un roman sensuel, de jouissance. Cela faisait beaucoup (trop) de clichés dont je souhaite me tenir à l’écart.

Et cela aurait été fort dommage car je serais alors passée, sans me retourner, devant un petit roman de 140 pages, qui mérite d’être lu. L’auteure, Loo Hui PHANG signe ici son premier roman, prometteur.

Pourtant, les premières pages vont malheureusement aller dans le sens que je crains : le roman s’ouvre sur une scène de fesses. Désappointée je suis. Mais ce fut bref, une page et demi plus tard, nous voilà plongé dans un autre univers. La narratrice est vietnamienne, mais a vécu au Laos, jusqu’à ce que ses parents quittent le pays pour la France, elle avait alors 1 an. Son frère était alors beaucoup plus âgé. D’ailleurs il raille sa sœur, qui n’est pas une vraie vietnamienne, parce que d’après lui, elle ne parlera jamais sans cet accent occidental. Il la raille, et pourtant une complicité solide demeure entre eux deux, bien qu’elle se taise, s’affronte et se lise uniquement dans les regards.

La narratrice vit à Paris, 23 ans, photographe, férue d’hommes, qu’elle consomme avec frénésie. Florent, qui ouvre le récit, s’égrène au fil des pages, comme une bouée de sauvetage, des images de leurs corps-à-corps fébriles et violemment nécessaires, répondant à une volonté qu’aucun ne maîtrise. Cet homme qui s’impose, plus qu’aucun autre, par une sorte d’alchimie qui ne se laisse pas comprendre.

La narratrice retourne chez ses parents qui eux vivent à Cherbourg. Avec le frère qui se laisse complètement aller, jouant à la console à longueur de journée et fumant du shit à la même dose que sa sœur s’envoie en l’air avec de parfaits inconnus. Un coup de téléphone viendra briser cette homéostasie déjà plus que fragile : la grand-mère maternelle, Waipo, vient de décéder. Le frère s’effondre, notre héroïne se souvient, la mère organise, le père choisit de rester en France.

Vol vers Savannakhet, retour vers cette contrée qu’elle n’a pas vue depuis ses dix-sept ans. Car elle y est retournée contrairement à son frère qui, paradoxalement, ne vit que pour les souvenirs qu’il a laissés là-bas. Au fil du récit, on se rend compte que la narratrice est bien plus proche de sa grand-mère qu’il n’y parait car elle aussi, à sa manière, a choisi de se rebeller contre les diktats de sa culture. Entre secrets de famille et reliques bien cachées par la défunte, on assiste à la « reformation » d’une unité familiale autour de la grand-mère, à l’inversion des rôles, où la petite sœur prend sous son aile ce grand frère qui part à la dérive. Où cette petite sœur aussi assistera aux confessions de son grand-père, tout en fumant avec lui des 555. Un retour sur les lieux de l’enfance de sa mère, sur une histoire de couple et d’amour, au bord du Mékong. Sur des souvenirs partagés de boissons à la couleur du fleuve.

Je ne dirais pas que ce roman est sensuel, c’est pour moi un mot fort galvaudé qui a perdu de son sens originel et qui est juste « à la mode ». Audacieux oui, féministe même car la narratrice nage à contre-courant, refusant même une union forcée à ses 15 ans, consommant les hommes à son gré, sans se soucier du qu’en dira-t-on.

C’est une jolie première fois que ce roman à l’écriture tendre et métaphorique parfois. Un roman presqu’initiatique, une jolie histoire d’amour familiale, servie au bord du Mékong.

Un roman qui me démontre, encore une fois, qu’il ne faut pas s’arrêter à ses premières impressions. Un joli morceau de rentrée littéraire 2019 servi par Actes Sud.

(Emilia Sancti)

dimanche 8 septembre 2019

Jérôme LAFARGUE « Le temps est à l’orage »


C’est vrai que le temps est l’orage pour Joan Hossepount, son passé douloureux, ses parents et sa sœur morts dans un accident de voiture, sa femme même verdict après son accouchement de Laoline, leur fille commune. Joan s’était engagé au Tchad malgré son éducation plutôt libertaire, pour faire régner l’ordre en tant que tireur d’élite. Mauvais souvenir, son meilleur ami WIll étant resté sur le carreau. « L’Afrique constitue alors le terrain de jeu de l’armée française, où le bataillon d’un régiment peut se retrouver comme force d’appui d’un gouvernement contre les rebelles, quant à eux soutenus par un autre régiment. Au Tchad en particulier. Là où le nôtre se rend régulièrement pour des périodes de plusieurs mois ». Retour dans les Landes, les lacs d’Aurinvia. Il en est le gardien. Il est très proche de la nature, il la ressent peut-être comme sa nouvelle famille étant donné que la vraie est dynamitée. Mais petit retour en arrière si vous le voulez bien.

Joan a eu un ancêtre Guilhem, né à la fin du XVIIIe siècle. Il va retrouver ses mémoires écrits, et va comme se fondre en lui, trouvant troublantes toutes ses similitudes de parcours. Guilhem a souffert, n’était pas au Tchad mais à Austerlitz en 1805, puis impliqué dans une guerre en Espagne quelques années plus tard. Désabusé, se coupant du monde, il fréquentera les luthiers et sera amoureux de la musique, fabriquant un instrument fort étrange : l’épinette.

Joan pense-t-il à une hérédité maudite ? Croit-il que désormais, quoi qu’il entreprenne, il finira dans le mur ? Ou ses proches ? Il n’a plus confiance en l’être humain, il ne lui accorde plus de place dans son coeur. Laoline c’est différent, c’est sa descendance, comme il est celle de Guilhem. Puisqu’il faut s’isoler de l’humain, Joan va jeter son dévolu sur la nature, la protéger malgré elle, coûte que coûte, traquer les assassins de la Terre, ceux qui pulvérisent les écureuils, les petites bêtes ou les arbres, ceux qui font souffrir les animaux, les végétaux, dégueulassent les rivières, les ruisseaux.

C’est sur ce thème que les pages du livre sont les plus fortes, rappelant des auteurs de l’autre côte de l’Atlantique, ceux qui manient le « Nature writing » à la perfection, les écologistes de la plume, les poètes des grands espaces. « Versant nord, la montagne ne venait pas mourir avec langueur au contact des vagues, épuisant ses contreforts au gré d’une douve déclivité. Non, elle s’arrêtait brusquement, puis semblait prolongée par une falaise en contrebas, accrochée comme à la va-vite par des saillies rocheuses et malcommodes qui partaient en à-pic sans coup férir ».

Hymne à l’amour de la nature et contre son saccage par l’humain, c’est aussi celui du désenchantement et de la tendresse, notamment par l’adoption de Petit Chat, ce chaton espiègle qui va mettre Joan sur une piste inespérée. Car Joan se voit définitivement dans l’impasse quand tout bascule pourtant : deux hommes sans scrupules (l’un d’eux au moins est proche des milieux d’extrême droite) ont en projet la construction d’un immense complexe immobilier tout près d’Auvinvia, avec pots-de-vin et tout le toutim. C’en est trop pour Joan qui décide de partir à l’assaut…

On voyage beaucoup dans ce court roman, géographiquement mais aussi dans le temps. Les thèmes : l’hérédité, la guigne, l’amour, l’affection, le militantisme écologiste radical, la nature et l’environnement. Certaines pages sont empreintes de poésie verte et ensoleillée, d’autres bien plus critiques dès qu’il est question de l’être humain. C’est Quidam qui vient de le sortir. Jérôme LAFRAGUE est déjà l’auteur de plusieurs romans, certains primés, ce n’est donc pas un perdreau de l’année qui débarque en cette rentrée littéraire 2019.


(Warren Bismuth)

jeudi 5 septembre 2019

Philippe RICHELLE & Pierre WACHS « Les guerriers de Dieu – Tome 5 – Le massacre de la Saint-Barthélemy »


Tristesse voire désarroi. En effet, c’est la mort dans l’âme que je vous annonce le cinquième et dernier tome de cette splendide série BD historique qui se clôt avec tambours et trompettes par, comme le nom du présent volume l’indique, le massacre de la Saint-Barthélemy.

Nous vous passerons les antécédents menant à cette préparation d’un massacre annoncé. Dans cet ultime tome, retour sur l’attentat manqué contre l’amiral de COLIGNY (qui se rapprochait un peu trop imprudemment du roi CHARLES IX et l’influençait sur les vues protestantes), le mariage arrangé de Margot (sœur du roi, fille de Catherine de MEDICIS et catholique) avec le roi Henri de NAVARRE (protestant et futur Henri IV), la tension qui monte dans les deux camps religieux, la folie soudaine du roi CHARLES IX, en partie piloté par sa mère Catherine de MEDICIS et qui demande la mort pour chaque huguenot présent sur le sol parisien ce soir du 24 août 1572. Et la reine, pourtant en pâmoison, qui doit intervenir pour calmer les ardeurs du fiston et lui rappeler que parmi les huguenots se trouvent des personnages respectables issus de la famille royale.

Le sang va couler. Plus que de raison. Le roi CHARLES IX ne s’en remettra pas. Dans cette série, c’est pourtant la personne de Catherine de MEDICIS qui prend de la place, soupçonnée de tous les maux et les déviances, d’être la véritable dirigeante du pays, quoiqu’influencée par la famille de GUISE. La figure de Catherine est éclaboussée à de maintes reprises. La mante religieuse reste solide sur ses jarrets malgré les nombreux drames qui se succèdent.

Bien sûr toute cette destinée est résumée, on ne refait pas l’histoire point par point en seulement cinq tomes. Mais cette série est un premier pas ludique et franchement enrichissant pour un peu mieux connaître les enjeux de cette période trouble et ensanglanté, ces guerres de religion déjà prégnantes dans le paysage français et même européen. Série rythmée, mettant en scène quelques figures fictives pour romancer et atténuer la boucherie sans nom.

Série commencée par l’année 1557, elle se termine 15 ans plus tard par le célèbre massacre au cœur de Paris. D’ailleurs, le Paris moyenâgeux est très bien reconstitué dans ces cinq volumes passant en revue 15 années d’une France exsangue et à l’agonie. Une série fort réussie qui laissera de très bons souvenirs, à la fois dans les dessins réalistes et détaillés que dans le scénario suivant au plus près l’histoire. Les personnages fictifs, présents dans toute l’épopée, trouveront eux aussi leur point de chute. Ce dernier tome vient de sortir chez Glénat, il est comme tout le reste de la série plus que recommandable.


(Warren Bismuth)

mardi 3 septembre 2019

Julia DECK « Propriété privée »


Julia DECK n’en est pas à son coup d’essai. Les éditions de Minuit nous gratifient pour cette rentrée littéraire d’un roman particulièrement truculent, drôle, cynique à souhait.

C’est un peu l’histoire de Monsieur et Madame Toutlemonde : l’accession à la propriété. Au départ il y a un couple. Le mari, Charles Caradec, dont on comprend rapidement qu’il souffre d’une pathologie psychiatrique. On soupçonne la dépression, mais rien dans le roman ne sera vraiment explicite à ce sujet. Il est néanmoins suivi depuis de longues années (27 tout de même !) par Serrier, le psychiatre, qui lui permet de tester de temps en temps de nouvelles molécules entraînant le plus fréquemment des tunnels ensommeillés sur lesquels sa femme veille, parfois un peu inquiète. Elle, Eva Caradec, travaille dans l’urbanisme, elle travaille « tous les jours et tous les soirs » comme elle le déclare elle-même. Elle vit au rythme de ses rendez-vous d’affaire, de sa relation opaque avec Bogaert, qui semble être à la fois le mentor, le collègue de travail mais aussi le supérieur hiérarchique, et qui décide selon ses propres règles des rencontres avec Eva.

D’ailleurs, c’est du point de vue d’Eva que ce roman se construit. S’éloigner du bruit, de la pollution, libérer les plantes de leurs pots devenus trop petits, retourner à la nature : il est temps de quitter Paris pour la banlieue, acheter ce petit pavillon tant convoité au milieu d’un quartier fraîchement construit, desservi uniquement par le RER. Bousculer son train de vie, et accéder à la propriété privée comme on accède à son bonheur, sorte d’aboutissement de vie ultime. Aussitôt dit aussitôt fait, les voilà fraîchement débarqués de leur centre-ville, avec leurs cartons, leur nouvel électroménager et leurs soucis de propriétaires terriens. Le quartier est un lotissement résidentiel, d’apparence assez aisé et occupé par une majorité de CSP+. Maisonnettes, jardinets, pelouses soigneusement entretenues et fleurs épanouies, tel est leur nouvel environnement. Environnement qui se compose aussi des voisins, les Benani, les Lemoine, les Durand-Dubreuil (les « dudu ») et… les Lecoq. Arnaud et Annabelle, accompagnés par leur bébé et leur chat, le gros rouquin. Annabelle et ses mini shorts, Annabelle et ses œillades, son caractère. Et son mari n’est pas en reste.

C’est sur ce gros rouquin que débute le roman, incipit décalé qui nous permet immédiatement de prendre conscience que dans cette histoire, tout n’ira pas pour le mieux. Querelles de voisinage, coucheries, jalousie larvée, on se rend rapidement compte que l’on est plus espionné à la campagne qu’à la ville. Adieu l’anonymat parisien, ici tout le monde se connaît (ou croit se connaître) trop bien. Les conversations enflent, les langues se délient, les clans se forment sous les yeux d’un lecteur complètement emporté par le tumulte des événements qui ont la particularité d’être anodins (au moins au début). Julia DECK nous absorbe totalement dans son récit relativement court (173 pages) où tout s’enchaîne vers une issue inéluctable tant on la sent arriver dès les premières pages. C’est infiniment drôle et nous renvoie à nos propres désirs, à notre conception du bonheur et plus trivialement à nos propres relations de voisinage. Un quartier, un lotissement est un microcosme où se retrouvent tous les échantillons de l’humanité. C’est en ce sens que l’on ne peut s’empêcher de sourire, à chaque page, et d’aller au bout, d’une traite, de ce roman qui parle de nous et des autres.

Assurément une valeur sûre, Julia DECK nous régale encore, chez Minuit bien évidemment. Vivement le prochain.


(Emilia Sancti)

dimanche 1 septembre 2019

Thomas GIRAUD « Le bruit des tuiles »


Au milieu du XIXe siècle, Victor Considerant (sans accent sur le E, l’homme y tient), adepte des thèses de Charles FOURIÉ, planche sur le projet d’ouvrir une communauté d’inspiration fouriériste, un immense phalanstère libertaire qu’il implantera du côté de Dallas au fin fond du Texas dans des Etats-Unis encore méconnus en France où il vit. La gestation va se faire par étapes, la préparation est ardue, mais Considerant est confiant. Il espère dégoter une quinzaine de compagnons de route pour concrétiser l’affaire. Le terrain est pensé puis repéré, il devra être idéal. Le but de l’expédition est de vivre au plus près de l’autosuffisance dans le respect de chacun et la rotation des tâches, sans hiérarchie, sans dieu ni maître.

La recherche de coopérants sur la base du volontariat va se dérouler par meetings que Victor tient ici et là. Discours huilés, bien préparés, genre d’éloges qui vendent du rêve. « Il se racle la gorge, reprend son discours là où il avait été arrêté, dans la deuxième sous-partie de la deuxième partie, il faut partir de zéro, de rien pour faire le tout, d’un endroit qui soit vierge, où personne ne nous dise ‘vous êtes chez moi voilà comment vous allez faire’, pour que nous puissions construire une société organisée selon une bonne manière, une société librement organisée dans laquelle chacun pourrait vivre dans une harmonie heureuse, avec l’accord affectueux de chacun pour chacun, selon non pas une place mais des places qu’il pourrait occuper au cours de la même journée, de la même vie selon les préceptes de l’attraction passionnée ».

D’une quinzaine de consentants, la petite troupe se voit rapidement lestée d’une trentaine de membres. Considerant aurait désiré moins - le terrain est petit - mais flatté aux entournures, il accepte tout individu qui voudra bien se joindre à la Grande Aventure. Parmi ceux-ci Leroux, usé par le travail à la ferme, déglingué de partout à seulement 26 ans. Il sera celui tapi dans l’ombre, en retrait, taiseux, mais paradoxalement le plus obstiné. Quant au nom de la Communauté, après plusieurs tergiversations Considerant lui choisit Réunion. Avec un accent sur le E ce coup-ci.

Alors que toute cette petite troupe en est encore à peaufiner son projet sur le papier et sur la terre française, les premiers mécontentements jaillissent. Certains protagonistes veulent par exemple avancer la date de départ de plusieurs mois. Même peu enchanté, Considerant se plie à leur bon vouloir. Sa femme Julie restera à quai, au Havre, là où les aventuriers embarquent pour une traversée de trois mois durant laquelle Considerant souffrira d’un solide mal de mer. À l’issue de cet éprouvant voyage, la concératisation de Réunion peut enfin avoir lieu. Elle va tourner court.

Thomas GIRAUD semble particulièrement à l’aise avec les figures de perdants de l’histoire. Après son portrait d’un musicien oublié dans « La ballade silencieuse de Jackson C. Frank » (https://deslivresrances.blogspot.com/2018/06/thomas-giraud-la-ballade-silencieuse-de.html) il réitère avec le parcours de cet apprenti communautaire parti de bases solides pour un projet d’envergure humaine torpillé par l’individualisme, mis en déroute par la hiérarchie se mettant naturellement en place, un hameau mal structuré, mal réfléchi sur le positionnement des bâtiments, des autochtones rugueux voire carrément hostiles (pourtant 1855, date du début du phalanstère, ça ne fait pas si longtemps que les « Américains » ont piqué la place aux Indiens) mais aussi le soleil, le froid, la faim, la soif, la sécheresse et surtout, surtout, une invasion de sauterelles. De criquets pèlerins rectifierait Considerant qui avait donné trois ans pour évaluer l’avancée du projet et faire le bilan. Ce dernier n’est pas fameux. Et pourtant, tous autant qu’il sont, ils y auront cru, même si pour certains les Etats-Unis étaient plus prosaïquement synonymes de vacances plutôt que de Communauté. « Il aurait fallu plus de tout : de terres fertiles, d’hommes pour arracher quelque chose d’un peu sérieux de ces étendues, d’instruments, d’ombres ». Il aurait en effet fallu beaucoup plus pour éviter le premier mort…

Thomas GIRAUD se fait plaisir, la langue est poétique, froide ou drôle, toujours au plus près du détail, très rigoriste. Il avait entamé sa carrière littéraire par la superbe biographie romancée de la jeunesse d’Élisée RECLUS « Élisée avant les ruisseaux et les montagnes » en 2016 (https://deslivresrances.blogspot.com/2018/10/thomas-giraud-elisee-avant-les.html), sa plume a encore évolué depuis, son texte est encore plus beau, il rend presque glorieuse une épopée désastreuse, comme pour ne pas oublier qu’avant et depuis, d’autres communautés ont réussi leur pari, ont existé et survécu. Il a choisi de dépeindre celle qui peut-être accumulait toutes les tares pour justement ne pas aboutir, les premières erreurs s’installant avant même la mise en œuvre du projet Réunion qui survivra une poignée d’années, cahin-caha. Le fond est plein d’aventures palpitantes (et accessoirement des exemples à ne pas suivre), la forme est ronde et stylée, ciselée avec de longues phrases documentées qui touchent leur cible. Ce livre est encore un excellent cru de La Contre Allée, il restera comme un moment fort – y compris le titre fort bien senti - de la rentrée Littéraire 2019.


(Warren Bismuth)