« Le convoi du 24 janvier » (1943) est une œuvre
singulière, à plus d’un égard. Charlotte DELBO, vient, dans une perspective
presque encyclopédique, nous parler de chacune des déportées qui ont fait
partie de son convoi vers Birkenau. Le document ressemble presque à une notice
de 295 pages, et au premier abord on peut se demander de quelle manière lire ce
document, ce qui pourrait laisser présager une lecture fastidieuse. Bien
entendu, il n’en sera rien, rien du tout.
Charlotte DELBO choisit l’articulation la plus neutre possible
pour son document : elle cite les déportées par ordre alphabétique de nom
d’épouse en précisant leur nom de naissance, leurs surnoms, quand elle les
connaît. Immédiatement, toutes ces femmes, qui s’apparentent presque seulement
à des silhouettes dans sa trilogie sur Auschwitz (voir chroniques précédentes)
sont sur un pied d’égalité : toutes furent déportées vers Birkenau, en
provenance de Romainville après un séjour plus ou moins long, aux quatre coins
de la France, souvent. Charlotte DELBO accomplit un véritable devoir de
mémoire : après avoir parlé de son périple concentrationnaire, elle
utilise sa voix pour faire entendre toutes celles qui se sont éteintes au
revier, dans les marais, sous les coups, sur leur couchette, sans un bruit
ou dans les cris. Toutes ces femmes ont aussi en commun ce numéro tatoué sur
l’avant-bras, commençant par 31XXX. Toutes sur un pied d’égalité dans le camp,
devant l’horreur, dans la perte de leurs proches le plus souvent, mais pas
lorsqu’il s’agit d’un retour à la vie civile, ou même après leur mort.
Résistantes, droits communs et erreurs judiciaires sont mélangées (néanmoins on
note une forte proportion de communistes et résistantes) dans la même boue, les
mêmes poux viennent les recouvrir, les mêmes maladies les frappent. Pas de
juives parmi elles, c’est aussi ce qui fait « l’originalité » de ce
témoignage. Birkenau fut le camp de déportation des non-juives, des politiques,
des résistantes. A 2 kilomètres d’Auschwitz, camp des hommes et ses cheminées,
où elles partent, lorsqu’arrive la « sélection » si elles sont jugées
trop faibles, trop malades. Ce sera les gaz pour en terminer, puis le
crématoire. Le tri de l’administration française au retour sera implacable. Il
y a celles qui n’ont pas été reconnues et dont les familles, voire les rescapées
même, vont vivre dans le plus parfait dénuement, jusqu’à ce qu’elles se
remarient, parfois, à la faveur d’une rencontre salvatrice, et refondent une
famille, parfois reprennent leur activité professionnelle. Mais toutes sans
exception restent très diminuées.
Très largement évoqué dans « Mesure de
nos jours », aucun retour possible après avoir survécu à l’enfer
d’Auschwitz. Les 49 femmes qui sont rentrées (sur 230), dont Charlotte DELBO
fait partie, sont marquées au fer rouge. Insomnies et asthénie sont de moindres
maux, elles garderont toutes des séquelles physiques et psychologiques
indélébiles qui accompagneront leur vie, quoi qu’elles fassent pour aller de
l’avant, pour renaître. Le fatum agit de manière implacable, aucun
retour arrière n’est possible, l’esprit est trop marqué, empreint des images,
des cris, des odeurs de ce camp où l’on regarde ses amies mortes rongées par
les rats, tant et si bien que certains tatouages sont illisibles et que l’on ne
peut attribuer de numéro à la personne décédée. Mais Charlotte DELBO poursuit
sa tâche, tel un sacerdoce. Toutes, mêmes les inconnues, celles qui sont mortes
dès le début à qui l’on n’a pas parlé, celles dont on ne connaît que le regard
implorant derrière les barreaux du bloc 25, celles qui déjà infirmes se sont
faites prendre à la course du 10 février… à toutes, l’auteure donne la parole,
les présente, pour que ces spectres enchevêtrés autour d’une agonie sans fin
retrouvent visage humain. Elles sont filles de, femmes de, sœur de, engagées ou
non dans la Résistance, debout, à l’égal des hommes, supportant des conditions
de détention abominables, regardant parfois mourir leur sœur, leur mère, leur
amie, sans baisser les yeux. Le courage et la pudeur sont au centre de ce
témoignage, capital, qui nous permet à nous, chanceux-es d’entrevoir seulement
leur calvaire. A sa manière, si particulière, c’est de manière très froide et
sans émotions de facto que Charlotte DELBO nous offre de rapporter la
voix de ses camarades, elle est très factuelle dans sa description des
événements, ce qui confère une grande retenue à son récit malgré des images
glaçantes qui ne peuvent que nous hanter.
Un ouvrage immense au milieu d’une œuvre immense, le tout aux
Editions de Minuit.
(Emilia
Sancti)
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