Lorsque
paraît « Enterre mon cœur à Wounded Knee » en 1970, son auteur Dorris
« Dee » Brown est loin de se douter de l’intérêt et des réactions que
va susciter son livre documentaire. La parution est d’abord timide, mais elle
s’amplifie rapidement jusqu’à prendre des proportions inespérées, d’autant que
le sujet reste tabou dans la société américaine : le génocide des
amérindiens 80 ans plus tôt. L’A.I.M. (American Indian Movement) vient de se
créer aux Etats-Unis et provoque le débat sur le sort des peuples autochtones,
ouvrant ainsi une brèche sur le nécessaire rappel historique, la nécessaire
vérité à écrire.
« Enterre
mon cœur à Wounded Knee » est l’histoire de la conquête de l’ouest vue du
côté des vaincus. Dee Brown détaille et analyse chaque date importante du
massacre des Amérindiens, partant brièvement de la « découverte » du
continent américain par Christoph Colomb en 1492 pour devenir plus minutieux à
partir de la guerre de Sécession.
Dee
Brown examine chacun des destins des principales Nations Amérindiennes, leur
combat, leur anéantissement. Il en est ainsi des Navajos, des Sioux, des
Cheyennes, des Apaches, des Modocs, des Kiowas, des Comanches, des Nez-Percés
et de quelques autres. Chaque détail compte, est à sa place, dans une quête de
vérité historique vertigineuse. Ce livre capital est entre autres construit
autour de nombreux témoignages « sur le terrain », par les Indiens
mais aussi par les Blancs. Et des phrases qui, remises dans leur contexte,
claquent comme des fouets. À propos de la reddition des Navajos au sud-ouest du
pays en 1864 : « cela nous
revient moins cher de les nourrir que de les combattre », avant que
l’un des derniers chefs de la tribu, Manuelito, finisse par se rendre en 1866.
Contre
toutes ces Nations se retrouve le même plan orchestré par les Blancs : des
discussions à tout rompre, des intimidations jusqu’à la proposition d’un traité
qui, bien sûr, ne sera jamais respecté et penchera toujours pour le bien des
Blancs. Quant aux procès des Indiens, ils sont bâclés, les exécutions sont
nombreuses, certaines étant même des erreurs, tout simplement.
Au
sein de ces nations, toujours, hélas, la même barbarie blanche à leur
encontre : tortures, mutilations (ces actes seront d’ailleurs bientôt
imités par des Indiens au comble de la haine), attaques éclairs, décimation des
chevaux, viols, etc. Les chefs Indiens, lucides, tentent d’éviter le massacre
par des pourparlers, des paroles emplies de sagesse et de bon sens. « Le Grand Esprit a fait naître l’homme blanc
et l’Indien, déclara Black Cloud, mais je pense qu’il a fait naître l’Indien en
premier. Il m’a fait naître dans ce pays, et celui-ci m’appartient. L’homme
blanc est né de l’autre côté des grandes eaux, et son pays se trouve là-bas.
Depuis qu’ils ont traversé la mer, je leur ai laissé de la place. Et
maintenant, je suis entouré de Blancs. Il ne me reste plus qu’un petit morceau
de terre. Le Grand Esprit m’a dit de la conserver ».
Les
Indiens sont les premières victimes de la ruée vers l’or, lorsque les blancs se
précipitent en masse à l’ouest du pays pour s’y installer, galvanisés par la
présence du métal précieux sur des terres jusqu’alors indiennes. Des scènes
vont être immortalisées sous forme de pictogrammes par des Indiens témoins. Les
exécutions s’amplifient, les bisons, nourriture principale des nations
Indiennes, ne vont pas tarder à être éliminés par millions, toujours par les
Blancs, afin d’affamer les indiens.
C’est
alors que surgit Derrière-Dur, surnom de Custer donné par les Indiens. Il
participe au massacre de Wahshita en 1868. Suivent la bataille de Summit
Springs en 1869, le massacres de Maris River en 1870 et de Camp Grant en 1871.
L’Histoire s’accélère, se fait de plus en plus épouvantable.
Et
toujours cette demande des Blancs, apparemment anodine : que les Indiens
deviennent agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner leur mode de
vie, leurs coutumes pour se ranger du côté des Blancs, et bien sûr délaisser
leurs rites pour devenir de bons chrétiens. Les Blancs développent le chemin de
fer, ce puissant moyen de transport qui apeure et fait fuir les bisons. Les
mêmes Blancs qui kidnappent par milliers les chevaux des Indiens tandis que
débute le véritable massacre des bisons au début des années 1870 (trois
millions sept cents mille sont tués entre 1872 et 1874). Il en est de même pour
les Nations Autochtones. Par exemple, les Kiowas et les Comanches périssent en
moins de dix ans alors que de plus en plus d’États fédéraux se créent dans le
pays.
Retour
sur un traité de 1868 : « Aucun
Blanc ou groupe de Blancs ne sera autorisé à s’installer ou à occuper une seule
portion du territoire, ou à traverser ledit territoire sans le consentement des
indiens ». Dans les faits, c’est l’inverse qui se produit. Les Black
Hills (Paha Sapa) sont convoitées par les Blancs car regorgeant d’or. Mais en
théorie, et suite au traité, elles appartiennent aux Indiens. Qu’importe, les
Blancs sont prêts à tout pour les conquérir. L’armée américaine, les fameuses
Tuniques Bleues, se déploie. En face, réaction immédiate des Indiens : tout
d’abord mille guerriers parmi lesquels Sitting Bull (Tatanka Yotanka), Crazy
Horse et Two Moon, qui deviennent rapidement quatre fois plus nombreux. C’est
la bataille de Little Bighorn (de Greazy Grass chez les Indiens), et une
victoire éclatante des Autochtones, avec la mort de Custer en prime, qui marque
un tournant dans la guerre. Car dorénavant, les Blancs auront soif de vengeance
après cette humiliation.
Chaque
bataille est passée au peigne fin comme celle de Little Bighorn. Les chefs
Indiens sont longuement évoqués, ainsi Crazy Horse jusqu’à son décès en 1877,
ou encore Géronimo (Goyathlay), Cochise et bien sûr Sitting Bull (qui s’éteint
en 1889), alors que de nombreuses tribus périssent de maladies et que des lois
surgissent, toujours plus implacables contre les Autochtones qui tout à coup ne
deviennent « pas des personnes au
sens juridique du terme ». « Le
3 novembre [1883, nddlr], la Cour
Suprême des Etats-Unis statue qu’un Indien est un étranger à la charge de
l’État », alors que l’Indien se trouve précisément sur ses terres
ancestrales.
La
domination blanche s’accentue toujours plus : « Les blancs sont comme des oiseaux, expliqua Crook. Chaque année, ils
ont de nombreux œufs et il n’y a pas assez de place dans l’Est, si bien qu’ils
doivent aller ailleurs, dans l’Ouest, comme vous vous en êtes aperçus ces
dernières années. Et il en viendra toujours plus, jusqu’à ce qu’ils aient
envahi le pays tout entier. Vous ne pourrez pas les en empêcher (…). Tout est
décidé à Washington à la majorité et quand ces gens arrivent dans l’Ouest et
constatent que les indiens disposent d’un immense territoire dont ils ne font
rien, ils disent : ‘Nous voulons ces terres’ ». Et ainsi va
l’invasion Blanche. Jusqu’à la date fatale de décembre 1890 et l’ultime
massacre, celui de Wounded Knee…
« Enterre
mon cœur à Wounded Knee » répertorie méticuleusement les grandes dates des
guerres indiennes, des années 1860 à 1890, en un conséquent document historique
qui a fait changer l’œil du monde sur le massacre des indiens. Ce livre de 475
pages est essentiel, même si bien sûr il est dur puisqu’il s’est donné comme
mission de ne rien mettre de côté sur les atrocités commises par les futurs
vainqueurs. Il est de ces ouvrages qui marquent, d’autant qu’il est ici
préfacé, pour la version publiée dans la majestueuse collection Terre Indienne
d’Albin Michel (la traduction originale parut en grand format en 1990 chez
Arista pour le centenaire du massacre de Wounded Knee) par Jim Harrison puis Joseph
Boyden, dont on apprend ici qu’il fut punk durant sa jeunesse et suivit même
des groupes en tournée.
« Enterre
mon cœur à Wounded Knee » est un livre majeur sur le génocide Indien, il
devrait être étudié dans toutes les bonnes institutions. Il rend hommage à tout
un peuple massacré, ne serait-ce qu’en reconstituant son itinéraire, mais aussi
en partie son langage, proposant plusieurs « traductions » de
lieux ou de chefs. Car là aussi, le Blanc a tout pillé : il a donné son
nom, en anglais, à des lieux, à des chefs Indiens, les rebaptisant, se les
accaparant, c’est aussi cela la destruction de la culture Amérindienne.
(Warren
Bismuth)