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samedi 26 décembre 2020

Présentation de la collection Poèmes à planter des éditions Le Ver à Soie

 


Les Poèmes à planter des éditions Le Ver à Soie situées dans les Yvelines sont une collection fort singulière. Ce sont de petits livres renfermant chacun un court poème dont la plupart sont tombés dans le domaine public. Mais les pages - à découper – en papier mûrier peuvent se planter dans le sol ! En effet, elles gardent prisonnières en leurs fibres de petites graines ne demandant qu’à éclore. Ce « papier à ensemencer » est fabriqué à partir de graines qui pourront germer puis fleurir ! Le processus à suivre est le suivant :

 

1/ Apprenez par coeur ou écrivez votre poème
2/ Posez-le sur de la terre ou dans un pot
3/ Recouvrez-le d'une fine couche de terre
4/ Arrosez tous les jours en récitant
5/ Des pousses de mots apparaissent
6/ Vos maux se muent en fleurs.

 

Cinq sortes de graines sont utilisées, mais une seule en une centaine de semences pour chaque œuvre : coquelicots, carottes, myosotis, fleurs des champs ou salades variées.

 

VERLAINE, BAUDELAIRE, LAMARTINE, RIMBAUD, HUGO, du BELLAY sont les auteurs classiques choisis, mais sont également présents des auteurs actuels : Dominique BARREAU, Clara Rose DELANGE, Jennifer LAVALLÉ, Gilles WALUSINSKI ou encore Juliette KEATING.

 

Il est possible de créer son propre poème en commandant chez l’éditrice le papier de la graine que l’on désire faire pousser. À ce jour, une quinzaine de titres sont disponibles en plus des versions à créer soi-même.

 


À la même adresse sont également disponibles des petits livres de recettes à planter. L’éditrice Virginie SYMANIEC déborde d’imagination pour proposer des formats originaux où la lecture est le socle essentiel. Le Ver à Soie est une maison d’édition engagée et résolument indépendante. D’autres collections, plus « classiques », sont disponibles. Chaque livre est un petit bijou esthétique, et le fond toujours très pertinent. Le premier livre présenté par Des Livres Rances en 2021 sera un récit de cette maison d’édition (un petit bijou soit dit en passant), c’est dire si je prends les choses au sérieux !

 

Un livre ne doit pas uniquement dégager une activité passive. Ces poèmes à planter servent aussi à embellir votre environnement sans le polluer, ces œuvres (le terme « objet » me déplaît beaucoup dans le cas présent) sont d’une beauté incontestable. L’originalité se lie au geste environnemental et au militantisme, tout en pouvant se délecter de poésie, difficile de trouver meilleure recette.

 

Le Ver à Soie publie des romans, récits de vie, livres destinés à la jeunesse, tous guidés par un esthétisme à couper le souffle. Allez voir le catalogue, il est varié mais jamais détaché de la lutte pour la culture, la littérature et l’indépendance. Vous aurez peut-être la chance de croiser Virginie SYMANIEC sous son barnum rouge au gré de vos déplacements sur les marchés. Car oui, en plus elle avale les kilomètres pour présenter et vendre elle-même ses publications. À ce point-là ce n’est plus un métier mais un sacerdoce !

 

https://www.leverasoie.com/

 

(Warren Bismuth)

jeudi 24 décembre 2020

LES SECRETS DE DES LIVRES RANCES (2) : Pourquoi le noir en couleur de fond ?

 


Si cette pas si lointaine époque bénie des fanzines papier fut remise en question par l’arrivée de la Toile, leur légitimité fut aussi discutée par l’impact environnemental qu’ils représentaient. Mais choisir l’option numérique ne nous prévient nullement d’une pollution considérable. Internet est un pollueur privilégié, un monstre à plus de deux têtes, même si nous préférons le voir d’un bon œil grâce aux nombreux services qu’il nous rend, et que je ne pourrais ici sous-estimer.

Somme toute, mes questionnements furent simples voire simplistes à la création du présent blog : développer un fanzine à petit tirage en version papier, avec un nombre précis d’exemplaires à définir (et si l’excédent d’invendus est trop important, penser à l’option pilon, donc gâchis plus ou moins volumineux). Rajouter les enveloppes pour les envois par La Poste, les timbres, et bien sûr les transports (polluants) pour que le fanzine parvienne à son destinataire. J’ai beaucoup utilisé cette méthode par le passé, avant l’avènement d’Internet, mais déjà avec ce cas de conscience sur l’impact écologique de ma démarche. Je n’étais pas fort chaud pour réitérer l’expérience. D’autant que lors du tirage, la plupart des chroniques auraient été écrites longtemps, voire très (trop ?) longtemps avant la publication. Handicap certain lorsque l’on présente des nouveautés.

Une solution de facilité s’offrait à moi : par le biais d’Internet, il est possible d’ouvrir un blog gratuit sans avoir à se soucier du nombre d’exemplaires à prévoir pour le lectorat. La mise en page est certes bien plus limitée que pour une version papier pour les néophytes dans mon genre, mais pour présenter des chroniques, nul besoin de briller en infographie. La sobriété messieurs dames !

Une fois le projet lancé, nouveau cas de conscience : la pollution par les clics, par les visites sur site, par Internet, encore ! Partager une passion avec un lectorat potentiel et inconnu laisse forcément une trace plus ou moins profonde – quoique invisible - sur notre environnement. Alors, voilà, après quelques clics (pollueurs) sur la toile, j’appris que plus un écran est sombre, moins il dépense d’énergie. CQFD, mais-ça-va-encore-mieux-en-l’écrivant. Oh ! La différence, si elle n’est pas révolutionnaire, existe, c’est avéré, donc si je peux aider un minimum, non pas à protéger la planète mais bien à seulement moins la détruire, il me paraît essentiel d’explorer les possibilités s’offrant à moi.

 

Le moyen le plus radical (n’exagérons rien, je ne suis pas en train d’effectuer un immense geste politique ou écologique dans ma démarche) m’a semblé le mode sombre, c’est-à-dire le fond noir pour l’écran. Il est possible de le faire basculer sur certains réseaux sociaux (de plus en plus), sa fonction sur ordinateurs ou téléphones se développe. Pourquoi ne pas la mettre en pratique pour DES LIVRES RANCES ? Ce fut immédiatement le cas, dès le premier jour. J’aurais pu rajouter des fonds mouchetés ou avec des photos, des petites guirlandes, des fleurs, des bougies ou je ne sais quoi de scintillant, mais j’ai préféré que le blog soit le moins énergivore possible, c’est-à-dire sans photos ni images inutiles, mais seulement mis en valeur visuellement par les couvertures des ouvrages chroniqués. Pour le reste : noir. Et bien sûr blanc pour l’écriture, qui doit rester lisible (j’ai tenté noir sur noir, résultat peu convainquant).

Bien entendu des ronchons zé ronchonnes m’ont alerté pour signifier que le blog fait mal aux yeux, est très difficile à lire. Réponse : comment moins de lumière artificielle peut-elle décemment augmenter la douleur oculaire ? Moins cette lueur est vive, violente, plus les yeux sont préservés (oui, je pense à vous, mais desserrez-moi par pitié cette auréole). Quant au fait qu’un blanc sur noir serait plus difficile à lire qu’un noir sur blanc, c’est là une question d’habitude et de subjectivité toute humaine. J’ai pour ma part mis mes écrans en mode sombre partout où il m’a été possible de le faire, et je suis persuadé, non pas d’avoir préservé mes yeux, mais de leur avoir offert une durée de vie un peu plus longue sans trop de dégâts.

Détruire moins vite, que ce soit la planète, ses yeux, ou ceux de son lectorat me paraît être une évidence (et merci pour l’inénarrable jeu de mots). Quant à la minorité qui serait encore choquée par cette pratique peu conventionnelle (elle tient à le devenir, rassurez-vous), je suis persuadé qu’il existe une possibilité d’enregistrer une chronique et de la lire ensuite en noir sur blanc, certes en affaiblissant plus vite vos yeux, mais ceci n’est plus de mon ressort, c’est aussi cela l’autonomie (on me chuchote dans l’oreillette que si l’on a basculé tout son ordinateur en mode sombre, la lecture du blog s’effectue dans ce cas en noir sur blanc, mais je n’y comprends pas grand-chose) ! Et personnellement, j’avoue que la couleur noire, si souvent décriée, m’apparaît comme la plus belle de la palette des couleurs, ne serait-ce que par ce qu’elle représente dans l’imaginaire collectif et le mien en particulier.

(Warren Bismuth)

samedi 19 décembre 2020

Coups de cœur Des Livres Rances 2020

 


Sans vouloir lourdement insister ni jouer les rabat-joie, l’année 2020 fut tout de même assez spéciale à bien des égards. Le monde littéraire n’y a pas échappé : des sorties retardées, ajournées, annulées, que sais-je encore ? Néanmoins, voici un petit top 10 des coups de cœur Des Livres Rances 2020, c’est-à-dire uniquement des ouvrages sortis en cette année maudite et lus plus ou moins dans la foulée. En voici la sélection, par ordre d’apparition sur le calendrier des chroniques. Chaque titre est suivi par le lien qui renvoie à la chronique.

 

***** Coups de cœur 2020 *****

 

*****

Luc BLANVILLAIN « Le répondeur » Quidam éditeur


Luc BLANVILLAIN



Jean ECHENOZ «  Vie de Gérard Fulmard » Editions de Minuit

Jean ECHENOZ

 


Isabelle FLATEN «  Adelphe » Editions Le Nouvel Attila

Isabelle FLATEN


Hanna KRASNAPIORKA « Lettres de ma mémoire » Editions Le Ver à Soie

Hanna KRASNAPIORKA


Genco ERKAL « Sivas 93 » Editions L’espace d’un Instant

Genco ERKAL


Corinne MOREL DARLEUX « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » Editions Libertalia

Corinne MOREL DARLEUX


Christian CHAVASSIEUX « Noir canicule » Editions Phébus

Christian CHAVASSIEUX


Erri DE LUCA « Impossible » Editions GALLIMARD

Erri DE LUCA


Laurent MAUVIGNIER « Histoires de la nuit » Editions de Minuit

Laurent MAUVIGNIER


Adeline BALDACCHINO & Edouard JOURDAIN « Le testament du banquier anarchiste » Editions Libertalia

 

Adeline BALDACCHINO & Edouard JOURDAIN





mardi 15 décembre 2020

Sophie TOLSTOÏ « À qui la faute ? »


 

Ce bref roman pourrait paraître presque banal mais, de par sa simple genèse, est très loin de l’être. En effet, en 1889 en Russie commence à être diffusée « La sonate à Kreutzer » (elle paraîtra officiellement en 1891), longue nouvelle de Léon TOLSTOÏ dans laquelle se distinguent les traits de sa propre femme, Sophie, imaginée en amoureuse éperdue et adultère de son professeur de piano. Alors que le calme ne règne déjà pas dans le couple TOLSTOÏ, Sophie est ulcérée par ce texte et choisit les armes de son mari, l’écriture, pour répliquer.

Est-il nécessaire d’avoir lu « La sonate à Kreutzer » pour s’engager dans « À qui la faute ? » ? Sans doute car, même si l’ouvrage de Sophie TOLSTOÏ est indépendant de celui de son mari, elle s’y appuie afin de tisser sa propre trame. Mieux : il est une réponse sans ambiguïté. Une jeune femme, Anna, tombe amoureuse du prince Prozorski, de quelques années son aîné. De son côté Prozorski, loin d’être indifférent aux charmes d’Anna, s’ingénie à la séduire tant et plus. Ce qui ressemble à un roman à la Jane AUSTEN s’assombrit brutalement lorsque Anna apprend que son désormais époux, qui fut un coureur de jupons, continue à faire risette à de jeunes femmes.

« Si l’on considère le mariage comme on le fait d’ordinaire, il vaut mieux ne pas se marier du tout. Il faut de l’amour en premier lieu, et que cet amour soit au-dessus des choses terrestres, qu’il tende vers l’idéal… ».

Le cœur d’Anna, empreint par ailleurs de forte religiosité, se met à battre pour un certain Bekhmetiev, lui-même fort attiré par la jeune femme. Ils se rencontrent régulièrement, le plus souvent en présence du prince, lui-même ami de Bekhmetiev. Quand soudain, ce prince voit rouge, devient jaloux, de plus en plus insistant dans ses allusions à la relation Anna/Bekhmetiev, il prononce des paroles humiliantes pour Anna, alors simplement en admiration devant Bekhmetiev, mais pas du tout sa maîtresse.

Depuis sa rencontre avec cet homme, Anna est métamorphosée, reçoit, sort beaucoup, se lie d’amitié avec la bonne société russe. Le prince devient possessif et agressif. Il souhaite sa femme soumise, toute à lui, sans distinction.

« Le prince observait avec incrédulité et un certain agacement l’état d’Anna et constatait que tout ce que lui avait dessiné son imagination perverse quand il songeait à sa lune de miel avec une jolie épouse de dix-huit printemps n’avait abouti à rien, hormis l’ennui ; ennui, déception et une jeune mariée en plein désarroi ».

Il faut bien lire entre les lignes car, dans ce roman où le plus important n’est que suggéré, c’est son propre mari que Sophie met en scène. Le prince Prozorski est en fait le comte TOLSTOÏ, et les reproches que peut annoter sa femme sont nombreux et féroces, notamment la gestion du couple par TOLSTOÏ, plus intéressé par ses écrits, son domaine et ses amis que par sa femme. Cette femme oubliée, abandonnée, qui fut éblouie par son professeur de piano. TOLSTOÏ verra le vice et le désir charnel dans ce qui sera vraisemblablement un amour platonique, pur. Dès lors, les relations au sein du couple TOLSTOÏ, tout comme chez le couple Prozorski, vont se tendre jusqu’à devenir irréversibles.

« La sonate à Kreutzer » fut en quelque sorte le déclencheur de la dégradation relationnelle pourtant déjà tumultueuse entre Sophie et Léon TOLSTOÏ. Sophie voit en son mari un être misogyne, irrespectueux pour la gente féminine. Jadis obsédé d’ailleurs par les femmes (comme son double Prozorski), il ne les voit souvent que comme des choses à séduire. Et parallèlement imagine le diable en Sophie dans ses contacts aux hommes. C’en est trop pour celle-ci qui, vivant depuis des décennies à l’ombre des écrits de son mari, décide de prendre la plume car « J’ai moi-même senti dans mon cœur que ce récit était dirigé contre moi, il m’a immédiatement occasionné une blessure, m’a humiliée à la face du monde entier et a détruit le dernier amour entre nous ».

La stature de TOLSTOÏ écrase son ménage, jusqu’aux écrits bien entendu. « À qui la faute ? » ne sera publié… qu’en 1994, soit 84 ans après la mort de Léon TOLSTOÏ, et 75 ans après celle de Sophie. Il est pourtant à lire, au même titre que l’œuvre du grand Léon. Il en fait même partie intégrante puisqu’il en est une réplique aux couleurs inversées. Par ailleurs, l’écriture de Sophie est très agréable, elle ne possède pas la puissance de celle de son mari, mais détient une part toute féminine et délicate absente chez lui.

Puisque nous sommes dans la littérature russe, inutile de dire que le présent roman va très mal se terminer. Il est en tout cas une vraie curiosité, il est même un chaînon de cette grande littérature russe. Cependant, il a malheureusement du mal à exister seul et, dans la version présentée ici, il est encore suivi par « La sonate à Kreutzer », c’est dire si le poids de TOLSTOÏ continue aujourd’hui à écraser Sophie et à la rendre invisible ou presque, et la mémoire de sa femme, ses points de vue et ses révoltes, auront du mal à percer sous le grand écrivain. Pourtant ce roman est convaincant et très soigné par sa chute, où Sophie montre qu’elle peut faire jeu égal avec son Léon, y compris pour les coups bas.

(Warren Bismuth)

dimanche 13 décembre 2020

Elise FONTENAILLE « Kill the Indian in the child »

 


C’est une histoire horrible mais vraie que nous conte Élise FONTENAILLE dans ce court roman destiné à la jeunesse, mais les adultes y apprendront également un moment de l’histoire fort peu reluisant.

Dans les années 60, un jeune indien ojibwé de 11 ans, Mukwa, est envoyé dans un pensionnat religieux du nom de Sainte-Cécilia. Là-bas, il perd son prénom pour devenir un numéro, le quinze. Il doit oublier sa langue maternelle pour ne plus s’exprimer qu’en anglais. Tout de suite, les coups, les intimidations, les humiliations pleuvent, la nourriture est infecte, tous les élèves doivent assister à sept messes par jour. Dans ce récit, la période du déroulement de l’action est notifiée par des indices : « Un homme venait de marcher sur la Lune pour la première fois, et nous, nous jetions au feu des os de bêtes sauvages pour y lier notre avenir ».

Dans cette institution, l’ordre religieux est strict, autoritaire et surtout démoniaque. La violence psychologique est profonde et quotidienne, avec même la présence des prêtres pédophiles sûrs de leur bon droit. Une abomination. Ces écoles ont été jusqu’à une centaine au Canada, avec comme mot d’ordre « Kill the Indian in the child ». Les prendre dès le berceau ou presque pour les lobotomiser en quelque sorte. Je n’exagère pas : le héros malheureux de ce roman historique sera victime du supplice de la chaise électrique. À 11 ans oui. Détruire sciemment un individu et par là même tout un peuple, voilà le but.

Des évasions vont se préparer, se concrétiser. Le corps froid de Mukwa sera retrouvé en partie recouvert par la neige, suite à la fuite du jeune homme. Ce roman est basé sur une histoire vraie, sordide et nauséeuse. Les faits se sont passés en l’occurrence dans les années 1960, mais plus globalement de tels sévices eurent lieu dans le pays sur plusieurs décennies. Le dernier établissement ne sera fermé qu’en 1996.

Élise FONTENAILLE fournit encore une fois un remarquable travail de mémoire pour conscientiser la jeunesse. Sur les abus dont furent victimes des jeunes gens. La mission était, comme l’indiquait le slogan, de tuer l’indien qui était dans l’enfant. Les moyens mis en œuvre furent au-delà du répugnant. Mais la conscience de Mukwa, celle qui survit à ces atrocités nous met en garde sur la possibilité de voire renaître de telles saloperies. Ce récit est dur car violent envers les « autochtones », ceux que l’on a parqués dans des réserves, mais ce n’était pas assez, il fallait les humilier un peu plus, leur faire perdre leur dignité.

Bref roman sorti en 2017 aux éditions Oskar, il montre, si toutefois vous en doutiez encore, que la barbarie envers ceux que l’on appelle injustement les indiens a perduré bien après le début du XXe siècle. C’est un livre pour l’éveil des consciences, et par ce biais-là il se doit d’être lu par notre jeunesse.

(Warren Bismuth)

mardi 8 décembre 2020

Christian GAILLY « L’incident »

 


Une dame, Marguerite Muir, se promène avec son sac à main, quoi de plus normal. Mais on le lui vole. Le portefeuille est retrouvé dans un parking par Georges Palet. Qui prévient la police. Qui elle prévient Marguerite. Qui prend contact avec Georges. On pourrait dire « voilà c’est tout ». Sauf que non. Marguerite va vouloir se rapprocher de Georges, pour qui c’est niet, enfin de moins de moins, puis plus du tout. Georges va crever les pneus de l’automobile de Marguerite. Les quatre, comme ça pour voir. Et la femme de Georges encourage ce dernier à devenir ami avec Marguerite.

Marguerite n’est pas garagiste mais dentiste. Elle aime aussi s’envoyer en l’air. En avion. Parce que le vrai sujet du roman est l’aviation. En tout cas c’est le sujet qui lie les protagonistes. Qui tous bien sûr s’aiment d’amour et d’eau fraîche. « On pourrait se tutoyer, depuis le temps, dit Jean-Mi. Je préfère pas, dit Georges, si ça vous gêne pas, ça vous gêne ? Oh non, non, dit Jean-Mi, je disais ça comme ça. Se tutoyer pour se dire quoi ? Reprit Georges. Il regardait le Jean-Mi avec des yeux, un air, fallait voir. Non mais c’est vrai, dit-il, pour se dire quoi ? On est très bien comme ça, non ? Vous ne trouvez pas ? Allez, buvez quelque chose avec moi ». Voilà voilà.

Ce livre peut être jubilatoire comme énervant, et les mêmes raisons sont valables pour les deux camps : digressions, humour absurde, phrases ou pensées stoppées en vol (elles aussi), d’un détail l’auteur en fait une page, parfois plus. De quiproquos en incompréhensions, derrière un climat pourtant orageux voire dramatique, l’écriture est légère et subtile, déconcertante et franchement pétillante. Vaudeville improbable où Samuel BECKETT croiserait dans un aéroport un Pierre DESPROGES qui aurait égaré sa boussole dans la maison de Jean ECHENOZ. Vous voyez le genre…

Chacun tire la couverture à soi. « Je suis calée, dit Muir. Je vais vous pousser, dit l’homme. Vous ne craignez pas pour le pare-choc ? Dit Muir. Je changerai de voiture, dit l’homme. Il avait les moyens. Je pensais au mien, dit Muir. Voici ma carte, dit l’homme, puis la poussa vers la sortie ».

Attention, je ne dis pas qu’il faille se coltiner la quinzaine de romans de Christian GAILLY (1943-2013) parus aux éditions de Minuit, m’est avis que ça pourrait devenir lassant, quoique je n’ai pas tenté l’expérience. Mais cet « Incident » de 1996 me semble le moyen parfait pour découvrir son univers singulier. Texte assez court et entraînant, il est vitaminé et drôlissime. Après, vous en faites ce que vous voulez, mais il y a fort à parier que vous risquiez de passer un bon moment de lecture. Si vous préférez les images, le roman a été adapté au cinéma par Alain RESNAY sous le titre « Les herbes folles ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

samedi 5 décembre 2020

Louise MICHEL « À mes frères »

 


À quelques mois de la commémoration des 150 ans de la Commune de Paris, une figure de cette lutte s’imposait pour nous y préparer. En 2019, les éditions Libertalia ont fait paraître un excellent recueil d’écrits – mais pas seulement - de l’immense Louise MICHEL, militante anarchiste infatigable et actrice majeure sur les barricades de la Commune. « La proclamation de la Commune fut splendide ; ce n’était pas la fête du pouvoir, mais la pompe du sacrifice : on sentait les élus prêts pour la mort ».

À travers un choix d’articles de journaux, poèmes, extraits de procès (où elle demandera la mort), conférences, lettres, extraits de son livre de mémoires, tracts, textes parfois inédits, ce recueil présenté par Éric FOURNIER tend à faire connaître plus en profondeur la femme publique que fut Louise MICHEL.

Échelonnés de 1861 à la fin de la vie de la combattante (décédée en janvier 1905), ces textes sont autant de coups de poings, de concrétisations de la lutte, de la dissidence. Féministe, femme de cœur, parfois outrancière, Louise MICHEL est tout cela en une seule dame déterminée. Ce recueil est aussi un moyen de dresser, par les propres témoignages de Louise MICHEL, une sorte de biographie.

De sa participation active à la Commune de Paris, en passant par la déportation (aucun texte de cette période ne figure dans le présent livre), ses conférences, ses points de vue sur le pouvoir, l’anarchisme, l’internationalisme, la politique, la peine de mort, la science et la technologie alors en pleins balbutiements (ces thèmes seront pour elle une véritable passion), mais aussi ses propres traits de personnalité, nombreux sont les indices sur le personnage.

L’un des sommets du livre se situe en 1888, lorsque Pierre LUCAS, un fervent catholique, tire sur la militante avec une arme à feu en pleine conférence (la balle ne sera jamais extraite de la tête de Louise). Loin de le condamner, Louise MICHEL l’aide, lui et sa famille, en vue du procès et réclame son acquittement.

Le style d’écriture de Louise MICHEL est rageur et même puissant, parfois exagéré, mais toujours issu du cœur. Une femme entière, débordant de convictions, se battant sans compter pour la justice et contre les puissants. Elle préfère le terme « Respublica » à celui de République qu’elle juge galvaudé par les élites mêmes qui le définissent. Ses luttes sont aussi pour les révoltés kabyles ou états-uniens. Celle pour qui le mariage était de la prostitution légale restera toute sa vie célibataire et sans enfant.

C’est aussi un livre d’anecdotes : en décembre 1880 Louise MICHEL anime une conférence avec Auguste BLANQUI alors en tournée. Épuisé par cette série de meetings, BLANQUI décède quelques semaines plus tard, en janvier 1881. On peut être frappé par l’absence d’analyse visionnaire chez Louise MICHEL. En bref, elle se plante (certes pas toujours), mais avec génie.

Chaque texte est ici présenté par Éric FOURNIER (tout comme la pertinente préface), replaçant les écrits ou conférences dans le contexte politique et social. En fin de volume, nous pouvons redécouvrir des écrits d’hommes illustres en hommage à Louise MICHEL : Victor HUGO, Jules VALLÈS (dans un exécrable hommage en 1879, farci de misogynie et de clichés masculinistes) ou encore Paul VERLAINE.

Ce recueil, dont le titre est celui d’un poème de Louise MICHEL, est disponible chez Libertalia, dans la sublime collection La petite littéraire. Vous voilà fin prêt.es pour envisager sereinement les 150 ans de la Commune de Paris. Des Livres rances devrait vous présenter quelques ouvrages portant sur ce thème durant le premier semestre de 2021.

« L’étoile du progrès éclaire l’avenir. Mais le monde nouveau ne se fera que par la transformation complète de la société ».

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

vendredi 4 décembre 2020

Jacques BAUJARD et Simon GÉLIOT « Codine – D’après la nouvelle de Panaït Istrati »

 


Quelle belle idée qu’une adaptation en BD du « Codine » de Panaït ISTRATI, peut-être son roman (ou nouvelle) le plus connu, issu du deuxième cycle de son héros en même temps que son double Adrien Zograffi, inaugurant « La jeunesse d’Adrien Zograffi », somptueuse série où viendront ensuite les titres « Mikhaïl », « Mes départs » et « Le pêcheur d’éponges », déjà présenté ici.

Adrien vagabonde comme à son habitude dans la Camorofca, le quartier miséreux de la petite ville de Braïla en Roumanie, lorsqu’il fait la connaissance de Codine, ancien détenu, homme sulfureux au passé mystérieux. Une très forte amitié va naître entre les deux hommes, unis à la vie à la mort. Adrien n’a qu’une douzaine d’année, mais curieux de la vie en général, il va se laisser guider par son aîné.

Codine, cet homme au parcours tumultueux, va apprendre la vie de la rue à Adrien, les bagarres, l’alcool, comme les errances. Les deux compères vont devenir inséparables, pour le meilleur et pour le pire…

Cette BD de 2018 est une adaptation fidèle des aventures du jeune Adrien. Codine est représenté tel que l’on s’attend à le rencontrer : sorte de Lennie échappé du roman « Des souris et des hommes » de STEINBECK (Le héros d’ISTRATI voit par ailleurs le jour 10 ans avant celui de STEINBECK), homme brutal au coeur d’or, qui ne réalise pas toujours sa force physique. Il lui en cuira au pauvre Codine !

Les dessins, dans un ton marron qui colle avec la période de l’action, sont à la fois minimalistes, épurés et grouillant de petits détails. Beaucoup de scènes se déroulant la nuit, place au bleu marine.

Codine est un personnage clé de l’oeuvre d’ISTRATI (avec Mikhaïl), la fin de ce tome, fidèle au roman, nous fait monter les larmes aux yeux et crier à l’injustice. Cette figure fort bien dépeinte par ISTRATI est ici encore imposante et généreuse, impressionnante et fragile, grandiose et humble, elle ne peut que toucher le coeur en profondeur.

Jacques BAUJARD, auteur du présent scénario, avait déjà sévi pour réhabiliter l’œuvre d’ISTRATI, puisqu’il fut l’auteur de la magnifique biographie « Panaït Istrati, l’amitié vagabonde » parue en 2015 et récemment présentée sur le blog.

ISTRATI est l’un de ces auteurs que l’on n’oublie pas, de ceux qui écrient avec leurs tripes, leur sang et leur cœur, ces libertaires magnifiques libérés des dogmes et obligations, mais tissant une œuvre dont Liberté est le maître mot. Cet hommage en dessins est une manière originale de découvrir ISTRATI, c’est sorti en 2018 chez La Boîte à Bulles.

https://www.la-boite-a-bulles.com/

(Warren Bismuth)

mardi 1 décembre 2020

Tomislav ZAJEC « Il faudrait sortir le chien »

 


Pièce contemporaine croate de 21 séquences intimistes et seulement trois personnages (qui ne seront jamais réunis), un père et son fils (appelé « L’homme ») ou bien entre ce même fils et son ancienne fiancée. Toutes les séquences se déroulent sous la pluie. Quant au fils, il raconte le passé commun au début de certaines scènes, mais est-il mort depuis ? L’espace-temps est réduit, comme le reste.

Le père, traducteur renommé, a été déçu par le parcours du fils documentaliste, mais le sien propre n’est pas non plus un exemple de triomphe : amoureux en secret d’une femme, il préféra rester avec la sienne, peut-être par habitude, en tout cas par peur de l’inconnu (e ?). Pour l’heure, le père va se voir décerner un prix pour son travail de traducteur...

Dans cet improbable triangle, les relations humaines sont compliquées : père et fils n’ayant jusqu’ici que peu eu l’occasion de dialoguer, ils le font enfin, alors que le père est vieux, père qui aimerait connaître la fiancée du fils, pourtant ils sont séparés, cette ancienne fiancée ayant d’ailleurs des reproches à formuler au fils, et la réciprocité est vraie.

Le fils et son ancienne fiancée se croisent sous un abribus. Il pleut. Nombreuses plages de silence, des silences qui parlent peut-être davantage que les dialogues.

Le père est resté ancré par dépit avec sa propre femme, le fils s’est séparé de sa fiancée par défaut, une fiancée qui a redécouvert l’amour en la personne d’un pilote de ligne mais qui a du mal à admettre l’abandon de l’ancien être aimé, voici une radiographie peu optimiste d’êtres plus ou moins reclus. « Après leur séparation, elle avait trouvé cette place dans le point de vente d’une compagnie aérienne, en face de l’abribus où ils s’étaient tous deux retrouvés. Aujourd’hui encore, le bruit des billets qu’on imprime la laisse rêveuse. Elle fume. Elle fume même lorsqu’elle n’est pas en pause. Elle rêve. Qu’elle s’envole au-dessus des villes, là où les rêves sont possibles, là où les gens sont heureux ».

Dialogues simples mais profonds, très personnels, ils pourraient être sortis d’une pièce de Marguerite DURAS, ils sont épurés, tout comme le décor. Et puis il y a le chien, ce fichu clébard que le fils doit sortir faire pisser, ce chien est le lien entre les trois personnages de la pièce, il en est le quatrième protagoniste et le seul qui vit vraiment, qui a besoin de l’autre. Mais qui pourra le prendre en charge ? Le chien est l’être clé de l’intrigue, il semble bien être le seul à aimer tout le monde (par intérêt ?) même s’il n’apparaît jamais. Pour le reste, chaque personnage rêve mais n’accomplit pas, vit dans l’ombre de ses désirs.

Pièce intérieure et pudique aux dialogues chuchotés, elle nous embarque dans une atmosphère feutrée tout en finesse. Oui mais il faut sortir le chien. Parue en 2017 aux éditions L’espace d’un Instant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)