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dimanche 7 septembre 2025

Roger ASSAF « Le jardin de Sanayeh »

 


« L’acteur, c’est lui le lieu de l’action, voyons ! C’est lui l’espace scénique ».Dans un théâtre de Beyrouth lors d’une répétition d’une pièce de théâtre, les comédiens improvisent et débattent, se disputent parfois. Au cœur de la pièce, un double homicide ayant au lieu en 1980 à beyrouth. Si les deux cadavres coupés en morceaux ont été disséminés dans le jardin de Saranyeh, seul l’un d’eux fait parler les comédiens, celui de la propriétaire d’un certain Khalil T., meurtrier présumé qui fût d’ailleurs pendu en 1983.

Mais la pièce, bien que relatant les événements par le fait divers puis le procès, est principalement axée sur le jeu des comédiens. Des comédiens qui improvisent, se démarquent du texte pour faire entendre leur voix, exister au sein d’une fiction, par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ainsi, un brouhaha se répercute. Sami joue Khalil T., mais peu à peu il s’en fait l’ardent défenseur, il devient en quelque sorte Khalil T. Avec cette question : Restons-nous nous-mêmes lorsque l’on joue un rôle ? Est-il facile, est-il possible même de rester à distance respectueuse de la personne que l’on joue, fut-ce un assassin présumé, de surcroît exécuté ?

Bribes de procès, dépositions des témoins. Jusqu’à la condamnation de Khalil pendant que le Liban sombre dans le chaos. Khalil est libéré de prison en 1982 par des miliciens insurgés (c’est l’époque du massacre de Sabra et Chatila). Mais bien vite il réclame son retour derrière les barreaux afin d’être jugé à nouveau.

C’est alors que des personnages de Shakespeare s’invite dans les dialogues et que la pièce prend une tournure historico-politique. « Je joue à moi seul bien des personnages, dont aucun n’est content. Par moments, je suis roi ; alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, puis me revoilà mendiant, et l’écrasante misère me persuade que j’étais mieux, étant roi – et me voilà redevenu roi… ».

Dans un climat de discussions tendues et de profonds désaccords, Roger Assaf, qui a lui-même traduit sa pièce à partir de son texte de l’arabe libanais de 1997, nous demande, à nous spectateurs, notre avis. Tout comme les comédiens jouant leurs personnages finissent par donner leur avis propre plutôt que celui du texte imposé par le metteur en scène. C’est en quelque sorte un théâtre libre, actif, participatif, avec en toile de fond le Liban des années 1980, pays déchiré et meurtri, désespéré.

Pour Assaf comme pour ses comédiens, ceci n’est pas du théâtre. D’ailleurs le rideau ne tombera pas en fin de représentation puisqu’il n’y a pas de rideau. Tout comme il n’y a pas de pièce, mais plutôt des questionnements d’êtres humains qui se réunissent pour échanger. La pièce jouée semble devenir tout à coup un prétexte. Les personnages créés sont bien vite oubliés, remisés dans les loges, pour ne faire que subsister les comédiens redevenus de simples citoyens.

« Le jardin de Sanayeh », préfacé par Elias Sanbar, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, ce n’est pas le premier texte de l’auteur paru ici, de plus il a déjà traduit au moins un ouvrage de l’éditeur.

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(Warren Bismuth)

mercredi 3 septembre 2025

Vladimir ZAZOUBRINE « Le tchékiste »

 


Le roman s’ouvre sur des images effrayantes : des condamnés à mort dans un bâtiment sombre, des camions attendant devant pour emporter les corps une fois l’opération accomplie. Cette opération, c’est la « tradition » de la balle dans la nuque. Nous sommes à cheval sur les années 1910-1920 en Russie. La révolution de 1917 est accomplie, les bolcheviks sont au pouvoir, et les exactions sont nombreuses. Il s’agit d’anéantir sans cérémonial les ennemis de classes, les soldats de l’armée blanche ou ses sympathisants. On suit l’itinéraire de Sroubov, dirigeant une section provinciale de la Tchéka, la police d’Etat toute puissante.

Cinq exécuteurs, cinq condamnés à la balle dans la nuque. Equation simple qui a souvent fait ses preuves. Avant de mourir, le prisonnier doit se dévêtir.  « Il y a que les assassins qui tuent les gens avec leurs vêtements. Nous, on ne tue pas, c’est une exécution. Et l’exécution, mon ami, c’est une sacrée grande chose ». Car ici perce la fierté de participer à un assainissement du pays encouragé par l’Etat. « Il ne tirait pas, il travaillait ». Un travail dans une sorte d’usine à tuer les ennemis, un travail à la chaîne avec les bourreaux, puis ceux qui traînent les corps afin de les sortir du bâtiment, où des camions attendent pour qu’ils soient chargés et puissent enfin disparaître. À tout jamais.

Les ennemis sont souvent arrêtés suite à des lettres de dénonciation, qui pleuvent sur le bureau de Sroubov. Passage irréel lorsque les exécuteurs s’ennuient et dépriment s’ils n’exécutent plus, puisque les prisonniers manquent. Le régime de la terreur bat son plein, les bourreaux sont motivés et veulent à tout prix du travail, de quoi réaliser leur mission, il leur faut donc des cadavres en sursis.

« Il dispose de centaines d’indicateurs bénévoles, d’un personnel d’agents secrets et, de concert avec chacun d’eux, il épie, il écoute, il ruse. Il est toujours au courant des pensées, des intentions, des actes d’autrui. Il descend au niveau des intérêts d’un spéculateur, d’un bandit, d’un contre-révolutionnaire. Il est obligé de se baisser, de nettoyer la saleté, les turpitudes autres ». Puis l’auteur nous entraîne dans l’intimité même de Sroubov, faisant évoluer le récit du global au personnel en un récit de l’intérieur où un Sroubov, dégoûté par les exécutions sommaires, se souvient de celle de son père.

C’est le camarade Lénine qui a créé la Tchéka. Le pays cherche ses marques plus que jamais car « La liberté et le pouvoir ne sont pas des choses faciles au terme de siècles d’esclavage » d’autant que « La révolution, c’est pas de la philosophie ». Le pouvoir se veut incorruptible, à voir…

Dans de profondes réflexions Dostoïevskiennes dont Zazoubrine s’est beaucoup inspiré, le récit se rapproche toujours plus de Sroubov et toujours plus du climat Dostoïevskien. Détails placés comme innocemment dans une scène, l’image du double, de la hache en fin de récit, autant d’indices de la présence cachée de Dostoïevski, où les scènes se troublent, interrogent dans un texte quasi-prémonitoire puisque Zazoubrine fut lui-même fusillé en 1938 lors des Grandes Purges staliniennes.

Quant à « Elle » et sa présence latente tout au long du déroulement de l’histoire, c’est la Révolution. Ironie de l’Histoire : le texte de ce roman a été retrouvé dans une bibliothèque de Moscou répondant au doux nom de Lénine. Le sibérien Zazoubrine, de son vrai nom Zoubtsov, fils de paysans côté paternel (son père fut révolutionnaire) et d’une ouvrière, est considéré comme le premier écrivain soviétique avec son roman « les deux mondes » qui obtint alors un certain succès. Mais « Le tchékiste » fut immédiatement interdit puis perdu. Et retrouvé. Il ne fut publié qu’en 1989, à l’heure de la perestroïka, traduit en 1990 en France, puis en 2002 par Wladimir Berelowitch. Il vient d’être réédité en version poche en cette année 2025 chez Christian Bourgois. Ne mégottons pas : c’est un chef d’oeuvre de la littérature russe malgré le peu de pages qu’il contient, sorte de chaînon entre Dostoïevski, Tchekhov et Chalamov. « Le tchékiste » est d’une immense puissance tant par la violence soutenue de l’action que par la part psychologique, notamment du personnage central. C’est un véritable coup de maître.

La postface fort informative est signée Dimitri Savitski. Celle de la première édition interdite de 1923, elle vaut le détour, par sa réécriture (en direct pourtant !) du roman auquel elle fait dire à peu près l’inverse de ce qu’il raconte, c’était là tout le prodige des critiques soviétiques.

(Warren Bismuth)

dimanche 24 août 2025

Aziz CHOUAKI « Les oranges »

 


Ce n’est certes pas la première fois pour ce défi mensuel, mais Seigneur j’ai péché. Mieux : j’ai encore triché ! Relisons l’énoncé du mois : « La littérature africaine » proposé ce mois par « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka. Et c’est là que le bât blesse : « Les oranges » est-il un classique ? Pas vraiment puisqu’écrit en 1998. Mais il se trouvait sur ma pile à lire, il n’attendait qu’à être dévoré, et l’occasion était unique, donc voilà. Et pardon.

Aziz Chouaki (1951-2019) est né français puisque dans le département de l’Algérie. Il devient algérien lors de l’indépendance de son pays, qu’il quitte en 1991 pour rejoindre la France. « Les oranges » est un texte bref, entre monologue théâtral (il fut monté au théâtre), poésie hallucinée, fable et récit de vie d’un pays, l’Algérie.

Le titre est tiré de la légende de l’orange dans laquelle est planté une balle : « À partir d’aujourd’hui, tu es désigné par le Royaume des Oranges pour établir la légende de ta race. À présent, tu vas me faire le serment que voici : ‘Je jure d‘enterrer à jamais cette balle le jour où tous les gens de cette terre d’Algérie s’aimeront comme s’aiment les oranges’ ».

De 1830 à l’aube des années 2000 défilent des images, des dates fortes de l’Histoire de l’Algérie, entre allégorie et déambulation dans l’effervescence des rues d’Alger, inter générationnelles, par delà les morts et les tragédies. Ainsi nous croisons l’émir Abdelkader, Tocqueville, des écrivains français (ceux de la métropole) et tant d’autres. Les terres colonisées par la France, les premières tensions vives, la culture imposée, etc. « Voilà mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens ! ».

Entre cynisme, humour et engagement, Chouaki se souvient, énonce, évoque, dénonce. Exaction, massacres, alors que les algériens vont rejoindre l’armée française pour combattre à ses côtés lors des deux guerres mondiales. Et puis 1954, le début de la guerre d’indépendance qui ne dit pas son nom. Les yeux d’Albert Camus qui regardent le drame en cours. Basculement, sorte de révolution intérieure. Algérie libérée, marxisme proclamé. Déconstruction des apports français, volonté d’autonomie totale. Le texte scande comme au cœur d’une manifestation, le rythme est rapide, le souffle manque. Présidence autocratique de Houari Boumédiène, qui meurt en 1978, remplacé par Chadli Bendjedid jusqu’en 1992. C’est le temps de la montée inexorable des islamistes, les législatives qu’ils remportent en 1991 lors des premières élections libres dans une corruption généralisée après une insurrection sanglante en 1988 (plus de 600 morts nous dit l’auteur).

La pays bascule du marxisme à l’islam, les rues changent, les vêtement aussi, les discours bien sûr. Les élections ont été annulées et le Front Islamiste du Salut dissous. Il passe dans la clandestinité, règle leur compte aux intellectuels et écrivains, considérés comme la menace intérieure majeure. La population est prise de terreur, les assassinats, les attentats se succèdent, le pays est devenu incontrôlable et pourtant contrôlé par les fanatiques religieux.

« Les oranges » est de ces textes importants, en quelques dizaines de pages il retrace 160 ans d’histoire algérienne de la colonisation française à la décennie sanglante, il pointe toutes les dates cruciales dans un style exubérant, puissant, profond et quasi hors sol, il déborde, il prend partie, il ricane du malheur pour ne pas montrer ses larmes. La postface est signée Christiane Achour et Benjamin Stora, elle rend hommage à ce texte original et violent paru originellement aux éditions Mille et une nuits, vous savez ces tout petits livres par leur format renfermant des textes qui résonnent par delà les décennies voir les siècles.

(Warren Bismuth)



dimanche 17 août 2025

Mehis PIHLA « La grande lessive »

 


Cette pièce de théâtre estonienne de 2024 (traduite et publiée en France en 2025) revient sur ce qui fut sans doute tout simplement le plus grand blanchiment d’argent de l’Histoire et prend naissance dans les banques estoniennes au début des années 2000. L’argent, nerf de la guerre, qui peut tout. L’auteur estonien Mehis Pihla nous invite à suivre Artur, jeune homme qui possède des relations influentes et se retrouve propulsé responsable clientèle d’une banque de Tallinn, Estonie indépendante, par son ami Oliver.

Très vite, Oliver forme Artur sur le blanchiment d’argent, notamment sur les comptes de puissants clients russes. Mais pas seulement. « Le rouble ne valait plus rien, tous les affairistes russes avaient besoin de plus en plus de dollars. Nos financiers ont rapidement acquis les meilleurs pratiques des pays occidentaux en matière de création de schémas offshore, les premières banques en ligne ont été créées grâce à l’initiative nationale « Tigre bondissant », et l’Estonie est ainsi devenue la Suisse du bloc de l’Est ».

Une organisation extrêmement complexe est mise en place, une importante banque danoise implantée à Tallinn tire les ficelles, les clients se précipitent de toute l’Europe, mais les meilleurs clients se situent chez la voisine Russie dont le système financier est poreux et corrompu, poreux comme ce nouvel espace Schengen qui permet, en tout cas ne contrôle pas, de telles transactions. Les sociétés écran fleurissent de même que les paradis fiscaux, et Artur se prend au jeu et, comme les banques, veut « grossir ».

L’indépendance alors toute neuve de l’Estonie fait directement suite  à l’effondrement du bloc de l’est, de l’Union Soviétique et de ses satellites. Or les rapports entre la Russie et ses anciennes provinces sont toujours très marquées, et les projets de corruption des banques estoniennes arrivent vite aux oreilles des dirigeants russes. L’Estonie pourrait bien devenir un de ces nouveaux eldorados fiscaux. C’est alors que la machine infernale s’emballe.

« La grand lessive » met en scène cette invraisemblable arnaque. L’auteur s’est finement documenté sur ce scandale mondial afin de l’expliquer dans cette pièce pas toujours simple de par les va-et-vient de l’argent et l’implication de plus en plus d’acteurs et de pays, des ramifications de plus en plus profondes et un langage forcément technocratique et technique. Mehis Pihla retranscrit les grandes étapes de ce gigantesque scandale financier qu’il fait incarner par Artur. La pièce est préfacée par Holger Roonnemaa et traduite de l’estonien par Martin Carayol, elle vient juste de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

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(Warren Bismuth)

dimanche 6 juillet 2025

Dee BROWN « Enterre mon cœur à Wounded Knee »

 


Lorsque paraît « Enterre mon cœur à Wounded Knee » en 1970, son auteur Dorris « Dee » Brown est loin de se douter de l’intérêt et des réactions que va susciter son livre documentaire. La parution est d’abord timide, mais elle s’amplifie rapidement jusqu’à prendre des proportions inespérées, d’autant que le sujet reste tabou dans la société américaine : le génocide des amérindiens 80 ans plus tôt. L’A.I.M. (American Indian Movement) vient de se créer aux Etats-Unis et provoque le débat sur le sort des peuples autochtones, ouvrant ainsi une brèche sur le nécessaire rappel historique, la nécessaire vérité à écrire.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est l’histoire de la conquête de l’ouest vue du côté des vaincus. Dee Brown détaille et analyse chaque date importante du massacre des Amérindiens, partant brièvement de la « découverte » du continent américain par Christoph Colomb en 1492 pour devenir plus minutieux à partir de la guerre de Sécession.

Dee Brown examine chacun des destins des principales Nations Amérindiennes, leur combat, leur anéantissement. Il en est ainsi des Navajos, des Sioux, des Cheyennes, des Apaches, des Modocs, des Kiowas, des Comanches, des Nez-Percés et de quelques autres. Chaque détail compte, est à sa place, dans une quête de vérité historique vertigineuse. Ce livre capital est entre autres construit autour de nombreux témoignages « sur le terrain », par les Indiens mais aussi par les Blancs. Et des phrases qui, remises dans leur contexte, claquent comme des fouets. À propos de la reddition des Navajos au sud-ouest du pays en 1864 : « cela nous revient moins cher de les nourrir que de les combattre », avant que l’un des derniers chefs de la tribu, Manuelito, finisse par se rendre en 1866.

Contre toutes ces Nations se retrouve le même plan orchestré par les Blancs : des discussions à tout rompre, des intimidations jusqu’à la proposition d’un traité qui, bien sûr, ne sera jamais respecté et penchera toujours pour le bien des Blancs. Quant aux procès des Indiens, ils sont bâclés, les exécutions sont nombreuses, certaines étant même des erreurs, tout simplement.

Au sein de ces nations, toujours, hélas, la même barbarie blanche à leur encontre : tortures, mutilations (ces actes seront d’ailleurs bientôt imités par des Indiens au comble de la haine), attaques éclairs, décimation des chevaux, viols, etc. Les chefs Indiens, lucides, tentent d’éviter le massacre par des pourparlers, des paroles emplies de sagesse et de bon sens. « Le Grand Esprit a fait naître l’homme blanc et l’Indien, déclara Black Cloud, mais je pense qu’il a fait naître l’Indien en premier. Il m’a fait naître dans ce pays, et celui-ci m’appartient. L’homme blanc est né de l’autre côté des grandes eaux, et son pays se trouve là-bas. Depuis qu’ils ont traversé la mer, je leur ai laissé de la place. Et maintenant, je suis entouré de Blancs. Il ne me reste plus qu’un petit morceau de terre. Le Grand Esprit m’a dit de la conserver ».

Les Indiens sont les premières victimes de la ruée vers l’or, lorsque les blancs se précipitent en masse à l’ouest du pays pour s’y installer, galvanisés par la présence du métal précieux sur des terres jusqu’alors indiennes. Des scènes vont être immortalisées sous forme de pictogrammes par des Indiens témoins. Les exécutions s’amplifient, les bisons, nourriture principale des nations Indiennes, ne vont pas tarder à être éliminés par millions, toujours par les Blancs, afin d’affamer les indiens.

C’est alors que surgit Derrière-Dur, surnom de Custer donné par les Indiens. Il participe au massacre de Wahshita en 1868. Suivent la bataille de Summit Springs en 1869, le massacres de Maris River en 1870 et de Camp Grant en 1871. L’Histoire s’accélère, se fait de plus en plus épouvantable.

Et toujours cette demande des Blancs, apparemment anodine : que les Indiens deviennent agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner leur mode de vie, leurs coutumes pour se ranger du côté des Blancs, et bien sûr délaisser leurs rites pour devenir de bons chrétiens. Les Blancs développent le chemin de fer, ce puissant moyen de transport qui apeure et fait fuir les bisons. Les mêmes Blancs qui kidnappent par milliers les chevaux des Indiens tandis que débute le véritable massacre des bisons au début des années 1870 (trois millions sept cents mille sont tués entre 1872 et 1874). Il en est de même pour les Nations Autochtones. Par exemple, les Kiowas et les Comanches périssent en moins de dix ans alors que de plus en plus d’États fédéraux se créent dans le pays.

Retour sur un traité de 1868 : « Aucun Blanc ou groupe de Blancs ne sera autorisé à s’installer ou à occuper une seule portion du territoire, ou à traverser ledit territoire sans le consentement des indiens ». Dans les faits, c’est l’inverse qui se produit. Les Black Hills (Paha Sapa) sont convoitées par les Blancs car regorgeant d’or. Mais en théorie, et suite au traité, elles appartiennent aux Indiens. Qu’importe, les Blancs sont prêts à tout pour les conquérir. L’armée américaine, les fameuses Tuniques Bleues, se déploie. En face, réaction immédiate des Indiens : tout d’abord mille guerriers parmi lesquels Sitting Bull (Tatanka Yotanka), Crazy Horse et Two Moon, qui deviennent rapidement quatre fois plus nombreux. C’est la bataille de Little Bighorn (de Greazy Grass chez les Indiens), et une victoire éclatante des Autochtones, avec la mort de Custer en prime, qui marque un tournant dans la guerre. Car dorénavant, les Blancs auront soif de vengeance après cette humiliation.

Chaque bataille est passée au peigne fin comme celle de Little Bighorn. Les chefs Indiens sont longuement évoqués, ainsi Crazy Horse jusqu’à son décès en 1877, ou encore Géronimo (Goyathlay), Cochise et bien sûr Sitting Bull (qui s’éteint en 1889), alors que de nombreuses tribus périssent de maladies et que des lois surgissent, toujours plus implacables contre les Autochtones qui tout à coup ne deviennent « pas des personnes au sens juridique du terme ». « Le 3 novembre [1883, nddlr], la Cour Suprême des Etats-Unis statue qu’un Indien est un étranger à la charge de l’État », alors que l’Indien se trouve précisément sur ses terres ancestrales.

La domination blanche s’accentue toujours plus : « Les blancs sont comme des oiseaux, expliqua Crook. Chaque année, ils ont de nombreux œufs et il n’y a pas assez de place dans l’Est, si bien qu’ils doivent aller ailleurs, dans l’Ouest, comme vous vous en êtes aperçus ces dernières années. Et il en viendra toujours plus, jusqu’à ce qu’ils aient envahi le pays tout entier. Vous ne pourrez pas les en empêcher (…). Tout est décidé à Washington à la majorité et quand ces gens arrivent dans l’Ouest et constatent que les indiens disposent d’un immense territoire dont ils ne font rien, ils disent : ‘Nous voulons ces terres’ ». Et ainsi va l’invasion Blanche. Jusqu’à la date fatale de décembre 1890 et l’ultime massacre, celui de Wounded Knee…

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » répertorie méticuleusement les grandes dates des guerres indiennes, des années 1860 à 1890, en un conséquent document historique qui a fait changer l’œil du monde sur le massacre des indiens. Ce livre de 475 pages est essentiel, même si bien sûr il est dur puisqu’il s’est donné comme mission de ne rien mettre de côté sur les atrocités commises par les futurs vainqueurs. Il est de ces ouvrages qui marquent, d’autant qu’il est ici préfacé, pour la version publiée dans la majestueuse collection Terre Indienne d’Albin Michel (la traduction originale parut en grand format en 1990 chez Arista pour le centenaire du massacre de Wounded Knee) par Jim Harrison puis Joseph Boyden, dont on apprend ici qu’il fut punk durant sa jeunesse et suivit même des groupes en tournée.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est un livre majeur sur le génocide Indien, il devrait être étudié dans toutes les bonnes institutions. Il rend hommage à tout un peuple massacré, ne serait-ce qu’en reconstituant son itinéraire, mais aussi en partie son langage, proposant plusieurs « traductions » de lieux ou de chefs. Car là aussi, le Blanc a tout pillé : il a donné son nom, en anglais, à des lieux, à des chefs Indiens, les rebaptisant, se les accaparant, c’est aussi cela la destruction de la culture Amérindienne.

(Warren Bismuth)

mercredi 2 juillet 2025

Sofi OKSANEN « Purge » Version théâtrale initiale

 


C’est un véritable événement que cette publication aux éditions L’espace d’un Instant. Car « Purge » de la finlandaise Sofi Oksanen, qui eut un succès considérable dans sa version roman de 2010, est pourtant à l’origine une pièce de théâtre écrite en 2007. Si la version française existait depuis 2010 également et fut régulièrement lue et jouée en public depuis, jamais elle n’était parue en livre. Le vide est aujourd’hui comblé.

1992, juste après l’indépendance de l’Estonie. Zara, marié à un russe d’Estonie – bien que souvent ce sont les estoniens qui soient allés s’implanter en Russie -, vient, dit-elle, de se disputer avec lui, et échoue chez Aliide, une vieille femme possédant une ferme, un ancien kolkhoze, dans laquelle elle vit cloîtrée par peur des pillages. Dans l’Estonie nouvellement indépendante, une réforme agraire est en cours et promet de rendre leurs terres aux anciens propriétaires, tandis que le pays goûte au capitalisme et que le business international est en marche, au détriment de l’U.R.S.S. devenue Russie, qui de fait perd son influence et son pouvoir, comme le racontent deux mafieux russes, Pacha et Lavrenti.

Bond en arrière, débuts des années 1950 où des anciens soldats estoniens sont traqués pour avoir combattu contre la Russie, leur nouveau pays, durant la guerre. Or, la vieille Aliide a vécu cette période, et 40 ans plus tard, elle garde bien cachés quelques secrets au fond de sa mémoire. Les années 1950 avec les koulaks, les traîtres, les tentions entre pro-russes et pro-indépendance, les terres nationalisées, alors que des déportations massives des prétendus ennemis de classe sont organisées et qu’une part de la population vit dans la clandestinité, ce qui est le cas de Hans, beau-frère de Aliide, elle, fille de koulaks, dont toute sa famille fut déportée sauf elle, pourquoi ?

« Tout éradiqué. Alors mes enfants pourront grandir. Et mes parents, ils pensaient exactement la même chose. Quand Nicolas II les a exilés en Sibérie en tant qu’anarchistes, c’étaient ce qu’ils espéraient. Ils avaient le même espoir et la même foi dans la force du socialisme. Et ils me l’ont communiquée. Et elle était encore en moi quand j’étais emprisonné en tant que communiste. Tous les jours je ne faisais que penser à un avenir meilleur ».

Les va-et-vient entre les années 1950 et le début des années 1990 sont incessants. Connaître le passé pour comprendre le présent. Et le présent, ce sont ces tensions extrêmes dues en partie à la velléité d’occidentalisation d’une partie de la population tandis qu’une omerta plane autour de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui reste dans tous les esprits, tant elle semble avoir précipité la fin d’un régime déjà gangrené. Quant au passé, les souvenirs jaillissent, ceux d’êtres déjà traqués pour leur supposée proximité avec la société pro-occidentale, et qui partent se réfugier en forêt. Les tortures, la mort de Staline en 1953, mais il n’est alors toujours pas concevable de trahir ses idéaux.

« Purge » est une pièce violente, sur le sort réservée à l’Estonie durant 50 ans d’occupation russe, sur l’indépendance survenant bien que le pays soit en morceau. Les face-à-face entre la jeune et la vieille Aliide sont aussi beaux qu’émouvants. Quant à Zara, elle va devoir à son tour se confier, confier ses blessures, ses traumatismes.

Beaucoup moins édulcorée que la version romanesque ultérieure, « Purge » va droit au but, avec violence et lucidité. C’est toute une partie du XXe siècle en Europe de l’est qui est passée au crible. Sofi Oksanen s’y connaît pour faire témoigner ses protagonistes, elle-même fille de père finlandais et de mère estonienne. Ce texte est aussi sombre que puissant, tout en restant focalisé sur l’Histoire. Cette pièce, bien que brutale, est nécessaire pour mieux comprendre les rapports houleux entre l’ex U.R.S.S. et ses régions annexées. « Purge » est superbe de bout en bout, il ne laisse pas indifférent. Et bien sûr il nous rend témoins malgré nous et nous fait inexorablement nous poser cette question : « qu’aurions-nous fait à leur place ? ». Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant, préfacé par Tiina Kaartama et traduit – comme toute l’œuvre de Sofi Oksanen – par Sébastien Cagnoli, c’est dire si l’on a affaire à un spécialiste de l’œuvre de l’autrice.

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(Warren Bismuth)

dimanche 29 juin 2025

François SARANO « Le retour de Moby Dick »

 


Les cachalots sont des mammifères encore méconnus chez nous, humains, mais François Sarano tient à combler cette lacune avec ce vaste tour d’horizon de ce cétacé dans un livre passionnant autant qu’accessible.

François Sarano est un océanographe qui se penche depuis des décennies sur les cachalots, en particulier ceux de l’île Maurice dont il va ici nous percer certains secrets, allant bien plus profondément (en apnée) que la révélation de l’existence de poumons et donc d’immersion pour respirer au-dessus de l’eau. Le scientifique étudie entre autres ce jeune Eliot, un jeune de… huit tonnes ! Car chez le cachalot, on ne compte plus en kilogrammes mais bien en tonnes, le poids des mâles adultes pouvant en atteindre jusqu’à vingt, en complément d’autres exploits : « Lui, le mammifère, peut rester une heure et demie sans respirer pour chasser le calmar à plus de 2 kilomètres de profondeur. Là, au cœur de l’abîme, il résiste à une pression deux cents fois supérieure à la pression atmosphérique. Nous, les humains, n’avons que six sous-marins d’exploration capables de résister à une telle pression » (le livre fut écrit en 2017).

Patiemment, François Sarano trace les origines et l’évolution du cétacé à l’ouïe fort développée et à l’immense territoire de chasse. Animal sacré jusqu’au XVIIIe siècle (de nombreuses légendes lui sont consacré), il fut ensuite abondamment chassé, notamment pour son huile et son ambre gris (servant de fixateur de parfum). Cette énorme bête peut vivre jusqu’à 100 ans et fut longtemps réduite au roman de Herman Melville « Moby Dick » de 1851. Le cachalot fut décimé au XIXe siècle, puis au XXe en temps de guerres pour fournir l’huile et la cire servant à fabriquer la nitroglycérine. Il est quasi éteint dans les années 1980.

Ce géant des mers a toujours fasciné et, aujourd’hui encore, dans ce documentaire profond, des spécialistes s’y intéressant de très près livrent des témoignages capitaux et uniques sur son mode de vie, son comportement, ses émotions, sa sensibilité, son psychisme, etc. En outre, il dort en bande… et à la verticale ! Ce prodigieux animal très sociable vit de très nombreuses interactions de groupes, que Sarano analyse afin de nous les décrypter. Et c’est d’un intérêt réel ! Mais le cachalot n’est pas le roi de la mer, son ennemi juré s’appelle Orque !

Sarano livre un aspect philosophique tout animal qui donne à réfléchir : « Parce qu’ils n’accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n’ont pas besoin d’occuper leur temps, de justifier, d’analyser, de qualifier le temps qui passe : il sont et cela leur suffit. Il faut garder à l’esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu’ils aient une mémoire, les animaux s’inscrivent dans le présent. Ils n’ont pas besoin d’occuper leur temps, ils n’ont pas à le rentabiliser, ils ne le perdent pas, ils n’ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe ».

Le cachalot détient le plus gros cerveau du règne animal, soit 8 kg, ce qui n’est pas rien. Dans ce formidable documentaire, à la fois scientifique et technique mais accessible (j’insiste sur ce dernier terme), le lectorat se sent aimanté au sujet, vaste et fort bien amené. Palpitant sur les moyens de communication entre individus, ces codas (ou creaks) faites de clics divers en nombre et en intensité. Jusqu’à cette découverte : comme les humains, les cachalots possèdent plusieurs langues, plusieurs dialectes, selon les régions géographiques, mais aussi selon les clans, même si de nos jours leur manière de communiquer nous est encore en grande partie inconnue.

D’ailleurs, beaucoup de la vie même du cachalot reste à découvrir, car : « l’essentiel de la vie des cachalots, qui se déroule dans les profondeurs, nous reste caché ». Les scientifiques découvrent peu à peu non seulement la sociabilité du mammifère mais aussi le choix qu’il opère pour « apprivoiser » l’autre, incluant l’humain. Ce dernier n’a aucune influence sur le cachalot qui, seul, décide de celui avec lequel il souhaitera « communiquer ». C’est l’un des points admirables de ce livre foisonnant en découvertes.

Et ici, les témoignages deviennent conte de fées : des femmes et hommes (scientifiques, ne l’oublions pas !), qui évoluent au cœur d’un clan de cachalots, racontant non pas seulement ce qu’ils voient mais ce qu’ils ressentent, déduisent. Extraordinaire.

Mais bientôt il nous faut déchanter. Le cachalot, comme de très nombreuses espèces sur terre et sur mer, est à nouveau menacé. La raison ? L’humain bien sûr, l’activité humaine, de plus en plus délirante, entraînant pollutions des terres, des airs et bien sûr des mers, d’où viennent les cétacés. Un exemple : le Dauphin du Yang-tseu fut la première espèce mammifère à disparaître complètement au XXIe siècle, c’était en 2007, c’est-à-dire hier matin (l’alerte sur le danger de leur extinction avait pourtant été lancée dès 1979). D’autres suivront à plus ou moins long terme, mais surtout avec abondance si nous ne faisons rien. Car l’humain possède cette capacité de pouvoir détruire tout très rapidement, mais aussi de réparer, même si là il lui faut beaucoup plus de temps (et d’argent bien entendu). Son expansion est devenue rédhibitoire pour la santé de la planète et de ceux qui la peuplent. Pour rappel, les cachalots ne font que peu d’enfants dans une vie, d’où une difficulté à se repeupler.

François Sarano plaide pour un contrat « Coloca-Terre sauvages » basé sur le respect, le partage du globe en bonne intelligence. Il termine son documentaire par un pamphlet contre la passivité, la cupidité humaine. L’auteur est le co-créateur de Longitude 181, une association militante pour la préservation de l’océan. Leur admirable travail est consultable sur le net.

Un petit tour du côté de l’objet lui-même : outre une remarquable préface de Jacques Perrin, il contient des photos et des illustrations en noir et blanc (signées de la main de Marion Sarano), mais aussi des QR-codes qui renvoient à des vidéos sur Internet, celles de l’exploration des cachalots par l’équipe de Sarano, c’est-à-dire les images filmées de ce que l’auteur décrit dans ses lignes, pour des moments de pure magie ! « Le retour de Moby Dick », sous-titré « ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes », fut aussi la première réalisation, en 2017, de la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, en collaboration avec l’A.S.P.A.S. (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui semble hélas s’être retirée récemment du projet (à suivre toutefois). Découvrez cette collection indispensable, suivez cette association tout aussi indispensable. Pour la planète et pour son respect.

« Imaginez un léopard, un ours, un éléphant s’approcher pour faire une offrande à un humain. C’est inconcevable aujourd’hui, parce que l’agression permanente que les humains exercent sur tous les milieux terrestres a totalement perverti la relation homme-vie sauvage. Pourtant, dans  certains territoires du bout du monde, comme les îles subsantarctiques, on peut encore approcher des animaux sauvages sans qu’ils fuient ». Ceci devrait nous faire réfléchir, puis agir…

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

dimanche 22 juin 2025

Mikhaïl OSSORGUINE, Alexeï REMIZOV & Marina TSVETAÏEVA « Les gardiens des livres »

 


Si la révolution russe de 1917 a laissé percevoir des espoirs dans le monde de la culture du pays, tout se complique rapidement. La censure a certes été (brièvement) abolie, mais le gouvernement a pris de fait la main sur les imprimeries – désormais fermées – et les bibliothèques. Aussi, une équipe d’écrivains spécialistes de littérature créent la « Librairie des Écrivains » dès septembre 1918 à Moscou. Parmi eux, Mikhaïl Ossorguine, c’est lui qui par deux textes brefs, fait revivre cette aventure singulière.

Ces deux récits, écrits vers 1933 et parus originellement dans une revue russe, reviennent sur les conditions d’existence de cette librairie indépendante, ainsi que sur la constitution du fonds et son fonctionnement. C’est alors la seule librairie moscovite où l’on peut acheter sans autorisation, ce qui explique en partie sa forte popularité. À cette époque, toutes les librairies nationalisées ont été fermées, les bibliothèques publiques et privées purgées. Dans la Librairie des Écrivains, il n’est pas rare que les achats passent par le troc (contre de la nourriture notamment), tout comme il n’est pas rare qu’elle soutienne financièrement les écrivains, alors en grandes difficultés. « Nous remplissions une tâche discrète, mais capitale : nous étions les gardiens et les propagateurs des livres, et nous aidions les gens qui liquidaient leurs bibliothèques à ne pas mourir de faim ».

Le stock de la librairie est colossal et varié, tout comme le public la fréquentant, et la politique y est exclue : « La politique était le seul thème que nous n’abordions pas – non par peur, mais simplement parce que notre but, notre principal désir, était justement d’échapper à la politique et de nous cantonner dans la sphère culturelle ». L’auteur livre quelques anecdotes vécues dans l’espace de la librairie. Les difficultés s’amoncelant, le projet évolue : « Lorsqu’il nous fut impossible de publier nos œuvres, nous eûmes l’idée, tout à fait logique, d’éditer de petits opuscules manuscrits en un exemplaire. Nous fîmes un essai – et cela intéressa les amateurs d’autographes. Plusieurs écrivains se saisirent de l’idée, et l’on vit apparaître dans notre vitrine des livres-autographes de poètes, d’écrivains, d’historiens de l’art, se présentant sous l’aspect de plaquettes fabriquées à la main, généralement avec un dessin de l’auteur sur la couverture ». Et l’exercice fonctionne !

La Librairie des Écrivains ferme ses portes en 1922. Quant à Mikhaïl Ossorguine, il a été arrêté l’année précédente, puis expulsé. Il a rejoint la France. À la suite de ces deux textes, le catalogue des éditions manuscrites de la librairie est ici publié, il comporte environ 250 titres pour une grosse trentaine d’intervenants. Les textes sont brefs (le nombre de pages ainsi que d’autres renseignements sont à chaque fois précisés), parfois édités sur écorces de bouleau ou papier à lettres, certaines couvertures étant imprimées sur des billets de banque ou autres bouts d’affiches de cinéma ou couvertures de revues.

La plupart des écrivains ayant participé nous sont aujourd’hui inconnus, mais nous noterons néanmoins les présences de André Biély (il est précisé que la plupart de ses écrits ont été publiés sur du mauvais papier), Fiodor Sologoub (le seul Pétersbourgeois  de la liste), Marina Tsvétaïeva, Lev Goumiliov, Vladimir Maïakovski, Ossip Mandelstam, Alexeï Rémizov et autre Maximilian Volochine. Le recueil de quatre poèmes de Lev Zitov, intitulé « À Blok » a été publié le jour même des funérailles du célèbre poète. Suivent des dessins « naïfs » et en couleur de Alexeï Rémizov, le livre se terminant par 6 poèmes de Marina Tsvétaïeva rédigés entre 1918 et 1920, avec copies couleurs des manuscrits originaux et la traduction typographique présentée sur la page de gauche.

C’est un véritable document historique que « Les gardiens des livres », ouvrage en quelque sorte collectif post-mortem, nous faisant revivre la vie littéraire et culturelle moscovite de l’immédiate après-révolution, avec ces difficultés, ces pressions, et son combat pour exister devant un pouvoir qui a mis la culture à l’arrêt. Il est paru en 1994 puis revu en 2010 aux toujours emballantes éditions Interférences. Le tout est traduit par Sophie Benech, c’est dire s’il faut s’attendre à de la qualité.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 18 juin 2025

Marek VADAS « Six étrangers »

 


En trame de ce bref roman, un fait divers tragique, un morceau d’histoire plutôt, un de ces nombreux drames du monde de l’entre-deux guerres : une chasse aux Roms lors d’une fête de village quelques part en Slovaquie en 1928. Un acharnement. Mais difficile d’en savoir plus car, même si divers protagonistes vont prendre la parole dans ce remarquable roman polyphonique, aucun ne semble vouloir entrer frontalement dans le vif du sujet.

Ils sont nombreux à se succéder pour témoigner, comme lors d’un procès où tout le monde donne sa version des faits à la barre. Un premier témoin, jeune homme introverti s’incarnant dans ses lectures, nombreuses et prenantes, alors que le récit démarre tout en souplesse. Mais les premiers grains de poivre surviennent avec le deuxième, un vieil homme, sorte de mémoire du village, antisémite et anti-Roms, un gars de la vieille école, en somme.

Mais qu’en est-il de la situation politique de la Slovaquie ? « Nous avons toujours été sous la coupe de quelqu’un d’autre, que ce soient les Hongrois, les Autrichiens, les Tchèques ou les Russes. Et nous nous sommes toujours tus, nous avons suivi le mouvement, nous regardions derrière les rideaux ce qui se passait dehors dans les rues, nous étions presque satisfaits d’être gouvernés par quelqu’un d’autre, de ne pas avoir à décider de quoi que ce soit et de ne pas être obligés à nous malmener nous-mêmes ».

La Slovaquie est alors Tchécoslovaque (elle deviendra brièvement indépendante durant la deuxième guerre mondiale sous la pression nazie), mais l’auteur Marek Vadas sème çà et là quelques cailloux sur son passé sulfureux, son identité politique propre. Quant à son peuple, passif mais parfois violent, il peut être rapidement mu par une hystérie collective comme celle qui a entraîné la tragédie de 1928. C’est aussi un peuple taiseux. D’ailleurs, aucun dialogue ne vient interrompre les longs monologues des témoins. Seul repère : la brasserie du Lion, lieu de convergence des villageois.

Mais témoins de quoi ? Car les langues ont du mal à se délier : « On veut sortir les cadavres du placard, les analyser, trouver des explications. Mais ici, nous ne nous demandons pas pourquoi. C’est arrivé. Vraiment ? Mais en êtes-vous sûr ? Et si les choses s’étaient passées différemment ? En sens inverse ? Ou si ce n’était pas arrivé du tout ? Que se passerait-il alors ? Voilà nos questions. Ce sont les questions auxquelles nous voulons avoir une réponse. Le « pourquoi » se  trouve peut-être tout à fin de l’histoire, mais nous espérons que nous n’y arriverons pas de toute façon ». Mais poursuivons néanmoins notre lecture.

Se succèdent un père alcoolique, un employé modèle tout droit échappé d’un récit de Tchekhov, un jeune borgne de 7 ans dont la mémoire visuelle semble prodigieuse. Celui-ci pourrait se rappeler, raconter… Mais voilà déjà la silhouette d’un affairiste de P., bourgade « dominée par la superstition et l’obscurantisme », de passage dans une ville, vivant une nuit de cauchemar dans un hôtel où d’étranges événements se déroulent. Un chapitre kafkaïen.

Des corps retrouvés par étapes, par petits bouts. Quand un écrivain, narcissique et mégalomane protégé par son ange gardien, prend la parole. C’est la mère du premier témoin du livre qui clôt la liste des témoins. « Six étrangers » est une analyse du bouleversement individuel comme collectif d’un village après une tragédie humaine. Et ce roman est un mémorial pour les victimes de cette sordide affaire de crimes de Roms dans une Slovaquie qui suinte de partout. Texte chorale qui fait se confronter plusieurs points de vue, plusieurs états d’esprits, dans le souvenir, dans une assourdissante loi du silence, avec l’obligation de continuer comme avant même si cela s’avère impossible. Ce recul qui offre un semblant de lumière à un acte violent passé. « Quand on est au cœur des événements, on ne comprend rien, tout semble cruel et insensé. On met les choses bout à bout, mais on arrive toujours à quelque chose de stupide ». Alors que stupidement chacun prépare sa version qui tend à l’innocenter, chacun réécrit peut-être l’histoire à sa façon.

« Six étrangers » du slovaque Marek Vadas vient de paraître chez la nécessaire maison d’édition Le ver à Soie dans la collection 200 000 signes, traduit du slovaque par Diana Jamborova Lemay. Roman bref autant que poignant, qui ne laisse que peu de place à l’espoir, il est d’une structure en mosaïque parfaitement maîtrisée et solide.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 25 mai 2025

Jacques PRÉVERT « Octobre »

 


On ferme ! C’est en effet la fin de la saison pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » dirigé par Moka du blog Au milieu des livres, l’heure du bilan donc, de ces magnifiques cinq années. C’est d’ailleurs le thème du mois. Plus précisément, celui de revenir sur un thème que nous aurions loupé. Comme j'ai été absent des premiers défis de la saison 1, j'ai parcouru les themes abordés et suis tombé sur ce "Au théâtre ce soir" qui a réveillé ma lointaine jeunesse. Et comme mon livre choisi dépassait le coquet score de 500 pages (538 pour être précis), je profite de l’aubaine pour l’incorporer dans le nouveau challenge, toujours piloté par la même Moka, celui-ci intitulé « Quatre saisons de pavés » (ici le printemps), où chaque participant, dont Des Livres Rances se targue d’être l’un d’eux, présentera au rythme des saisons un livre de n’importe quelle forme, pourvu qu’il atteigne les fatidiques 500 pages. À l’honneur pour ce double challenge : Jacques Prévert et son groupe Octobre, pour le meilleur et pour le rire.

Nous tenons là, dans nos doigts tremblants (est-ce l’arthrite ou bien l’émotion ?) un petit chef d’œuvre du genre. Ce gros bébé joufflu rassemble l’intégralité des textes écrits par Jacques Prévert – du moins ceux retrouvés – pour le groupe Octobre, troupe théâtrale engagée ayant sévi en France entre 1932 et 1936, certes conduite par la plume de Prévert pour les textes, mais parfois épaulé par ses acolytes.

Octobre est une troupe qui succède de près à Prémices (« groupe de choc »), s’inscrit comme son prédécesseur dans la tradition agit-prop du théâtre. Un théâtre sulfureux, politique, irrévérencieux, libertaire, communiste (un peu trop acquis à la cause soviétique mais passons) et insurrectionnel. La plupart des pièces sont brèves, quelques pages, certaines sous forme de poèmes monologués ou de chansons. Un théâtre qui rend entre autres hommage à la Commune de Paris, qui reconstruit librement et sans courbettes de manière humoristique la naissance de Jésus Christ ou la bataille de Fontenoy, tout en collant à l’actualité, épinglant Hitler et les nazis sans une once de précaution.

Mais c’est avant tout un théâtre d’agitation prolétarienne révolutionnaire où sont évoqués les faits divers et les grèves d’ouvriers d’alors. « Un ouvrier c’est comme un vieux pneu… / Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever ». Prévert et ses camarades prennent fait et cause pour le prolétariat, étrillent la bourgeoisie, l’aristocratie en des dialogues plus que savoureux. Le 14 juillet ?  Balivernes ! « c’est le quatorze juillet, il faut danser… / Nous dansons avec la vie chère / nous dansons avec la misère / avec la misère avec les huissiers / nous dansons devant le buffet / les huissiers emportent les buffets / on ne sait plus sur quel pied danser / Nous danserons sur le pied de guerre / puisque les crédits sont votés / trois milliards / trois mille millions de francs / pour la guerre ». Car Octobre est une troupe farouchement antimilitariste, antipatriotique et pacifiste.

Octobre nous invite à rire malgré ce « sourire de faux témoin », celui de l’ennemi. Au-delà, les sketchs de la troupe sont une intéressante radiographie de la France des années 1930, de celle de l’Europe. Radiographie évidemment tout ce qu’il y a de plus irrévérencieuse. « LE BOUFFON – Charade : Votre premier ministre est un imbécile. / (Rires… du roi). / Votre second ministre est un idiot. / (Approbation du roi). / Votre troisième ministre est un crétin. / Votre quatrième ministre est… / LE ROI, l’interrompant, - … une fripouille. / (Il rit). Mais quelle est la solution, bouffon ? / LE BOUFFON – La solution… Sire, vous êtes le roi des cons… ».

Certaines chansons d’Octobre traversèrent l’Histoire, étant reprises ultérieurement par divers artistes. Cette suite de brûlots dissidents témoigne d’une profonde solidarité prolétarienne, le groupe se donne en spectacle lors de grèves, de manifestations ou d’occupations d’usines, défend – mais toujours avec humour – les sardineries bretonnes (on pense ici à la brève épopée des sardinières de Douarnenez, les Penn-Sardin, en 1924), brocarde l’autorité et ses valets dociles « S’il y en a qui rouspètent on cogne dessus, c’est tout simple… », se fait joyeusement anticléricale, avec notamment ce curé dans « Suivez le druide » traité de « branleur de cloches », l’image est osée mais parlante, comme beaucoup de celles qui fleurissent tout au long de cette anthologie. Cervantès est repris à la sauce Octobre dans « Le tableau des merveilles ». « Dans ce pays le nom des villes et des villages est inscrit sur les girouettes au lieu d’être inscrit sur les bornes… On suit la flèche… mais le vent tourne… la girouette tourne et on est perdu à nouveau… C’est comme si les villes se sauvaient… Impossible de mettre la main dessus… ».

Les meilleures choses ont une fin, et Octobre ne va pas tarder à se saborder. En effet, « L’humanité » du 16 mai 1935 annonce « M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de la sécurité » (Octobre avait joué en 1933 à Moscou devant Staline). Pour un groupe aux accointances communistes mais surtout antimilitaristes, c’est le coup de pied de l’âne. Des dissensions apparaissent avec un Prévert peut-être plus tourné du côté de l’anarchisme, qu’il revendiquera toute sa vie.

Bref retour de la troupe en mai 1936 devant le Mur des Fédérés du Père Lachaise pour commémorer – une fois de plus – l’anniversaire de La Commune. Mais aussi pour défendre les nouvelles grèves et occupations d’usines suite à la récente élection de Léon Blum à la tête de l’Etat français. Mais c’en est bien fini du groupe.

En annexes sont proposés des textes d’Octobe non datés ainsi qu’une petite biographie de Prévert par le prisme du groupe et ses retentissements ultérieurs. Sont incorporés des articles d’époque sur la troupe, la plupart peu tendres (cependant Antonin Artaud livre un article dithyrambe). Dans celle-ci évoluaient quelques acteurs et autres "vedettes" qui ne vont pas tarder à faire leur place : Raymond Bussières, Maurice Baquet, Sylvia Bataille (femme de Georges Bataille puis de Jacques Lacan), Jean-Paul Dreyfus (futur Jean-Paul Le Chanois), Marcel Duhamel (futur créateur de la prestigieuse Série Noire de Gallimard) et autre Marcel Mouloudji.

Ce qu’il faut retenir du théâtre libre d’Octobre, c’est son engagement, son antimilitarisme, son internationalisme, son antifascisme frontal, son communisme lorgnant du côté des libertaires (bien qu’aussi, hélas, vers un Moscou Stalinien), mais aussi sa drôlerie permanente, même sur les sujets les plus sérieux. Octobre ne pouvait durer qu’un temps, ne pouvait que se dissoudre à brève échéance. Restent ces textes de Prévert pour joyeux lurons, sulfureux, tranchants et diablement efficaces, où une image éclaire toute une période. Sous-titrée « Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre 1932-1936 », cette anthologie parue en 2007 est une vraie baffe à l’ordre et à la notion de patrie.

« Le tricolore au bout d’une perche / Le tricolore à la boutonnière / Le tricolore à la braguette / Comme ils sont beaux à voir, le tricolore au suspensoir // Ecoutez la jeunesse dédorée qui crie d’une voix de châtré / La France aux Français… La France aux français… / C’est l’écume du quartier latin / La jeunesse des écoles du crime… / Bête comme ses pieds… fière comme un pape / Sourde comme Maurras / Elle a dans ses oreilles du coton tricolore / Et les seuls cris qu’elle sait pousser / Sont des derniers cris de mort… ».

 (Warren Bismuth)






dimanche 18 mai 2025

Michèle AUDIN « Comme une rivière bleue »

 


« Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux ! le murmure de cette révolution qui passe tranquille et belle comme une rivière bleue » (Jules Vallès, mars 1871).

Le voici le roman de la Commune de Paris de Michèle Audin, cette éminente spécialiste du sujet, animatrice du formidable blog « Ma Commune de Paris » (allez y jeter un œil !), historienne infatigable de cette période. Alors, forcément, on va en apprendre de belles (et de moins belles) sur cet événement majeur de l’Histoire française, pensez donc, 72 jours, pas un de plus, mais 72 jours qui ébranlèrent peut-être pas le monde mais en tout cas la France entière.

On peut dire parfois d’un documentaire qu’il se lit comme un roman. Ici cela me paraît être totalement l’inverse, un roman, avec ses personnages inventés évoluant au milieu d’autres, réels ceux-ci, dans une période historique déterminée, un roman donc qui se lirait comme un documentaire, une petite encyclopédie sur la Commune de Paris.

Le récit débute comme il se doit devant le Mur des Fédérés, symbole à tout jamais de la Commune de Paris, situé au Père-Lachaise. Le narrateur de 52 ans parcourt les rues de Paris, à la recherche des lieux essentiels de la guerre civile, comparant leur architecture de la fin du XIXe avec celle de notre monde contemporain, un narrateur se moulant littéralement dans l’action, celle qu’il va raconter.

Dans cette grande épopée, nous allons croiser des anonymes, des personnages inventés, d’autres ayant eu un poids plus ou moins conséquent sur le déroulé de l’événement : Vallès, Varlin, Frankel, Flourens (lui se fait buter très rapidement), Lissagaray, Vuillaume, Vermorel, Vaillant, ou bien les grands absents des rues de Paris, tels Blanqui (emprisonné), Lafargue ou Marx.

Michèle Audin va aller fourrer son nez dans les journaux de l’époque, dans les traces écrites, et c’est une Commune de Paris journalistique qu’elle va ici mettre en scène tout en conservant scrupuleusement la vérité des faits. C’est par l’entremise des journalistes, pigistes, témoins directs qu’elle crée « sa » Commune. Tout commence d’ailleurs par un écrit, la fameuse (première) affiche rouge placardée sur les murs de Paris dès janvier 1871.

Soulèvement général le 18 mars, Commune proclamée le 28. Tout est consigné. Et sur les bas-côtés, les anonymes, toujours, qui rendent l’atmosphère de la ville au XIXe siècle, une vie soudain ébranlée par l’épopée en cours, alors que L’assemblée communale prend le nom de « Commune de Paris » le 30 mars et que s’ensuit une indescriptible joie dans des rues où tout le monde aime son prochain. Et déjà les premières propositions de lois, révolutionnaires : rendre l’instruction et l’égalité de salaires obligatoires, l’union libre possible, aider au développement de la culture (la Commune a d’ailleurs rouvert des lieux de culture, des musées notamment).

Les tensions sont vives entre les Communards et le clergé. Les premiers souhaitent en finir avec Dieu, les seconds, souvent soutiens des versaillais, voudraient au contraire voir amplifier la parole divine. Bref, l’ambiance est parfois électrique. Les actions de la Commune sont consignées dans le Journal officiel, c’est par lui que Michèle Audin déroule son histoire, reprenant patiemment des extraits d’articles, mais loin de se cantonner à cette source d’informations, elle va piocher du côté du Cri du Peuple, du Père Duchêne, du Rappel, de L’ami du Peuple, du Prolétaire notamment. La Commune expliquée par les journaux, en somme. En tout cas ceux cantonnés à Paris et Versailles.

Audin prévient : oui une part de fiction est bien présente. C’est l’autrice seule qui décide de la rencontre fortuite entre deux protagonistes, laisse planer le doute sur l’existence réelle ou l’invention d’un autre. Elle insère le monde contemporain, « son » monde, avec les mails reçus et triés par le narrateur, lui donnant quelques indications dont certaines pourraient s’avérer de première main. Elle prend soin de ne pas oublier les actions menées par les femmes, actrices majeures sous la Commune.

On y va de sa petite touche personnelle : deux guillotines brûlées pour  incarner le combat contre la peine de mort (la Commune est moderne), des ballons dirigeables s’envolant en direction de la province pour lâcher des tracts, la colonne Vendôme, symbole de la barbarie militaire, flanquée à terre. La Commune ne se contente pas de dénoncer ou de revendiquer : elle agit.

Puis bien vite, trop vite, arrive mi-mai. Et là tout bascule. Premières grosses divisions entre différents clans Communards, les Versaillais entrent à nouveau dans Paris. Et la tragédie. La semaine sanglante débute le 21 mai, un dimanche, alors qu’un gros concert a lieu au profit des veuves et des orphelins. La Préfecture et l’Hôtel de Ville sont incendiés. Puis le dimanche suivant : le 28 mai acte la fin des hostilités.

Mais Michèle Audin ne s’arrête pas là. Son enquête, ses recherches l’amènent aux jours et semaines après l’écrasement de la Commune, les morts continuant à affluer dans un Paris meurtri. Et puis commence ce qui est depuis devenu un classique : la réécriture de l’Histoire par les vainqueurs. Ainsi, un certain Victor Bunel va crapuleusement imprimer un pseudo In extenso du Journal officiel sous la Commune. En fait il coupe dans les articles, se les réapproprie, les rendant tels qu’il aurait aimé les lire. Bref, il fabrique un faux.

Michèle Audin n’oublie pas les nombreuses et nombreux exilés, les condamnés, les exécutés, les pestiférés. Il ne fait pas bon avoir été Communard dans les rues de Paris à partir de juin 1871. Curieusement, Louise Michel n’a droit qu’à quelques misérables lignes en fin de volume. Aucune ligne pour d’autres héroïnes de la Commune. Les femmes sont représentées dans cet ouvrage par des anonymes, ces anonymes qui d’ailleurs closent le volume, qui ont vécu 72 jours d’espérance, les premières étincelles d’une révolution avortée.

« Comme une rivière bleue » est sorti en 2017, il fait passionnément revivre le climat de la Commune de Paris dans les rues de la capitale, il nous la retranscrit par le biais de journaux, par des historiettes tissées et inventées, il est un vrai passage de témoin entre XIXe siècle et monde contemporain. Et cette superbe couverture représentant le drapeau Communard. Oui, « Vive la Commune ».

(Warren Bismuth)

mercredi 7 mai 2025

Joyce Carol OATES « Mélancolie américaine »

 


Un recueil qui débute par des images choc : de jeunes enfants conditionnés pour avoir peur et haïr, certains animaux par exemple. Ce n’est pas de la science fiction, ça se passe sous notre nez, dans notre monde actuel. Il en est de même pour les expérimentations animales, la sinistre vivisection, soi-disant pour faire avancer la science. Nous pourrions croire que nous débarquons sur une autre planète où toutes les souffrances sont permises et même encouragées. Hélas, nous sommes bien sur la Terre, rappelons-nous par ailleurs les expériences scientifiques passées dites de Pavlov ou encore de Milgram, cette dernière mise en œuvre pour un travail de mémoire collective « parce que l’holocauste n’était pas possible sans continuer jusqu’au bout ». Ainsi, des cobayes humains ont continué à obéir, jusqu’à la déraison. Milgram c’est l’aboutissement de la servitude totale.

Les labos, renfermant des animaux innocents mais aussi des humains, faibles et dépendants. Jusqu’auboutisme de la docilité ou de la folie humaine. Evocation du suicide, contre un monde dans lequel on ne se reconnaît plus, dans lequel on a perdu nos valeurs. Changement de registre avec cette personnification d’un tableau de Edward Hopper. S’ensuivent quelques brefs poèmes « flash ». Dénonciation de la mythomanie, de la violence sociétale, même là on ne les attend pas.

Puis soudain, la figure de Marlon Brando auquel Joyce Carol Oates en veut beaucoup et le fait savoir. Biographie intime d’un « Mâle prédateur », d’un raté, chute d’une star. Les mots cinglent : « Parce que désemparé par le corps de la belle épouse morte, ridiculement entourée de fleurs, tu pouvais à peine parler, puis parlais trop. Parce que tu étais stupide de chagrin. Parce que tu ne pouvais pardonner. Bas le masque cosmétique ! Tu n’avais pas connu la morte, et tu ne connaîtrais pas la morte, qui ne t’avait pas été fidèle. Tout ce que tu peux connaître est le corps docile de ton amante, bien trop jeune pour toi, et seulement son corps ».

Retour sur des faits divers, des tragédies à la sauce étasunienne. Le viol est abordé comme une omerta, un secret de famille, c’est-à-dire non abordé. Autre image : ce portrait d’un hobo unijambiste qui rentre mourir au pays. Car ces poèmes de Joyce Carol Oates dénonce cette Amérique à qui il manque des bouts, des bouts d’humanisme pour commencer. Heureusement il y a les chats.

L’autrice poétesse dévoile ses racines juives, s’attarde sur la Chine où de jeunes fillettes sont noyées dans les fleuves car par leur seule naissance elles enfreignent la Loi. La Chine toujours où ont lieu des prélèvements de peaux humaines qui rapportent. Business is business n’est-ce pas ? La souffrance avant le grand saut dans le vide, encore et toujours. Histoire vécue, intime cette fois-ci. Le second mari de Joyce Carol Oates, Charlie Gross sur un lit d’hôpital, en phase terminale. Il quitte ce vieux monde malade en avril 2019, juste avant la parution de ce livre aux Etats-Unis. Il clôt admirablement ce recueil marquant.

Poèmes en prose ou vers libres, violents, à fleur de peau, radiographie d’un pays défiguré, dérouté, déshumanisé. Ils dépeignent un monde à l’agonie, absurde, meurtri par les pertes d’idéaux. Paru en France en 2023 chez Philippe Rey, il a été réédité en poche l’année suivante. Ce n’est pas précisément un compagnon joyeux mais il est d’une beauté troublante puisée dans le drame et la détresse, dans la monstruosité, dans l’aberration. Recueil qui gifle et met K.O. mais envoûte, paradoxalement et intensément.

 (Warren Bismuth)

dimanche 20 avril 2025

Véronique WILLMANN RULLEAU « Des aiguilles plein la bouche »

 


Une maison familiale dans l’est de la France garde jalousement des souvenirs intimes. C’est le rôle de la fille de les exhumer, de nos jours, alors que la mère va bientôt finir ses jours. La fille va fouiller, ranger, trier jusqu’au petit recoin, va faire parler les meubles – au sens littéral -, les objets et tenter, enfin, de rompre le silence.

La robuste machine à coudre Singer trône. Elle est à la fois l’ancêtre et le témoin de plusieurs générations. Elle a vu défiler la famille, qui se l’est transmise de mère à fille, comme un trésor. La couture, tâche qui fut celle des générations précédentes, de la grand-mère surtout, de la mère bien sûr. La fille déniche d’ailleurs de vieux bouts de tissus confectionnés par ses ancêtres, patchworks allégoriques du destin familial, ranimés par petits bouts jusqu’à former un tout, Elle continue d'explorer la bicoque, dans laquelle elle répertorie tout un inventaire à la Prévert même s’il est plutôt resserré dans un monde quasi exclusif de la couture.

En plus des meubles, les femmes prennent la parole, l’une après l’autre, pour un dialogue indirect et intergénérationnel, brisant les silences de jadis. Chez la grand-mère, le souvenir de la deuxième guerre mondiale, terriblement marquante, qui en quelque sorte décide de la suite : « Nous devons fuir, fuir la menace d’un péril mal expliqué, les on-dit, les choses racontées, fuir les avions tirant sur les files de fugitifs, des colonnes de fourmis, noires dans le viseur, éparpillées aux premières bombes, inexorablement reformées, reprenant la route, agglutinés bêtement les uns aux autres, cibles faciles sur lesquelles on lance des cailloux du ciel, éradiquer les fourmis, toujours à nouveau réunies par une force contraire les menant à l’abattoir, c’est tellement plus facile de fuir par les routes, fuir l’avancée des forces ennemies ».

Et puis voilà Albert le baigneur, ce poupon abandonné en celluloïd, qui a lui aussi traversé les vies, les drames, les joies et pourrait aisément témoigner de tous les va-et-vient, tous les secrets de la maison. Et les secrets ne manquent pas, comme la grand-mère va d’ailleurs le démontrer…

La même grand-mère s’insurge lorsque sa petite-fille se rase les cheveux, horrible souvenir, l’épuration, un acte anodin qui la renvoie pourtant à son lourd passé, ce passé fait de disette qui a forcément inspiré la cuisine grasse des années moins malaisées, alors que les objets continuent de témoigner, l’armoire bordelaise, la penderie, le lit, la coiffeuse, le buffet.

« Des aiguilles plein la bouche » est un texte hybride et polyphonique qui se transmet de bouche en bouche. Poésie en vers libre, récit de vies, roman intimiste, il est aussi documentaire par sa forte coloration historique dévoilée par trois générations. La filiation du récit est évidente avec ces femmes qui se parlent par-delà la mort, se racontent ce qu’elles n’ont su se dire entre elles, un dialogue indirect quasi théâtral. « Quand on ouvre les portes du buffet, c’est ton monde à toi, que l’on ouvre ».

Pudique et intimiste, ce texte sur la transmission est une succession de poupées gigogne : des boîtes, et dans ces boîtes…, des sacs, et dans ces sacs… De découvertes en trophées, au milieu des objets-témoins, la fille est la porte-parole, la passeuse de cette histoire familiale où sans un mot, l’ancêtre pourtant demande de reprendre le flambeau : « Tenir le compte, garder la main. Ta grand-mère se disait sans doute que cela ne serait pas vain. Recoudre le fil de sa vie, infini effort de combler les vides entre les points, entre les ouvrages ». L’ombre de Annie Ernaux semble parfois planer en ces non-dits alliant douceur, révolte et malentendus générationnels. Il existe une première version, théâtrale (le format s’y prête à ravir) de ce texte, intitulée « En découdre ».

« Des aiguilles plein la bouche » vient de sortir aux toujours formidables éditions Signes et Balises, petit format classieux et élégant, ne le loupez pas, c’est le deuxième titre de l’autrice publié chez cette éditrice après le déjà très beau « Je ne sais même plus quelle tête il a » en 2021.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 13 avril 2025

Petra RAUTIAINEN « Un pays de neige et de cendres »

 


Dans ce roman historique, deux récits s’imbriquent, s’assemblent et se complètent. Le premier, sorte de journal intime de Vaïno Remes, interprète dans le camp de prisonniers de Inari, Laponie, est vécu quasi au jour le jour durant un espace temps de quelques mois de l’année 1944. Le second, entre 1947 et 1950 est une quête, celle de Inkeri Lindqvist, journaliste photographe, officiellement pour rendre compte de la reconstruction de la Laponie, mais plus personnellement pour retrouver trace de son mari qu’elle avait suivi  au Kenya, c’est là-bas qu’elle s’est spécialisée dans la photographie.

Inkeri fait la connaissance de Olavi, personnage charnière du roman. Tout comme Vaïno il a exercé en qualité d’interprète au camp d’Inari, à la même époque. Les vestiges du camp se situeraient dans le village même où Inkeri s’est installée et où elle forme la jeune Bigga-Marja à la photo. Mais Olavi est un être mystérieux, comme insaisissable, et Inkeri entreprend une enquête discrète à son égard. Vient s’ajouter une nouvelle pièce maîtresse en la personne d’une certaine Saara, qui a vu la vie du camp et pourrait bien détenir des informations capitales. Tout comme Koskela.

La structure de cet ambitieux roman est aussi entremêlée que solide. Entre vie d’un camp de Laponie durant la seconde guerre mondiale et la reconstruction difficile de la même région quelques années plus tard, Petra Rautiainen joue le yoyo entre ces deux époques. C’est pour elle l’occasion de conter la guerre en Laponie, de dénoncer le peuple finlandais du nord, pour qui ceux qu’il appelle les lapons (une insulte en vérité, les habitants de Laponie se revendiquant Sames), et cet objectif démesuré et conquérant : la création d’une Grande-Finlande aux côtés de l’Allemagne nazie.

Des expériences troublantes sur des cadavres humains en vue de classifications raciales se sont déroulées dans le camp, et il se pourrait bien que peu de témoins souhaitent revenir sur cet horrible épisode. Quant au mari de Inkeri, qu’est-il advenu de lui ? Pour finir, percera-t-elle les véritables personnalités de Olavi, Saara, Koskela ?

« Un pays de neige et de cendres » est un beau roman rythmé par la plume froide et distanciée de son autrice, mais aussi le talent qu’elle a pour peindre la nature, les cerfs, la faune, la flore dans cette région reculée. Cette nature qui sauvé des hommes pendant la guerre : « Moi j’ai l’habitude de marcher dans la forêt Mais en temps de guerre, c’est différent. On passe pas mal de temps à grelotter le ventre vide. J’ai tué des rennes, et pas qu’un peu. Je mangeais du lichen. Je cherchais à manger sous la mousse, comme les rennes. J’ai eu des maux de ventre et j’ai cru en mourir ».

Car derrière le discours global, il y a la vie de ces anonymes que Petra Rautiainen s’applique à donner forme. La chute est particulièrement inattendue, elle fait de ce roman une série de tiroirs à intrigues se rapprochant d’un thriller historique. Récit sur la mémoire collective, dans un monde où il faut dénicher des preuves d’un événement malgré la méticulosité des coupables à les faire disparaître à tout jamais. C’est bien sûr avant tout la mémoire d’une région méconnue et abandonnée, tout comme ses habitants, la Laponie. Pétra Rautiainen s’emploie avec raffinement à équilibrer Histoire et fiction, et la recette fonctionne parfaitement. Jamais les paupières ne se font lourdes à la lecture de ce « page-turner », paru en France en 2022 (et déjà réédité en poche) et traduit par Sébastien Cagnoli. Depuis, la jeune Petra Rautiainen a publié un nouveau roman.

(Warren Bismuth)