Recherche

mercredi 28 octobre 2020

Didier DAENINCKX « Municipales, banlieue naufragée »

 


Didier DAENINCKX est très en colère et le fait partager. L’homme aux « 10000 pages publiées », l’écrivain natif de Seine-Saint-Denis et ayant vécu une grande partie de sa vie à Aubervilliers (même département), va devoir déménager. Ceci est pour le préambule, il va ensuite se mettre à table et justifier son choix. Enfin, un choix qui n’en est pas vraiment un.

Comme bien d’autres, DAENINCKX a assisté à la déliquescence d’un système de gestion, à un abandon de l’humain au profit du profit. Mais la véritable et vertigineuse chute, il la voit en mars 2014 lors des élections municipales (il en avait déjà fait état en 2014 justement dans son offensif roman-documentaire « Retour à Béziers »). De plus en plus de voyous au CV de délinquants long comme le bras se présentent sur les listes électorales, la communication est une sorte de pantalonnade grotesque dans une ville ouvrière de 90000 habitants dans laquelle une infime partie des citoyens votent. La fonction politique en tant que vocation tombe aux oubliettes, laissant place aux dents qui rayent le parquet, aux coups bas et au spectacle. Place à l’escroquerie organisée et aux connivences.

Dans ces banlieues abandonnées, l’islamisme radical a posé ses jalons, y compris au sein de la politique locale. DAENINCKX observe cette évolution au cœur de la Seine-Saint-Denis, puis revient sur les événements du 17 octobre 1961 où des centaines d’algériens furent jetés dans la Seine en fin de manifestation, un tragique fait divers qui a marqué l’auteur à jamais, DAENINCKX a beaucoup milité et écrit afin que cette date reste dans les mémoires (voir notamment son superbe « Meurtres pour mémoires » qui le rendra célèbre en 1984).

Avec cet auteur, on est toujours plongé au cœur de l’Histoire, ses récits abondent d’anecdotes franchement instructives, posées là au milieu d’un paragraphe, diversion nécessaire pour apprendre et parfois souffler si le fond est trop âpre. Alors on glane, comme ceci par exemple : « L’Algérie aussi occupait une place de choix à une époque où l’on prenait soin de placer le mot travailleur avant immigré. Lors de la réorganisation administrative de l’Île-de-France au milieu des années 1960, la Seine-Saint-Denis avait d’ailleurs hérité du fameux numéro « 93 » que portait jusqu’à l’Indépendance le département algérien de Constantine... ».

DAENINCKX semble désillusionné, éreinté par son combat d’une vie, lui qui se proclame de très jolie manière « éveilleur de mémoire » n’en peut plus des violences autour de sa zone de vie, que ce soit sur fond de trafic de drogue, ou bien d’intimidations gratuites et disparition du « tous ensemble », DAENINCKX jette l’éponge, du moins il déménage, le cœur déchiré. Oh, il ne va pas bien loin : du « 93 » il rejoint le « 94 ». Mais pour lui c’est tout un symbole, une fuite inexorable.

Ce texte brutal, lucide et salutaire est sorti en 2020 dans la collection Tracts de chez Gallimard, une collection un peu fourre-tout sur l’engagement politique ou social, mais dans laquelle on retrouve par exemple les noms d’Erri de LUCA et autres René FREGNI. DAENINCKX a parfois du mal à tenir le rythme dans ses textes, les plus longs pouvant s’avérer pénibles voire caricaturaux. Ici, et comme dans la plupart de ses nouvelles et de ses récits brefs, il met les poings sur les « i », et c’est dans ce registre qu’il brille avec le plus de force.

(Warren Bismuth)

Anna DUBOSC « Bruit dedans »

 


Anna est dans une phase de vie assez mouvementée et peu joyeuse : sa mère en Ehpad, en fauteuil roulant suite à une mauvaise chute, une fille de 12 ans en crise pré-adolescente, des amis envahissants. Avec son mari Ronald, ils vont se ressourcer du côté de Bordeaux, invités par des proches.

J’oubliais : Anna est autrice et souhaiterait boucler son nouveau livre. Seulement, les bruits, les interruptions, les sollicitations, les soucis à régler voire les drames empêchent la concentration requise. Ce qui nous ramène en partie vers le superbe roman « Le répondeur » de Luc BLANVILLAIN également sorti en 2020 chez Quidam.

Anna la narratrice, c’est bien sûr Anna DUBOSC. Elle déroule le film de sa vie au moment où elle entreprend l’écriture d’un roman, elle manie l’humour décalé dans une écriture orale. Ce sont des lettres, de vieux papiers jaunis ou des missives bien actuelles, qui vont guider la trame.

En fait le récit dérive, devient livre dans le livre. De la difficulté à écrire au quotidien face aux échanges, sur les personnages du roman par exemple, l’autrice oublie son idée de départ et se laisse porter par des sortes d’improvisations se tissant autour de ses difficultés ou simples émotions quotidiennes. « Je me gare toujours super loin de ma destination, c’est Vincent qui me l’a fait remarquer. Ça doit être lié au resserrement de ma vie. Il faut que je marche, il faut que je fasse quelques pas. C’est comme si j’écartais les murs du temps pour me faufiler dans l’instant ».

Échanges de SMS avec un ami sur la place de la littérature dans une vie, et tout à coup le récit se prolonge, s’auto-questionne, fait face à un miroir, le texte tente de se répondre à lui-même tout en y superposant les gestions d’une mère, d’une femme au jour le jour. Le style est alerte, vif, une succession d’images brèves donnant une sensation de visionner un documentaire en vitesse accélérée. Récit moderne, coloré, tonique, il met en lumière le fait que parfois l’écrivain est doublé par son propre projet, il enfante des phrases non prévues, absentes du cahier des charges.

« Je me relis plusieurs fois à voix haute. C’est ma voix qui sait si ça marche ou pas. Au moindre doute, je coupe. Tout doit se tenir sans dépasser. C’est une question de respiration, de survie de l’écriture. Quand j’ai fini d’élaguer, j’insère un saut de page. Je déteste commencer un nouveau chapitre. C’est comme entamer un puzzle de deux milles pièces, sauf que je n’ai même pas les pièces sous les yeux. À moi de me démerder pour les trouver et de faire le tri. Et rien ne me garantit du résultat. J’ai beau connaître ce sentiment par cœur et vivre avec depuis quinze ans, je trouve ça toujours aussi atroce ».

Un texte original, comme écrit en direct, au moment où les pensées surgissent, ou le clavier devient incontrôlable, il vient enfin de sortir chez Quidam après un retard dû à la crise sanitaire.

http://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 25 octobre 2020

Albert CAMUS : Théâtre

 


Albert CAMUS a certes écrit d’autres pièces que celles ici présentées. Mais ces quatre-là sont les uniques pièces (avec « L’impromptu des philosophes » que je n’ai pu me procurer) dont il a rédigé seul un scénario original, les autres étant des adaptations (« Le désir attrapé par la queue » de Pablo PICASSO en 1944, « Les esprits » de Pierre de LARIVEY en 1953, « La dévotion de la croix » de Pedro CALDERON DE LA BARCA en 1953, « Un cas intéressant » de Dino BUZZATI en 1955, « Requiem pour une nonne » de William FAULKNER en 1956, « Le chevalier d’Olmedo » de Lope de VEGA en 1957 et « Les possédés » de Fiodor DOSTOIEVSKI en 1959) de ou écrites collectivement (« Révolte dans les Asturies » en 1935).



« Le malentendu » (1943)

 

Pièce originale motivée par un fait divers survenu en 1935 et découvert par CAMUS dans un journal dont il gardera la coupure : dans un pays de l’est, un homme retourne dans sa famille après avoir fait fortune, sa sœur et sa mère ne le reconnaissent pas et le tuent pour lui dérober son bien.

 

La pièce : dans un pays d’Europe centrale se dresse une auberge tenue par Martha et sa mère. Arrivent Maria et son mari Jan, lui-même frère de Martha. Jan revient sur les traces de son enfance après avoir bien gagné sa vie dans un autre pays. Il veut faire la surprise à sa famille et partager son argent car il culpabilise d’avoir abandonné les siens.

 

Ni sa mère ni sa sœur ne le reconnaissent, aussi il joue le jeu et se fait passer pour un riche inconnu en voyage. Elles lorgnent sur sa fortune et sont bien décidées à se l’accaparer. Seulement, pour se faire il faudra tuer Jan…

 

La pièce se déroule en grande partie sous l’œil vide du domestique de l’auberge, qui ne parle pas ni ne réagit. « Le malentendu » a été écrit en 1943, il fait partie du cycle de l’absurde de CAMUS, pièce sombre d’aspect classique, elle dynamite l’esprit de famille et de fratrie en quelques dizaines de pages. La pièce fut jouée pour la première fois en 1944.




« Caligula » (1944)

Pièce entamée en 1938 et parue en 1944, elle dépeint la fin de règne de l’empereur Caligula à Rome en l’an 41, à 29 ans. L’empereur est introuvable depuis trois jours, sa cour le recherche ardemment. Caligula reparaît soudainement, empli d’une nouvelle mission en forme de folie : tyranniser un peu plus son peuple. Il est prêt à employer des moyens délirants et faire signer des lois inhumaines. La première est le deshéritage par descendance, en effet tous les biens laissés par les défunts devront désormais échoir à l’Empire. Les contrevenants seront exécutés. Les testaments devront être signés le soir même. Puis Caligula déclare subitement une famine pour le lendemain, annonce qu’il la stoppera lorsqu’il le désirera, car il en a le pouvoir. Entouré des siens, il parle de la vie, de la toute-puissance, de l’excès d’autorité.

Pièce de l’absurde, « Caligula » est aussi une réflexion sur le pouvoir et la marge de liberté lorsqu’il est exercé. Ici bien sûr le personnage incarné par Caligula est une caricature du pouvoir absolu et de la puissance illimitée. La liberté à quel prix ? Peut-elle être partagée ? Doit-on sacrifier les autres pour être épanoui ? Quel impact peut avoir la mort d’un proche ? Le pouvoir est-il nécessairement narcissique ?

Pièce violente et lyrique, « Caligula » est aussi sombre et dénonciatrice, un CAMUS très inspiré se réapproprie le règne de l’empereur romain avec une grande force magnétique.



« L’état de siège » (1948)

 

L’Espagne franquiste, ici personnifiée par un personnage : La Peste. Attention, cette pièce n’est pas une version théâtrale du roman « La peste » sorti l’année précédente. Elle est cependant un pur bijou, décrivant le quotidien de la population sous le joug du totalitarisme. Un couple déchiré, un homme nihiliste et désabusé (Nada), un gouverneur autoritaire : « Ordre du gouverneur. Que chacun se retire et reprenne ses tâches. Les bons gouvernements sont les gouvernements où rien ne se passe. Or telle est la volonté du gouverneur qu’il ne se passe rien en son gouvernement, afin qu’il demeure aussi bon qu’il l’a toujours été ».

 

Le personnage incarné par La Peste réalise une sorte de coup d’État. Dorénavant, encore plus de privations pour les habitants, comme autant de nouvelles obligations. La peur est au centre du dispositif politique : affaiblir voire anéantir le citoyen, le rendre à l’état d’esclave, y compris par la pensée. Texte lyrique sachant se faire grandiloquent, il est d’une rare puissance et peut de par cette force évoquer la littérature russe du XIXe siècle. Ici je pense bien sûr à DOSTOIEVSKI que CAMUS admirait. On peut évidemment penser à l’absurde de KAFKA (encore une immense référence chez CAMUS). La justice est aussi au cœur de la réflexion Camusienne.

 

D’allégories en phrases choc, « L’état de siège » se révèle comme l’un des moins connus et pourtant des plus forts textes de CAMUS. Une lecture neutre en 2020 est absolument impossible, après le confinement et les suites en cours de la pandémie. En effet, dans cette pièce il est question d’épidémie, de personnes confinées, d’autres mises en quarantaine, d’un port de masque discuté, refusé, obligé, comme si CAMUS s’avérait prophète. Cet « État de siège » est une lecture indispensable en ces temps où le passé a tendance à nous rattraper, elle est d’une extraordinaire clairvoyance tout en nous prévenant des totalitarismes.

 

« Diego :

Tu servais l’ancienne loi. Tu n’as rien à faire avec la nouvelle.

Le juge :

Je ne sers pas la loi pour ce qu’elle dit, mais parce qu’elle est la loi.

Diego :

Mais si la loi est le crime ?

Le juge :

Si le crime devient la loi, il cesse d’être crime.

Diego :

Et c’est la vertu qu’il faut punir !

Le juge :

Il faut la punir, en effet, si elle a l’arrogance de discuter la loi ».


 


« Les justes » (1949)

 

En fin du XIXe siècle ou de début du XXe, un socialiste révolutionnaire russe vient de s’évader d’un bagne en passant par la Suisse. Il retrouve en Russie ses anciens camarades du Parti Socialiste Révolutionnaire. Ensemble ils mettent en place un projet d’envergure : assassiner par une bombe le grand-duc de Russie afin de rendre la terre au peuple.

 

Seulement, le militant désigné pour réaliser l’acte ne peut le concrétiser malgré un scénario scrupuleusement étudié car des enfants se trouvent à bord de la calèche du grand-duc lors du passage de celle-ci. S’ensuit une dispute sur les limites de la permissivité dans la foi en la Révolution, les désaccords sont profonds et inconciliables.

 

Après cet essai infructueux, la bombe sera pourtant lancée plus tard contre le grand-duc. Qui périra. Le coupable va être emprisonné, mais il va rencontrer la propre femme de l’homme assassiné…

 

« Mourir au moment de l’attentat laisse quelque chose d’inachevé. Entre l’attentat et l’échafaud, au contraire, il y a toute une éternité, la seule peut-être, pour l’homme ».

 

Pièce humaniste mettant en scène des combattants que l’on pourra imaginer anarchistes (doctrine dont se revendiquera CAMUS toute sa vie), voire nihilistes pour le personnage de Stepan, elle est redoutable par sa mise en scène, jouant sur les dilemmes d’un révolutionnaire : tuer mais pourquoi ? Etre un jusqu’au-boutiste pour la cause, suivre l’émulation collective ou prendre position à titre individuel ? Puis il y a l’amour au centre de ce questionnement, et la justice. « Pour nous qui ne croyons pas en Dieu, il faut toute la justice ou c’est le désespoir ».

(Warren Bismuth)

vendredi 23 octobre 2020

Andrèas FLOURÀKIS « Je veux un pays » + « Exercices pour genoux solides »

 


Deux pièces contemporaines du grec Andrèas FLOURÀKIS viennent de paraître aux éditions L’espace d’un Instant. Différentes dans leur structure, elle tentent à représenter pourtant le même constat : l’effondrement d’un pays qui pourrait bien être la Grèce.

« Je veux un pays » est une longue conversation de phrases brèves scandées par des personnages indéterminés, anonymes, phrases qui pourraient n’en former qu’une seule, tel un long poème désenchanté où l’espoir tente pourtant de surnager. Les lieux et l’époque semblent eux aussi indéterminés même si nous finirons par apprendre qu’il s’agit de la Grèce d’aujourd’hui. Cette pièce pourrait être rangée dans une sorte de théâtre de l’absurde, non loin de BECKETT, même si le ton peut y être plus dur :

« - Ceux qui ont des sentiments forts doivent survivre.

- Les sentiments nous rendent vulnérables.

- Sensibles.

- Mollassons ».

Les protagonistes au nombre incertain ont pour projet de quitter le pays, considéré comme défunt, par les voies maritimes, en une suite de questionnements et parfois d’hébétudes, espérant même par moments une guerre qui réglerait tous leurs problèmes. Les gens rêvent d’un monde meilleur, ailleurs, mais existe-t-il ?

« Exercices pour genoux solides » est une suite de courtes séquences (35 au total) dans lesquelles discutent quatre personnages, pas toujours ensemble par ailleurs. Comme pour la pièce précédente, ils sont anonymes, ne représentent rien sinon des pensées, des convictions, des états d’esprits, mais aussi des constats. L’espace lieu est restreint, pour une réflexion sur le monde du travail, corrompu, où des individus sont forcés à se faire la guerre pour sauvegarder leur emploi, à n’importe quel prix. Et puis il y a le nationalisme, le fascisme, ici personnalisé par un jeune homme. On pense bien sûr au parti grec d’extrême droite Aube dorée, proche des néonazis. La pièce met en scène les rapports familiaux et humains, devenus tendus et comme inextricablement complexes.

Théâtre de l’anonymat et de la recherche de la liberté, ces deux pièces savent se faire violentes, comme peut être violente la Grèce, comme a pu se faire violente la crise économique dans ce pays qui est loin d’avoir été épargné. L’exode migratoire dont la Grèce est aujourd’hui l’un des hauts lieux entraîne nationalisme exacerbé et repli sur soi, ces pièces en parlent aussi. La première sur le désir de quitter le pays, la seconde sur celui d’y entrer pour ceux qui vivent un quotidien encore pire ailleurs, et la volonté de certains fachos d’interdire l’accès aux frontières aux étrangers. Plusieurs mondes qui ont du mal à dialoguer.

Le théâtre de FLOURÀKIS est engagé, social, politique, humaniste, mais aussi violent tout en sachant dosé l’humour, ces deux pièces viennent de paraître aux éditions L’espace d’un Instant, qui nous régalent encore de leurs choix judicieux pour un théâtre contemporain particulièrement engagé, dans une ligne éditoriale très prononcée, très identifiée, fidèle et particulièrement efficace. L’espace d’un Instant est l’une de ces maisons indépendantes passionnées qui propose du qualificatif à intervalles réguliers, pour des pièces qui toujours, en plus de tenir la route, nous permettent ici d’apprendre des tas de choses sur les pays dont les écrivains sont issus.

Ces deux pièces sont traduites par Hélène ZERVAS et Michel VOLKOVITCH et datent originellement de 2013.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mardi 20 octobre 2020

Anne SIMONIN « Les Éditions de Minuit 1942-1955 – Le devoir d’insoumission »

 


Pavé conséquent et particulièrement impressionnant pour plonger dans l’histoire des éditions de Minuit. Conséquent car fort de plus de 500 pages grand format peu aérées. Impressionnant car agrémenté de plus de 1300 (!) notes de bas de pages. Ce livre est le résultat d’une thèse qu’Anne SIMONIN a consacré aux éditions de Minuit dans les années 90 avec, excusez du peu, Jean-Pierre AZEMA en directeur de thèse ! Jérôme LINDON et l’équipe des éditions ont donné accès à leurs archives.

Minuit est tout d’abord une maison clandestine fondée en 1941 par Pierre de LESCURE et Jean BRULLER (qui ne va pas tarder à devenir VERCORS) et publiant sous le manteau dès le début de l’année 1942 (le premier ouvrage sera « Le silence de la mer » de VERCORS). La motivation principale est la suivante : il est indéniable que pendant l’occupation les écrivains ne pourront plus exercer leur art en totale liberté, il faut donc trouver une parade intellectuelle pour affronter l’ennemi nazi. Entre 1942 et 1944, vingt livres paraîtront ainsi aux éditions de Minuit clandestines sous le nom de la Collection « Sous l’oppression », six seront « Hors collection ». Si les publications de Minuit ne sont pas les premières à être clandestines en France pendant l’occupation, elles le sont cependant en tant que maison d’édition. Leur ligne éditoriale est particulièrement ancrée : ne pas faire de l’antinazisme primaire mais proclamer une Résistance pacifiste et intellectuelle, un humanisme très marqué, le tout par le biais de récits ou poèmes.

La présente thèse expose au millimètre non seulement les difficultés pour faire survivre une telle maison d’édition (trouver par exemple du papier ou de l’argent n’est pas le plus aisé en pleine occupation), avec des tensions au sein des protagonistes, mais c’est aussi un panorama très précis de l’édition française en général durant la deuxième guerre mondiale.

Après la Libération, l’ambiance devient délétère au sein de Minuit. Devenir maison d’édition officielle (elle le devient précisément le 3 octobre 1944, entraînant une lutte des chefs assez violente), oui mais à quel prix ? Cette guerre interne après une guerre mondiale, Anne SIMONIN la décortique de manière scrupuleuse. Minuit a toujours voulu, y compris après sa version clandestine, se démarquer du Parti Communiste Français. Or, ce dernier aimerait voir son empreinte au sein de ces éditions devenues légales. Les crises internes se succèdent, le PC donne des coups. Et en prend.

Minuit obtient le statut d’entreprise le 15 octobre 1945. Vont s’ensuivre des années de vaches maigres, des frictions très importantes, notamment avec les éditions Gallimard, mais aussi un « divorce » très brutal entre Pierre de LESCURE et VERCORS, ce dernier récupérant les rênes de la maison, mais pour combien de temps ?

Si cette thèse est bien sûr focalisée sur l’historique des éditions de Minuit, elle se permet quelques débordements forts instructifs sur les maisons d’éditions ou les librairies collaborationnistes, et leur volonté de se redécouvrir virginales au lendemain de la Libération.

Quant à Minuit, ce sont les bouquins de VERCORS qui les font vivre. Juste après la guerre et pendant une poignée d’années, ses ouvrages représentent la moitié des ventes de l’éditeur. Des collections vont naître au sein de la maison, avec quelques échecs retentissants, certains dûs à des guerres d’ego. LESCURE va s’en aller, VERCORS va vouloir tenir le gouvernail d’un navire en péril, maison déficitaire qui ne jouit plus que de l’image de son passé clandestin. Le débat sur la littérature et l’épuration prend une place prépondérante dans l’édition, les vagues montent, VERCORS semble obsolète, il faut rafraîchir la ligne éditoriale, pousser VERCORS au fossé, déchirer ce bout de sparadrap marqué « Résistance », les éditions ne peuvent pas continuer avec cette seule étiquette. C’est alors qu’apparaît Jerôme LINDON.

LINDON devient Président Directeur Général de l’entreprise en mars 1948. Un nouveau départ s’amorce. Mais Minuit reste en faillite. VERCORS est définitivement évincé, la lutte est âpre et sans concessions. Il faudrait un véritable miracle pour que Minuit se relève. Il arrive pourtant aux débuts des années 1950, il se nomme Samuel BECKETT…

Ce livre n’est pas que l’histoire de Minuit, il est aussi celle, comme nous l’avons vu, de l’édition, de la littérature, des librairies sous l’occupation, mais il est également l’occasion de dresser les portraits des protagonistes principaux au sein de Minuit, avec des sortes de courtes biographies, par ailleurs fort intéressantes, de VERCORS (que le livre ne manque pas d’égratigner à maintes reprises), LESCURE ou autres LINDON. Si le titre de l’ouvrage stipule les dates 1942-1955 comme durée d’étude du présent ouvrage, la conclusion vole jusque 1957, avec l’engagement actif de Minuit pendant la guerre d’Algérie et un sentiment de retour de l’histoire rocambolesque de la période clandestine.

Bref, vous l’aurez compris, si vous êtes passionné.es par les éditions de Minuit, si vous avez du temps devant vous, si vous souhaitez connaître chaque détail de cette maison d’édition jusqu’en 1955, si vous désirez vous instruire sur une maison d’édition clandestine en temps de guerre, armez-vous de patience ! Car ce livre de 1994, que j’ai pu dégoter dans les réserves d’une bibliothèque, devient difficile à trouver. Mais il vaut de l’or pour les informations qu’il renferme. Comble du bon goût : il n’est pas sorti chez Minuit mais chez IMEC Editions. Il est une mine. Pointue, complexe, ardue, mais une mine !

(Warren Bismuth)

samedi 17 octobre 2020

Yòrgos MANIÒTIS « Le trou du péché »

 


Pièce de théâtre grecque de 2004, ce « Trou du péché » est un rendez-vous des amours dites déviantes et tarifées dans un quartier d’Athènes. Une poignée de travestis y draguent le client avec une liberté de ton absolue. Le public est varié : du pervers à l’éjaculateur précoce en passant par le vieux tendre, le maestro qui aimerait imposer son tempo, ou le photographe voyeur et vicieux. Certains sont là pour fantasmer, d’autres pour consommer sur place. « On dit toujours, les connaisseurs préfèrent le valseur. Mais ils veulent aussi que tu aies des nibards, pour apaiser leur conscience, tu comprends ! »

Seulement, les habitants du quartier voient d’un sale œil ce bordel de plein air. Des milices s’organisent, des chasseurs rappliquent, les flics ne sont pas loin, une rafle se prépare, ou peut-être un lynchage collectif.

En tout cas c’est bien à un début d’émeute auquel nous assistons : les insultes, les invectives pleuvent, deux clans déterminés se font face, le vieux monde endurci et assis sur ses préjugés, et le nouveau en face, fait de tolérance et de revendication de la différence. Une équipe de télévision débarque, on atteint les bas-fonds du voyeurisme et de la mise en scène.

Slogans, cris, projectiles lancés, les scènes deviennent un invraisemblable tumulte, les travestis, considérés comme de véritables sorcières à chasser d’un village, se réfugient dans une citadelle : « Filles libres, filles en colère, nous resterons et nous résisterons !!! Oui, nous résisterons jusqu’à la dernière goutte de sang. Nous nous enfermerons là-haut... ». Pour parachever le tout, une habitante vient de retrouver dans les militantes son frère, devenu sa sœur…

Pièce bruyante, brutale, vive, mais parfaitement maîtrisée grâce à un humour caustique et provocateur jouant sur les mots (« J’ai dit arrêtez !!! Arrêtez !!! Stop ! Stooop !!! Ou je vous arrête !!! »), ce combat, cette lutte sans merci entre travestis et chasseurs est une bien belle allégorie de notre monde et reste d’une actualité brûlante. La pièce fut publiée dans la traduction du célèbre Michel VOLKOVITCH par les éditions L’Espace d’un Instant en 2004, la préface est signée Roger des PRÉS.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mardi 13 octobre 2020

Robert Merle « Les torturés d’El Harrach »

 


Cet livre témoignage pourrait être un condensé des deux livres précédemment présentés dans ce cycle : « Le front » de Robert DAVEZIES et « L’arbitraire » de Bachir HADJ ALI, les similitudes étant nombreuses. Tout d’abord avec le premier, puisque là encore il s’agit de témoignages directs d’hommes ayant subi la torture, avec le second car cette torture est exercée par des algériens sur des algériens dans des locaux auparavant utilisés par les militaires français pour « faire parler » les rebelles algériens.

Après une splendide préface agressive et dénonciatrice d’Henri ALLEG et une introduction par l’auteur lui-même de ce que nous allons découvrir tout au long de ce bref livre, place aux témoignages. Toutes les arrestations des accusés se sont déroulées en 1965, la plupart entre le 20 et le 22 septembre, mais une poignée un peu avant ou après. 47 personnes seront inculpées, toutes soupçonnées de soutenir l’ancien gouvernement algérien renversé le 19 juin 1965 par le coup d’état du colonel BOUMEDIENNE.

Les inculpés vont être torturés, violentés, soumis à « La question », seront incarcérés entre 30 et 45 jours dans des conditions effroyables. En novembre 1965, ils décident de porter plainte contre leurs tortionnaires par le biais du « Comité pour la défense d’Ahmed Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie ».

Robert MERLE a effectué une sélection de ces plaintes, en relatant les faits : dates des arrestations, conditions d’incarcération dans la fameuse prison d’El Harrach (la Maison-Carrée), descriptions des tortures subies, sur lesquelles je ne reviendrai pas, certains témoignages pouvant s’avérer à la limite du soutenable. Dans ce livre 33 personnes, uniquement les inculpées d’avant le 4 novembre 1965, témoignent (elles étaient alors les seules habilitées à témoigner). D’autres seront par la suite détenues, portant le chiffre total des accusés à une soixantaine.

Ce livre est sorti en 1966, soit 4 ans après la fin de la guerre d’Algérie, il n’a pas été rédigé pendant celle-ci, ne faisant de facto pas partie de la liste des publications des éditions de Minuit sorties pendant la guerre d’Algérie. Cependant il en est la conséquence directe. Devenu introuvable, il a été réédité en format numérique par les éditions FeniXX.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 octobre 2020

Raymond PENBLANC : Trois premiers romans

 


Une longue chronique-recueil pour achever le cycle consacré à Raymond PENBLANC, regroupant ses trois premiers romans, tous sortis aux Presses de la Renaissance aux débuts des années 1990. Si les scénarios sont très éloignés les uns des autres, il n’en est pas de même de l’ambiance générale, de l’écriture ou des thèmes.


 


« L’âge de pierre » (1990)

 

Après un préambule qui scie réellement à la base, place au contexte. Thomas est un jeune peintre de 20 ans tout juste sorti des Beaux-Arts, sans vraiment d’imagination artistique. Dans une ville du sud-est de la France, il s’attaque aux palissades pour les décorer, en y reproduisant des fresques. La prochaine sera « Le jardin des délices » de Jérôme BOSCH. Thomas est un vagabond de nuit qui hante les quartiers pour y réaliser des œuvres. Ils s’aimaient avec Léa, une guitariste, des rues comme lui. Mais Léa a disparu.

 

Dans la ville sévit une espèce de milice anti-dégradation, des chiens prêts à mordre en toute occasion. Des travaux de destruction/reconstruction sont en cours ? Des palissades provisoires assurent la sécurité du périmètre ? Elles sont destinées à être prochainement détruites ? Peu importe, certains veulent qu’elles restent propres, non souillées de peinture. Thomas va se faire passer à tabac, puis errer dans les rues de la ville, à la recherche d’autres « toiles » dans des quartiers moins sensibles.

 

Il va faire la rencontre d’autres figures errantes, lui et sa carriole renfermant ses outils de travail, charrette bringuebalante qu’il pousse d’un point à l’autre de la ville, ce véhicule primaire va servir à un bien curieux déménagement. Quant à son propriétaire, il va faire la connaissance de Malika, elle va le faire chavirer, il va tenter de la kidnapper en plein hiver, à l’approche de Noël, mais les milices en forme de meutes guettent, alors qu’une mobilisation de jeunes habitants se met en place pour sauvegarder les peintures murales de Thomas et protéger les palissades…

 

Roman noir, urbain, bétonné, il est celui de l’art des rues, qui se gagne en tendant la main afin d’y percevoir des piécettes servant à croûter. Il met en avant un thème notamment souvent traité par Orson WELLES : celui de l’art en tant qu’invention ou plagiat, création ou copie, génie ou véritable pillage organisé par des faussaires. Enfin il est le roman d’une fin d’époque : les palissades sont les gardiennes des chantiers en construction desquels va éclore un nouveau quartier, un nouveau monde en forme de complexe immobilier, ces palissades sont le chaînon entre ces deux univers, ce lien que Thomas veut décorer, pour un temps court.

 

« Fallait-il proposer la béatification des statues ? Envisager l’édification d’un nouveau monument aux morts ? AUX ARTISTES MECONNUS LA PATRIE RECONNAISSANTE… Ou plus humblement faire le tour des antiquaires, des ferrailleurs ? ».

 

Le roman regorge de références artistiques ou techniques sur la peinture, il est également empreint d’évocations mythologiques, sans doute motivées par ces chiens, ces cerbères gardiens des Enfers. Roman riche à explorer. Je n’oublie pas les aspects érotiques, sexuels, sensuels ou charnels de l’ouvrage : « Elle s’habilla. Elle avait froid. Elle n’était pas très rassurée non plus. Elle marcha un peu, fit quelques pas en direction de la brèche où il la rejoignit. Penchée en avant elle lui offrait la coupe pleine de ses fesses et il émit un petit rire bref, imagina qu’il descendait en elle où toute l’obscurité du monde se serait confondue, et que, la poussant ainsi contre son ventre, ils redonnaient naissance à quelque animal fabuleux montant la garde à l’entrée des Enfers ».

 




« La main du diable » (1991)

 

Un roman en tous points flambant ! Fane est un type plutôt tranquille, qui s’assied régulièrement sur un bord de falaise de Marseille afin d’admirer le paysage, les bateaux, et peindre tout ce beau monde, se munissant de jumelles afin de mieux pouvoir détailler ce qu’il voit. Il est abordé par un certain Rigal, homme intrigant (« Je suis devenu sous-marin. J’avais de quoi torpiller ») qui lui propose une petite mission : espionner le bateau Le Propiétorsk et toute la gare maritime de la ville pour la compagnie Sol Leck. Ce qu’accepte Fane.

 

Sol Leck est le patron de l’entreprise, lui aussi mystérieux, œil de verre et taiseux. La jovialité n’est pas précisément dans son répertoire. Fane entreprend son travail, toujours muni de ses jumelles. Ce qu’il voit dans leur prisme le terrifie : un homme, Smirnoff, va être assassiné. Ce Smirnoff pourrait bien avoir été un espion communiste à la solde de la Russie, affaire délicate. Fane se rend aux funérailles.

 

Parallèlement il va s’encanailler avec la jeune Neï-Sham, femme asiatique avec qui il passe du bon temps et oublie en partie ses turpitudes, même si cette liaison est mal vue par le dénommé Sol Leck, ce gus qui s’ébaudit sur des pornos lesbiens.

 

Arrive un journaliste d’investigation, Hector Bruma (hommage appuyé au détective privé Nestor Burma créé par Léo MALET), un fouille-merde qui ridiculise la police dans ses articles. « La vie, la vie tout court, déclara-t-il à Fane, y compris celle des grands de ce monde, n’est évidemment ni toute rose ni toute noire, les gens évoluent dans une certaine grisaille, et la vérité elle-même, qu’on prétend toute nue, se cache bien souvent derrière des pans de brume, d’où mon nom ».

 

Explosion à bord du Propiétorsk en mer Baltique, trois morts. D’autres déflagrations vont suivre, sur d’autres bateaux, l’affaire se complexifie, ramifications des pays d’Europe de l’est de plus en plus probables. Puis va apparaître Zörn, encore une figure mystérieuse et fatale…

 

Roman noir et même véritable thriller, « La main du diable » offre une vraie tension psychologique. Savant mélange de polar en hommage à la vieille garde française, d’histoires d’amour, d’intrigues soutenues grâce à des personnages mystérieux et fort bien campés, sans oublier bien sûr cette écriture pure et poétique, mais tendue elle aussi. Langue riche et variée, dense, faite de variations lentes et maîtrisées avec des dialogues parfois imbriqués dans la narration, elle propulse l’intrigue en tenant le lectorat en haleine et, comme les protagonistes du roman, est perpétuellement aux abois.

 

« L’absence d’éclairage permettait d’appréhender le ciel, un grand ciel froid piqué d’étoiles, dont l’immensité ne lui avait jamais paru telle, ni aussi vide, aussi lointaine. Si, dans le fait de s’engager ce soir-là au cœur du terrain vague, on pouvait voir s’exprimer un obscur désir de fusion, la froideur de ce ciel nu perçu dans son immensité devenait trop écrasante pour ne pas faire apparaître que la boue de l’ornière était la même que celle qui colle aux semelles dans les allées des cimetières quand l’ouverture d’une tombe l’expose en monticules gras ».

 




« Miroir des aigles » (1993)

 

Sur les hauteurs d’Aix-en-Provence travaille Romain, 40 ans. Aux Eaux et Forêts il veille à ce qu’aucun départ de feu ne soit à déplorer, le temps est chaud et sec, un incendie pouvant se déclencher à tout moment. Romain prospecte notamment sur son lieu de prédilection, la montagne Sainte-Victoire, souvent peinte par Paul CEZANNE. Inquiétude de voir tout s’embraser, sans pouvoir intervenir ni prévenir. Romain est un protecteur de la nature qui cherche à être utile, aussi il plante des conifères.

 

Sur son chemin il rencontre David et Else (Elsa), couple franco-britannique de fraîche date, des touristes ayant décidé de dormir à la belle étoile, du moins dans une grotte. Entre un Romain péremptoire, un brin encyclopédique et un David jaloux de « sa » Else, le courant ne passe pas. Ils se provoquent, se défient, devant une Else quelque peu médusée. Romain au volant de sa 4L, David au guidon de son vélo. La tension va monter…

 

Un roman explorant l’Art sous toutes ces formes, de la peinture à la musique, cette dernière représentée par la silhouette (le fantasme) d’une organiste d’église pour laquelle Romain en pince, organiste qu’il va finir par rencontrer. Les églises sont très présentes pour une visite architecturale, sensuelle là aussi. La plume est alerte et poétique tout en sachant se faire violente. Et puis il y a ces trois immigrés travaillant aux espaces verts, à la protection des zones potentiellement inflammables. Un drame se joue sur fond de racisme et de préjugés.

 

Roman qui pourrait être qualifié de Zolaien, et pas seulement pour l’aspect géographique (n’oublions pas qu’Aix est le berceau de la magistrale saga en vingt volumes des Rougon-Macquart), avec les hommages discrets à CEZANNE il en devient un au monde de ZOLA. Quant au personnage central, Romain, il peut être vu comme une figure incapable d’aimer, toujours en confrontation avec son image : « Il avait aimé Marianne en raison de cela, il l’avait aimée d’être ce qu’il avait toujours espéré qu’elle serait. Peut-être ne voyait-il en elle que son propre reflet ? Peut-être lui attribuait-il sa propre énigme ? Elle aussi avait dû le penser ». Romain se trouve présentement empêtré dans une sorte de danse du ventre maladroite pour séduire Else, bien qu’elle paraisse sensible à ces charmes et efforts.

 

Raymond PENBLANC est un écrivain qui dépeint la nature de manière époustouflante, et c’en devient ici la force principale du roman : « Entre le lac du Bimont et le barrage Zola, l’eau échappée du bassin de déversion dégringole dans une gouttière étroite avant d’infléchir sa course quelque sept cents à huit cents mètres plus bas, faisant éclore, avec cette double haie de feuillages, aulnes, saules, peupliers encore jeunes, une surprenante, une miraculeuse petite Arcadie. En haut l’éclair, le glaive d’eau. En bas l’épanchement, le fouillis doux sous les ombrages. En haut la part masculine, en bas la féminine. Ensuite, apaisé, on pénètre dans l’eau verte, très lourde et comme mélangée à du lait, du barrage, on foule une glaise tendre, chaude comme une langue, on peut aussi nager quelques brasses et revenir, ou alors, plus difficile, choisir d’accoster au pied de ces falaises de pourtour, assez joliment escarpées ».

 

N’omettons pas l’humour, soigneusement distillé. Il n’en sera cependant plus question dans les dernières pages, tragiques et clôturant sombrement un roman naturaliste à l’intrigue minimaliste mais prenante.

 

Je vous dois ici une confession en forme d’épilogue et de coïncidence : j’ai ouvert les premières pages de ce roman alors que je me trouvais dans un hôtel dans le cadre de mes activités professionnelles. Lorsque je découvris le nom de la montagne Sainte-Victoire dès le début du récit, soucieux de connaître le lieu de l’action, je m’informai sur la Toile. Ironie de l’histoire, j’étais ce soir-là client d’un hôtel situé… à Aix-en-Provence. Il n’y a pas de hasards… C’est sur cette image d’un hôtel que se termine le cycle consacré à Raymond PENBLANC.

(Warren Bismuth 

***

LE MOT DE L'AUTEUR

Les 3 romans des Presses de la Renaissance

S’ils m’ont valu quelques critiques dans les journaux, ces 3 romans m’ont surtout permis de découvrir les studios et le personnel de France Culture à travers 3 émissions littéraires. « Agora » pour l’Age de Pierre en septembre 1990, « Panorama » pour La Main du diable en septembre 1991, « Un livre, des Voix » pour chacun des 3 romans.

Créée par Gilles Lapouge, programmée entre 19h et 19h 30, « Agora » a lieu en direct. Il s’agit d’un échange entre le producteur-animateur (à l’époque Olivier Germain-Thomas) et l’auteur. Expérience excitante et quelque peu risquée, sans fard et sans temps mort, à laquelle j’ai pris un très vif plaisir.

Créé en 1968, « Panorama » est le magazine culturel du journal de la mi-journée. On y commente les publications récentes, après une courte présentation de leurs ouvrages par les auteurs eux-mêmes. Il se trouve que pour La Main du Diable j’ai été reçu et interviewé par Michel Bydlowski, qui se suicidera 7 ans plus tard, suite à un conflit avec la nouvelle direction de l’émission, suicide qui mettra un terme à cette émission.

Diffusée en début d’après-midi et produite en ces années 1990 par Claude Mourthé, « Un Livre, des Voix » conjugue interview de l’auteur et lecture d’extraits du livre par un comédien (j’ai gardé en mémoire la voix étrange et puissante de Jean-Quentin Châtelain vampirisant littéralement le prologue de L’Age de Pierre).

Pour écrire chacun de ces romans j’ai bien sûr eu besoin d’un élément déclencheur, cet élément déclencheur devenant à son tour le centre de gravité du livre. Pour l’Age de Pierre il s’agit du panneau central du célèbre Jardin des Délices de Jérôme Bosch. Pour La Main du Diable, c’est le port de Marseille, et en particulier la fameuse Digue du Large (7 kms), arpentée chaque dimanche, sorte de fil de funambule où mes personnages convergent eux aussi et s’affrontent. Miroir des Aigles, enfin, a pour décor la montagne Sainte-Victoire, dont la blancheur lumineuse n’est pas sans m’évoquer le Graal - avec en point d’orgue le tragique incendie d’août 1989 qui en détruisit 5000 hectares.

Raymond PENBLANC octobre 2020

vendredi 9 octobre 2020

Jean GIONO « Le déserteur »


 

Pour commémorer les 50 ans de la disparition de Jean GIONO (date qui tombe le jour de cette chronique, on n’est jamais trop précis), il fallait marquer le coup voire les esprits avec un texte qui fait date. Ce texte, c’est « Le déserteur ». L’action, ou plutôt l’absence d’action se situe dans le Valais, canton du sud de la Suisse, vers 1850, du côté du bourg de Nendaz, proche du chef-lieu Sion. Absence d’action car le héros (il s’agit d’un vrai héros, c’est-à-dire qu’il n’a rien fait pour l’être) est un oisif, un contemplatif.

De cet homme on ne sait pas grand-chose : son passé semble avoir été effacé. Nous allons apprendre qu’il se nomme Charles-Frédéric BRUN, artiste peintre sans doute français. Sans doute, car il ne possède aucun papier. Il est surnommé Le Déserteur, parce qu’il semble s’être enfui de la vie sociale. Il est une sorte de figure réelle du Jean Valjean d’HUGO, un traîne-savate qui a sans doute mal agi par le passé, qui a possiblement un CV de brigand long comme le bras. Vagabond sans biens ni toit, il dort sur la paille, à son gré, et refuse les invitations des autochtones.

« Comme tous les vrais misérables, ceux qui ne le sont pas par occasion mais par destination, il fuit la police parce qu’il n’a pas de papiers, parce qu’il est sûr d’avoir tort ; il n’est à son aise que caché et chez les humbles, chez ceux qui n’ont pas un très long chemin spirituel à faire pour le comprendre. La ville (de 1850), la bourgeoisie (de la même époque) ne conviennent pas aux misérables. On les fourre en prison ou dans des hospices pires que la prison ; de toute façon on les bouscule ».

Il peint le visage d’une femme, et le village finit par l’accepter. Car il est peintre et même adroit de son pinceau. S’ensuivent de longues listes de tableaux effectués tout au long de sa carrière. Et la patte de GIONO, qui décrit, expose les paysages du Valais  d’une manière poétique, fine et sensuelle. Sans doute aussi parce qu’il admire son Charles-Frédéric ! D’autant que cet homme a existé, et que GIONO en dresse un portrait, une biographie imaginative à défaut d’être imaginaire. Ce Déserteur ressemble à ces gens sans attaches ni racines ni frontières, libres comme le vent, ceux que l’on n’ose pas être car il faut être drôlement fort pour être libre.

Évocation quasi mystique d’un homme qui a mis la valeur de la vie avant celle de l’ambition, il quittera ce monde en 1871, toujours au fond de la vallée valaisanne. Un portrait dont on se souvient, l’un de ceux qui donnent de la force et du courage. Écrit en 1966, quatre ans avant la mort de l’auteur, une force presque surnaturelle en ressort.

Le présent livre est un recueil et trois autres textes le complètent. « La pierre », où GIONO, en adorateur du minéral, l’observe et l’explique, le fait vivre, semble le modeler. Lors d’une mission spéléologique dans le cadre d’une chasse aux papillons, il apprendra beaucoup de la pierre, il lui sera comme soumis. Puis c’est le temps des longs voyages aux longs cours, ou là-bas encore la pierre est visible, omniprésente et indomptable. Des îles, des odes, des églises, architecture pierreuse italienne au diapason. Texte écrit en 1955.

« Arcadie… Arcadie... » est une promenade autour de Manosque, la ville adorée de GIONO, texte écrit en 1953. Les paysages provençaux, mais aussi la vie d’antan, les souvenirs de jeunesse, la cueillette des olives où l’odeur des oliviers semble jaillir à chaque page. Un GIONO rétif au progrès mais pas à l’amitié, adversaire de poissonneries industrielles, songeur aussi. « C’est quand on prend les hommes au sérieux que les bêtises commencent ».

Le dernier texte de ce recueil est aussi le plus court. « Le Grand Théâtre » fut écrit en 1961, il est un monologue du Père, entre mythologie et réalité, portrait de l’oncle du jeune Jean GIONO, cet oncle Eugène déjà sourd, qui ne va plus tarder à devenir presque aveugle. Les modes de perception évoluent, se déplacent dans un espace sensoriel selon le père. Un père qui admire les étoiles et les galaxies, en explique le fonctionnement à son fils, cette notion du temps tellement subjective.

Bien sûr mon coeur va du côté de ce « Déserteur » que nous aimerions toutes et tous rencontrer voire devenir, mais ce recueil est dans l’ensemble du très bon GIONO, varié et solide.

(Warren Bismuth)

dimanche 4 octobre 2020

Raymond PENBLANC « Phénix »

 


Nous l’appellerons Phénix. C’est le narrateur, il a 12 ans et vit dans un environnement violent, sans foi ni loi. Justement lui, Phénix, a la foi, et plus que de raison. Il va à la messe, y chante à la chorale, il aimerait tellement devenir un nouveau Christ (la dernière lettre de son nom ne représente-t-elle pas une croix ?). D’autant que l’un de ses camarades lui a promis qu’il ne passerait pas l’année. Naissance d’un martyr ?

Phénix est né comme ça, après un retour de prison du père, son père, dont l’ombre envahissante plane comme celle d’un vautour. Un père qui a braqué une banque, a été incarcéré, et dont on ne sait s’il reviendra. Quatre ans avant Phénix, il y avait eu la naissance de Roland, le frère aîné donc, autoritaire et assez vicieux, qui soumet la mère depuis la dernière disparition du père.

La violence familiale, puis celle subie à l’école. Phénix est une victime malgré lui, alors il cherche des échappatoires, dans la dévotion, en faisant du vélo (rouge), en jonglant sur les places et dans les rues, ou encore à travers ses rencontres féminines. Qu’elle s’appelle Amélie, Irène ou encore Ida, Phénix la veut amoureuse et passionnée.

Phénix grandit vite, peut-être trop vite : « C’est comme si je m’étais lancé à la poursuite de celui que j’étais il y a encore trois mois, tout en sachant que je n’arriverai jamais à le rattraper, même si je vais plus vite que la lumière. J’ai peur de mon immobilité si j’arrête, de ma pesanteur si je suis à deux doigts de tomber, du pourrissement de ma chair lorsque je serai mort. Maman pleurera ».

Puis le temps des séparations va advenir. Séparations d’avec les amours, les amis, puis nouveau départ, recherche d’un absolu, d’une raison de vivre, malgré la violence, malgré la famille, malgré l’environnement.

« Phénix » est un roman à multiples facettes : il déverse des images – parfois oniriques (« Avez-vous déjà songé à jongler avec des grains de sables, ou avec des gouttes d’eau ? ») – fortes, exhale des odeurs suaves, injecte des sensations, des sentiments. Il est un roman d’apprentissage, à la fois de la vie, de l’amour, de l’adaptation sociétale, de la tolérance. Il est aussi roman musical, féerique avec ce narrateur comme loin du monde, rêveur insaisissable. Et si ici j’osais une comparaison, quoique assez lointaine, avec la trame (lointaine également dans mes souvenirs) du magnifique « Le petit saint » de SIMENON ?

Récit de l’enfance, il est aussi roman d’un constat : cette société violente dans laquelle il est difficile de trouver un cocon, une zone de confort et de sécurité. Phénix va la chercher contre vents et marées.

« Seulement je garde une odeur et un goût de forêt, une odeur d’humus et de décomposition avancée que je désire chasser, ce pourquoi je plonge deux fois par jour dans la baignoire pleine à ras bord, d’où je ne décide de m’extraire que lorsque j’ai la peau des doigts bien flétrie et les lèvres complètement bleuies. Je ne parle pas, aucune parole, aucune pensée ne me traverse l’esprit, ni après non plus quand je me regarde dans la glace. Opération de déconstruction : s’observer dans la glace jusqu’à perdre son visage et se retrouver comme en présence d’un autre ». Renaissance. Résurrection.

L’écriture de Raymond est très élaborée, elle est ici à la fois violente (quelques scènes sont assez insoutenables), tendre, très poétique et résolument sensuelle. Il y parle d’amour et non de sexe, le spirituel prenant le dessus sur le charnel. Un roman rythmé par les saisons, dont la première est l’automne, les trois autres suivront. Dans l’ordre. À chaque saison son état d’esprit, une couleur du ciel qui évolue au fil du temps, du calendrier.

Sorti en 2015 aux éditions Christophe Lucquin, sa couverture d’un blanc proche de la virginité donne le ton de l’espoir. Phénix le gardera, ce qui le sauvera. Cette fable est une grâce olfactive qui fait pétiller et provoque des rêves, parfois éveillés.

https://www.christophelucquinediteur.fr/

(Warren Bismuth)

*** 

PHENIX - LE MOT DE L'AUTEUR

 

Pour pouvoir me lancer dans l'écriture d'un roman il me faut un élément déclencheur fort. Ce peut être un personnage, une situation particulière, voire une simple phrase. Pour PHENIX il s'agit de la prophétie funeste adressée au narrateur par un camarade de collège. « Tu crèveras avant la fin de l'année ». Cette phrase a effectivement été adressée à un ami alors âgé de 12 ans par un garçon du même âge, et l'incroyable est qu'il y a cru. C'est de cette crédulité qu'est né PHENIX. Qui ne se montre pas que naïf (et impressionnable). Qui est également doté d'une capacité de croire à l'impossible. Et donc au miracle.

 

Commencé en 2003 et apprécié à l'époque par J.M. Laclavetine (Gallimard), René de Ceccatty (Le Seuil), Bertrand Fillaudeau (José Corti), sans déboucher sur une publication, ce roman n'a trouvé sa forme définitive que 10 ans plus tard. Présenté à Christophe Lucquin, il a été accueilli avec enthousiasme et publié dans la foulée en mai 2015.

 

Raymond PENBLANC, septembre 2020