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dimanche 31 octobre 2021

Jeton NEZIRAJ « Bordel Balkans »



Clytemnestre dirige l’hôtel-bar « Balkans Express » quelque part du côté du Kosovo au tout début du XXIe siècle, alors que son mari Agamemnon est parti guerroyer en ex-Yougoslavie. Elle s’est entichée d’un amant, Egisthe, avec lequel elle projette l’assassinat d’Agamemnon lorsqu’il reviendra des champs de bataille.

Ici ce sont surtout les chants de bataille qui sont entonnés, tant la musique, le rythme, les mélodies, la danse mais aussi la signification des textes prennent une part prépondérante. Mais déjà Agamemnon rentre du combat. Mari jadis violent et noceur ainsi que fervent patriote, son retour n’est pas apprécié de Clytemnestre qui finit par concrétiser son projet avec l’aide de son amant au cours d’une fête somptueuse.

Des morts, il va y en avoir d’autres, et non des moindres, ils vont même à leur tour revenir, comme Agamemnon de la guerre, faire coucou sous forme de fantômes déterminés, au milieu d’une atmosphère électrique, tant les tensions sont extrêmes entre divers protagonistes.

« Bordel Balkans » est de ces textes à l’ambiance hybride : réécriture contemporaine de « L’Orestie » du grec ESCHYLE, elle met en scène plusieurs représentations humaines de la société : qu’elle soit imagée par des opportunistes, courtisans, menteurs, malléables, dans un climat à la fois de tragédie grecque (le texte se définit comme une « Tragédie musicale »), de problèmes sociaux actuels (corruption, censure, , etc.), de farce violente côtoyant le fantastique ou le polar et évoquant l’homosexualité, cette réécriture distille une poésie dans laquelle se mêlent des dialogues crus dans une mosaïque saisissante. En fond, l’incapacité de l’Europe face aux drames politiques des Balkans.

« Ça va être une vraie boucherie. Ils vont tuer, ils vont piller ce pays et personne n’osera s’interposer. Nos libérateurs vont nous libérer de la vie tranquille que nous avions. Grâce à eux, nous allons nous sentir étrangers dans notre propre pays ! C’est maintenant que tu vas voir comment ils vont gagner toutes les élections, acheter toutes les propriétés de l’État pour trois fois rien, remporter toutes les adjudications. Ils vont commettre des meurtres et il n’y aura personne pour les condamner. C’est la fin de tout ! ».

Cette pièce est aussi l’occasion pour l’auteur kosovar d’écrire dans les différentes langues utilisées en Albanie et au Kosovo, ce qui servira aussi de postface à la traductrice Anne-Marie BUCQUET pour nous entretenir de ces divers langages ou dialectes.

Entre drame et burlesque, NEZIRAJ, figure emblématique du théâtre balkanique, s’amuse sur la tangente, y compris dans le style d’écriture, déconcertant car tour à tour ordurier, grandiloquent ou poétique. « Un mari a été tué / Mais le demi-mari est encore vivant / Rien ne se termine jamais dans ce pays / Chaque fin est un nouveau commencement / Chaque sang versé annonce un nouveau sang ».

La préface est signée Roland SCHIMMELPFENNIG et traduite de l’allemand par Katharina STALDER, la pièce étant donc traduite avec grand talent par Anne-Marie BUCQUET qui saisit au mieux l’univers singulier de NEZIRAJ. « Bordel Balkans » fut écrite entre 2014 et 2017, elle est pétillante car partant dans tous les sens telle un feu d’artifice, où l’on passe d’un style à l’autre juste en sautant une ligne. Les personnages sont décalés voire loufoques dans des scènes brèves et dynamiques. L’ouvrage vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant.

Jeton NEZIRAJ traduit par Anne-Marie BUCQUET revient très bientôt chez cet éditeur avec le titre « En cinq saisons : un ennemi du peuple », écrit entre 2014 et 2019. Auteur régulièrement censuré dans nombre de pays sur notre bonne vieille terre, il n’a pas fini d’en dénoncer les injustices avec son brio et sa verve toute personnelle.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

vendredi 29 octobre 2021

Fiodor DOSTOÏEVSKI « Humiliés et offensés »

 


Pour le bicentenaire de la naissance de DOSTOÏEVSKI, rien de tel que son premier roman majeur, ici traduit par l’incontournable André MARKOWICZ. Roman déjà lu deux fois, mais c’est une première dans cette traduction, et donc forcément une sorte de redécouverte. Je ne pourrai de toute façon plus lire l'oeuvre fictionnelle de DOSTOÏEVSKI que traduite par MARKOWICZ.

DOSTOÏEVSKI a écrit « Humiliés et offensés » quelques années après son retour du bagne (condamnation qui se termina en 1854 par la libération du romancier), une expérience dont il fut à jamais marqué. Ce premier roman d’envergure paru en 1861 reprend lointainement la trame de la longue nouvelle « Les nuits blanches » de 1848, une histoire d’amour(s) impossible(s) où un homme aime une femme… qui en aime un autre. Sauf qu’ici les protagonistes se multiplient et que l’on est amené à faire connaissance avec un nombre important de personnages dans un dédale rappelant des poupées russes (tiens donc ?!).

Ces figures sont bien sûr toutes des représentations de la Russie du XIXe siècle. Au tout début du livre, le héros en retrait, l’écrivain et narrateur Ivan Petrovitch, orphelin jadis recueilli par un propriétaire terrien, va bientôt mourir, ce sera la dernière occasion pour lui de fouiller dans ses mémoires, raconter sa vie sentimentale, qui paradoxalement commence par une mort, celle d’un vieillard, un certain Smith, grand-père d’une petite Elena (appelée ensuite Nelly à la demande de la fillette), orpheline que finira par héberger Ivan Petrovitch pour le meilleur et pour le pire. Cet Ivan Petrovitch qui sera lui-même un confident (trop) privilégié de Natacha, portrait féminin humilié. Et offensé.

« Humiliés et offensés » est une grande et longue fresque familiale, mais à la sauce russe, c’est-à-dire piquante, ample et extrêmement sombre voire dérangeante. Une histoire de classes sociales, avec des familles de différentes castes. Le roman des mépris préconçus, celui de l’arrivisme à tout crin. Et au milieu ces jeunes qui s’aiment mais ne peuvent ni s’afficher ni se concrétiser. Au fil des pages, le roman se durcit. Démarré en vrai roman sentimental, il devient plus âpre, plus froid, plus fort, plus vertigineux après son premier tiers.

C’est aussi un roman du cœur pur avec cet Ivan Petrovitch et ce qui deviendra chez lui une sorte de fascination pour la jeune Nelly, lui qui a tant souffert du manque d’intérêts que les femmes lui ont porté. Mais c’est aussi le roman de la spéculation, du mariage d’intérêt, du chantage, de la ruine par la haine, nous sommes chez DOSTOÏEVSKI après tout. Les personnages sont bâtis tout de souffrance et de sueur. Diablement russes, ils encombrent le paysage de leur présence lourde, épaisse, terriblement suffocante, résolument dostoïevskienne. Et fascinante.

« Humiliés et offensés » est un roman que l’on pourrait qualifier de bavard, hautement théâtral, fait de longs dialogues qui sont l’une des empreintes identitaires que DOSTOÏEVSKI développera par la suite. Il laisse déjà entrevoir les futures immenses fresques : « Crime et châtiment », « L’idiot », « Les démons » ou autres « Les frères Karamazov ». « Humiliés et offensés » est injustement sous-estimé dans l’œuvre de DOSTOÏEVSKI, alors qu’il en est le vrai point de départ de l’après-bagne, le fondement, le premier pas déjà affirmé d’une œuvre en devenir, même si bien sûr il est impossible de faire l’impasse sur des ouvrages moins longs, moins denses, écrits avant.

Roman qui sait stagner malgré la puissance de caractère de ses protagonistes, « Humiliés et offensés » peut être vu comme l’oeuvre du non-événement paradoxal, tellement le drame psychologique pointe son nez sans que l’action ne se forme réellement, en même temps que les acteurs complexes de l’ouvrage jouent plusieurs rôles, sournois et pourtant dans des dialogues directs voire violents, une autre des caractéristiques de DOSTOÏEVSKI. Certaines figures sembleront s’échapper par la suite de ce roman pour entrer par effraction dans d’autres œuvres du même auteur, des années plus tard, d’où l’importance de celle-ci pour la suite.

« Humiliés et offensés » est tout cela, mais peut-être plus encore un roman à forte résonance autobiographique, DOSTOÏEVSKI s’y est dévoilé par le biais de plusieurs de ses personnages, c’est ce qui en fait un ouvrage à la fois universel et intimiste, singulier dans l’œuvre du russe tellement il faut lire entre les lignes pour apercevoir l’auteur derrière les personnages (les alibis) qu’il a fabriqués. Et puisque nous sommes au siècle des écrivains russes de la grande fresque du XIXe siècle, « Humiliés et offensés » prend sa place dans cette démesure du détail, y compris psychologique. Il est une sorte de point de départ de la grande littérature russe (même si les plus passionnés objecteront par des références par ailleurs pertinentes tirés de POUCHKINE ou GOGOL). Il sera suivi de très près par d’autres créations littéraires faites de la même recette. Je pense bien sûr à TOLSTOÏ son concurrent direct, mais pas que. DOSTOÏEVSKI semble ici avoir mis un point d’orgue à soigner particulièrement la chute de son histoire, il y est parvenu à merveille.

« Oui, nous sommes humiliés, oui, nous sommes offensés, mais nous sommes ensemble, à nouveau, et tant pis s’ils triomphent maintenant, ces orgueilleux et ces hautains qui nous ont humiliés et qui nous ont offensés ! Qu’ils nous jettent la pierre, eux ! ».

D'autres présentations suivront sur ce blog pour le bicentenaire de la naissance de DOSTOÏEVSKI...

(Warren Bismuth)

mardi 26 octobre 2021

Nathalie SARRAUTE « Théâtre »

 


Deuxième mi-temps sur le thème « Sacrées femmes, illustres autrices ! » du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores  avec encore du théâtre poids lourd pour Des Livres Rances.

Le présent volume contient l’intégralité des pièces de théâtre de Nathalie SARRAUTE, de 1967 à 1980. L’une des figures majeures du nouveau roman en a écrites six, toute d’une petite trentaine de pages, en un seul acte.

Ce qui saute aux yeux, c’est la structure même : hormis pour une pièce, aucune ne donne de nom à ses personnages, qui restent anonymes. De plus, le lectorat a l’impression d’entrer dans une pièce en plein milieu d’une conversation, jouant le rôle d’un spectateur-voyeur (ce dont se délecta le nouveau roman). Le point d’achoppement a eu lieu avant la scène première, et parfois nous ne savons pas du tout de quoi ou de qui les personnages dialoguent.

Une phrase lancée au hasard, (mais avant, en off) on imagine que le ton est monté entre deux, trois ou quatre personnes, rarement plus. Nous surgissons au beau milieu de la dispute, ne sachant prendre position (ce qui est la force de ses textes). « Tout à l’heure, quand nous discutions… enfin, on ne peut pas appeler ça discuter, nous étions du même avis… enfin vous et moi… mais elle… elle était là quand nous parlions, elle écoutait… ».

Les points de suspension n’en finissent plus, jusqu’à la chute, qui d’ailleurs n’en est pas une. Comme nous avons pénétré au cœur de la conversation, nous la quittons avant qu’elle ne soit close, c’est-à-dire que nous avons assisté à une bribe de discussion plus ou moins tendue et passionnée, et que nous nous séparons des protagonistes sans en savoir bien plus.

L’erreur fut peut-être de lire les six pièces à la suite. Au final, on y voit un exercice de style, une manière de présenter six pièces d’un même squelette, où les personnages (anonymes donc) pourraient être les mêmes d’une pièce à l’autre, et continuer leur échange entamé lors de la pièce précédente. Un seul mot peut être un simple prétexte pour que la discussion s’enflamme, comme si le débat devait avoir lieu coûte que coûte.

Nous pouvons parfois nous croire plongés dans du BECKETT (par les situations absurdes ou les insignifiances des personnages), plus rarement dans du KAFKA : « On a su qu’il m’est arrivé de rompre pour de bon avec des gens très proches… pour des raisons que personne n’a pu comprendre… J’avais été condamné… sur leur demande… par contumace… Je n’en savais rien… J’ai appris que j’avais un casier judiciaire où j’étais désigné comme « Celui qui rompt pour un oui ou pour un non ». Ça m’a donné à réfléchir… ».

Le théâtre de SARRAUTE se caractérise par le poids, la signification et la puissance des mots, des tonalités. Chaque débatteur recherche un appui, bien ancré dans sa mauvaise foi. L’échange n’est que de surface, chaque protagoniste semblant bien camper sur ses positions. Trouver le bon mot, la bonne expression pouvant éviter les sous-entendus, nombreux dans ces textes, tout comme peuvent l’être les conclusions hâtives, les silences étant interprétés et catalogués.

Les disputes donc : elles n’interviennent jamais totalement en direct, la raison a été évoquée avant l’entrée en scène. Sur celle-ci, si disputes il y a, elles ne sont qu’un reste de ce qui s’est déjà joué hors champ. Les phrases restent souvent en suspens, tranchent pourtant.

Il se peut que nous spectateurs, entrions au cœur d’une action mouvementée dont nous ne possédons pas les codes : « Dénigrement ? Dé-ni-gre-ment. Oui, c’est ça : dénigrement. C’était du dénigrement, ce que nous faisions là. Vous auriez pu dire : médisance. Ou cancans. Mais vous avez choisi dénigrement. Je comprends… À vrai dire, je m’y attendais. Toi aussi, tu t’y attendais, n’est-ce pas ? Nous nous y attendions tous les deux. Depuis déjà un moment… ».

Le style de SARRAUTE peut paraître pénible ou sublime, c’est selon. Il en est de même de son univers, très particulier, avec un pied au moins en Absurdistan. Toutes les trames semblent être tissées pareillement, d’où ce sentiment de redite, de relecture. Il n’est peut-être pas nécessaire de se farcir les six pièces, mais au moins une devrait pouvoir vous permettre de trancher sur les questions ci-dessus, en suspens elles aussi, comme tout le théâtre de Nathalie SARRAUTE.

(Warren Bismuth)



dimanche 24 octobre 2021

Charlotte DELBO « Qui rapportera ces paroles ? et autres écrits inédits »

 


Ce mois-ci les femmes occupent le devant de la scène dans le challenge « Les classiques c’est fantastique » impulsé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores  avec le thème « Sacrées femmes, illustres autrices ! ». Des Livres Rances sort de sa botte secrète un conséquent volume théâtral de Charlotte DELBO pour un hommage volontairement appuyé. Et même s’il fut sorti récemment, il fait partie d’un tout dans la littérature de Charlotte DELBO devenue classique.

Charlotte DELBO (1913-1985) est avant tout connue pour ses écrits historiques et en partie autobiographiques de son expérience de déportée à Auschwitz. Il faut absolument avoir lu sa trilogie « Auschwitz et après » rédigée entre 1965 et 1970 (mais certains fragments furent écrits bien avant), ainsi que son témoignage « Le convoi du 24 janvier », le tout sorti chez Minuit et représentant un sommet de la littérature concentrationnaire. Ces quatre ouvrages furent déjà présentés sur le blog ici :

Le convoi du 24 janvier

Trilogie "Auschwitz et après"

Mais Charlotte DELBO a aussi écrit des pièces de théâtre, évoquant ou non la déportation. Dans ce blog avait déjà été commentée la pièce « Ceux qui avaient choisi » , par ailleurs absente de ce recueil. Un précédent recueil réunissant deux pièces, « Une scène jouée dans la mémoire » et « Qui rapportera ces paroles ? » avait été également recensé ici, cette dernière pièce donnant le nom à ce recueil de quelques 600 pages (pour information, « Une scène jouée dans la mémoire » n’y figure pas).

Ces neuf pièces peuvent être découpées en deux thèmes très distincts : le théâtre concentrationnaire et donc en partie autobiographique, et le théâtre historique et politique.

Place tout d’abord au théâtre de souvenirs de déportation. « Qui rapportera ces paroles ? » est une adaptation théâtrale de 1974 du premier volet de « Auschwitz et après ? » intitulé « Aucun de nous ne reviendra », souvenirs effroyables mais jamais désespérés du quotidien des prisonnières à Auschwitz. « Et toi, comment as-tu fait ? » est quant à elle l’adaptation inédite de 1971 du troisième volume de la trilogie, « Mesure de nos jours », dans lequel des femmes évoquent « l’après », la reconstruction difficile voire impossible, la vie civile faite de fantômes du passé, une certaine inadaptation malgré la volonté de résilience. « Les hommes » est une pièce inédite de 1978, une pièce dans une pièce puisque des femmes tentent de monter un spectacle théâtral en pleine déportation, texte faisant inexorablement penser au « Verfügbar aux enfers » de Germaine TILLION. C’est celui qui clôt le présent recueil.

Les autres pièces représentent un panel riche de théâtre historique, politique et international. « La théorie et la pratique » paru originellement en 1969 est peut-être le récit le plus ardu, il imagine un dialogue soutenu et palpitant entre les sociologues Herbert MARCUSE et Henri LEFEBVRE. « La capitulation » est un texte inédit de 1968, traitant du printemps de Prague alors tout juste survenu et des accords entre tchèques (on dit alors tchécoslovaques) et russes, accords soudainement jugés obsolètes par ces derniers qui envahiront une Tchécoslovaquie désignée comme traîtresse à la cause communiste.

« La sentence » de 1972 est une représentation de femmes dans le pays basque rural de l’Espagne franquiste, et la lutte de ces femmes contre l’oppresseur, combattant vaillamment pour la liberté ainsi que pour ces hommes jugés par le régime fasciste. « Maria Lusitania » de 1975 met une fois de plus les femmes en scène dans le sud de l’Europe, au Portugal cette fois-ci, en pleine révolution des œillets de 1974. Toujours le sud, avec ce roi marocain dans « Le coup d’État » paru en 1975, dans lequel il va être question de la préparation du renversement du roi alors que l’anniversaire royal est célébré au milieu d’une foule de miséreux. Quant à « La ligne de démarcation », pièce inédite de 1975, elle revient sur les dernières heures de Salvador ALLENDE dans son palais de la Moneda de Santiago du Chili avant le coup d’État de PINOCHET.

Nous avons là un théâtre ample, brillant, fort, divinement écrit, empli d’une certaine grandiloquence – au sens positif du terme - qui n’est pas sans rappeler le théâtre d’Albert CAMUS, tant sur la forme que sur le fond. Autant dire que l’on atteint les hautes sphères théâtrales. Charlotte DELBO montre ici qu’elle fut une vraie militante, une combattante de la liberté, contre toute dictature, tout autoritarisme, en un féminisme affirmé. Et si elle a pris en exemple des faits historiques majeurs du XXe siècle, ce n’est nullement par hasard mais bien dans un désir de frapper fort et d’éveiller les consciences.

Charlotte DELBO déroule de manière précise sa pensée dans des textes lucides, poétiques, parfois teintés de tragédie grecque, jamais complaisants mais toujours pleins de compassion et d’empathie, de la part de celle qui est revenue de l’enfer sans savoir ni pourquoi ni comment. Mais qui a survécu. Et a décidé de se battre pour les autres, contre les dictatures, pour le peuple, pour les opprimés. « Pour moi, pour nous, les combattants de la liberté, il s’agissait de fonder sur des bases inébranlables la liberté, la justice, l’égalité entre les individus et entre les peuples. Nous voulions adopter tous ensemble un style de vie nouveau : la démocratie où le peuple est directement responsable des affaires, se gouverne, s’administre par le moyen d’instruments simples : les conseils populaires ».

Une figure de cet ordre manque cruellement en ce siècle désordonné et confus. Il n’en est que plus urgent de redécouvrir ce théâtre de lutte, résolument féministe, entre souvenirs et positionnement politique radical, franc et sincère, une leçon de vie absolument sublime. Recueil paru en 2018, il est une gifle claquante sur les fesses des autoritarismes de tous bords, il est indispensable et il serait souhaitable qu’une partie en soit étudiée dans les lycées, pour marquer les mémoires. Lire Charlotte DELBO est une expérience unique en son genre, une tempête en même temps qu’une utopie, une catastrophe suivie d’une reconstruction, pour des lendemains qui ne chantent pas toujours gaiement ni juste, mais qui chantent. Et donnent de la voix. Des textes d’une femme remarquable qui a su se rendre visionnaire.

« Il y a une misère proche, celle de la sensibilité. Tout le monde aujourd’hui souffre du manque d’échanges, du manque de communication. Tout le monde souffre de solitude, d’ennui. Alors que les possibilités techniques d’information sont quasi illimitées, au niveau des individus, il n’y a plus d’échanges » (1970).

(Warren Bismuth)



jeudi 21 octobre 2021

Georges BRASSENS « Journal et autres carnets inédits »

 


Il était inenvisageable que Des Livres Rances ne prenne pas part à la célébration du centenaire de la naissance de l’un des plus grands chansonniers et poètes français du XXe siècle. Aussi, ce présent billet servira d’hommage hautement respectueux pour Georges BRASSENS, né le 22 octobre 1921, il y a donc 100 ans aujourd’hui.

Dans ce recueil de 2014 figurent des notes de BRASSENS prises entre 1963 et 1981, année de sa disparition. Plus précisément, il s’agit de deux journaux et trois agendas. Dans ces notes sont relayées diverses réflexions et pensées du grand Georges, mais aussi des idées de textes à peaufiner, certains deviendront d’immenses chansons du poète libertaire. En effet, 41 futurs textes chantés sont ici à l’état d’ébauche, parfois juste quelques mots griffonnés sur le papier. Certains feuillets volants rajoutés aux cahiers sont également insérés ici.

BRASSENS se plaît à noter des aphorismes qui lui passent par la tête. Ils atterrissent dans ses carnets comme des cheveux sur une soupe. « Je vous le dis en vérité, j’emmerde la postérité ». BRASSENS est un homme entier, fait d’un seul bloc, avec ses valeurs anarchistes, antimilitaristes, anticléricales. Individualiste acharné, il fuit la foule et la pensée unique pour mieux se blottir dans les bras d’une femme. Quelques pages sont pour elles, éblouissantes ou coquines, vengeresses ou enflammées, mais toujours respectueuses. BRASSENS n’est pas un méchant, son parcours fut empreint de pauvreté et de galères. Il les évoque à peine dans ces notes.

En amoureux des bons mots, BRASSENS joue avec, les triture, les décortique, pour en extraire le jus, celui qui sortira sous forme d’une révolte ou d’un calembour grivois. BRASSENS dit « merde » à la bureaucratie, à l’autorité, à l’uniforme, aux institutions, aux militaires. La liste serait trop longue à dresser. Mais il ne se contente pas du mot de Cambronne, développant ses convictions poétiquement, jamais dogmatiquement, il est bien trop amoureux de la liberté pour se ranger derrière un drapeau ou un militantisme à oeillères, même s’il soutient toujours ses frères et sœurs anarchistes et/ou opprimés.

Individualisme, maître mot de ces notes : « Non seulement je ne me suis pas engagé, mais encore je n’ai rien d’une… Je ne veux être un militant d’aucune secte. Je ne vote pas et mon devoir civique, je ne le fais pas. Je n’ai pas de solution collective. Et je ne veux pas, pour un lendemain (bonheur) hypothétique, vivre à l’ombre de la guillotine ». BRASSENS préfère décidément marcher seul, en marge.

Si mai 68 ne l’a pas enthousiasmé, s’il ne s’en est pas « rapproché », c’est essentiellement dû à la violence de la rue. Il n’a pas défendu les barricades, il a observé cela de loin. Loin d’un certain fanatisme, celui des velléités meurtrières (« À mort les partisans de la peine de mort ! »). « Non, madame, je ne suis pas réactionnaire, conservateur, le cul entre deux selles. Je serais plutôt révolutionnaire, mais le sang… Déjà, quand un voleur passe avec des menottes, même si c’est normal, je ne le trouve pas. Alors, quand c’est un enchaîné politique… On pend trop, on fusille trop, on emprisonne trop ». Car BRASSENS est aussi contre la peine de mort, à une époque où elle est encore pratiquée en France. Ce monsieur déborde de culot irrévérencieux.

Mais revenons aux ébauches de chansons. Certaines idées, certains vers, sont martelés, répétés, comme pour reconstituer un puzzle dont il manquerait les pièces principales. BRASSENS est un orfèvre de la langue, tout doit être précisément imbriqué, rien ne doit dépasser, traîner. Et puis cette humilité maladive, déterminée, prégnante, au-delà du respectable : « Je ne sais rien, je le sais bien ». Il lui faudra parfois de très nombreuses corrections avant de trouver le vers qui fonctionne pour ses futures chansons.

BRASSENS est par ailleurs blessé par ceux qui lui reprochent de ne pas assez s’engager, de ne pas être assez « anti » dans ses textes, lui qui a pourtant brocardé tout ce qui était une entrave à la liberté, mais avec son propre langage, sans slogans clichés, sans attaques directes, écrivant à mots couverts. Il revient souvent sur ces critiques dans ses cahiers. Malin, le Georges, il enveloppe sa révolte dans un papier cadeau ou derrière un masque de clown. Et fait mouche. Alors il répond à ses détracteurs, sans vraiment répondre. Car toute sa dissidence se trouve DÉJÀ dans ses textes, et depuis longtemps, désobéissant à la désobéissance de façade. BRASSENS est un amoureux du verbe et un adversaire de l’autorité, il faut avoir l’esprit bien étroit pour ne pas s’en rendre compte, explique-t-il en substance.

Dans ses carnets, il n’oublie pas de faire la part belle aux poètes adorés, François VILLON en tête. Aux femmes aussi, bien sûr, avec un profond respect teinté de grivoiseries jamais vulgaires, même si parfois ordurières. Il évoque ses proches disparus, pudiquement, comme pour se souvenir des dates, un pense-bête en somme, sans fanfare ni mouchoirs.

Dans un dernier carnet, BRASSENS consigne des rendez-vous professionnels passés, donne son avis sur le public de certains de ses concerts. Cette dernière partie du livre est plus « professionnelle », plus du tout axée sur le BRASSENS contestataire, poète libre sachant se faire virulent. Elle est là cependant pour mettre en lumière ce cœur qui bat, qui ressent la vie de manière singulière.

BRASSENS homme libre de refuser, encore et toujours : « Tout ça remonte assez loin dans le passé. Je me suis aperçu très tôt, très jeune, que je supportais mal les ordres et qu’il n’était pas dans ma nature d’en donner. Un besoin farouche et plus fort que moi me prenait de me rebeller contre toute espèce de discipline et ceci sans aucune réflexion. Petit à petit, j’en suis venu à rêver que, si j’en avais le courage, je supprimerais carrément quiconque s’aviserait de vouloir me faire plier à sa volonté. Grâce au ciel, je n’eus jamais ce courage. Sinon, j’aurais fait plus de victimes que cinq ou six guerres réunies, vu que l’autoritarisme est une manie des plus répandues. J’étais d’avance perdu pour l’armée où le commandement et l’obéissance sont la règle absolue. Incapable de me soumettre et me refusant à soumettre les autres, il m’était difficile de ne pas rencontrer l’antimilitarisme ».

BRASSENS est tout cela : une force libre, une puissance pacifiste, un esprit anarchiste au service de la poésie et de la chanson. Son ombre continue à planer au-dessus des révoltes du quotidien. Pour longtemps. Car reste ce somptueux héritage, les enregistrements, disques, et ces diables de bouquins lui étant consacrés (pas tous essentiels, certes). Une mine d’or en somme. Le présent livre est délectable et à consommer lentement, accompagné d’une odeur de tabac. BRASSENS n’appartient à personne.

 (Warren Bismuth)

mercredi 20 octobre 2021

Jacques JOSSE « Le manège des oubliés »

 


Ce manège-là comporte vingt-sept éléments, vingt-sept scénettes, calibrées, sur mesure, cousues main, de deux pages en général, parfois trois, jamais quatre. Les acteurs en sont les invisibles de l’histoire, les anonymes, principalement ceux qui composent la ruralité bretonne, en bord de mer ou dans les terres.

Jacques JOSSE perpétue son œuvre, dans son univers singulier fait de gueules de travers, alcoolos ou élevées au bon tabac, ces gueules sur lesquelles des malheurs sont tombés, parfois en averse, des anecdotes que tout le village raconte des décennies plus tard tellement elles ont marqué le décor brumeux.

Ces tronches de biais sont surtout celles d’hommes. Quelques femmes viennent toutefois se glisser dans les lignes. Mais ce qui est frappant, c’est que ce « elle » est plus souvent réservé à dame la mort qu’à de vraies femmes. Car la mort, hantant l’œuvre de Jacques JOSSE, est encore ici aux aguets, prête à brandir sa faux à tout instant. On arpente les cimetières, les bistrots, les quais à St Brieuc comme ailleurs. On se balade autant dans la campagne que dans le temps.

Et puis au hasard d’une page surgit une célébrité, poète ou musicien, son souvenir en guise d’hommage marqué : « Avant-hier, c’est l’annonce de la mort de Jim Harrison qui l’a déstabilisé. Il pouvait être cinq heures du matin. Le journaliste disait qu’une crise cardiaque l’avait fauché, le stylo à la main, alors qu’il était en train d’écrire un poème. Il a instantanément coupé le son de la radio ».

Recueil de poèmes libres en prose jubilatoire, jouant avec la mort via des faits divers tragiques mais toujours racontés avec cette verve particulière et enivrante, les suicidés, les accidentés et leurs séquelles, les trépassés, les enterrés, tout ce joyeux monde s’est donné rendez-vous sur « Le manège des oubliés », écrivant la petite histoire, celle qui marque au fer rouge les hameaux, villages et petites villes. De l’éclopé malpropre au boiteux ivrogne, un défilé improbable passe sous nos fenêtres. Notons les titres de chaque histoire, imagés et magnifiques, comme ce « L’écopeur de mémoire » ou encore « Des voyageurs immobiles ».

Un défilé d’autant plus improbable que certains des protagonistes ont placé la barre très haut, tel cet Auguste BONCORS, bouillonnant poète disparu. « C’est en vélomoteur qu’il sillonnait les environs. On l’entendait venir de loin. Les pétarades dues à l’absence de pot d’échappement de sa machine déchiraient le silence. Il lui arrivait de passer en hurlant dans un mégaphone. Ou de circuler sans le moindre vêtement, seulement muni de ses bottes et de sa couronne impériale. Quand il allait se baigner dans le canal de Nantes à Brest, il préférait prendre son vélo et plonger avec à l’endroit où l’eau était réputée profonde ».

C’est tout ceci Jacques JOSSE, des instants tirés du quotidien, loufoques ou dramatiques, ceux des oubliés des encyclopédies, ceux qui sont restés à quai, et qui dans ces récits revivent le temps de quelques pages, pour un bonheur total.

Livre paru récemment chez Quidam, il est un des maillons de l’oeuvre de JOSSE, compacte, ramassée et homogène. La couverture est d’une splendeur absolue et sent les embruns et les marées, comme pour nous plonger immédiatement dans un contenu qui sera somptueux.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 17 octobre 2021

Marie COSNAY « Comètes et perdrix »

 


Nous voici en face d’un fait divers rocambolesque au possible, survenu en 1953 dans une France loin d’être affranchie des morsures de la deuxième guerre mondiale. Histoire particulièrement embrouillée, et nous allons tenter de résumer en quelques mots cet épisode venteux…

Février 1953 donc. Quelques passeurs font traverser clandestinement la frontière franco-espagnole à deux enfants, plus précisément du côté du rocher des Perdrix au Pays Basque, anecdote beaucoup moins anodine qu’elle n’y paraît, et voilà pourquoi :

Ces enfants sont ceux d’un couple juif, les FINALY, une famille qui a fui à plusieurs reprises le régime nazi, fut en partie déportée puis assassinée en camp de concentration durant la seconde guerre mondiale. Miraculeusement, les deux enfants n’ont pas été déportés, ont même été planqués à partir de 1943 par diverses institutions catholiques respectables au demeurant, à une époque où il ne faisait pas bon être juif dans un pays collaborationniste.

Après plusieurs rebondissements, les deux gamins sont hébergés par une certaine Antoinette BRUN, catholique ardente de la crèche municipale de Grenoble. Fritz FINALY, le père des enfants est, nous le savons, mort. Or, avant le grand départ, il avait pris quelques précautions et souhaitait que ses descendants soient élevés par sa sœur, vivant en Nouvelle Zélande. Mais la troublante Antoinette refuse de les rendre. Motif : elle les a baptisés en secret en 1948, bien que les deux garçons furent circoncis donc déclarés juifs. Ils doivent dorénavant obéir aux commandements catholiques. Cependant, juridiquement, Antoinette doit rendre les enfants à leur famille. C’est alors qu’en février 1953, ils disparaissent, kidnappés…

Dans cette histoire abracadabrante, il n’est pas facile d’y retrouver ses petits, et Marie COSNAY prend un malin plaisir à nous perdre toujours un peu plus, jouant avec maestria sur les flashbacks historiques, nous faisant faire connaissance avec de nombreuses figures des années noires du XXe siècle, se déplace beaucoup durant la deuxième guerre mondiale, nous amène faire un tour du côté de la première, puisque diverses ramifications, explications de cette ténébreuse affaire, sont disséminées dans toutes ces années. Marie COSNAY se permet même le luxe de nous transporter en 1858 en Italie après avoir brillamment exhumé quelques acteurs, héros ou ordures, des années 1930-1940.

En fond de ce récit, la haine des juifs, l’antisémitisme toujours très prégnant près de dix après la shoah et malgré les millions de morts. Marie COSNAY est une fervante militante pour l’accueil des migrants, ce texte s’en fait aussi un écho actuel par ces deux enfants empruntés à l’histoire, promenés de droite et de gauche sans que jamais ne se profile un point d’ancrage. Il y a aussi la surenchère religieuse, avec des catholiques boulimiques et leur volonté de toute puissance par l’écrasement de « l’autre ».

Et cette galerie de « nébuleux », collant trop parfaitement à leur époque troublée : « … Prince de campagne et de patois, un abbé d’autrefois, un qui a choisi l’habit ne pouvant choisir les armes, un abbé à la Stendhal, compromis jusqu’au cou mais il ne sait pas lui-même auprès de qui, il a acquis et la francisque et la Légion d’honneur, a suivi Pétain et a suivi de Gaulle, a protégé des réfugiés puis en a livré, a informé Franco des secrets des rouges et informé la France des secrets de Franco, avait un cheval nommé Stalingrad... ». Et ainsi de suite.

N’oublions pas les Justes de ce récit, celles et ceux qui ont risqué leur vie ou leur liberté pour ces jeunes enfants (je pense à Germaine RIBIÈRE), alors que d’autres ont profité de l’opportunité pour leur faire passer des frontières en échange d’une coquette somme d’argent. Ici, et par ce « simple » fait divers, est dénoncé l’appétit du Vatican ou de certains de ses représentants, mais aussi celui de figures ambivalentes des fameux bons citoyens, ou encore le rôle du gouvernement fasciste de FRANCO dans le sort réservé aux enfants, la haine et l’antisémitisme présents sur tous les tableaux. Évocation brève mais remarquée de l’organisation fasciste française La Cagoule, ainsi que quelques autres, comme le réseau de résistance « Comète » qui donne en partie naissance au titre de ce livre.

Quant au style, il est dynamique et haletant, volontairement libre, n’obéissant à aucune règle, l’autrice sortant de son chapeau les diverses périodes évoquées ci-dessus, les faisant fatalement se rejoindre, se compléter, se questionner les unes aux autres. En résulte un tissage solide et homogène. C’est du haut vol et l’autrice retombe toujours magnifiquement sur ses pattes en un numéro impressionnant d’équilibriste. Le tour de force principal consiste peut-être à nous rendre actifs : tout en nous entretenant de cette sombre affaire, Marie COSNAY garde par devers elle certains mystères, nous poussant à consulter nous-mêmes des archives. En parlant de ces dernières, Marie COSNAY informe à la fin de son brillant ouvrage : « Le 2 mars 2020, le Vatican ouvrait ses archives, scellées, du temps du pontificat de Pie XII. Très vite, il n’en était plus question : la pandémie du Covid-19 remettait à plus tard la lecture des secrets octogénaires ». Il faudra donc attendre encore un peu…

Exercice journalistique autant que d’historienne, faisant se confronter voire s’affronter diverses périodes brûlantes, plus proches par leurs points de convergence que l’on ne pourrait le penser. Lecture enrichissante qui déborde de cette volonté du partage faisant naître les grands écrivains, Marie COSNAY en fait indéniablement partie. Il est plus que temps que découvrir cette autrice majeure, ce « Comètes et perdrix » sorti en 2021 aux éditions de L’Ogre pourrait en être le prétexte.

https://editionsdelogre.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 octobre 2021

Léonid ANDREÏEV « Ékatérina Ivanovna suivi de Requiem »

 


Nouvelliste reconnu en son temps puis plongé dans l’anonymat après sa disparition, Léonid ANDREÏEV (1871-1919) a pourtant écrit, outre près de cent nouvelles (certaines pouvant être vues comme de courts romans), une quarantaine de pièces de théâtre durant sa carrière, la grande majorité étant aujourd’hui introuvables, y compris en Russie. Ici deux pièces sont au menu, l’une rare, l’autre inédite.

Créée en 1912, « Ékatérina Ivanovna » s’inscrit clairement dans la grande tradition théâtrale russe. La seule traduction disponible à ce jour en France, celle des éditions Corti de 1999, est aujourd’hui épuisée, sa réédition sous la présente forme s’avérait urgente, la traduction étant la même que celle de 1999. L’héroïne dont la pièce porte le nom est une femme mal mariée avec un député de la Douma, Guéorgui Dmitriévitch. Dès l’entame de la pièce, des coups de feu retentissent, c’est le député tirant sur sa femme, la soupçonnant d’adultère avec son ami Koromyslov, avant que ses soupçons se portent sur un certain Mentikov.

Ékatérina et Guéorgui vivaient ensemble depuis presque six ans, cette tentative d’assassinat fait exploser le couple. Six mois après le drame, Ékatérina vit avec sa jeune sœur espiègle Lisa dans le domaine de leur mère et tente une union presque contre son gré avec Mentikov (elle a voulu donner raison à son mari qui la soupçonnait d’avoir des relations avec ce Mentikov). Après un avortement, la relation échoue malgré – ou peut-être à cause de – l’amour soumis de Mentikov. Arrivent au domaine Alexei (le propre frère de Guéorgui) et Koromyslov, qui annoncent à Ékatérina que son mari l’attend à l’extérieur. Est-elle toujours amoureuse de lui ? Et Guéorgui, où en sont ses sentiments ?

« Ékatérina Ivanovna » est une pièce romantique désenchantée, sombre et désespérée, mais marquée par un humour discret et fin, sur fond de féminisme, en tout cas de liberté de choix pour la femme, thème pas si fréquent à l’époque. Les personnages sont magnifiquement dépeints, ambivalents ou opportunistes. ANDREÏEV fut fortement imprégné par l’œuvre de DOSTOÏEVSKI, c’est encore palpable dans cette pièce où le personnage d’Alexei (Aliocha), bon et altruiste, pourrait nous ramener vers le Aliocha des « Frères Karamazov » ou encore vers le prince Mychkine de « L’idiot », celui d’Ékatérina n’étant pas sans faire penser, en bien moins démonstratif, à celui de Nastassia Filippovna du même roman. En fond, toujours cette compassion et cette tendresse retenue que l’on trouve si souvent chez TCHEKHOV.

« Requiem » est la dernière pièce d’ANDREÏEV, écrite en 1916, soit trois ans avant la mort de l’auteur. Le texte est resté inédit en français jusqu’à cette édition. Courte pièce en un seul acte d’une petite trentaine de pages, énigmatique, désespérée, mettant en scène dans un théâtre un peintre, un metteur en scène, un directeur, l’impénétrable « Sa Clarté » ainsi qu’un mystérieux homme masqué.

Le peintre a assuré une partie des décors : donner un visage « humain » à des poupées représentant les spectateurs assistant au spectacle, sorte de trompe-l’œil suggérant une salle pleine. C’est la nuit et les acteurs sont absents et dorment, seuls les cinq protagonistes cités errent sur les planches du théâtre désert et échangent des propos désabusés, caustiques et autoritaires. Un humour très noir vient interrompre cette sorte de convoi funèbre :

« - C’est l’homme le plus joyeux du monde. Il se nourrit de rire, ce sont des sourires qui coulent dans ses veines à la place du sang, et, là où les autres ont un cœur qui bat, lui, ce qui palpite, c’est la meilleure, la plus drôle, la plus charmante et la plus inepte des plaisanteries.

- Il va mourir ?

- Comme nous tous, Votre Clarté ».

« Requiem » est une pièce qui interroge quant à son sens, plusieurs explications pouvant être suggérées. Mais la réponse est peut-être dans la date même de sa création : 1916, soit l’année précédant la révolution bolchevik (ANDREÏEV fut un écrivain engagé et, s’il fut un soutien de la révolution de 1905, il rejeta celle d’octobre 1917). Ce théâtre moribond pourrait bien être vu comme l’allégorie du peuple russe durant l’agonie du régime tsariste, avec le fantôme de la révolution à venir et prête à engendrer à son tour de nombreuses victimes.

Ce livre, ce n’est pas qu’une lecture de deux pièces, c’est aussi une page d’histoire littéraire majeure de la Russie avec ces deux textes rares ou inédits, le gage de qualité étant assuré par le traducteur, André MARKOWICZ, figure tutélaire de la traduction russe et homme ô combien passionné. Il a d’ailleurs pris en charge lui-même ce livre, en le faisant paraître dans sa propre maison d’édition, Mesures, qui fonctionne en partie sur abonnements annuels comme, le précise-t-il, une sorte d’AMAP littéraire. Le présent ouvrage est limité à 500 exemplaires et numéroté par le traducteur. Les éditions Mesures avaient à ce jour déjà fait paraître une autre pièce d’ANDRËIEV, « La vie de l’homme », gageons qu’une suite sera donnée pour redécouvrir la profondeur des textes de cet auteur à redécouvrir d’urgence.

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 3 octobre 2021

Eléna GREMINA & Mikhaïl OUGAROV « Une heure et dix-huit minutes + Septembre.doc »

 


Fin 2008, l’avocat Sergueï MAGNITSKI, 37 ans, est arrêté par les autorités russes alors qu’il est près de dénoncer l’un des scandales financiers du gouvernement de Vladimir POUTINE. Durant une année, il est interrogé, frappé, torturé afin qu’il revienne sur sa déposition initiale. Ce qu’il ne fera pas. Affaibli, transféré dans une prison moscovite, à nouveau passé à tabac le 16 novembre 2009, il est laissé pour mort durant très précisément une heure et dix-huit minutes. Puis il décède. C’est à partir de cette affaire toute russe que la première pièce des deux présentées ici s’amorce. MAGNITSKI mort, pas de procès, ce qui est moche pour un avocat. Voici pour l’entrée en matière de « Une heure et dix-huit minutes ».

Les deux auteurs Eléna GREMINA et Mikhaïl OUGAROV s’attachent à écrire ce procès qui n’a pas eu lieu, par le biais de témoins, de ceux qui ont pu voir, entendre ou savoir ce qui est réellement arrivé au magistrat. À la barre se succèdent divers personnages après une « notice d’instruction » (résumé incluant leur profession et leur présent statut de témoin) : la mère du défunt, un juge ayant prolongé l’emprisonnement du détenu, un autre pouvant avoir été impliqué dans les actes de torture subis par la victime, une docteure ayant examiné MAGNITSKI le jour même de sa mort, une jeune fille passagère lors du transfert par ambulance de l’avocat ce même jour fatal (était-il déjà mort ?), un aide-médecin présent dans les couloirs, tout près, lors de l’agonie du prisonnier, un juge ayant rejeté sa demande de soins. Tous se dédouanent tour à tour, s’innocentent. L’omerta est en marche, rappelant le système soviétique.

MAGNITSKI est mort suite à une pancréatite, sans doute déclenchée par les nombreux coups reçus durant une année. Mais nous sommes en Russie, donc « On peut par exemple avancer que Magnitski buvait, qu’il n’était pas très porté sur le sport. Peut-être même qu’il était toxicomane. Hé, hé, allez savoir ?! Sa pancréatite, il se l’est faite lui-même et puis il en est mort tout seul ».

Certaines scènes peuvent s’avérer surréalistes par les questions posées, les réponses fournies et le climat général. Puis viennent la scène de reconstitution suivie d’une lettre de MAGNITSKI à sa mère, écrite un mois avant son décès, et enfin la déposition d’un juge fantôme. L’acte 2, bref et tranchant, se situe trois ans après la mort de MAGNISKI et défend le fonctionnement impeccable de la justice russe, comme dans une scène de science fiction. Pièce politique très forte, à la fois dénonciatrice du système POUTINE et cynique sur la désinformation, les manipulations du pouvoir en place.

La pièce « Septembre.doc » se présente comme suit : « La matière textuelle de cette pièce a été collectée « à chaud », en septembre 2004, sur divers forums internet tchétchènes, ossètes et russes au moment de la prise d’otage à l’école dans la ville de Beslan, Ossétie du Nord, république autonome de la Russie ». En 77 courtes scènes présentées comme des instantanés, les auteurs donnent la parole à des anonymes au moment même où la tristement célèbre prise d’otage de Beslan est en cours, 77 courtes interventions triées sur le volet à propos de « l’autre », c’est-à-dire différent par sa nationalité, sa religion, ses convictions ou ses racines. Pour rappel 380 personnes, dont la moitié d’enfants, périront lors de l’attaque de cette prise d’otage.

Dans ces scènes la haine se fait palpable. L’ennemi est toujours à nos portes, le fanatisme et la violence des propos choisis peuvent choquer. Chaque peuple semble pelotonné sur lui-même, sans aucun regard bienveillant pour l’étranger, le mot « étranger » n’étant d’ailleurs pas très bien défini, il est l’autre en général.

Les réseaux sociaux, aussi beaux puissent-ils être, peuvent aussi être la foire à la surenchère sous couvert d’un écran et d’un certain anonymat, alors on se lâche, on formulent des raccourcis, on crie à la peine de mort, au massacre de populations, les propos sont démesurés, effrayants.

La pièce restitue parfaitement ce que peut être un « voyage » sur les réseaux sociaux alors qu’un drame se tient. Et en Russie tout est démultiplié, donc imaginez le résultat, glacial et d’une violence inouïe. Le pire dans tout cela est que certaines de ces phrases, nous avons pu nous-mêmes les lire, dans des commentaires, en d’autres temps ou d’autres lieux, la haine est universelle, elle s’exporte. Il est parfois impossible de la juguler, comme cela semble le cas dans cette pièce originale par sa structure puisqu’elle ne met personne en scène, elle égrène des réactions à chaud, c’est ce qui en fait sa vérité. On y croise la désinformation et le complotisme, le terreau de la haine et de la violence gratuite. « Dites adieu à la vie, tout de suite, perdez la face, devenez fous, lâchez toutes vos émotions d’un seul coup. Pensez à la mort et tuez, blessez les bâtards. Commencez par les femmes, peut-être qu’elles auront la trouille et qu’elles feront exploser les explosifs qu’elles portent ».

Ces deux pièces sont puissantes dans leur originalité, retranscrivent chacune à sa manière des faits divers sanglants, sans jamais mettre en scène les protagonistes, grâce au simple prisme du témoignage ou de l’indignation anonyme. Elles sont parfaitement traduites par Tania MOGUILEVSKAÏA et Gilles MOREL, rythmées, sombres et emplies de souffrances. « Une heure et dix-huit minutes » a été créée à Moscou en 2010 puis traduite et jouée en France 2014 (le traducteur Gilles MOREL y officiant par ailleurs). C’est en France, à Nancy, que « Septembre.doc » a été créée en 2005. Les deux auteurs, Eléna GREMINA et Mikhaïl OUGAROV, nés la même année, en 1956, sont tous deux décédés en 2018. Il m’a été impossible de savoir si leurs crises cardiaques respectives survenues à quelques mois d’intervalle étaient naturelles…

Cette petit bombe, coup d’éclat bref et percutant, vient de sortir aux toujours militantes éditions L’espace d’un Instant, qui proposent un vrai théâtre d’engagement sur des sujets souvent méconnus en Occident. C’est à chaque fois une pure délectation malgré le tragique des scénarios (euphémisme), un éditeur aujourd’hui incontournable dans le paysage français littéraire indépendant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)