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dimanche 29 octobre 2017

Victor REMIZOV « Volia Volnaïa »


Volia Volnaïa, Victor Remizov - PAGE

Un roman d’une très grande richesse. Pas de personnage principal, ici c’est la taïga dans l’immense Sibérie orientale qui tient la vedette. Les humains et les animaux vivent au gré de la nature, rarement de manière propre. De nos jours dans cette Sibérie austère, les hommes gagnent toujours leur vie comme ils le peuvent, en stockant clandestinement des œufs de saumons par tonnes et en vivant d’orpaillage illégal. Les autorités sont au courant, mais tout se déroule bien tant que les flics et les miliciens se font graisser la patte : 20 % des bénéfices, de quoi arrondir les fins de mois. Stepane Kobiakov en a assez de refiler une partie de ses biens et veut le faire savoir. Une fusillade s’ensuit, voilà l’épine dorsale de ce roman fresque de 400 pages. D’accord, Victor REMIZOV n’a pas eu de chance, il pourrait participer à un championnat de vrais sosies de STALINE. C’est ici son premier roman, qu’il a écrit en 2014, à 56 ans, traduit en français en 2017. Sur la couverture nous sommes prévenu.e.s : « Un Jim HARRISON russe » ! Oui, mais pas seulement. Dans une interview, REMIZOV fait part de ses trois influences majeures : TOLSTOÏ, DOSTOÏEVSKI et Jack LONDON. Trois des plus grands, des plus puissants. Eh bien on retrouve leur style ou leurs sujets de prédilection en partie dans ce roman d’une quarantaine de personnages (ce qui nous ramène à TOLSTOÏ) que le romancier laisse parler sans s’immiscer (comme chez DOSTOÏEVSKI) dans des grands espaces sublimés (là on flirte du côté de LONDON). Ici aussi c’est très sombre, ombrageux, polaire, les protagonistes sont taciturnes, charpentés, prennent de la place. Pour les paysages, on sent l’auteur très à l’aise pour les décrire, amoureux de ce qu’il tient à nous faire partager. Sur ce point je l’ai trouvé proche de l’écriture et de l’atmosphère d’un William TAPPLY. Mais c’est aussi un livre sur la situation politique et social de la Russie sous POUTINE : corruption, pots de vin, mainmise des autorités sur les activités clandestines, chantage, violence, intimidations, abus de pouvoir, capitalisme sauvage, alcool à outrance, j’en passe et des meilleures. Le sujet de fond de ce superbe bouquin est la question suivante : jusqu’où l’homme peut-il aller pour sa liberté ? « Volia volnaïa » signifie « Liberté libre » ou « Volonté libre ». L’homme est-il apte à s’adapter au monde moderne, de surcroît dans une Sibérie encore très marquée par les âges anciens, les rites et les croyances ? Comble du raffinement, REMIZOV impose son rythme, la lecture est lente, tendue, âpre, et cette chasse à l’homme suscitée par « l’erreur » de Kobiakov n’est pas sans rappeler les grandes envolées du sublime Edward ABBEY. Un roman à peu près impossible à résumer, les évènements se succèdent et se nouent par les psychologies des personnages, la force extrême de la nature, mais aussi pour la relative complexité de la trame. L’auteur a eu la bonne idée de dresser une liste exhaustive des protagonistes au début du livre, c’est parfois très utile, et accessoirement on peut constater que la gente féminine n’est pas très bien représentée dans un monde où l’homme domine. La relève de la grande littérature russe classique semble assurée. On notera toutefois quelques longueurs et baisses de régime, mais pour un premier roman, c’est un véritable coup de maître, à la fois roman social, identitaire (dans le bon sens du terme hein !), politique, mais s’inscrivant également dans le style très prisé du pur « nature writing ». Pour parfaire le tout, la traduction est remarquable. On en redemande. Sorti chez BELFOND.


(Warren Bismuth)

samedi 28 octobre 2017

Ferdinand VON SCHIRACH « Terreur »


Terreur - Ferdinand von Schirach - Babelio

Un sujet qui rend fou. Ou hystérique. Voire les deux. Un procès fictif,  exposé comme un problème de mathématiques à résoudre à partir d'un fait divers tragique. Voici les données : un avion de ligne avec à son bord 164 passagers est détourné par un pirate de l'air. Il se dirige sur le stade de Munich, Allemagne, dans lequel 70 000 personnes sont entassées pour un match. Le terroriste projette de faire écraser l'avion sur le stade. Un autre avion, de l'armée allemande cette fois-ci, le suit. Dilemme : le pilote de l'armée doit-il laisser l'avion de ligne accomplir sa sinistre besogne au risque de déplorer 70 000 morts ou doit-il l'abattre pour sacrifier « seulement » 164 humains afin de sauver la vie des 70 000 autres ? Il choisit la seconde solution. Son procès commence sous forme de pièce de théâtre. Le pilote va-t-il être condamné ou au contraire élevé au rang de héros national ? Cette pièce est totalement déroutante. VON SCHIRACH qui, ne l'oublions pas, est avocat et connaît de fait très bien son sujet, nous pousse dans nos derniers retranchements à chaque page, la torture mentale est permanente dans cette odeur toute kafkaïenne pour le lecteur dont les certitudes sont bousculées à tout bout de champ. VON SCHIRACH nous OBLIGE à juger, à douter, à remettre en question notre premier jugement, à peser le pour, le contre, à douter encore et toujours, à redistribuer les cartes incessamment, c'est un vrai casse-tête chinois, en beaucoup plus obsédant. Pour nous vriller un peu plus le cervelet, il prend des exemples précis de vrais faits divers sur la même thématique, des exemples implacables qui désorientent et asphyxient par les décisions de justice mais pas seulement. Revenons à Munich (pas en avion s'il vous plaît) : comment juger cette affaire sur les seules bases de la Constitution ? Doit-on prendre en compte les émotions du pilote de l'armée au moment où il va envoyer son missile ? Ces émotions peuvent-elles être perçues comme rationnelles, si oui comme égoïstes ou au contraire altruistes, hasardeuses face à l'urgence ou objectives ? Peut-on sacrifier la vie d'un innocent si l'on en sauve 40 ? Mieux : la démocratie est-elle suffisamment armée et développée pour trancher une telle question ? Un cas particulier peut-il ne pas être jugé de la même manière que ce que la loi prévoit ? Si la réponse est oui, chaque cas peut-il devenir unique ? Ne peut-il pas y avoir jurisprudence pour chaque affaire de justice ? Nous avons le sentiment d'être là, impuissants devant une pelote de laine sans bout, un cul sans fondement, on se voit transformé en un instant en bourreau virtuel ou en seigneur tout-puissant, condamnant arbitrairement ou encourageant la barbarie, ce qui accentue le malaise. Qui sommes-nous pour juger ? D'ailleurs sommes-nous faits pour juger ? Pourtant VON SCHIRACH nous exhorte de le faire, en notre âme et conscience il nous prie d'exposer notre intime conviction, alors que la tête nous tourne et que l'on se sent prisonnier d'une véritable spirale, dans un labyrinthe sans aucune issue, la nausée au bord des lèvres car incapables de répondre objectivement à une seule des nombreuses questions, et que pour tout dire nous irions bien volontiers nous allonger pour oublier tout ça, comme par lâcheté, ou lassitude. Ou incompréhension, terrassés par cette pertinence sans répit. Une autre image peut être ce désert dans lequel on crève de soif à genoux devant une oasis empoisonnée. VON SCHIRACH joue avec nos nerfs (on pense bien sûr au test de MILGRAM pour le thème de l'obéissance à l'autorité) et pourtant chaque question qu'il soulève est fondamentale et déconstruit en permanence nos idées arrêtées, nos préjugés. Brillantissime et quelque part annihilant pour nos convictions théoriques. Je vous conseille de reprendre le Rubik's Cube, c'est bien moins éprouvant. En parlant de jeu, vous avez 100 fois plus de chances de gagner au Loto que de répondre avec certitude à une seule des questions soulevées par l'auteur. Pièce de théâtre (heureusement courte pour diminuer, du moins en temps, la torture, la culpabilité et l'impuissance) sortie en 2017 chez L'ARCHE qui nous propose sur le coup un jeu d'une cruauté absolue mais nécessaire. Personne n'en ressortira sans séquelles, telle est mon intime conviction. En annexe, un discours éclairé de l'auteur après la tragédie de CHARLIE HEBDO et les limites autorégulées de la liberté d'expression et de la satire. Éloquent et dérangeant. J'arrête là, j'ai le sentiment que rien que la chronique va nous rendre tou.te.s cinglé.e.s.


(Warren Bismuth)

jeudi 26 octobre 2017

Dominique DOLMIEU, Bleuenn ISAMBARD & Mouradine OLMEZ « Vivra »


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Un commando de 32 caucasiens pour une prise d’otage gigantesque, plus de 1 000 personnes retenues dans une école le jour même de la rentrée des classes, dont une bonne partie d’enfants. La tragédie se joue le 1er septembre 2004 à Beslan, Ossétie du Nord, Russie, en plein pendant la guerre opposant la Russie à la Tchétchénie, et ce n’est pas du théâtre. 30 heures de prise d’otages, des médias gouvernementaux minimisant le nombre de personnes retenues prisonnières, n’en comptabilisant « que » 354, chiffre déclenchant la furie du commando assaillant. En parlant d’assaillir, c’est exactement ce qui va se passer le 3 septembre, date à laquelle les tanks russes et les lance-flammes entrent en action dans l’école. Une boucherie. On dénombre 334 morts dont 186 enfants. On se souvient tou.te.s de cette catastrophe. La lumière ne sera jamais faite sur cette attaque : les « terroristes » ont-ils été menaçants ou non sur le sort des otages ? Ont-ils refusé toute négociation ? Les autorités russes ont-elles décidé de siffler brutalement et sans aucune provocation la fin du match ? Du commando ne survivra qu’un seul membre, Nourpacha KOULAEV, il sera la seule personne à être condamnée suite à cette folie humaine de plus de 2 jours. C’est ce que cette courte pièce de théâtre du Kazakh Mouradine OLMEZ traduite et co-écrite par Bleuenn ISAMBARD et éditée ainsi que co-écrite et mise en scène par Dominique DOLMIEU raconte, une pièce en forme de procès, où la cupidité va atteindre un drôle de paroxysme. Un seul coupable condamné, à la fois pour la prise d’otages et pour l’assaut, des familles méprisées repartant du tribunal sans réponses pour un théâtre militant, rude et imagé avec notamment ce personnage porte-parole des victimes et nommé Celle Qui Reste, ou encore ce Chœur des Enfants Morts. Les autres personnages de cette courte pièce sont des acteurs jouant le rôle des véritables protagonistes dont le « fameux » KOULAEV. De l’engagement documenté qui fait vibrer les cordes sensibles, superbe. C’est paru chez la maison d’édition justement détenue par Dominique DOLMIEU, L’ESPACE D’UN INSTANT, en 2017.


(Warren Bismuth)

dimanche 22 octobre 2017

Delphine LE LAY & Alexis HORELLOU « Plogoff »


La feuille Charbinoise » BD Plogoff

Une BD militante de 2013 qui s’appuie en grande partie sur le film documentaire de 1980 « Plogoff : des pierres contre des fusils » de Nicole et Félix LE GARREC qui sont par ailleurs préfaciers de la BD. Plogoff c’est l’histoire d’un combat acharné contre l’implantation d’une centrale nucléaire dans ce petit village de Bretagne. La résistance coïncide parfaitement avec les dates du septennat de GISCARD (1974-1981) ainsi qu’avec la bataille similaire au cœur du Larzac dans une autre région française, éloignée, qui luttait contre la construction d’un terrain militaire en zone rurale. À Plogoff, c’est là aussi toute la population qui va manifester et protester, des jeunes, des paysans, des marins et leurs femmes, des retraité.e .s, toutes classes sociales confondues, les élus locaux prennent part à la lutte, Plogoff se transforme en un véritable îlot de dissidence au projet nucléaire. La violence policière va échauffer les esprits. Une BD qui permet de revivre cet évènement qui est aussi une image forte de ce que fut la décennie des 70’s, avec une contre-culture et une contestation omniprésentes, une solidarité solide et spontanée (les habitants de Plogoff se rendront dans le Larzac dont les militants rendront rapidement la pareille). Dessins assez épurés et comme minimalistes en noir et blanc, les décors bien représentatifs de la décennie 1970 et scénario précis et forcément partisan conte l’ogre nucléaire. Une BD qui nous envoie un message fort sur les possibilités infinies de résistance aux grands projets inutiles et/ou dangereux. Plogoff, comme le Larzac, c’est un peu le grand-père digne et offensif des Zones À Défendre (Z.A.D.). La trame reste la même aujourd’hui : des politiciens promettant monts et merveilles à une région de préférence rurale, et des comités qui se mettent en place pour combattre à la fois un projet et une autorité représentée par les flics. Plogoff est l’illustration d’une immense victoire, même si c’est bien l’élection de François MITTERRAND en mai 1981 qui l’a entérinée. Plogoff, un exemple à ne pas perdre de vue.


(Warren Bismuth)

jeudi 19 octobre 2017

Evguénia IAROSLAVSKAÏA-MARKON « Révoltée »

Nous tenons entre les pattes un rare document d’archive ainsi qu’un brûlot : l’autobiographie d’une femme anarchiste militante emprisonnée en Russie durant le règne de STALINE. Une autobiographie courte et enragée, écrite six mois avant l’exécution de l’auteure. Evguénia MARKON, fille de la bourgeoisie moscovite née en 1902, rompt avec ses racines pour devenir voleuse en rejetant toutes les valeurs inculquées, devient membre de la pègre russe et anarchiste, bien qu’ayant comme beaucoup cru un instant à la Révolution bolchevik de 1917 avant qu’elle n’éclate. Puis la triste réalité l’a amenée à côtoyer les vrais milieux révolutionnaires anti-bolcheviks. Elle a lu et assimilé l’anarcho-individualiste Max STIRNER. Tout d’abord journaliste, elle rejoint les bandes dissidentes au régime, rencontre le poète Alexandre IAROSLAVSKI qui deviendra son mari pour le meilleur et pour le pire. Elle est curieuse de tout, s’intéresse à la science, la nature, est végétarienne. Dans un accident elle perd ses deux pieds, le commente comme une anecdote sans importance. Elle se considère comme « antireligieuse itinérante » car vit de peu et trace sa route au milieu des miséreux, emprunte les techniques des « hobos » (ces voyageurs clandestins de trains si bien décrits dans « Les vagabonds du rail » de Jack LONDON, William T. VOLLMANN leur a consacré plus récemment un récit « Le grand partout »), décide de devenir voleuse pour la cause, est emprisonnée à plusieurs reprises, revendiquant toujours ses actes avec fierté. Elle fait pas mal de petits boulots, dont crieuse de journaux et même voyante (où elle précise bien que c’était une vraie supercherie). Lors d’un vol de mallette dans une gare, elle constate qu’elle renferme un appareil photo ainsi que de nombreux clichés photographiques. À l’instar d’un Alexandre JACOB, anarchiste français au cœur tendre (qui inspirera Maurice LEBLANC pour son personnage d’Arsène Lupin) qui refusa de dévaliser un appartement lorsqu’il réalisa qu’il était celui de l’écrivain Pierre LOTI, elle trouve l’adresse du propriétaire dans la mallette en question et lui renvoie ses photos. Elle rencontre l’immense Nestor MAKHNO, anarcho-collectiviste qui dirigera une armée anti-étatique en Ukraine, se lie avec un autre anarchiste influent : VOLINE. Elle finit par être déportée sur l’île de Solovki où elle tentera d’assassiner le directeur du camp et sera condamnée à mort. En détention, elle se balade avec un écriteau autour du cou, sur lequel est écrit « Mort aux Tchékhistes » (la Tchéka était la police politique du régime bolchevik). Sans cesse elle appelle à la révolte, à l’émeute contre la politique bolchevik. Son mari, également incarcéré, va être exécuté. Elle va tenter par trois fois de mettre fin à ses jours. Cette autobiographie est écrite le 3 février 1931 alors qu’Evguénia se trouve détenue dans l’île Solovki, elle sera tuée en juin de la même année. Au-delà de cette autobiographie, c’est le régime bolchevik qui est dénoncé, la vie du peuple dépeinte (déjà l’alcool y coule à flot). Une combattante du désespoir qui n’est pas sans rappeler la figure et le parcours de Louise MICHEL à partir de 1871 (la bonne Louise aura la chance de revenir de déportation). Un parcours chaotique mais empli d’une conviction inébranlable. Ce n’est qu’en 1996 que le manuscrit a été retrouvé (comment a-t-il pu passer les décennies dans un pouvoir totalitaire sans être détruit par les autorités ? La question reste entière). Ce récit de vie sorti (enfin !) en France en 2017 est agrémenté d’une éclairante préface, d’une postface tout aussi passionnante, et de quelques pièces du procès d’Evguénia. Une personne rare et radicale qui, malgré sa vie courte (exécutée à 29 ans), a de quoi laisser pantois.


(Warren Bismuth)

samedi 14 octobre 2017

Evguéni ZAMIATINE « La caverne »


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Un petit bijou. Petit par la dimension, genre format poche. Petit par la longueur : à peine 60 pages. Bijou pour tout le reste. Une seule histoire mais traitée de deux manières : une première version en nouvelle (présentée pourtant comme un récit) puis en format pièce de théâtre. Le fond : la Russie juste après la révolution bolchevique d'octobre 1917 (la nouvelle a été écrite en 1920 et publiée en 1922). Saint Petersbourg devenu Petrograd, un couple qui a froid dans sa maison, transformée en caverne, qui ne parvient plus à se payer le bois pour se réchauffer. La femme Martha ne peut plus sortir du fond de son lit, trop transie et mourante. Le mari Martin Martinovitch, n'y tenant plus de la voir dans une telle douleur va, malgré ses principes, aller voler du bois chez leur voisin Obertychev. Par cette petite historiette courte, c'est le renversement de la Russie qui est présenté, cette Russie qui ne va pas tarder à devenir l'U.R.S.S. (en 1922). Elle est Léniniste lorsque l'action a lieu (contemporaine à l'écriture), elle ne va pas tarder à devenir Stalinienne. Quant à ZAMIATINE, il sera arrêté par le gouvernement de LENINE en 1922 avant de demander l'extradition à STALINE en personne en 1931, extradition qu'il obtiendra. Dans cette nouvelle et cette pièce de théâtre, on est assez loin de l'ambiance générale du roman « Nous », considéré comme l'un des éléments fondateurs du roman dystopique, influençant ORWELL pour son « 1984 » et HUXLEY pour « Le meilleur des mondes ». Il m'avait pourtant laissé sur ma faim. Si le sujet est ici également dystopique,  cette « Caverne » est une petite bombe qui vous glacera les pieds malgré la couette. Dès les deux premières phrases de la nouvelle nous sommes dans le bain : « Des glaciers, des mammouths, des déserts. Des rochers de nuit, noirs, qui ressemblent vaguement à des immeubles ; à l'intérieur des rochers, des cavernes ». Pour le premier dialogue de la version théâtrale, ce n'est pas franchement plus joyeux : « Je n'en peux plus je n'arrive pas à respirer dans cette obscurité… Mais quand est-ce qu'ils vont nous donner de la lumière ? ». Il est intéressant de noter la différence d'écriture pour une même trame, en apparence plus légère pour la pièce de théâtre. En apparence seulement. Notons que ladite pièce, écrite en 1927, est pour la première fois traduite en français. Livre paru en 2017 chez un petit éditeur au visuel très réussi, INTERFÉRENCES, qui a m'a l'air de bien apprécier les écrits russes, il est donc fort possible que l'on en reparle à l'occasion.


(Warren Bismuth)

jeudi 12 octobre 2017

Sorj CHALANDON « Le jour d’avant »


Le jour d'avant – Sorj Chalandon | Tu vas t'abîmer les yeux

Huitième roman de CHALANDON, peut-être le plus noir. Un terrible coup de grisou dans une mine tout près de Lens dans le département du Nord en ce 27 décembre 1974. 42 mineurs laissés sur le carreau. Un 43ème suivra trois semaines plus tard : Joseph Flavent. C’est en quelque sorte le personnage principal et fictif de ce roman, même s’il meurt dès le début. Son jeune frère, Michel, va porter le poids de cette catastrophe et de la mort de Joseph, dit Jojo, pendant des décennies. Au fil des années il va voir mourir leur mère, leur père, puis sa femme Cécile. Tout le renvoie à la mort. Pour lui nul doute, le responsable de cette tragédie minière n’est autre que Dravelle. Dravelle, celui qui a demandé à ses hommes de descendre au fond de la mine ce matin du 27 décembre 1974 alors qu’il savait que les conditions de sécurité étaient médiocres, que la ventilation était défaillante et que le sol et les murs n’avaient pas été suffisamment humectés. Michel va alors vouloir retrouver Dravelle afin de se venger. Ce roman de 2017 aborde pas mal de sujets : la quête de l’identité, des racines, la notion de culpabilité, le déni, la vengeance bien sûr (au cœur du livre), le suicide, mais c’est aussi et surtout un roman engagé. CHALANDON se transforme en historien du social et du travail pour dénoncer les conditions dégueulasses des mineurs, leur espérance de vie limitée, leurs maladies déclenchées par la poussière, le charbon, la saleté. Il est aussi militant en reprenant méthodiquement et scrupuleusement divers points de cette tragédie minière qui a réellement eu lieu, les non dits, les mensonges, les oublis, les amnésies volontaires, qui ne sont par ailleurs pas toujours où l’on croit. Par ce travail minutieux et entêté, il entre dans les pas d’un Didier DAENINCKX, romancier très marqué politiquement et socialement, se servant de son métier pour rugir. Évidemment on ne peut aussi que penser au ZOLA de « Germinal » qui fait parler et vivre des mineurs éprouvés par leur labeur. Dans l’atmosphère, je me permettrai d’y sentir un fort goût au palais de SIMENON par l’âpreté du discours. D’ailleurs, est-ce un hasard si le narrateur Michel qui vient de perdre sa femme longtemps après la catastrophe, écrit « Cécile est morte », le titre d’un roman mettant en scène le fameux commissaire Maigret de SIMENON ? Si au détour d’une page, ce même narrateur parle d’un inconnu dans la maison, encore un titre d’un SIMENON ? Sans dévoiler la trame du roman ni ses rebondissements d’une efficacité redoutable, sachez cependant qu’il y aura procès, un procès assez lointain de ce que l’on pourrait imaginer en croyant posséder les bonnes cartes en mains. Les plaidoiries semblent tout droit sorties d’une fin de film d’André CAYATTE, implacables, compassionnelles mais lucides. Ce « Jour d’avant » est très fort par la documentation historique, mais aussi la machine judiciaire en branle. Ses personnages sont crédibles derrière ce ton d’une noirceur absolue. Une leçon de yoga avant et après la lecture ne seront peut-être pas inutiles, on a là un vrai roman sombre, avec ce climat boueux qui colle aux semelles, avec parfois cet air vicié presque aussi suffocant que celui du fond de la mine, l’un des meilleurs de l’auteur qui a pourtant laissé de bien jolies traces littéraires au fil des années. Une valeur sûre, une pointure.

(Warren Bismuth)

lundi 9 octobre 2017

Edward ABBEY « Désert solitaire »


L'ANAGNOSTE: Edward Abbey, Désert solitaire

Il y a de ces livres dont on retarde toujours la lecture parce que l’on sait que l’on va devoir en découdre avec un grand bouquin, que l’on devra être concentré, disponible. Exemple parfait avec ce « Désert solitaire » qui trônait dans ma pile à lire depuis pas mal de mois. Prétexte supplémentaire au retardement de l’échéance : ce récit est le seul livre d’ABBEY traduit en français qui me restait à lire, tous les autres m’étaient passé entre les pattes et je n’en étais jamais ressorti indemne. ABBEY est un géant parmi les géants, l’un de ceux qui bousculent votre existence, votre façon de penser, d’agir. Donc je devais être prêt pour l’affronter une dernière fois. Ce « Désert solitaire » n’est pas qu’un carnet intime où l’auteur couche ses pensées alors qu’il travaille durant six mois comme ranger dans un parc national de l’Utah aux Etats-Unis à la fin des années 1950. C’est aussi et surtout un ouvrage sur la vie, une vie qui ne doit pas s’arrêter à celle des êtres humains, mais doit être respectée pour tout être vivant sur terre. ABBEY est ce type enragé qui crache sur l’égoïsme et la volonté de suprématie de l’humain sur la nature, sur les projets inutiles qui vont balafrer les paysages, c’est ce que d’aucuns ont appelé un écologiste radical. Je ne suis pas d’accord avec ce terme, je crois en effet que ce sont les grands projets inutiles de « bétonisation » du sol naturel qui sont radicaux car ils tuent une partie de la nature sauvage. Pour toujours. ABBEY ne tue pas, il est au contraire pour la défense de la vie, sans rehausser la vie humaine, sans la compter comme au-dessus des vies animale ou végétale. Il contemple. L’énorme force d’ABBEY est la diversification des sujets et des états d’esprits dans un même bouquin : tour à tour philosophe, provocateur, critique, autocritique, botaniste, spécialiste faunistique, drôle, tendre, psychologue, mais toujours éminemment anarchiste dans l’âme, foncièrement politique dans le discours. Les anecdotes foisonnent dans ce récit, puisqu’il raconte six mois de sa vie au milieu des canyons, des grands espaces piégeux, de la nature maîtresse des lieux qu’il demande à respecter, à ne pas déranger : (il ne veut) « Plus de voitures dans les parcs nationaux. Que les gens marchent. Ou aillent à cheval, à vélo, à dos d’âne ou de phacochère – ça m’est égal -, mais qu’on interdise les voitures, les motos et tous leurs cousins à moteur. Nous sommes convenus que nous n’entrerions pas en voiture dans les cathédrales, les salles de concert, les musées, les assemblées législatives, les chambres à coucher et autres temples de notre culture : nous devrions traiter les parcs nationaux avec le même respect, car eux aussi sont des lieux sacrés. Peuple de plus en plus païen et hédoniste (Dieu merci !), nous comprenons enfin que les forêts et les montagnes et les canyons désertiques sont plus sacrés que nos églises. Comportons-nous donc en conséquence ». ABBEY ne raffole pas de l’humain ni de ce qu’il a engendré, comme la technoscience. Il regarde, à côté, solitaire, anarcho-individualiste vert fluo mais brandissant le drapeau noir. Il regarde l’humain bousiller les trésors de la nature pour y faire pousser du goudron, du béton. Car il prévient dès son introduction que son livre est « un tombeau », dans le sens où les paysages qu’il va évoquer sont déjà en train de changer et n’existeront peut-être plus lorsque le lecteur en lira les descriptions puisqu’ils auront été saccagés par l’homme. Il ne croit pas en une préservation à long terme, il ne croit pas tout court d’ailleurs : « Au-delà de l’athéisme : le non-théisme. Je ne suis pas athéiste, je suis terréiste. Soyez fidèle à la terre ». Son discours, même s’il a un demi-siècle, paraît encore terriblement d’actualité aujourd’hui où l’on parle plus que jamais de grands projets à construire pour remplacer la verdure, où l’on développe le tourisme industriel (un bazar qu’ABBEY déteste par-dessus tout). ABBEY a la force de cacher sa désillusion derrière un humour acerbe, aiguisé et caustique. C’est un grand, l’un de ceux qui pourraient résumer le combat du XXème siècle pour la planète, sans concession, sans compromission, fidèle à ses idéaux, entier, l’un de ceux qui font paraître tant d’autres tout petits. Dès qu’un projet de bétonnage pointe son nez, ABBEY rôde (applaudissements gênés pour le jeu de mots le plus vilain de l’année). D’autant que l’écriture est puissante et vous traîne par les cheveux, vous impose son rythme. Il n’y aura pas de survivants. Exceptée la nature. Aujourd’hui je me sens orphelin : j’ai lu les six livres d’Edward ABBEY traduits et sortis chez GALLMEISTER (celui-ci date de 2010 avec une splendide préface de Doug PEACOCK), six chefs d’œuvre d’irrévérence et de combat quotidien pour la vie et pour la nature. Alors messieurs dames, il va falloir faire quelque chose, traduire le reste de l’œuvre d’ABBEY, inexplorée en Francophonie, ou alors il me faudra relire ces six perles, encore et toujours, jusqu’à ce que je retourne dans le ventre de dame Nature comme ABBEY l’a fait en 1989.


(Warren Bismuth)

mercredi 4 octobre 2017

Georges SIMENON « Le rapport du gendarme »


critiquesLibres.com : Le rapport du gendarme Georges Simenon

Un roman écrit en 1944, en pleine occupation, période durant laquelle SIMENON fut très prolifique, trop. Car beaucoup a déjà été évoqué sur cette période trouble de son existence. Certes, il n’aurait pas collaboré (respectons le conditionnel, des rumeurs continuent aujourd’hui encore de grossir le passé déjà noir du romancier), mais il n’a pas été ne serait-ce qu’effleuré par l’esprit de résistance au nazisme, il a vécu en Vendée et en Charente-Maritime, comme si rien ne se déroulait à l’extérieur, comme si aucune guerre, aucun combat n’étaient en train d’éclater et de décider de l’avenir du monde. Il a été lâche, très lâche. Cette période est sempiternellement restée comme un caillou dans sa godasse. Bref, venons-en au roman proprement dit. Comme pour contredire ce qui a été dit et écrit sur le romancier SIMENON, celui-ci n’a pas toujours désigné le lieu d’action de ses romans dans un cadre géographique qu’il n’habitait plus, comme pour mieux s’imprégner de l’atmosphère a posteriori. En effet, ce roman se situe en Vendée, dans le département même où SIMENON l’habitait quand il l’a écrit. Une famille d’agriculteurs, les Roy, découvre sur le bord de la route au pied d’un arbre un homme grièvement blessé, une voiture lui a roulé dessus. Les Roy vont héberger l’homme chez eux, refusant de le faire transporter à l’hôpital, pourquoi ? Le brigadier Liberge se rend sur place et rédige un rapport. Ce brigadier est assez envahissant par sa présence et ses questions embarrassantes. De lourds secrets semblent peser sur la famille Roy, un passé bien rance va surgir au fil du roman. Quant à l’homme blessé, le choc l’a rendu amnésique, et même s’il survit rien n’est moins sûr qu’il donne des informations. Un SIMENON classique, un vrai roman dur, noir et spongieux. Cette famille Roy peut rappeler par certains traits la famille DOMINICI (oui, l’affaire DOMINICI, le meurtre de la famille DRUMOND sur une route de campagne, fait divers qui aura lieu seulement huit ans après l’écriture du présent roman, je ne me transformerai cependant pas en fier et arrogant complotiste ou révisionniste près à chercher un point commun entre le livre et le fait divers, ni à aller soupçonner le livre de SIMENON d’avoir servi d’exemple, un peu de tenue bon sang ! Certes j’extrapole volontairement, mais avouez quand même que ce serait un beau sujet de discussion dans les milieux autorisés de la théorie du complot !). Le blessé, paradoxalement personnage principal et secondaire car comme absent, peut rappeler quant à lui Anselme MANGIN, le célèbre amnésique revenu de la première guerre mondiale sans aucun souvenir (on le baladera au gré du vent pour le faire reconnaître par des tas de familles certaines qu’il est des leurs, une histoire pathétique). Il est apathique et silencieux. On se demande même s’il comprend le français. L’ambiance générale de ce roman se situe proche de « la nuit du carrefour », un « Maigret » de choix (peut-être l’un des meilleurs). D’ailleurs, ce Liberge possède des traits de personnalité que n’aurait pas renié le père Maigret. En somme, plusieurs éléments qui font de ce roman un excellent cru où la noirceur est bien sûr palpable, un roman dur peut-être un tantinet plus proche d’un vrai polar que la plupart des autres de la catégorie. SIMENON, malgré son passé, son passif, et même s’il ne doit en aucun cas en être dédouané, reste l’un des grands auteurs du XXème siècle, ce livre le montre par une écriture au cordeau et une ambiance unique.


(Warren Bismuth)

dimanche 1 octobre 2017

Boualem SANSAL « Harraga »


critiquesLibres.com : Harraga Boualem Sansal

Algérie, début des années 2000. Lamia, la narratrice, est une pédiatre de Blida qui ne trouve que peu de joies dans son existence, quand une fille de 16 ans, Cherifa, déboule chez elle. Cherifa est une jeune femme paraissant émancipée et libre. Elle est enceinte. Lamia va décider de la prendre sous son aile, déjà meurtrie par de nombreux décès dans sa famille, puis la disparition de son frère Sofiane qu’elle recherche sans grand espoir. Cependant, Cherifa va faire comme Sofiane et s’évaporer, alors que Lamia s’était donnée comme mission de l’instruire. S’ensuit de longues recherches pour Lamia, qui vont l’amener au cœur d’une Algérie à la dérive, avec ses femmes qui s’étiolent et se soumettent. Dans ce roman de 2005, Boualem SANSAL ne s’attarde pas sur le terrorisme, un sujet pourtant ancré dans son œuvre. Ici, par les mots de Lamia, il dénonce la situation des femmes dans une Algérie gangrenée par la religion et un gouvernement qui ferme les yeux. Comme à son habitude, SANSAL est offensif, mais surtout humaniste (pro-féministe ?). Une écriture prodigieuse, tantôt très pointue, tantôt verte, qui profite du récit pour échafauder des thèses philosophiques. Le roman est découpé en actes, et ressemble à une fable, comme souvent chez SANSAL, peut-être pour mieux faire comprendre la corruption, l’islamisme radical, le pouvoir impuissant dans un pays qui tombe en ruines. Ce n’est pourtant pas un roman de la désillusion, car les femmes se révoltent, sont épaulées, et tous ces harragas (« brûleurs de route », les errants cherchant une place quelque part dans le pays) croisés sont autant d’humains qui n’ont pas désarmé, autant de personnages pittoresques et attachants, loin des clichés. SANSAL digresse, fait rire, farcit le roman d’anecdotes drôles, tendres, ou franchement révoltantes. Il décrit l’Algérie, non pas comme son ennemi mortel, mais plutôt comme une terre ravagée qui tente de se reconstruire malgré l’extrémisme et la religion toute puissante, une Algérie qu’il aime en dépit de ce qu’il dénonce sans langue de bois. Un auteur absolument nécessaire sur lequel il faut s’attarder, un lanceur d’alerte précieux et courageux, rappelons qu’il vit toujours en Algérie où ses écrits font grincer les dents de quelques radicaux et autres dirigeants. Un romancier et un philosophe des lumières contre l’obscurantisme. 

(Warren Bismuth)