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dimanche 7 septembre 2025

Roger ASSAF « Le jardin de Sanayeh »

 


« L’acteur, c’est lui le lieu de l’action, voyons ! C’est lui l’espace scénique ».Dans un théâtre de Beyrouth lors d’une répétition d’une pièce de théâtre, les comédiens improvisent et débattent, se disputent parfois. Au cœur de la pièce, un double homicide ayant au lieu en 1980 à beyrouth. Si les deux cadavres coupés en morceaux ont été disséminés dans le jardin de Saranyeh, seul l’un d’eux fait parler les comédiens, celui de la propriétaire d’un certain Khalil T., meurtrier présumé qui fût d’ailleurs pendu en 1983.

Mais la pièce, bien que relatant les événements par le fait divers puis le procès, est principalement axée sur le jeu des comédiens. Des comédiens qui improvisent, se démarquent du texte pour faire entendre leur voix, exister au sein d’une fiction, par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ainsi, un brouhaha se répercute. Sami joue Khalil T., mais peu à peu il s’en fait l’ardent défenseur, il devient en quelque sorte Khalil T. Avec cette question : Restons-nous nous-mêmes lorsque l’on joue un rôle ? Est-il facile, est-il possible même de rester à distance respectueuse de la personne que l’on joue, fut-ce un assassin présumé, de surcroît exécuté ?

Bribes de procès, dépositions des témoins. Jusqu’à la condamnation de Khalil pendant que le Liban sombre dans le chaos. Khalil est libéré de prison en 1982 par des miliciens insurgés (c’est l’époque du massacre de Sabra et Chatila). Mais bien vite il réclame son retour derrière les barreaux afin d’être jugé à nouveau.

C’est alors que des personnages de Shakespeare s’invite dans les dialogues et que la pièce prend une tournure historico-politique. « Je joue à moi seul bien des personnages, dont aucun n’est content. Par moments, je suis roi ; alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, puis me revoilà mendiant, et l’écrasante misère me persuade que j’étais mieux, étant roi – et me voilà redevenu roi… ».

Dans un climat de discussions tendues et de profonds désaccords, Roger Assaf, qui a lui-même traduit sa pièce à partir de son texte de l’arabe libanais de 1997, nous demande, à nous spectateurs, notre avis. Tout comme les comédiens jouant leurs personnages finissent par donner leur avis propre plutôt que celui du texte imposé par le metteur en scène. C’est en quelque sorte un théâtre libre, actif, participatif, avec en toile de fond le Liban des années 1980, pays déchiré et meurtri, désespéré.

Pour Assaf comme pour ses comédiens, ceci n’est pas du théâtre. D’ailleurs le rideau ne tombera pas en fin de représentation puisqu’il n’y a pas de rideau. Tout comme il n’y a pas de pièce, mais plutôt des questionnements d’êtres humains qui se réunissent pour échanger. La pièce jouée semble devenir tout à coup un prétexte. Les personnages créés sont bien vite oubliés, remisés dans les loges, pour ne faire que subsister les comédiens redevenus de simples citoyens.

« Le jardin de Sanayeh », préfacé par Elias Sanbar, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, ce n’est pas le premier texte de l’auteur paru ici, de plus il a déjà traduit au moins un ouvrage de l’éditeur.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 22 juin 2025

Mikhaïl OSSORGUINE, Alexeï REMIZOV & Marina TSVETAÏEVA « Les gardiens des livres »

 


Si la révolution russe de 1917 a laissé percevoir des espoirs dans le monde de la culture du pays, tout se complique rapidement. La censure a certes été (brièvement) abolie, mais le gouvernement a pris de fait la main sur les imprimeries – désormais fermées – et les bibliothèques. Aussi, une équipe d’écrivains spécialistes de littérature créent la « Librairie des Écrivains » dès septembre 1918 à Moscou. Parmi eux, Mikhaïl Ossorguine, c’est lui qui par deux textes brefs, fait revivre cette aventure singulière.

Ces deux récits, écrits vers 1933 et parus originellement dans une revue russe, reviennent sur les conditions d’existence de cette librairie indépendante, ainsi que sur la constitution du fonds et son fonctionnement. C’est alors la seule librairie moscovite où l’on peut acheter sans autorisation, ce qui explique en partie sa forte popularité. À cette époque, toutes les librairies nationalisées ont été fermées, les bibliothèques publiques et privées purgées. Dans la Librairie des Écrivains, il n’est pas rare que les achats passent par le troc (contre de la nourriture notamment), tout comme il n’est pas rare qu’elle soutienne financièrement les écrivains, alors en grandes difficultés. « Nous remplissions une tâche discrète, mais capitale : nous étions les gardiens et les propagateurs des livres, et nous aidions les gens qui liquidaient leurs bibliothèques à ne pas mourir de faim ».

Le stock de la librairie est colossal et varié, tout comme le public la fréquentant, et la politique y est exclue : « La politique était le seul thème que nous n’abordions pas – non par peur, mais simplement parce que notre but, notre principal désir, était justement d’échapper à la politique et de nous cantonner dans la sphère culturelle ». L’auteur livre quelques anecdotes vécues dans l’espace de la librairie. Les difficultés s’amoncelant, le projet évolue : « Lorsqu’il nous fut impossible de publier nos œuvres, nous eûmes l’idée, tout à fait logique, d’éditer de petits opuscules manuscrits en un exemplaire. Nous fîmes un essai – et cela intéressa les amateurs d’autographes. Plusieurs écrivains se saisirent de l’idée, et l’on vit apparaître dans notre vitrine des livres-autographes de poètes, d’écrivains, d’historiens de l’art, se présentant sous l’aspect de plaquettes fabriquées à la main, généralement avec un dessin de l’auteur sur la couverture ». Et l’exercice fonctionne !

La Librairie des Écrivains ferme ses portes en 1922. Quant à Mikhaïl Ossorguine, il a été arrêté l’année précédente, puis expulsé. Il a rejoint la France. À la suite de ces deux textes, le catalogue des éditions manuscrites de la librairie est ici publié, il comporte environ 250 titres pour une grosse trentaine d’intervenants. Les textes sont brefs (le nombre de pages ainsi que d’autres renseignements sont à chaque fois précisés), parfois édités sur écorces de bouleau ou papier à lettres, certaines couvertures étant imprimées sur des billets de banque ou autres bouts d’affiches de cinéma ou couvertures de revues.

La plupart des écrivains ayant participé nous sont aujourd’hui inconnus, mais nous noterons néanmoins les présences de André Biély (il est précisé que la plupart de ses écrits ont été publiés sur du mauvais papier), Fiodor Sologoub (le seul Pétersbourgeois  de la liste), Marina Tsvétaïeva, Lev Goumiliov, Vladimir Maïakovski, Ossip Mandelstam, Alexeï Rémizov et autre Maximilian Volochine. Le recueil de quatre poèmes de Lev Zitov, intitulé « À Blok » a été publié le jour même des funérailles du célèbre poète. Suivent des dessins « naïfs » et en couleur de Alexeï Rémizov, le livre se terminant par 6 poèmes de Marina Tsvétaïeva rédigés entre 1918 et 1920, avec copies couleurs des manuscrits originaux et la traduction typographique présentée sur la page de gauche.

C’est un véritable document historique que « Les gardiens des livres », ouvrage en quelque sorte collectif post-mortem, nous faisant revivre la vie littéraire et culturelle moscovite de l’immédiate après-révolution, avec ces difficultés, ces pressions, et son combat pour exister devant un pouvoir qui a mis la culture à l’arrêt. Il est paru en 1994 puis revu en 2010 aux toujours emballantes éditions Interférences. Le tout est traduit par Sophie Benech, c’est dire s’il faut s’attendre à de la qualité.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 1 juin 2025

Korneï TCHOUKOVSKI « Tchékhov, un homme et son oeuvre »

 


Une énième biographie sur Anton Tchekhov (auteur d’ailleurs ici écrit avec un accent aigu sur le « e ») ? Oui, mais. Car tout est dans le « mais ». Korneï Tchoukovski a travaillé pour ainsi dire toute sa vie pour ce livre sur Tchekhov dont il fut un grand admirateur. Soixante ans à construire cet ouvrage, soixante ans à le travailler, même s’il ne mit « que » trente ans à le rédiger. C’est même l’ultime œuvre du russe Korneï Tchoukovski (1882-1969), surtout connu, en plus de ses biographies, pour ses contes pour enfants, traductions (notamment de littérature anglo-saxonne), mais aussi comme critique littéraire, linguiste, et bien sûr, vous l’aurez compris, éminent spécialiste d’Anton Tchekhov.

À l’heure où retentit l’ouvrage de Jacques Rancière « Au loin la liberté, essai sur Tchekhov » (paru en 2024 chez La Fabrique, j’en parlerai très bientôt), analysant une très brève partie de l’œuvre Tchekhovienne, il n’est pas inutile de rappeler l’existence de ce livre majeur de Tchoukovski.

Le premier texte de Tchoukovski sur Tchekhov remonte à 1904, juste après la mort de ce dernier, Tchoukovski avait alors 22 ans, c’est dire si l’empreinte laissée est profonde. Quant au présent livre, il fut réellement entrepris aux débuts des années 1930, même si sa genèse est largement antérieure, et terminé en 1967.

Dans une biographie ample, Tchoukovski nous montre un Tchekhov hôte, qui reçoit beaucoup, qui dorlote des invités de toutes classes sociales, un Tchekhov facétieux et bon, qui ne fatigue jamais d’avoir sa maison pleine de monde. Nous observons aussi un Tchekhov en harmonie avec la nature, « merveilleuse », toujours à la glorifier, à se faire rythmer son train de vie par elle, il la vénère, ce qui est en partie visible dans son œuvre. Fait assez méconnu : Tchekhov a passé une partie de sa vie à planter des arbres.

Il est aussi un mécène inspirant, distribuant à son gré de l’argent pour des œuvres caritatives qui lui tiennent à cœur dès qu’il commence à bien gagner sa vie. Homme généreux, il ne fait pourtant pas étalage de ce cœur bon, il lui est tout simplement naturel, tout comme il semble lui être naturel de tirer à boulets rouges sur ses propres textes. Il est le critique le plus sévère de son œuvre, sans fausse modestie, il se considère par ailleurs comme un homme paresseux, lui qui écrira plus de 600 nouvelles (sans compter le théâtre) en moins de 25 ans.

Contrairement à l’imposante biographie que lui consacre Donald Rayfield (plus de 550 pages grand format parue en 2019 chez Louison éditions et déjà présentée en ce blog), celle de Tchoukovski s’arrête sur l’épisode du voyage de Tchekhov sur l’île de Sakhaline au nord de la Russie en 1890, entrepris à ses frais pour rendre compte des conditions de détentions des prisonniers. Ce voyage éprouvant le laisse sur le flanc, accélère ses problèmes de tuberculose, celle qui l’emportera moins de quinze ans plus tard. Tchekhov écrit ce documentaire en 1893, « L’île de Sakhaline » (aussi présenté ici en son temps), en quelque sorte son livre-sacrifice.

Nous l’avons vu, Tchekhov est un homme bon, même si la plume de Tchoukovski, pétrie d’admiration, le peint sans doute encore meilleur qu’il ne fut. Et en homme avisé, il est modeste et réfute sa gloire alors montante. De plus, il ne critique quasiment personne avec de mauvais mots, il est sans haine ni mépris, il est au contraire compassion et empathie. Tchoukovski détaille avec minutie son caractère, son tempérament, son désir constant de liberté (cette « Liberté par la sérénité » écrira Ivan Bounine). Et bien sûr son obsession de vérité qui revient dans toute son œuvre pourtant foisonnante et imposante. Dans une économie de mots propre à son style, Tchekhov ne délivre ni jugement, ni morale. Il raconte, à nous de faire le reste.

Car Tchoukovski ne se contente pas d’analyser l’homme, il en fait de même sur l’œuvre, mais aussi sur son influence sur la génération contemporaine d’hommes de lettres en mal d’inspiration, qui lui rendent des hommages plats en vers en mirlitons. Pour Tchoukovski, le talent, que dis-je, le génie de Tchékhov est incomparable : « La littérature russe compte peu d’artistes qui se délectaient tant des scènes de la vie, aspiraient tant à les noter, qui les traquaient partout et possédaient surtout un talent aussi remarquable pour exprimer à l’aide d’images simples et en apparence peu élaborées des pensées et des sentiments extrêmement complexes, subtils, presque insaisissables ». Car il est vrai que toute l’œuvre est basée sur l’analyse de scènes quotidiennes de la vie russe, sans aucun équivalent.

Au détour d’une phrase, Tchekhov peut paraître un redoutable pionnier de la pensée, ainsi ce « le climat s’est détérioré et chaque jour la terre devient plus pauvre et plus laide ». Il peut être parfois vu comme un « proto-écolo » dans ses réflexions sur l’évolution de la nature, en tout cas comme lanceur d’alerte, même si là non plus et comme jamais, il ne disserte pas à n’en plus finir, il constate en quelques mots, quelques lignes alarmantes, nous donne l’information, à nous de la traiter comme nous l’entendons. Car Tchekhov est un infatigable passeur.

L’œuvre Tchekhovienne insiste aussi sur le potentiel non exploité de chaque homme et le gâchis en résultant. Car l’humain est capable de grandes choses s’il veut bien s’en donner la peine. Tchoukovski analyse en profondeur la personnalité de Iakov dans la nouvelle « Le violon de Rothschild », il met en exergue quelques figures de cette sorte de comédie humaine Tchekhovienne pour prendre exemple sur des traits de caractères développés par l’écrivain, dans une passion contagieuse. Quant à Tchekhov, il s’efface devant ses personnages, eux seuls parlent, lui se tait, écoute sans juger, en bon écrivain laconique de la conscience, loin de la foule et la pensée unique. Oui, ce livre est une véritable biographie artistique de l’un des auteurs majeurs des lettres russes.

Pour dresser cette imposante biographie (du moins par le contenu), Tchoukovski est allé fouiller jusque dans les carnets de notes de Tchekhov, a lu de fait les premiers jets d’un texte, les corrections, et découvert un auteur contournant la censure dans ses œuvres de jeunesse, fortement imprégné par ailleurs durant un court laps de temps par Saltykov-Chtchédrine. Ces notes sont pour Tchoukovski une opportunité pour modeler un peu plus profondément son analyse de l’œuvre, dans un travail éblouissant qui, bien sûr, donne envie de se replonger dans les nouvelles (notamment) de Tchekhov, ce qui est d’ailleurs en cours.

La gloire posthume : en Russie soviétique puis en U.R.S.S., pour ne pas avoir pris frontalement part au débat, Tchekhov est vilipendé, il est l’écrivain de la bourgeoisie, de l’aristocratie, et s’installe de ce fait contre les travailleurs. Peu à peu et après un incessant travail de réhabilitation, il reprend ses couleurs et ses lettres de noblesse – si j’ose dire – et redevient celui qu’il n’a jamais cessé d’être, l’écrivain de la compassion, de l’empathie et du pardon. Ceux qui l’ont lu avec un œil « soviétique » se sont lourdement trompés, ont été lourdement trompés. Pour nous occidentaux, il est bon de savoir que, peut-être plus que pour la majorité des écrivains russes, Tchekhov est difficile à traduire, jouant avec les mots, les lettres, créant de nombreux néologismes, s’amusant avec des formules toutes russes et forcément peu aisées à retranscrire. Tchekhov avait commencé sous divers pseudonymes, dont celui de Antocha Tchékhonté, qu’il reniera toute sa vie.

Tchoukovski nous renvoie une image certes absolument dithyrambe de Tchekhov, mais propose surtout une clé de l’œuvre, précieuse, originale et utile. Il semble qu’après lecture de ce très bel ouvrage, il va être dur de ne pas lire Tchekhov avec un œil différent, peut-être plus aiguisé, plus avisé, en tout cas à coup sûr un œil neuf, du moins lavé de quelques clichés. Lisez ce somptueux travail de fond paru juste avant la pandémie mondiale (en février 2020) et de ce fait passé en grande partie sous les radars, il est un livre essentiel sur Anton Tchekhov, sorti aux toujours admirables éditions Interférences de la grande Sophie Benech et traduit du russe par Franchon Deligne. Je vous reparle d’ailleurs très prochainement de cette superbe maison, patience…

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 21 septembre 2022

Anton TCHEKHOV « Histoires trompeuses »

 


Ce petit recueil de sept nouvelles d’à peine 90 pages est un petit bijou d’humour et de délicatesse. Choix savamment pesé puisqu’il s’agit ici non seulement de nouvelles méconnues du grand Anton TCHEKHOV, mais de surcroît toutes animées du même thème plus ou moins diffus : Méfiez-vous des apparences !

Nouvelles écrites entre 1886 et 1889, elles nous montrent un TCHEKHOV facétieux, singulier, léger et faussement naïf, qui s’amuse à détourner temporairement l’attention de son lectorat pour le précipiter dans les dernières lignes vers une chute inattendue.

Dans ce recueil, nous allons tour à tour croiser un narrateur aux prises avec la peur, un vieil homme surgissant nuitamment dans un cimetière, une liste de visiteurs d’un conseiller d’Etat dont une signature mystérieuse revient régulièrement, un vent se faisant l’écho d’une déclaration d’amour, un voyageur par le train se croyant célèbre et vexé de ne jamais être reconnu, un mendiant à qui un bon samaritain propose des tâches rémunérées chez lui, enfin un prisonnier volontaire enfermé quinze années suite à un pari audacieux (et l’occasion pour TCHEKHOV de dénoncer la peine de mort).

Les deux premières nouvelles, gothiques, sont peut-être encore plus proches de celles de MAUPASSANT ayant trait au fantastique que toutes les autres de TCHEKHOV. Les deux écrivains, chacun fort de plusieurs centaines de contes et nouvelles, pouvaient être déjà comparés à bien des égards (stylistique, atmosphérique, d’une approche empathique ou moqueuse, mais se refusant à tout jugement de valeur), mais ici cette sororité paraît encore plus frappante.

Les cinq nouvelles suivantes passent du burlesque à l’inquiétude, d’un certain théâtre de boulevard à un climat plus intérieur, plus feutré, tout à la russe. Chaque chute est soignée, et si l’on rit c’est parfois avec une certaine culpabilité, tellement certains personnages, de par leur posture, leurs sentiments ou leurs pensées peuvent provoquer une sorte de pitié embarrassée au sein du lectorat.

Ce recueil savoureux est un plaisir de lecture. On y retrouve un TCHEKHOV pétillant et novateur, à la fois sobre et exubérant dans certains plans où il laisse agir en toute liberté son imagination débordante. 90 pages de pur bonheur, et cette joie de se gausser de ces situations grotesques ou tragiques. Sélection de grande qualité, traduite par Sophie BENECH, la directrice de ces mêmes éditions Interférences qui ne cessent de nous distiller à petites doses (voilà une maison qui ne fait pas dans la surenchère éditoriale !) des textes intelligents, audacieux car loin des chemins tout tracés. Les couvertures sont de toute beauté, et, vous l’aurez compris, le contenu inventif.

Ces mêmes éditions avaient sorti quelques jours avant la pandémie une biographie de TCHEKHOV par Korneï TCHOUKOVSKI. De ces mêmes éditions, je vous avais présenté il y a quelques mois l’excellent recueil de nouvelles « Faits divers » signées Léonid ANDREÏEV ainsi que plusieurs autres titres auparavant. Pour les puristes de TCHEKHOV, l’occasion de redécouvrir l’auteur par des textes originaux et assez loin de son travail habituel, pour les autres la chance de lire enfin cet écrivain par des nouvelles simples d’accès et véritablement jubilatoires. Recueil paru en début d’année dans la collection de domaine russe d’Interférences, il serait dommage de s’en priver.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 2 mars 2022

Leonid ANDREIEV « Faits divers »

 


Les éditions Interférences ont l’excellente idée d’éditer dans un petit volume quatre courtes nouvelles de Leonid ANDREIEV (1871-1919) qui ne font pas partie des textes majeurs de l’auteur. Ces nouvelles, dans les mêmes traductions – signées Sophie BENECH, par ailleurs directrice d’Interférences –, rédigées au tout début du XXe siècle, étaient déjà parues près de 100 ans plus tard dans l’intégrale des proses d’ANDREIEV en cinq volumes aux éditions Corti.

Ces quatre nouvelles reflètent une infime partie du talent d’ANDREIEV, à savoir son don de l’observation et son empathie. Dans chacun des textes, dans lesquels il ne se passe d’ailleurs pas grand-chose, l’auteur russe scrute ses contemporains, avec amusement ou/et compassion. Que ce soit sous une pluie battante dans une gare où deux hommes se disputent devant un témoin, ou encore un homme marié soudain attiré par une jeune femme lors d’un trajet en omnibus alors que leurs mains se frôlent, qu’il tente de la suivre et la perd au dehors, que ce soit un médecin marié et empathique porteur dans la rue d’un cadeau – une lampe – pour sa femme et qu’un voleur pressé vient briser en percutant l’homme, ou pour finir un homme qui dans une petite gare rurale prend pitié d’un gendarme espérant un drame afin d’égayer ses journées, ANDREIEV retranscrit de minuscules tranches de vies.

Des protagonistes ici dépeints, nous ne saurons rien de leur passé ni leur devenir, nous serons juste témoins de quelques minutes ou quelques heures de leur vie, d’une action qui les as marqués, d’un coup de cœur éphémère ou du simple fait de se trouver en un lieu précis à un moment donné.

ANDREIEV fut très connu de son temps, puis tombé injustement dans l’oubli. Son style est riche, pur, il décortique avec minutie une scène d’allure banale, y ajoutant de petits éléments qui la rendent vivante. On peut voir dans ces quatre nouvelles le ANDREIEV peintre tant son écriture évolue par petites touches d’une maîtrise totale. De scènes grotesques ou ridicules comme caricaturales aux instants émouvants, ces textes sont aussi quasiment de courtes pièces de théâtre tant les dialogues y sont imposants et bien ajustés (n’oublions pas que ANDREIEV fut aussi un grand écrivain de théâtre), pouvant ici le rapprocher d’auteurs russes classiques, notamment GOGOL ou TCHEKHOV.

« Souvent, j’allais à la gare voir arriver les trains de passagers. Je n’attendais personne, et il n’y avait personne qui pût venir me voir ; mais j’aime ces géants de fer quand ils passent tout près en roulant des épaules et en se balançant sur les rails, ballottés par leur poids et leur force colossale, emportant quelque part des gens qui me sont inconnus, mais proches. Ils me paraissent vivants et extraordinaires ; dans leur vitesse, je sens l’immensité de la terre et la force de l’homme, et quand ils poussent leurs hurlements puissants et libres, je me dis : ils hurlent aussi de cette façon en Amérique, en Asie, et dans la torride Afrique ».

Deux de ces textes étaient parus dans le recueil « Le gouffre et autre récits », deux autres dans « Dans le brouillard et autres récits ». Et même s’ils ne sont pas les plus amples de l’auteur, et peut-être justement parce qu’ils sont imprégnés d’une atmosphère intimiste et extrêmement resserrée, ils sont à redécouvrir dans ces 85 pages de littérature purement russe avec leur noirceur habillée d’absurde et de tendresse. En fin de volume est présentée une brève chronologie de la vie de l’auteur, ainsi que l’une sur l’artiste belge Franz MASEREEL (1889-1971), ici illustrateur de couverture.

Les éditions Interférences, entre autres facettes, se sont spécialisées en littérature russe classique, proposant dans leur catalogue, outre le « S.O.S. » de ANDREIEV (que je vous recommande chaudement) des textes de PILNIAK, TSVETAÏEVA, AKHMATOVA, BABEL, CHALAMOV, BOUÏDA, ZAMIATINE (« La caverne », immense moment de littérature russe), TIOUTTCHEV et quelques autres. Un éditeur qui sait prendre des risques, donc forcément à soutenir d’urgence. Ce « Faits divers » est sorti fin 2021, il en est un chaînon non négligeable.

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 (Warren Bismuth)

dimanche 1 mars 2020

Vassili GROSSMAN « La Madone Sixtine »


Deux textes de Vassili GROSSMAN dans ce petit livre, par ailleurs visuellement splendide. Le premier, écrit en 1955, s’attarde sur le tableau de RAPHAEL « La Madone Sixtine » peint en 1514, détaillant l’œuvre d’art, et la replaçant dans le contexte historique du XXe siècle, puisque durant la seconde guerre mondiale, l’U.R.S.S., après sa victoire sur l’Allemagne nazie, a ramené un certain nombre de tableaux alors gardés à Dresde. Une dizaine d’années plus tard, en 1955, elle va les rendre à son propriétaire, dont la fameuse Madone. Alors que les œuvres sont en transit, GROSSMAN a l’occasion de les voir. Il exprime ici son ressenti sur cette divine madone qu’il voit comme un tableau intemporel et immortel, voire invincible. Faisant de RAPHAEL un visionnaire, il devine dans cette œuvre la chute du XXe siècle : « La mère nourrit son enfant eu sein, et des centaines de milliers de gens bâtissent des murs, tendent du fil de fer barbelé, installent des baraques… Dans des cabinets tranquilles, on met au point des chambres à gaz, des automobiles tueuses, des fours crématoires… ».

Treblinka, entre autres. GROSSMAN a assisté de ses yeux aux conditions de déportations dans ce camp, il en restera traumatisé à vie. « Et on a peur, on a honte, on a mal : pourquoi la vie a-t-elle été si horrible, n’est-ce pas de ma faute, de notre faute ? Pourquoi sommes-nous en vie ? Question terrible, pénible, les morts sont les seuls à pouvoir la poser aux vivants. Mais les morts se taisent, ils ne posent pas de questions ». Dans les yeux de la Madone et de son fils, il y voit les souffrances des prisonniers de Treblinka, de la barbarie nazie. Il a déjà publié le roman « Pour une juste cause » et travaille sur son chef d’œuvre « Vie et destin ». S’il fait parler ce tableau de RAPHAEL, c’est aussi pour y voir les yeux des déportés, non sans une lueur d’espoir en fin de texte.

« Repos éternel » a quant à lui été écrit entre 1957 et 1960. Le personnage central est étonnamment LE cimetière. Pourquoi y va-t-on ? Pour les morts, pour l’hommage, le souvenir, pour soi-même ? Un cimetière ne comporte pas d’espace illimité, cependant la demande est toujours plus forte que l’offre. Alors, comme pour les vivants, on a construit en hauteur, mais sous le sol. On a établi plusieurs couches de cadavres pour gagner de la place. Un HLM funéraire en quelque sorte. La famille ne se prive pas de louer l’esprit fin du défunt dans des écrits parfois longs gravés sur les tombes.

Ces cimetières sont parfois pillés, violentés. GROSSMAN s’appuie sur des faits, donnent des exemples parlants qui peuvent donner la nausée. Le cimetière n’est pas le lieu de silence et de calme plat qu’il est censé représenter. « Un colonel qui avait servi dans les troupes d’occupation en Allemagne avait rapporté à sa petite fille une poupée qui parlait. La fillette était morte peu après et, comme elle adorait sa poupée, les parents l’avaient placée dans le cercueil de l’enfant. Quelque temps après, la mère avait vu une femme qui revendait cette poupée. Elle s’était évanouie ».

Ces deux textes sont une façon originale de connaître une autre facette de GROSSMAN, certes encore fortement imprégnée de la seconde guerre mondiale pour le premier, mais très loin du GROSSMAN de l’imaginaire collectif pour le deuxième, quoique 1941 vient encore jouer les trouble-fête. Seulement 70 pages, traduites comme toujours magnifiquement par Sophie BENECH, le recueil est d’ailleurs paru dans ses propres éditions, Interférence, en 2012. La couverture, dessin s’inspirant de celui de RAPHAEL, mais en noir et blanc, est elle aussi splendide. Décidément, ces éditions ont beaucoup de mal à me décevoir.


(Warren Bismuth)

dimanche 1 décembre 2019

Zusman SEGALOWICZ « Une révolution au jour le jour »


Le titre dit à peu près tout. Rajoutons la date : 1917, et vous saurez qu’il s’agit ici de chroniques, d’une sorte de journal de bord au cœur de la Révolution russe. L’auteur, né en 1884 dans une région de la Pologne à l’époque détenue par la Russie, écrit en Yiddish. Ce livre est aussi un périple puisque SEGALOWICZ va aller prendre la température à Moscou, Petrograd, en Ukraine, Crimée et Biélorussie, le tout entre 1917 et 1919, dans un pays de quelque 160 millions d’habitants.

Il va vivre certes au cœur de l’action, mais dans un relatif détachement, car somme toute sous couvert de neutralité. S’il vibre pour la Révolution en préparation, il n’en fait pas un but ultime, il observe, constate que sous le tsarisme tout n’était pas si noir. Il voit les affrontements en cours entre les rouges et les blancs, mais c’est loin d’être une partie de football.

Le tsar Nicolas II abdique en février 1917. Commencent des négociations entre les différentes factions de la « gauche » qui durent plusieurs mois. Tout ceci fait aujourd’hui partie de l’Histoire mais lorsque SEGALOWICZ écrit dans son carnet, la situation explosive est vécue en direct. Il ne fait cependant pas l’impasse sur l’année 1905 qui a vu une première approche, une première tentative de prise de pouvoir. Il se souvient, il note comme des bribes, des souvenirs lointains, précis ou non.

Dans ses déplacements, l’auteur, lui le juif, remarque partout une montée violente de l’antisémitisme, se sent touché au cœur, pour lui, pour son peuple. Il note une situation tendue et chaotique en Ukraine. Alors que les blancs ne viennent que d’être terrassés et que le pouvoir en place n’en est qu’à ses premiers balbutiements, il s’acharne déjà sur les minorités, ce qui laisse présager une suite peu enthousiaste.

Et puis les anecdotes en direct, plus personnelles, pas directement en provenance du front mais tout aussi innommables : « Je me souviens encore qu’il y avait une pièce où se trouvaient alités une dizaine d’enfants atteints de la rougeole. Un jour où j’étais monté voir ces enfants en compagnie d’une infirmière, nous avons découvert que deux d’entre eux avaient rendu l’âme… et que les vivants jouaient tranquillement avec les morts qu’ils caressaient et prenaient dans leur bras ».

SEGALOWICZ a beaucoup écrit, a connu un parcours riche et dense, a visiblement été relativement connu en son temps. Quoi qu’il en soit, c’est ici la première fois que j’en entendais parler, ce journal est une source fertile en informations. Les éditions Interférences sont coupables de cette publication parue en 2016, la couverture fort attractive également est le détail d’une gravure illustrant la vie de LÉNINE. La traduction ainsi que la préface de l’ouvrage (une biographie rapide de l’auteur), qui ont dû s’avérer coriaces, sont le travail de Nathan WEINSTOCK, bravo Monsieur ! Un bouquin à posséder si l’on tient à se nourrir de détails dans le feu de l’action de la Révolution russe, celle d’avant STALINE, celle qui se construit de manière un peu improvisée, en 1917, au jour le jour.


(Warren Bismuth)

dimanche 13 octobre 2019

Lydia TCHOUKOVSKAÏA « Sophia Pétrovna »


L’héroïne malheureuse de ce roman est une femme russe sans histoires, banale secrétaire, pas spécialement politisée quoiqu’avec une légère affection pour LÉNINE, MARX ou STALINE, dans le désordre. Nous sommes aux débuts des années 1930, STALINE est au pouvoir en U.R.S.S. Le mari de Sophia, Fiodor Ivanovitch, est mort quelque temps plus tôt, vraisemblablement assassiné par une femme, mais nous n’en saurons pas plus. Leur fils, Kolia, s’engage dans les komsomols, les jeunesses communistes, avec son ami Alik. Natacha, une proche de Sophia, s’intéresse de près à Kolia, amoureusement. Avec une telle trame, nous tenons là une petite bluette loin des tragédies soviétiques. Sauf que…

Rapidement, pourtant bon stakhanoviste et ingénieur talentueux, Kolia va être inquiété par les autorités. Pire : il va être emprisonné, accusé de sabotage et terrorisme. Bien sûr, ce ne peut être qu’une erreur, une homonymie, l’État ne peut garder bien longtemps un innocent en détention. Le problème est que les arrestations deviennent massives au sein du pays, parfois arbitraires. Des proches de Sophia ou de ses amies sont déjà sous les verrous ou portés disparus.

Tout semble avoir commencé très exactement le 1er décembre 1934 avec l’arrestation puis l’assassinat de KIROV par le gouvernement stalinien. « … après l’assassinat de Kirov, il y avait eu beaucoup d’arrestations, mais à ce moment-là, on avait commencé par embarquer les opposants, et ensuite les ci-devants, toutes sortes de von, de barons… Et maintenant, voilà que c’était les médecins ! ». Ce fut le début des sinistres purges staliniennes qui s’étendirent ensuite sur plusieurs années. Les arrestations, les morts, les déportations, les disparitions, les exécutions sommaires vont se succéder à une vitesse vertigineuse, entraînant une psychose collective, une méfiance sans nom, sans bornes.

Kolia est détenu dans une prison devant laquelle Sophia Pétrovna va faire le pied de grue. Les autorités ne communiquent pas, se contentent de recevoir les familles d’incarcérés quelques minutes, omerta générale. Les files d’attente sont interminables, dans le froid et la neige. Puis Kolia s’avère introuvable, où a-t-il bien pu être amené ? C’est Natacha qui va vivre le plus mal ce silence de plomb.

« Sophia Pétrovna » est à première vue un livre léger et candide sur la forme, en tout cas dans ses premiers chapitres. Mais ne nous y trompons pas : il est rapidement violent, lucide, politique et très sombre sur le fond, halluciné même en fin d’ouvrage. S’il est quelquefois question d’amours, c’est pour mieux mettre en avant leur impossibilité en partie par la surveillance effrénée de l’appareil stalinien. Le climat est kafkaïen, les disparus introuvables et la bureaucratie muette et manipulatrice, chaque erreur de n’importe quel individu servant de prétexte à une arrestation (petite pensée au « Procès » de KAFKA, même si là, justement, les procès n’existent quasiment pas). L’humain est mis au pilori, seul le peuple compte, s’il participe au développement de l’État soviétique.

La grande originalité de ce roman est qu’il est temporellement en direct (il fut rédigé à Leningrad entre novembre 1939 et février 1940). Lydia TCHOUKOVSKAÏA, grande amie d’Anna AKHMATOVA, dénonce ce qu’elle voit à la fin des années 30. La plupart des livres russes écrits à cette époque, si tant est qu’ils attaquent le pouvoir en place, sont détruits, leurs auteurs déportés ou assassinés. C’est donc un petit miracle que ce « Sophia Pétrovna » ait pu voir le jour. Et comme c’est un roman russe du temps du stalinisme, ce ne sera pas sans grandes difficultés : écrit sur un cahier d’écolier, il fut dissimulé dans un simple tiroir et des proches de Lydia TCHOUKOVSKAÏA veillèrent sur le manuscrit. Or tous moururent. Après la guerre, Lydia a retrouvé ce manuscrit à sa place. Sa première publication eut lieu en France mais dans sa langue d’origine en 1965, première traduction en 1975. Il ne sera disponible en U.R.S.S. qu’à partir de 1988. Cette nouvelle traduction ici présentée est l’œuvre de l’excellente Sophie BENECH, maîtresse étalon des traductions de textes russes.

Ce roman est sorti en 2007 chez la maison d’édition à laquelle Sophie BENECH participe et qui fait la part belle aux textes russes oubliés (avec une préférence à ceux sauvés du stalinisme), j’ai nommé les éditions Interférences, l’une de ces petites maisons indépendantes que je bichonne particulièrement tant elles sont belles, sur le fond comme sur la forme, avec à chaque fois des couvertures impeccables en noir et blanc, on aurait presque envie de les manger en faisant chauffer le samovar. Foncez voir leur catalogue, il est aussi impressionnant qu’il est restreint. Merci pour ce travail admirable de tous les instants. Et si vous outrepassez votre timidité, demandez-leur la petite brochure explicative en forme de catalogue sur l’histoire d’Interférences, elle est remarquable, tellement remarquable que j’aurais presque voulu entamer une chronique sur elle. Ce sera en lieu et place pour très bientôt de nouvelles notes de lecture sur des livres de l’éditeur. Restez donc fidèles. Interférences existe depuis 1992, et à raison d’en moyenne deux parutions par an, elle atteint aujourd’hui la barre d’une quarantaine de publications, que l’on aimerait toutes voir rejoindre notre bibliothèque personnelle. Merci encore pour ce travail passionné.


(Warren Bismuth)

vendredi 22 décembre 2017

Leonid ANDREIEV « S.O.S. »


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Recueil de quatre textes écrits entre mars 1917 et septembre 1919. Nous découvrons un ANDREIEV très critique, très véhément sur la situation russe juste avant et pendant le basculement vers la Révolution. Le premier texte se nomme « La censure ». Si l'auteur s'interroge sur le sujet, c’est aussi pour constater l'autocensure des écrivains : « Ne peut-on à la fois écrire pour la censure et penser librement ? ». S'il croit avoir observer une relative semi-liberté de ton et d'opinion dans la Russie tsariste entre 1905 (date de la première tentative de Révolution) et 1916, en ce mois de mars 1917 il s'insurge contre le contrôle des écrits et l'autocensure qui en découle : « C'est une chose d'aimer la liberté, et c'en est une autre de savoir être libre ». Il ne se prive pas non plus de se lancer sans ménagement dans une autocritique acerbe. Lui, ANDREIEV, n'est pas cet artiste jouissant d'une totale liberté de parole. Une réflexion très poignante car se situant durant le gouvernement provisoire de KERENSKI entre l'abdication du tsar début 1917 et la prise de pouvoir de LENINE en octobre de la même année. À l’instar d’un ZAMIATINE, ANDREIEV fut rejeté à la fois par le régime tsariste et le bolchevisme, leur parcours est par ailleurs assez similaire, se terminant pour tous deux par l’exil, en France pour ZAMIATINE (entre autres grâce à GORKI qui plaidera sa cause auprès de STALINE), en Finlande pour ANDREIEV. Le deuxième texte « Veni Creator ! » est une catapulte particulièrement lestée envoyée sur la gueule de LENINE, 8 pages d'une violence inouïe, un pamphlet comme une marmite d'huile bouillante sur le haut d’un crâne, une violente attaque frontale contre un LENINE vu comme un souverain tout puissant et autoritaire. « Mais tu es dur, LENINE, tu es même terrible, grand LENINE ! Je te regarde et je vois ton petit corps croître en largeur et en hauteur. Te voilà déjà plus grand que la colonne Alexandre. Voilà déjà que tu surplombes la ville comme le nuage de fumée d'un incendie. Voilà que déjà, comme une nuée noire, tu te déploies sur l'horizon et recouvre le ciel tout entier : il fait sombre sur la terre, les ténèbres règnent dans les demeures, tout est silencieux comme dans un cimetière ». L'avenir ne donnera pas tort à ANDREIEV. Pour bien cerner la prouesse et la portée de ce brûlot, précisons qu'il a été écrit en septembre 1917, soit un mois avant l'arrivée de LENINE au pouvoir ! « S.O.S. », est écrit quant à lui en février 1919 lorsque ANDREIEV est exilé en Finlande. Il avertit le reste de l'Europe d'une crise sans précédent se jouant en Russie (qui n'est pas encore devenue U.R.S.S.), il lance un appel désespéré aux nations européennes qui viennent tout juste de sortir de la guerre, il met violemment en garde les peuples et les dirigeants contre l'ogre bolchevique «  Il faut être totalement privé de raison pour ne pas comprendre les actes, les agissements et les convoitises, simples et évidents, du bolchevisme ». La frappe est directe, mais l'appel solennel. TROTSKI est traité de « bouffon sanguinaire ». ANDREIEV assiste de loin et sans force au naufrage d'une nation entière, une Russie malade et défaite. « Il est difficile de préserver sa vie, cela semble presque un bonheur de s'en débarrasser ». La solennité est portée jusqu'à la dernière ligne et l’ultime phrase de ce texte à l'encontre de l'Europe « Que te dire encore, mon ami ? Viens vite, hâte-toi ! ». Le dernier texte présenté est inachevé puisque écrit en septembre 1919, le mois même de la mort d'ANDREIEV (qui surviendra le 12 des suites de l’un de ses trois suicides ratés, l’auteur, alcoolique, jouissait d’un optimisme sans faille). Le père Leonid lance un dernier pavé, un parallèle entre révolte et révolution, la première étant « dénuée de pensée », ne représentant que l'instant présent, la seconde « remplie de pensée », organisée, désintéressée, luttant pour l'avenir. Pour ANDREIEV, le bolchevisme représente la trahison à la révolution, à l'humanisme : « Le mot « homme » a été éradiqué du vocabulaire bolchevique », bolchevisme que l'auteur personnifie en Satan, chargeant le parti au pouvoir : « Si tous les bolcheviks ne sont pas des scélérats, tous les scélérats de Russie sont devenus bolcheviques ». Ironie de l'Histoire, étant faite de petits pieds de nez forgeant les grandes anecdotes mémorables, le texte s'arrête brutalement au titre du chapitre trois. Il s'intitule « Leur règne ». On ne peut que laisser place à un silence respectueux devant un écrivain éminemment visionnaire qui a senti la tragédie venir avant même l’avènement de LENINE. Ce recueil est sorti en 2017 aux excellentes Éditions INTERFÉRENCES, traduit de main de maître par Sophie BENECH spécialiste de l’auteur, 75 pages de dynamite toute russe pour bien constater sans aucun doute possible que le peuple connaissait la chanson que s’apprêtait à interpréter le bolchevisme avant même sa véritable mise en pratique sur le terrain. Témoignage précieux d'un immense auteur, à garder sous verre et à briser en cas d'urgence, on n'est jamais trop prudent.e.s.


(Warren Bismuth)

samedi 14 octobre 2017

Evguéni ZAMIATINE « La caverne »


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Un petit bijou. Petit par la dimension, genre format poche. Petit par la longueur : à peine 60 pages. Bijou pour tout le reste. Une seule histoire mais traitée de deux manières : une première version en nouvelle (présentée pourtant comme un récit) puis en format pièce de théâtre. Le fond : la Russie juste après la révolution bolchevique d'octobre 1917 (la nouvelle a été écrite en 1920 et publiée en 1922). Saint Petersbourg devenu Petrograd, un couple qui a froid dans sa maison, transformée en caverne, qui ne parvient plus à se payer le bois pour se réchauffer. La femme Martha ne peut plus sortir du fond de son lit, trop transie et mourante. Le mari Martin Martinovitch, n'y tenant plus de la voir dans une telle douleur va, malgré ses principes, aller voler du bois chez leur voisin Obertychev. Par cette petite historiette courte, c'est le renversement de la Russie qui est présenté, cette Russie qui ne va pas tarder à devenir l'U.R.S.S. (en 1922). Elle est Léniniste lorsque l'action a lieu (contemporaine à l'écriture), elle ne va pas tarder à devenir Stalinienne. Quant à ZAMIATINE, il sera arrêté par le gouvernement de LENINE en 1922 avant de demander l'extradition à STALINE en personne en 1931, extradition qu'il obtiendra. Dans cette nouvelle et cette pièce de théâtre, on est assez loin de l'ambiance générale du roman « Nous », considéré comme l'un des éléments fondateurs du roman dystopique, influençant ORWELL pour son « 1984 » et HUXLEY pour « Le meilleur des mondes ». Il m'avait pourtant laissé sur ma faim. Si le sujet est ici également dystopique,  cette « Caverne » est une petite bombe qui vous glacera les pieds malgré la couette. Dès les deux premières phrases de la nouvelle nous sommes dans le bain : « Des glaciers, des mammouths, des déserts. Des rochers de nuit, noirs, qui ressemblent vaguement à des immeubles ; à l'intérieur des rochers, des cavernes ». Pour le premier dialogue de la version théâtrale, ce n'est pas franchement plus joyeux : « Je n'en peux plus je n'arrive pas à respirer dans cette obscurité… Mais quand est-ce qu'ils vont nous donner de la lumière ? ». Il est intéressant de noter la différence d'écriture pour une même trame, en apparence plus légère pour la pièce de théâtre. En apparence seulement. Notons que ladite pièce, écrite en 1927, est pour la première fois traduite en français. Livre paru en 2017 chez un petit éditeur au visuel très réussi, INTERFÉRENCES, qui a m'a l'air de bien apprécier les écrits russes, il est donc fort possible que l'on en reparle à l'occasion.


(Warren Bismuth)