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dimanche 25 octobre 2020

Albert CAMUS : Théâtre

 


Albert CAMUS a certes écrit d’autres pièces que celles ici présentées. Mais ces quatre-là sont les uniques pièces (avec « L’impromptu des philosophes » que je n’ai pu me procurer) dont il a rédigé seul un scénario original, les autres étant des adaptations (« Le désir attrapé par la queue » de Pablo PICASSO en 1944, « Les esprits » de Pierre de LARIVEY en 1953, « La dévotion de la croix » de Pedro CALDERON DE LA BARCA en 1953, « Un cas intéressant » de Dino BUZZATI en 1955, « Requiem pour une nonne » de William FAULKNER en 1956, « Le chevalier d’Olmedo » de Lope de VEGA en 1957 et « Les possédés » de Fiodor DOSTOIEVSKI en 1959) de ou écrites collectivement (« Révolte dans les Asturies » en 1935).



« Le malentendu » (1943)

 

Pièce originale motivée par un fait divers survenu en 1935 et découvert par CAMUS dans un journal dont il gardera la coupure : dans un pays de l’est, un homme retourne dans sa famille après avoir fait fortune, sa sœur et sa mère ne le reconnaissent pas et le tuent pour lui dérober son bien.

 

La pièce : dans un pays d’Europe centrale se dresse une auberge tenue par Martha et sa mère. Arrivent Maria et son mari Jan, lui-même frère de Martha. Jan revient sur les traces de son enfance après avoir bien gagné sa vie dans un autre pays. Il veut faire la surprise à sa famille et partager son argent car il culpabilise d’avoir abandonné les siens.

 

Ni sa mère ni sa sœur ne le reconnaissent, aussi il joue le jeu et se fait passer pour un riche inconnu en voyage. Elles lorgnent sur sa fortune et sont bien décidées à se l’accaparer. Seulement, pour se faire il faudra tuer Jan…

 

La pièce se déroule en grande partie sous l’œil vide du domestique de l’auberge, qui ne parle pas ni ne réagit. « Le malentendu » a été écrit en 1943, il fait partie du cycle de l’absurde de CAMUS, pièce sombre d’aspect classique, elle dynamite l’esprit de famille et de fratrie en quelques dizaines de pages. La pièce fut jouée pour la première fois en 1944.




« Caligula » (1944)

Pièce entamée en 1938 et parue en 1944, elle dépeint la fin de règne de l’empereur Caligula à Rome en l’an 41, à 29 ans. L’empereur est introuvable depuis trois jours, sa cour le recherche ardemment. Caligula reparaît soudainement, empli d’une nouvelle mission en forme de folie : tyranniser un peu plus son peuple. Il est prêt à employer des moyens délirants et faire signer des lois inhumaines. La première est le deshéritage par descendance, en effet tous les biens laissés par les défunts devront désormais échoir à l’Empire. Les contrevenants seront exécutés. Les testaments devront être signés le soir même. Puis Caligula déclare subitement une famine pour le lendemain, annonce qu’il la stoppera lorsqu’il le désirera, car il en a le pouvoir. Entouré des siens, il parle de la vie, de la toute-puissance, de l’excès d’autorité.

Pièce de l’absurde, « Caligula » est aussi une réflexion sur le pouvoir et la marge de liberté lorsqu’il est exercé. Ici bien sûr le personnage incarné par Caligula est une caricature du pouvoir absolu et de la puissance illimitée. La liberté à quel prix ? Peut-elle être partagée ? Doit-on sacrifier les autres pour être épanoui ? Quel impact peut avoir la mort d’un proche ? Le pouvoir est-il nécessairement narcissique ?

Pièce violente et lyrique, « Caligula » est aussi sombre et dénonciatrice, un CAMUS très inspiré se réapproprie le règne de l’empereur romain avec une grande force magnétique.



« L’état de siège » (1948)

 

L’Espagne franquiste, ici personnifiée par un personnage : La Peste. Attention, cette pièce n’est pas une version théâtrale du roman « La peste » sorti l’année précédente. Elle est cependant un pur bijou, décrivant le quotidien de la population sous le joug du totalitarisme. Un couple déchiré, un homme nihiliste et désabusé (Nada), un gouverneur autoritaire : « Ordre du gouverneur. Que chacun se retire et reprenne ses tâches. Les bons gouvernements sont les gouvernements où rien ne se passe. Or telle est la volonté du gouverneur qu’il ne se passe rien en son gouvernement, afin qu’il demeure aussi bon qu’il l’a toujours été ».

 

Le personnage incarné par La Peste réalise une sorte de coup d’État. Dorénavant, encore plus de privations pour les habitants, comme autant de nouvelles obligations. La peur est au centre du dispositif politique : affaiblir voire anéantir le citoyen, le rendre à l’état d’esclave, y compris par la pensée. Texte lyrique sachant se faire grandiloquent, il est d’une rare puissance et peut de par cette force évoquer la littérature russe du XIXe siècle. Ici je pense bien sûr à DOSTOIEVSKI que CAMUS admirait. On peut évidemment penser à l’absurde de KAFKA (encore une immense référence chez CAMUS). La justice est aussi au cœur de la réflexion Camusienne.

 

D’allégories en phrases choc, « L’état de siège » se révèle comme l’un des moins connus et pourtant des plus forts textes de CAMUS. Une lecture neutre en 2020 est absolument impossible, après le confinement et les suites en cours de la pandémie. En effet, dans cette pièce il est question d’épidémie, de personnes confinées, d’autres mises en quarantaine, d’un port de masque discuté, refusé, obligé, comme si CAMUS s’avérait prophète. Cet « État de siège » est une lecture indispensable en ces temps où le passé a tendance à nous rattraper, elle est d’une extraordinaire clairvoyance tout en nous prévenant des totalitarismes.

 

« Diego :

Tu servais l’ancienne loi. Tu n’as rien à faire avec la nouvelle.

Le juge :

Je ne sers pas la loi pour ce qu’elle dit, mais parce qu’elle est la loi.

Diego :

Mais si la loi est le crime ?

Le juge :

Si le crime devient la loi, il cesse d’être crime.

Diego :

Et c’est la vertu qu’il faut punir !

Le juge :

Il faut la punir, en effet, si elle a l’arrogance de discuter la loi ».


 


« Les justes » (1949)

 

En fin du XIXe siècle ou de début du XXe, un socialiste révolutionnaire russe vient de s’évader d’un bagne en passant par la Suisse. Il retrouve en Russie ses anciens camarades du Parti Socialiste Révolutionnaire. Ensemble ils mettent en place un projet d’envergure : assassiner par une bombe le grand-duc de Russie afin de rendre la terre au peuple.

 

Seulement, le militant désigné pour réaliser l’acte ne peut le concrétiser malgré un scénario scrupuleusement étudié car des enfants se trouvent à bord de la calèche du grand-duc lors du passage de celle-ci. S’ensuit une dispute sur les limites de la permissivité dans la foi en la Révolution, les désaccords sont profonds et inconciliables.

 

Après cet essai infructueux, la bombe sera pourtant lancée plus tard contre le grand-duc. Qui périra. Le coupable va être emprisonné, mais il va rencontrer la propre femme de l’homme assassiné…

 

« Mourir au moment de l’attentat laisse quelque chose d’inachevé. Entre l’attentat et l’échafaud, au contraire, il y a toute une éternité, la seule peut-être, pour l’homme ».

 

Pièce humaniste mettant en scène des combattants que l’on pourra imaginer anarchistes (doctrine dont se revendiquera CAMUS toute sa vie), voire nihilistes pour le personnage de Stepan, elle est redoutable par sa mise en scène, jouant sur les dilemmes d’un révolutionnaire : tuer mais pourquoi ? Etre un jusqu’au-boutiste pour la cause, suivre l’émulation collective ou prendre position à titre individuel ? Puis il y a l’amour au centre de ce questionnement, et la justice. « Pour nous qui ne croyons pas en Dieu, il faut toute la justice ou c’est le désespoir ».

(Warren Bismuth)

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