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jeudi 30 septembre 2021

Clotilde ESCALLE « Toute seule »

 


Françoise, issue d’une famille nombreuse et croyante, est un jour tombée amoureuse d’un type de 27 ans son aîné, Paul, dit le lézard. C’était il y a une éternité. Lui artiste peintre, peut-être un peu de talent, mais violent. Elle, paumée, à la recherche de son identité, de son idéal masculin. Tout avait alors commencé après une peinture ratée de coquelicots. Beaucoup de ratés vont suivre dans ce couple qui a ouvert une boutique pour les œuvres de Paul, dans une ancienne boucherie.

Avant, c’était lui qui tapait sur Françoise, avec férocité, acharnement, comme à la recherche d’un défouloir. Aujourd’hui c’est l’inverse. Le Paul, tout branlant du haut de son grand âge, et la Françoise qui regarde dans le rétroviseur et s’épouvante. Même le présent semble foiré, avec ces toiles qui ne se vendent pas, et les souris qui courent sur le plancher de la boutique. La rancune, la haine, l’épuisement, tout se télescope. « Un bon coup de carabine, et un jour j’aurai ta peau ».

Françoise, de plus en plus aigrie et autocentrée, pense beaucoup au passé, celui d’avant la rencontre avec Paul, les errances, les histoires d’amour sans lendemain. Aujourd’hui, l’amour n’est plus, mais les errances continuent et même se succèdent. Plus l’envie, plus l’énergie, et puis les actualités, suffocantes elles aussi, « Les humains s’unissent pour nuire aux autres ».

Les dialogues, rares, avares, sont ceux de deux êtres au bord de la rupture, où seulement l’habitude, la routine peuvent servir de ciment. Alors on grogne, on s’aboie dessus, on s’envoie tranquillement, tragiquement, quelques missiles :

« - J’en ai marre. Je ne peux pas faire ce que je veux.

- Qu’est-ce que tu voudrais faire ?

- Rien.

- Tu ne fais déjà pas grand-chose ».

Ambiance…

« Toute seule » est un portrait au rasoir de la misère sociale en France contemporaine, un instantané de la face cachée d’une vie de couple, de la difficulté à trouver une place dans le système. Texte violent, rugueux, incisif, sans concessions, il martèle, frappe, comme la société et le couple qu’il met en scène. Déconnexion avec l’extérieur, recroquevillement et stagnation dans un quotidien fait de rien, telle est la peinture de ce roman où la marge de manœuvre est infime tant le climat est sombre et sans espoir, irrespirable tant il est malsain et marqué par le vice.

Clotilde ESCALLE nous plonge sans tuba dans les basses-fosses de l’âme humaine sur 200 pages d’une noirceur totale, dans lesquels la vie d’un couple à l’agonie fait écho à celle d’un monde malade. Beau texte sans fioritures laissant apparaître peu de sas de décompression, lecture dérangeante peignant des portraits que l’on a croisés ou coudoyés, ce qui accentue le malaise. Ce roman perturbant vient de sortir dans la collection Made in Europe de chez Quidam.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 26 septembre 2021

Arthur KOESTLER « La lie de la terre »

 


Plongeons au cœur du thème de l’autobiographie et son titre « Et moi et moi et moi ! » pour notre challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique », dirigé par les blogs « Au milieu des livres » et « Mes pages versicolores » (encore merci à vous !). Aujourd’hui présentation d’un livre d’Arthur KOESTLER rédigé en 1941, « La lie de la terre ».

Après son emprisonnement en Espagne durant la guerre civile (où il fut condamné à mort par FRANCO puis échangé contre un autre prisonnier), Arthur KOESTLER est déporté au camp du Vernet dans l’Ariège au tout début de la deuxième guerre mondiale, précisément entre octobre 1939 et janvier 1940. KOESTLER, bien que citoyen d’un pays alors neutre, la Hongrie, fait partie de ces « suspects » aux yeux du gouvernement français. Détenu donc, après être passé brièvement par le camp provisoire de Roland-Garros, du côté de Paris. Au Vernet, KOESTLER est tout d’abord exempté de travail forcé, grâce à son « prestige » d’homme de lettres. Ce privilège ne va cependant pas duré.

Dans ce livre témoignage, autobiographique en même temps qu’historique, KOESTLER résume son parcours après la guerre d’Espagne, jusqu’au moment où il rédige ce texte durant cinq semaines en 1941. La date est importante, en effet « La lie de la terre » est le tout premier témoignage écrit sur les camps de concentration français, ce qui en fait, entre mille autres choses, son attrait, son intérêt et son poids. « La détention, les corvées, les conditions matérielles indicibles et l’interminable série d’humiliations nous minaient lentement l’esprit. Le pire, peut-être, était le manque absolu de solitude. Vivre pendant des mois entiers dans un espace de soixante-quinze centimètres, dans un bourdonnement de ruche, sans une heure d’isolement, sans pouvoir sortir ne serait-ce que pour respirer, affectait même les nerfs des plus robustes ».

KOESTLER a quitté le Parti Communiste en 1938, dégoûté et sans illusions. Il y était adhérent depuis 1931. Homme de conviction, il continue cependant à donner son point de vue sur le monde et la politique. C’est ainsi qu’il est fait prisonnier en 1939 alors qu’il réside en France. Et c’est l’autre facette majeure du témoignage de KOESTLER : l’état d’esprit en France au déclenchement de la guerre, un état d’esprit tout cocardier, empli tout d’abord de désinvolture, puisque que le soldat allemand n’est pas encore visible sous nos fenêtres. Et le bon citoyen français est plutôt poli sur les velléités belliqueuses d’HITLER.

KOESTLER est lucide : « Faire une guerre pour en finir avec la guerre est une absurdité. Comme si une personne condamnée à s’asseoir sur un baril de poudre se décidait à le faire sauter, dégoûtée de ne pouvoir fumer sa pipe ». Il développe des points de vue pacifistes mais en prenant en compte la situation présente devant l’occupant nazi. Du camp du Vernet, il raconte le quotidien, horriblement semblable à tout ce qui peut se lire de cette période dans la littérature concentrationnaire à propos des camps en Allemagne. KOESTLER, comme beaucoup de sympathisants communistes, et malgré sa démission, a très mal perçu le pacte germano-soviétique de 1939.

L’auteur dénonce son camp, la gauche, celle aux dents longues : « Un des défauts de la gauche française, est qu’elle représente dans la vie de ses membres une sorte de péché de jeunesse, comme de faire des dettes ou d’avoir des maîtresses. La carrière typique du politicien français, de Clémenceau à Laval, se lit comme les mots sur une page, de gauche à droite ». « Le Populaire [journal nddlr] avait dénoncé les camps de concentration hitlériens comme une tache sur la civilisation européenne et la première chose que la France avait faite dans cette guerre contre Hitler était de suivre son exemple. Qui était interné dans un camp de concentration ? Les fascistes peut-être ? Non, les miliciens espagnols, les réfugiés italiens et allemands, ceux qui les premiers avaient risqué leur vie contre le fascisme ».

Car oui, rapidement la France est entrée dans la spirale infernale du fascisme tout en s’en défendant. KOESTLER emploie les mots qui frappent, entièrement baignés dans le contexte historique puisque son livre est écrit quasi en direct, il voit naître la collaboration avant même l’armistice, ce point est extrêmement important. Il s’engage deux fois dans la légion (il souhaite rallier Bordeaux afin de rejoindre l’Angleterre), deux fois il déserte. Sa situation (il l’écrit lui-même) devient proprement kafkaïenne au cœur d’une apocalypse (c’est le nom donné à la deuxième partie de son livre).

Pour la première fois il écrit en anglais, cette Angleterre représentant l’espoir de salut et de victoire, qu’il va finir par rejoindre, c’est ici que se termine le récit. Dans un post-scriptum de 1942, il précise qu’il fut aussi interné en Angleterre (durant six semaines), après l’avoir déjà été en Espagne et en France. Ce livre est le parcours cahoteux d’un homme de son temps, engagé, mais aussi l’instantané d’un continent au bord de la rupture, peut-être en train de vivre ses derniers instants. Grand récit pudique mais sans langue de bois, vivant et révolté contre un monde en train de basculer du côté de l’obscurantisme.

(Warren Bismuth)



mercredi 22 septembre 2021

Nikos KAZANTZAKI « Le Christ recrucifié »

 


Pour la 500e publication du blog, il fallait un poids lourd pour marquer le coup, un génie littéraire passionné, investi d’une mission intransigeante. Ce cap est franchi, après un peu plus de quatre ans d’âpres efforts, avec Nikos KAZANTZAKI et son époustouflant « Le Christ recrucifié ».

En 1922 à Lycovrissi, petit village de la banlieue d’Athènes, se tiennent les préparatifs de la fête consacrée à la Passion de Christ, organisée tous les sept ans lors de la semaine sainte et prévue l’année suivante. Sont désignés les futurs acteurs qui joueront Jésus, Judas, les apôtres et Marie Madeleine. Mais soudain surviennent les habitants d’un village incendié par les armées turques.

Alors que d’âpres négociations s’ouvrent concernant la demande d’asile de la part des fuyards, l’une des leurs s’écroule inanimée, morte. D’après les gens de Lycovrissi il s’agit de la lèpre. De peur d’être contaminés, ils refusent l’accueil aux nouveaux migrants qui, la mort dans l’âme et considérés comme impurs, vont s’installer sur la montagne de la Sakarina tout à côté afin de fonder une communauté.

Après l’assassinat d’un homme et la menace de voir tout le village pendu âme par âme tant que meurtrier ne se sera pas dénoncé, les langues se délient peu à peu, provoquées par la peur, et de nombreux péchés sont confessés par des habitants pressés de se mettre en règle avec Dieu. Mais surgissent aussi les premières dénonciations de péchés commis par d’autres dans un passé plus ou moins lointain. Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous ! Les croyances ancestrales ne sont pas non plus en voie de disparition.

Dans cet immense roman de 1948, le crétois KAZANTZAKI offre un scénario original, puissant et mystique. Il le reprendra en partie six ans plus tard lorsqu’il écrira « La dernière tentation » consacré au parcours historique ou supposé du Christ (devenu « la dernière tentation du Christ » sous la caméra de martin SCORSESE en 1988). Ce combattant de gauche cherche la foi par ses personnages magistralement dépeints, ce Manolios choisi pour jouer le rôle du Christ pour la reconstitution de la crucifixion, ces futurs apôtres Yannakos, Costantis et Michelis, tiraillés par leur foi, cette Katerina pressentie pour endosser le personnage de Marie Madeleine ou ce Pannayotis, ce traître tout trouvé pour incarner Judas. Tous s’imprègnent d’ores et déjà de leur figure théâtrale à venir. N’oublions pas le merveilleux père Photis, porte-parole de la tribu errante des villageois persécutés.

Le trait est éblouissant sans jamais tomber dans le superlatif indigeste. Chaque scène se perçoit comme une ample toile aux multiples facettes, aux couleurs et expressions ensorcelantes. L’écriture de KAZANTZAKI est envoûtante par sa dimension omnipotente, sa profondeur, sa grandeur. Épopée démesurée où des hommes se donnent entièrement, comme KAZANTZAKI a su le faire pour la littérature, les souffrances de ses protagonistes sont palpables, abondantes, effarantes.

Dans cette fresque épique se dessine l’ombre de DOSTOÏEVSKI : cette foi que le russe a cherché toute sa vie sans jamais la trouver, tandis que KAZANTZAKI semble l’apercevoir à son corps défendant, faisant cependant pour sa part évoluer son action le plus souvent en plein air alors que son aîné Pétersbourgeois choisissait généralement des décors en intérieur dans un espace ramassé et suffocant, dans des huis clos d’anthologie. « Le Christ recrucifié » est peut-être une sorte de « Frères Karamazov » grec, avec toutefois des instants pour respirer. Il est un chef d’œuvre absolu qui se lit la boule au ventre, dans la passion, peut-être pas celle du Christ mais bien celle que le style et l’habillage de KAZANTZAKI imposent.

« Saint Georges nous a pris sur la croupe de son cheval et nous a amenés ici, sur cette montagne déserte ; et, cette nuit, il est venu me visiter dans mon sommeil, il a étendu la main et a déposé dans la paume de la mienne la graine d’un village, un tout petit village en miniature, qui tenait tout entier dans sa main, avec son église, son école, ses maisons, ses jardins ; et il m’a dit « Plante-la ! ».

Même la nature semble animée de ses mythes et de sa surpuissance, magnifiée par la plume de l’auteur dans un environnement biblique. « Créations du Tout-puissant, roches énormes, et toi, eau, qui ignores le sommeil et jaillis des rochers pour abreuver les martinets et les faucons, et toi, feu, qui dors sous l’écorce du bois et attends l’homme pour te réveiller et te mettre à son service, nous vous saluons. Nous sommes des hommes traqués par les hommes. Martinets et faucons, êtres sauvages et compatissants, réservez-nous un bon accueil ! Nous apportons les os de nos pères et les outils du travail et les semences des hommes ».

Certaines scènes marquent profondément, je pense notamment à cette figure christique que sculpte Manolios dans un mince bout de bois, mais nombreuses sont celles de cette envergure, marquantes aussi par cette perpétuelle ambivalence de la foi, cette perpétuelle recherche de la perfection humaine dans une croyance quasi divine (DOSTOÏEVSKI, une fois de plus, n’est pas loin).

KAZANTZAKI n’oublie pas ses racines politiques révolutionnaires, et lorsqu’il imagine le Christ revenant parmi les Siens, ce n’est pas toujours par son image classique : « Si le Christ descendait aujourd’hui sur terre, sur cette terre telle qu’elle est, que porterait-il sur l’épaule, à ton idée ? Une croix ? Non ! Un baril de pétrole ! ». Car il peut être enfin temps de mettre à genoux ce vieux monde.

D’ailleurs, dans ce roman touché par la grâce, la référence politique n’est jamais loin. Aussi, Manolios et sa représentation du Christ est perçu comme un bolchevik. Détail important : l’action se déroule en 1922, cinq années après la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie et juste après que les premiers témoignages d’horreur viennent abonder. Les dirigeants du village, décideurs privilégiés du refus de recevoir les pèlerins demandant l’asile, traitent Manolios de bolchevik. Mais en esquissant un recul historique, ne seraient-ce pas eux, en fait, les tyrans, lorsque l’on connaît la suite de l’histoire politique de la Russie/U.R.S.S. ? Les gouverneurs russes voyaient en effet leurs opposants systématiquement comme des contre-révolutionnaires. La question est posée, elle a le mérite d’exister, même s’il semble que Manolios représente bien ici la figure d’un LÉNINE fascinant KAZANTZAKI. « Ce monde est infâme, agha. Les bons meurent de faim ; les mauvais mangent, boivent et gouvernent, sans foi, sans dignité, sans amour. L’injustice ne peut plus durer ! Je parcourrai les rues, je m’installerai sur les places, je monterai sur les toits, et partout je crierai : « Venez, vous tous, les affamés, les honnêtes gens ! Unissons-nous, mettons le feu, débarrassons la terre des Despotes… ».

« Le Christ recrucifié » appartient à ces romans qui changent un lecteur, qui en bouleversent les certitudes, en s’insérant insidieusement dans une pensée pour ne plus en sortir. Il est tragique, épique, vaste, copieux, excessif dans sa Passion. Quant à la chute, et comme pour nous achever, KAZANTZAKI la soigne au-delà du raisonnable. Il en résulte un roman de près de 600 pages qui laissera une empreinte indélébile. Réédité en 2017 aux éditions Cambourakis qui ressortent par ailleurs l’intégrale fictionnelle (mais pas seulement) de l’écrivain grec. L’exploration ne fait que commencer, elle sera longue et palpitante !

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

samedi 18 septembre 2021

Philippe RAHMY « Mouvement par la fin – Un portrait de la douleur »

 


Un homme dans un lit d’hôpital va subir une opération chirurgicale. « Le sternum est découpé pour une intervention sur le coeur qui bat un rythme de métal. Un tuyau jaune-guêpe est planté dans la gorge, il crache des antibiotiques à l’intérieur d’un ventricule ». Dans une longue plainte le patient, l’homme blessé, met en mots ses perceptions sensorielles. La souffrance, le concubinage avec la douleur, la maladie, l’eau et le feu cohabitant dans un corps fatigué.

Tel un pénitent, le narrateur analyse la douleur, la voit à la fois comme une fatalité et un être proche, l’accepte comme une compagne, une bien-aimée, de celles qui partagent une vie. Dehors, au-delà des vitres de la fenêtre, la verdure, la vie, la vraie, sans contraintes, tandis que le narrateur apprivoise le mal, le dilue dans ses prières, dans ses exhortations. « Si simple, l’agonie. Réconfort de savoir que je souffrirai jusqu’à la fin. La douleur est un amour qui me rapproche vivant de l’éternité. Vide clarté qui se donnant à moi ravit qui je suis. Combien d’hommes ont subi le mal leur vie durant sans être consumés ? Combien ont cru voir Dieu ? ».

Poésie emplie de religiosité, pour se tourner déjà vers l’au-delà, vers l’après. Recroquevillement du malade, vie intérieure en ébullition, l’imagination bouillonnant malgré l’épuisement et les drogues administrées pour soulager. Recherche des ressources au fond de l’âme, continuer coûte que coûte, la foi contre le désespoir, la douleur dans la lumière, ou plutôt la lumière malgré la douleur, cette compagne, la seule. « Venez-moi en aide, j’ai mal ».

Dans une poésie sensible en prose et en de brefs paragraphes puissants, Philippe RAHMY tente d’exorciser le mal, ce mal qui le ronge depuis toujours, dans un texte en forme de supplique. L’auteur suisse décédé en 2017 était atteint de la maladie des os de verre, aussi il a côtoyé la mort, l’enfermement médical durant son existence, en a fait des partenaires imposés.

Ce texte est un partage, celui de la sensation éprouvée au-delà de la douleur physique ou morale, afin de tenter de lui attribuer un rôle finalement positif malgré l’envahissement, les rechutes. « Je suis celui qu’une naissance inachevée abandonne sans être et sans corps définis dans la réalité des autres. Encore et encore. Qui s’enivre sans boire, guérit sans remède, s’offre sans cause, aime et souffre pour toujours ».

Poésie violente, à fleur de peau, déchirée, épurée, à la fois fragile et d’une force extraordinaire, elle est cet antidote pour ne pas sombrer. Texte aussi bref que brutal, sorti en 2005 dans la collection Grands fonds de chez Cheyne, il est accompagné d’une postface de Jacques DUPIN qui colle au plus près à ce récit à la fois désespéré, résigné et combatif. Sous-titré « Un portrait de la douleur » comme pour plonger le lectorat avant même la première page dans une ambiance de maladie, planter un décor d’hôpital et de traitements médicamenteux, ce « Mouvement par la fin » nous retourne et nous secoue.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 12 septembre 2021

Philippe LONGCHAMP « Et dessous le sang bouscule »

 


Ce livre de 2003 est un petit bijou à bien des égards. Déjà, il ne se lit pas comme un autre puisque « En août 2000, chaque jour, je me suis interrogé sur un événement personnel alors récent, une rencontre improbable, aventureuse et vivifiante » annonce l’auteur en préambule, avant d’ajouter « En août 2001, chaque jour, je me suis interrogé sur ce que me faisait le monde, ma petite planète à milliards d’humains. Sur ce qu’il leur faisait ». Le rendu est troublant. Et remarquable.

 

Août : huitième mois de l’année, appartient à la saison appelée été et possède 31 jours. Tous les jours d’août 2000 et 2001 (comme par ailleurs chaque été depuis alors 15 ans), Philippe LONGCHAMP rédige six lignes de poèmes en vers libres, y note le lieu géographique d’écriture. Page de gauche, en italique, ceux de 2000, intimistes, introspectifs. Page de droite, italique supprimée, poèmes de 2001 sur l’état du monde, par de courtes analyses de faits divers ou moments forts survenus dans un ailleurs. Sur cette page, une ligne est sautée, un septième vers est ajouté, une sorte d’aphorisme des deux pages en face à face.

 

Les dates et lieux : en août 2000 LONGCHAMP voyage en France puis se pose quelques jours à Paris, rejoint la Grèce avant un retour à Paris en fin de mois. Août 2001 : Paris-Savoie-Paris, puis le Chambon-sur-Lignon pour les festivités des « Lectures sous l’arbre » organisées par Cheyne éditeur (chez qui est sorti le présent livre). Dernière semaine dans le Gard et l’Hérault.

 

Page de gauche et page de droite interagissent comme un miroir à deux faces : la petite histoire personnelle de 2000 s’entremêle avec la grande histoire du Monde en 2001, où il est question de faits souvent politiques se jouant en Argentine, Ethiopie, Chine, Sénégal, Irlande du Nord et tant d’autres, mais aussi plus prosaïquement en France. 31 jours pour 62 poèmes, 31 fragments d’une vie, 31 fragments planétaires.

 

« Serrer freins ! Désirs emballés dérapent.

Jamais voulu être un des gens pressés,

Lestés de rien quand le temps vire au noir.

J’ai déjà perdu ma dernière guerre.

Pourtant, qui ça m’a vite pris aux dés ?

Et plus le temps de prévoir des étapes ».

 

Chaque mot est pesé, chaque pensée, chaque évocation. Nous entrons là dans un livre double, mystérieux et pourtant empli de jalons, ceux plantés à droite bien sûr, dont nous connaissons certains aspects. C’est fascinant de passer d’une page à l’autre, voir s’égrener le temps par le biais des dates en une sorte d’éphéméride aoûtien prodigieux. Et toujours cette dernière phrase, en bas à droite, isolée des autres, mais qui vient cimenter le tout.

 

« Etayer les galeries des mines ouvertes

par les colons d’Europe, en Afrique du Sud,

exigeaient du bois. Et le transport ferroviaire

du minerai, des traverses. On planta donc

des arbres « étrangers » - acacias, black wattle

assoiffés d’une eau rare et qui manque aux humains ».

 

Ainsi la page de droite répond par l’histoire internationale aux petits tracas du quotidien fixés sur la page de gauche. Et les lieux géographiques d’écriture, ce sud de la France en plein mois d’août, véritable collision avec les faits de cette page de droite, sanglants ou violents (pas toujours) et comme disproportionnés. Le livre peut être ouvert à n’importe quelle page afin d’y être lu.

 

Titre éblouissant que « Et dessous le sang bouscule » tant il peut être sujet à interprétations. Et ce bonheur de lecture parachevé par la qualité de l’objet, du papier épais, agréable au toucher, de la couverture (verte. Car oui il s’agit de la collection Verte de Cheyne), montrant une solidité à toute épreuve, tout comme le texte que le livre renferme. Moment de grâce comme Cheyne sait si bien nous en proposer. Paru en 2003, certes, mais procurez-le, offrez-le, c’est tout le mal qu’il mérite.

 

« La suite, on l’ignora, mais on peut s’en douter ».

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

 

mercredi 8 septembre 2021

Corinne MOREL DARLEUX « Là où le feu et l’ours »

 


Après son  époustouflant et remarqué essai « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » paru en 2019 chez Libertalia, Corinne MOREL DARLEUX est de retour chez le même éditeur pour la parution de son premier roman.

 

Violette, une jeune femme que l’on découvre dès la première page et que nous allons suivre tout au long du récit, épuisée, cherchant refuge dans les aspérités d’une steppe, se trouve rapidement nez à nez avec une ourse et son jeune enfant. L’ourson, sa mère et Violette vont former un trio singulier, quand un incendie commence à se propager à l’horizon.

 

Au fil de leurs aventures, Violette et ses nouveaux amis ursins vont être amenés à rencontrer de nombreux personnages, tous semblant issus de pages de romans ou de contes. Il y aura Maverick, Atticus et son cheval Prevalski, puis Robinson, cet homme à la recherche de l’ensauvagement, ainsi que quelques autres. Mais la rencontre décisive va se nouer avec l’apparition de Princesse Cheyenne, femme rebelle vivant dans l’Oasis, sorte d’Eden. C’est précisément ici que le roman bascule en donnant la parole à cette princesse, désormais narratrice.

 

« Tous les membres présents s’écartaient au passage de l’ours, dans un mélange d’admiration inquiète et de curiosité craintive. Dans le cercle formé par les huttes, une foule s’était rassemblée, alertée par les cris et l’animation. Au fur et à mesure que nous progressions, tous s’écartaient en effleurant la tête et les bras de violette du bout des doigts pour lui souhaiter bienvenue et guérison. Les herbes de la clairière étaient humides de rosée sous mes pieds. J’avais l’impression de fendre les flots, d’être une héroïne. Je ne le savais pas encore, mais sauver Violette et Têtard était en train de devenir l’acte le plus important de ma vie ».

 

L’Oasis est ce village tribal où l’on tente de vivre en autosuffisance grâce aux dons de la nature. Violette et l’ourson Têtard rejoignent les âmes déjà présentes. Dès lors, le meilleur comme le pire vont se côtoyer, d’autant que les redoutables Berserkers viennent pour faire main basse sur le village et l’exploiter. La résistance va devoir s’organiser.

 

« Là où le feu et l’ours » est un roman jeunesse, mais pas seulement. Il est d’abord un parcours initiatique, celui d’une jeune femme accompagnée d’un ourson qu’elle apprivoise au sein de la nature, c’est aussi une fresque sur les richesses de ladite nature, richesses tellement délaissées aujourd’hui, voire combattues. Car ce roman est un combat pour l’écologie, le respect de l’environnement, une alerte sur le dérèglement climatique.

 

La tribu présentée en ces pages fait inévitablement penser aux Autochtones, ces habitants peuplant le continent nord américain avant l’arrivée des blancs colonisateurs. Ajoutez-y des réflexions dignes d’un Henry David THOREAU mais très largement actualisées, d’un cœur immense pour les portraits des personnages, d’une incursion dans certains rites ancestraux, d’une évidente empathie pour les mondes animal et végétal, d’un univers onirique très présent proche de la fable, et vous obtenez ce texte inclassable.

 

Car, en effet, si le rêve semble être le maître mot, le carnet de quelques dizaines de pages clôturant l’ouvrage, aussi instruit qu’abordable, nous apprendra que dans cette aventure, rien n’est inventé, tout revêt une existence, devient un fait ou une possibilité, mais résolument tourné vers l’évocation d’un monde mythologique. Ce carnet est une explication précise et en douceur des pages que nous venons de parcourir.

 

Roman d’une grande richesse, foisonnant, sachant varier les ambiances en de brefs chapitres dynamiques empreints d’une immense curiosité salutaire, il est orné par de magnifiques personnages qui dégagent une force naturelle énorme. Il pointe de nombreux sujets, au-delà du désastre écologique en cours, avec le questionnement intelligent et pertinent de la domestication d’animaux sauvages, mais aussi celle de l’humain par l’humain. Il est une tentative d’approche fort réussie de la liberté dans le respect et le consentement mutuel. Il est pacifiste, bienveillant mais militant, sait se faire touchant, émotionnel, mais toujours empli d’érudition, et ses images ne s’estompent pas immédiatement après la lecture. Le résultat n’en est que plus beau, sans catastrophisme ni surenchère. À découvrir chez Libertalia où il est récemment sorti. Un îlot d’espoir dans un monde obscur.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 5 septembre 2021

Georges SIMENON « Le suspect »

 


Pierre Chave est en plein travail dans un théâtre du quartier de Schaerbeek de Bruxelles quand il est dérangé par son ami Arthur Baron qui vient l’instruire d’une affaire extrêmement sérieuse. En effet, un copain de lutte sociale, Robert, s’apprête à plastiquer une usine à Courbevoie. Chave n’est pas à approuver la violence, aussi il choisit d’entrer directement en contact avec Robert, seulement il est difficile pour lui de quitter la Belgique, d’autant qu’il est interdit de séjour en France où il est déserteur depuis cinq années. Il passe cependant la frontière et se rend sur les lieux du projet d’attentat.

Parallèlement, les flics débarquent chez la femme de Chave à Bruxelles, où se trouve justement Baron, ainsi que le fils de Chave, très jeune et malade. Nous n’allons pas tarder à apprendre que Chave est un activiste des milieux anarchistes, dans lesquels il possède une certaine assise depuis qu’il a écrit et fait paraître des brochures politiques. Robert est l’un des camarades préférés de Chave qui l’a formé, mais influençable, d’autant que des militants polonais ambitieux viennent d’intégrer les milieux anarchistes. Chave n’a que quelques jours pour retrouver Robert et lui persuader d’annuler son projet, sachant qu’il est admiré par le jeune homme.

Bien que SIMENON n’ait jamais été anarchiste à proprement parler (certaines de ses convictions et même de ses actions allant d’ailleurs à l’encontre de l’éthique), il s’est beaucoup intéressé à sa doctrine, et s’est même quelque peu hâtivement autoproclamé anarchiste. Quoi qu’il en soit, ce roman écrit en 1937 se déroule au cœur d’un mouvement alors en ébullition. Il fait partie des « romans durs » de l’auteur, il est râpeux, rugueux et extrêmement tendu. « Jamais Chave n’avait eu sommeil à ce point. Jamais il n’avait ressenti une telle envie de se détendre, de laisser son cerveau fonctionner tout seul, sans contrôle, se purger de tout ce qui le congestionnait, d’être en somme comme celui d’un animal repu qui sombre dans le rêve ».

Deux facettes de l’anarchisme s’y combattent : l’action directe par le biais des attentats, et l’idéologie pacifiste représentée par le personnage de Chave, un idéaliste respecté dans son milieu et tiraillé dans ses contradictions, poussé par un idéal anti-terroriste et non violent parfois difficile à assumer : « C’était devenu une idée fixe. Il ne savait plus s’il voulait éviter la mort d’innocents ou empêcher le petit Robert de faire une bêtise, ou encore si, se jugeant responsable en partie de l’activité du groupe, c’était pour la tranquillité de sa conscience qu’il luttait ».

Sont mis en exergue de manière pudique et par petits traits les rapports entre police et contestataires libertaires au cœur d’un monde anonyme qui pourtant continue son chemin et qui peut être campé par la femme de Chave. SIMENON place une partie de l’action (qui s'étend sur quatre jours) en Belgique, son pays natal, l’autre partie en France, sa terre d’adoption, lui-même peut-être tiraillé, comme il a pu l’être par ses idéaux. Car c’est bien un roman de l’ambivalence dont il s’agit, chaque personnage ayant sa part de mystère et de paradoxes, y compris la belle et entière madame Chave possiblement tombée sous le charme d’un flic. Les traîtres ne sont pas d’un bloc, les idéalistes non plus.

SIMENON s’est rarement frotté au roman politique, préférant décrire les psychologies fouillées de ses personnages, ne prenant pas part à la lutte politique. Pourtant ici il déroge à la règle. « Son » Chave est très crédible, charpenté et attachant, il pourrait par certains traits se rapprocher notamment d’ un Albert CAMUS. « Le suspect » est un très grand cru de SIMENON, il parut en 1938 et peut être vu comme l’un des grands romans hors Maigret (qui sont pourtant près de 150 sous son vrai nom !), d’autant qu’il n’est ni l’un des plus connus ni une copie conforme d’un autre de ses ouvrages (car SIMENON s’est tout de même beaucoup répété dans sa brillante carrière). Et il est aussi à coup sûr une image intéressante des convictions d’alors de SIMENON, celles d’avant-guerre.

 (Warren Bismuth)