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mercredi 16 octobre 2024

Geneviève BRISAC « Anna Akhmatova, portrait »

 


Cette biographie à a fois condensée et ample de la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966) est un petit miracle. Rares sont les moments où la vie d’un écrivain russe est retracée aussi sobrement, sans discours lénifiants, sans superlatifs ni surenchères. Le travail documenté de Geneviève Brisac est impressionnant par ce recul en même temps que cette précision horlogère.

Née en 1889 en Ukraine, Anna Akhmatova connut dès l’enfance un parcours fait de tragédies, de morts des proches, a elle-même failli mourir d’une maladie à 10 ans. C’est là qu’elle a composé ses premiers poèmes. Elle est encore jeune lorsqu’elle rencontre le peintre Amedeo Modigliani (qui lui aussi ne va pas tarder à mourir) à Paris, ils deviendront amis. Puis les premières publications à un peu plus de 20 ans. Et premiers succès littéraires. Un peu avant la première guerre mondiale.

Il est troublant que la plupart de ses bouleversements personnels coïncident avec de forts bouleversements historiques. Ainsi Anna Akhmatova divorce de son premier mari juste après la révolution russe de 1917. Puis 1921, la Russie affamée d’un côté, Blok son ami poète mort de l’autre, sans oublier l’assassinat de Goumiliov son premier mari et le divorce d’avec son second. Akhmatova est alors interdite de publication et même d’écriture dans son propre pays. Elle ne pourra republier que des décennies plus tard. Sur ce, viennent les grandes purges staliniennes qui prennent place à partir de 1934.

Les tragédies d’écrivains d’envergure vont se succéder : Maïakovski suicidé en 1930, Ossip Mandelstam – un très proche – arrêté pour un poème contre Staline en 1934 (il meurt en décembre 1938 dans un camp de transit pour la sinistrement célèbre Kolyma), Pilniak assassiné en 1938, Tsvétaïeva suicidée en 1941 après 17 ans d’exil (les deux femmes ne venaient que de se rencontrer pour la première fois), etc.

Dès 1936 Anna Akhmatova a repris « l’écriture », du moins la création de poèmes par la pensée, poèmes qu’elle apprend par cœur car elle a interdiction de laisser toute trace écrite de son travail. Elle rencontre Lydia Tchoukovskaïa qui deviendra son amie, mais avec laquelle elle se brouillera ensuite. Lydia et une autre amie, Nadejda Mandelstam, veuve du poète, apprennent ses poèmes par cœur pour pouvoir les réciter plus tard. « Elle se sent menacée de folie. Elle l’est vraiment. On ne dit pas souvent les maux physiques et psychiques de la dictature, de la terreur. Elle est tellement impuissante à faire libérer son fils. Et lui, au loin, il s’imagine que si elle ne le fait pas revenir, c’est par indifférence et égoïsme. Comme sa grand-mère le lui a dit quand il était un petit garçon ». Car l’histoire familiale, intime, rejoint la tragédie nationale. La deuxième guerre mondiale éclate, commence le siège de Leningrad. Son fils est libéré de prison, mais la poétesse subit une suite d’infarctus. Elle est usée, à 50 ans.

Dans cet ouvrage fourmillant d’anecdotes de la vie littéraire russe du XXe siècle, on peut voir les forts liens que Akhmatova entretient avec certains des poids lourds de son époque, dont Boris Pasternak. Geneviève Brisac en profite pour rappeler « l’affaire du Docteur Jivago », suite à la divulgation du roman qui va faire couler tellement d’encre que Pasternak refuse le Prix Nobel de littérature en 1958.

La littérature est d’ailleurs à l’honneur dans cette épatante biographie. Des extraits de poèmes rendant hommage à Anna Akhmatova, écrits par Nikolaï Goumiliov son premier mari, mais aussi par Ossip et Nadejda Mandelstam, Marina Tsvétaïeva ou encore Varlam  Chalamov, tandis que Geneviève Brisac, au-delà de sa remarquable érudition, n’oublie pas les extraits de poèmes de Anna, des œuvres autobiographiques, des instantanés où toute la douleur de la poétesse éclate.

Le portrait de Anna Akhmatova est saisissant, cette aristocrate de 1,78 mètre, adulée puis rejetée, cette grande dame qui perd peu à peu tous ses appuis par les décès successifs de ses proches et confidents, comme si la mort se fichait d’elle. Cette femme qui a connu tant d’hommes qui tous ont affronté un destin tragique, qui est restée debout, comment, par quelle force ? Celle dont les intimes sont morts suicidés ou exécutés pour raisons politiques, a toujours refusé de s’exiler, au contraire de nombreux écrivains de l’époque, c’est ce qui en fait une figure à part de la littérature russe du XXe siècle. Celle dont l’influence majeure venait des lignes de Pouchkine, mort bêtement en duel. La mort, l’odeur de cadavres semble côtoyer l’âme de la poétesse.

La mort, et le totalitarisme. « … elle se rend compte qu’elle fait l’objet d’une surveillance accrue, si une telle chose est possible : on installe des micros chez elle en son absence, il y a de nouveaux petits trous dans son plafond, et des miettes de plâtre en tombent. D’étranges individus aux mines patibulaires montent la garde sous ses fenêtres. Ceux qu’elle appelle la « cour des miracles » - policiers en civil, mouchards variés – sont en ébullition ». Le 20 août 1946 Anna Akhmatova est exclue de l’Union des écrivains, privée de fait de revenus et de droit à la publication. Le dégel amorcé après la mort de Staline en 1953 a lieu trop tard et surtout est loin d’être complet. Akhmatova vieillit, exténuée par la douleur, la cruauté. Mais comme le rappelle Geneviève Brisac, « La littérature, est-ce autre chose que des ragots sublimés ? ». Anna Akhmatova s’éteint en 1966, après une vie de malheurs, de déchirements et d’interdictions. Tout ceci, le livre de Geneviève Brisac le raconte sans omettre les détails documentés. Cette biographie rend admirablement compte de ce que fut cette féministe au cœur du régime soviétique totalitaire. Sorti en 2024 aux éditions Seghers, souhaitons qu’il fasse date car son contenu le mérite amplement.

https://www.lisez.com/seghers/4

(Warren Bismuth)

mercredi 9 octobre 2024

Sasha DENISOVA « La Haye : Le procès de poutine »

 


Dans un futur indéterminé – et pour cause – les principaux dirigeants de la Fédération de Russie sont convoqués au tribunal international de La Haye pour crimes contre l’humanité après la fin de la guerre en Ukraine. Vladimir poutine (jamais dans cette pièce la majuscule sur son nom de famille n’aura sa place) doit être entendu ainsi que neuf de ses « lieutenants » militaires parmi lesquels Ramzan Kadyrov chef de la République tchétchène, le fantôme de Evguéni Prigojine chef de l’armée Wagner et « ressuscité » pour l’occasion (il est mort en août 2023 dans un « accident » d’avion), Sergueï Choïgou ministre de la défense de la Fédération de Russie, et quelques autres.

La Russie de poutine s’est construite sur la peur, la surenchère et bien sûr le mensonge. Dans cette pièce de théâtre politique et historique, les fake news ne manquent pas, déversées sans scrupules ni barrière ni pudeur. Ainsi cette déclaration de Nikolaï Patrouchev, chef du conseil de sécurité et ex-chef du FSB (ex-KGB) : « En Ukraine, tout près de la frontière russe, les Anglo-Saxons ont déployé un réseau de laboratoires biologiques américains pour répandre des virus parmi les citoyens russes par l’intermédiaire d’oiseaux migrateurs, en particulier les oies et les canards. Nous avons intercepté trois colverts mâles, tous les trois souffraient de fortes démangeaisons, nous avons trouvé un virus dangereux sur leurs plumes… Ce genre de migrateurs, en volant jusqu’en Russie, pourraient priver les militaires de la capacité de prendre des décisions… ».

Toue les accusés sont entendus, ils sont nombreux. Le ton pourrait être tragique, sombre, mais la plume de Sasha Denisova le rend drôle voire burlesque dans son absurdité. Usant de situations propres au théâtre russe, l’autrice manie l’humour pour ne pas sombrer, pour ne pas rendre le récit suffocant. Les intervenants se coupent la parole, s’affrontent, difficile pour eux d’assumer leurs actes monstrueux qui sont consignés dans cette pièce. Car derrière la légèreté de ton, c’est tout un minutieux travail que Sasha Denisova a effectué, se documentant au plus près de l’action et des déclarations. Les deux traducteurs Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa précisent d’emblée : « Le corps de cette pièce chargée d’espoir est composé ou inspiré de prises de paroles publiques des protagonistes morts ou vifs désignés ; de documents écrits et d’images glanées dans les médias nationaux, sociaux, privés ». Sasha Denisova joue entre le fictif et le réel, entre la pièce documentaire et la farce sinistre. Les échanges sont dynamiques, et si le fond est dramatique, la forme sert justement à dépassionner l’ensemble. Et le coup est rudement bien joué.

Parmi les ennemis jurés du régime poutinien, la communauté LGBT que les dirigeants russes accusent d’agir contre l’intérêt du pays dans un procès parfois hors sol par les propos des principaux belligérants. Pourtant les faits sont graves : attaques sur les populations civiles, déportations d’enfants afin de les « russifier », accusation de nazisme envers le régime ukrainien souverain, tortures, etc.

Cette pièce imagine donc la suite. Après la guerre. Pour une condamnation des bourreaux à la mesure des horreurs commises. Elle porte l’espérance d’une justice impartiale, d’un futur juste, débarrassé des tortionnaires. Elle juge sur preuves dans un travail historique conséquent. Et bien sûr elle est à découvrir. Elle est sortie en 2024 aux solides éditions théâtrales Les Solitaires Intempestifs grâce aux bons soins d’une traduction au cordeau assurée par Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa. Ne passez pas à côté. Quant à l’autrice, la talentueuse Sasha Denisova, Ukrainienne, elle a quitté Moscou le jour même de la déclaration de guerre du 22 février 2022 pour s’exiler en Pologne.

https://www.solitairesintempestifs.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 29 septembre 2024

Maxime GORKI « En gagnant mon pain »

 


Septembre, la rentrée des classes. Aussi replongeons-nous dans l’adolescence pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » des redoutables blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores où cette période de la vie est à l’honneur ce mois-ci. La littérature russe représentera le thème côté Des Livres Rances avec « En gagnant mon pain » de Maxime Gorki. Cette chronique s’inscrit également dans le cadre du challenge annuel du blog Book’ing consacré à « Lire sur le monde ouvrier & les mondes du travail » :

https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html

Suite directe de « Enfance » (traduit également sous le titre « Ma vie d’enfant »), « En gagnant mon pain » de 1916 est le deuxième volet de la trilogie autobiographique romancée de Maxime Gorki. Il faudra attendra 1923 pour la voir se clore avec « Mes universités ».

« En gagnant mon pain » est non seulement la suite logique de « Enfance », mais c’en est presque un second tome. Le jeune Alexis Pechkov est alors âgé d’une douzaine d’années et ne s’appelle pas encore Maxime Gorki. Déjà orphelin, il vit chez ses grands-parents et doit quitter l’école à 12 ans. La période antérieure est abondamment (et talentueusement !) racontée dans « Enfance ». Comme son nom l’indique « En gagnant mon pain » raconte les premiers petits boulots du futur auteur.

Alexis (on traduirait aujourd’hui par Alexei) passe par plusieurs métiers, enfin plutôt par plusieurs employeurs, car il est souvent cantonné aux tâches de garçon à tout faire, successivement dans un magasin de chaussures (avec son cousin), puis chez une grand-tante avant d’être plongeur sur un bateau ou encore aide-cuisinier sur un autre bateau. Il ne faut néanmoins pas voir dans ce livre une succession de descriptions de métiers, d’abrutissements divers, car Gorki a préféré relater la vie personnelle plus que professionnelle. S’il sait s’attarder parfois sur des missions salariales, ils ne les évoquent que sporadiquement, s’attachant aux à-côté : la vie russe.

Car « En gagnant mon pain » est un roman-fresque éminemment russe par son nombre de personnages, ses anecdotes, il est foisonnant en courtes scènes d’une Russie tsariste de fin du XIXe siècle, avec un Alexis se cherchant et vagabondant, qui traverse de nombreuses péripéties qu’il retranscrit dans ces mémoires. Il quitte systématiquement ses employés et s’en explique. Car Alexis est un jeune homme libre, il refuse la hiérarchie, sauf l’autorité de son adorée grand-mère dont il fait un portrait touchant et quasi amoureux tout au long du livre. Quant aux scènes, elles marquent. Je pense par exemple à celle-ci, presque dès l’entame du livre, où lors d’un pari il doit passer la nuit assis sur une tombe du cimetière où sa propre mère est enterrée. Séquence d’anthologie définitivement russe par son approche.

Quant à son grand-père, il le craint et le redoute. Alors il s’évade à la fois dans la rue et dans les livres. Car il découvre la littérature et c’est un choc extraordinaire, même s’il ne sait pas encore qu’il deviendra non seulement écrivain, mais l’un des plus reconnus de sa génération. En attendant, il dévore les livres, des romans français surtout dans un premier temps, gros coup de cœur pour Balzac. Puis ce seront les russes, où il est beaucoup plus critique tout en vouant une sorte de culte à Pouchkine et Lermontov.

Son frère Kolia meurt, s’ensuivront de nombreuses connaissances poussées à leur tour dans le trou fatal. C’est le temps des premières désillusions, des premiers apprentissages de la rudesse de la vie, même s’il a déjà vu mourir ses parents des années auparavant. « En gagnant mon pain » décrit des scènes violentes, d’ivrogneries, de violences conjugales, de bagarres entre hommes, pour un rien, pour montrer une certaine supériorité, s’affirmer. Société agressive dépeinte de manière très réaliste. Dans cet ouvrage cependant Gorki ne s’ouvre pas au monde, ni même à tout ce qui touche à la politique nationale. Le tsar Alexandre II est assassiné en 1881 alors que le jeune Alexis n’a que 13 ans, il n’en consacre que quelques lignes vite oubliées. Tout comme il ne mentionne pas par exemple la mort de Dostoïevski. Ce roman est d’ailleurs fort Dostoïevskien, avec ces seconds rôles improbables, ces citoyens russes empreints d’un brin de folie, coupables de violences, qu’elles soient physiques ou psychologiques, y compris sur eux-mêmes car ce sont des êtres torturés, désabusés, sans espoir, sans envie.

De petits boulots en petits boulots, Alexis rencontre des hommes, des femmes (moins) qui sculptent sans le savoir le caractère du futur Gorki. Il continue à explorer la littérature, à en parler avec des camarades, à débattre.

Le récit paraît basculer lorsque Alexis en vient à travailler dans un atelier d’iconographie. Là les discussions sont nombreuses et serrées sur la religion, les protagonistes se coupent la parole, se disputent, s’invectivent. On entre alors dans le moment le plus Dostoïevskien du récit. En fermant les yeux, on pourrait croire lire par exemple des pages extraites des « Frères Karamazov ». Mais Alexis reprend ses lectures, les commente, c’est par elles qu’il s’ouvre au monde qui, s’il n’est pas bien beau, forge pourtant son caractère. Alexis/Gorki décrit avec minutie les rapports humains, les échanges entre habitants de Russie, il évoque ses errances entre deux métiers, sa boulimie de lecture qui est son apprentissage de la vie : « En lisant, je me sentais plus robuste, plus fort, je travaillais plus vite et mieux, car plus vite j’aurais fini, plus il me resterait de temps pour lire. Privé de livres, je me laissai aller, devins paresseux ; une étourderie maladive, qui m’était étrangère auparavant, commença de s’emparer de moi ».

Roman sur l’adolescence, il est celui sur la foi religieuse qui, comme dans un grand roman russe qui se respecte, prend une place prépondérante, place affirmée par de longs questionnements sur l’existence de Dieu. Il est aussi celui d’un amour pour une femme : la grand-mère. L’écriture là aussi est toute russe : simple mais littéraire et puissante, elle guide d’autorité le lectorat vers un but précis, elle ne s’arrête pas en chemin, ne prend pas de pause, écrase par son pouvoir. Mais « En gagnant mon pain » est aussi un roman sur l’errance, celle d’un jeune homme miséreux au sein d’une famille pauvre, qui doit gagner sa vie alors qu’il ne tend qu’à rencontrer ses semblables. Le roman est terminé en 1916, la Révolution russe ne s’est pas encore enclenchée, Gorki n’est pas encore proche du pouvoir. En lisant ce roman autobiographique, il paraît quasi inconcevable que son auteur deviendra quelques années plus tard un proche de Staline, tout en continuant (soyons objectifs) à défendre à tout crin les écrivains russes contre le régime, menant ainsi un jeu ambivalent qui finira par être l’une des grandes caractéristiques de l’auteur.

« Je pensais de plus en plus à l’immensité du monde, aux villes que m’avaient fait connaître les livres, aux autres pays où l’on ne vivait pas comme chez nous. Dans les livres des écrivains étrangers, la vie était plus propre, plus accueillante, moins difficile que celle qui bouillonnait lentement et uniformément autour de moi. Cette constatation apaisait mon trouble, me faisait rêver avec obstination à la possibilité d’une autre existence ». « En gagnant mon pain », ici traduit par A. Meynieux et R. Collas, se termine au moment où Alexis, mûri par les épreuves, décide d’entrer en université. Ce sera le troisième volume de cette trilogie.

 (Warren Bismuth)






dimanche 31 mars 2024

Alexandre SOLJENITSYNE « Le pavillon des cancéreux »

 


Longtemps je me suis refusé à lire SOLJENITSYNE, tiraillé entre les informations capitales que je pourrais en tirer de mes lectures, et la réputation d’un homme plus que polémique, sulfureux et un brin malséant. Mais un ami – le meilleur de tous – m’a lentement poussé à la faute, m’encourageant à me pencher sur « Le pavillon des cancéreux ». J’ai une confiance quasi aveugle envers les conseils russes de cet influenceur bien malgré lui. Et force est de reconnaître, qu’encore une fois, hélas, il a vu juste.

Il n’est pas aisé d’interpréter par des mots les sentiments que laisse une fresque telle que « Le pavillon des cancéreux », 800 pages écrites entre 1963 et 1967 et publiées originellement en samizdat (publication clandestine). Ce roman nous rend muets, béats et pour tout dire démunis. Car il peut, il doit se lire à plusieurs niveaux.

1955, dans un hôpital se dresse le bâtiment numéro 13, celui des cancéreux. L’auteur (qui venait justement d’avoir le cancer) nous invite à pénétrer au cœur du pavillon pour nous y présenter de nombreuses figures, nous dépeindre le quotidien de cet hôpital, fait de fortes figures, les médecins comme les malades. C’est toute une fresque de la société soviétique qui est ici dessinée, personnages grouillant dans chaque recoin du bâtiment, comme un ballet ininterrompu. Mais ce serait hérésie que de n’y voir cette vie-là.

Comme beaucoup d’écrivains soviétiques (comme russes avant et après), SOLJENITSYNE use savamment de l’allégorie. Son but n’est pas de présenter un hôpital de cancéreux, mais bien sûr le système soviétique, qui vient juste d’être « déstalinisé » (STALINE est mort deux ans plus tôt) et semble amorcer une nouvelle voie. Cette lecture-là s’avère fascinante : les malades représentent celle que l’on appelle alors l’U.R.S.S., leur mal vient des années, des décennies STALINE, il a germé dans leur corps, leur âme, s’est répandu puis s’apprête à les grignoter, à les tuer. Plusieurs personnages principaux incarnent ce système : Roussanov bien sûr, le premier à entrer en scène, mais aussi celui avec lequel il ne communique pas malgré leur proximité dans l’espace, ce Kostoglotov, le double de SOLJENITSYNE, sans oublier les portraits secondaires, je pense à ce Poddouïev, dont le mal a commencé à le ronger par la langue. La langue, organe particulièrement dangereux en U.R.S.S. si tant est qu’on le laisse trop pendre…

Dans ce pavillon des cancéreux, les patients se méfient de la science, ne lui font pas confiance. De toute façon, personne ne fait plus confiance à personne en cette sortie de terreur stalinienne. En effet, qui croire ? Ceux qui condamnent ? Ceux qui continuent à encenser ? Alors que dehors, la liberté paraît se faire un semblant de place, dans le pavillon nous assistons à un huis clos, paradoxalement pas étouffant. Car contrairement par exemple à DOSTOÏEVSKI, SOLJENITSYNE a choisi un détachement total pour rendre compte de ses observations. Ainsi il reste distant à la fois de ses personnages et du système qu’il décrit. L’écriture est froide, sans émotions, neutre.

« Voilà de quoi il s’agissait : les radiothérapies pratiquées il y a dix ou quinze ans avec de hautes doses d’irradiation et qui s’étaient terminées de façon positive, réussie, ou même brillante, donnaient lieu aujourd’hui, aux endroits irradiés, à des lésions et à des atrophies inattendues. Cela pouvait encore s’admettre, ou du moins se justifier, quand ces radiations d’il y a dix ou quinze ans avaient été administrées dans des cas de tumeur maligne. Dans ces cas-là, on n’avait que ce seul moyen de sauver le malade d’une mort certaine, et seules les fortes doses pouvaient agir, les petites doses n’étant d’aucun secours ; le malade qui venait montrer son membre atrophié devait lui-même comprendre que c’était là le prix du surcroît d’années qu’il avait vécues et qu’il lui restait encore à vivre ».

Roman vertigineux et stupéfiant, en équilibre sur une crête ténue, montrer une histoire pour en raconte une autre, avec cette question en exergue, qui hante le récit : « Qu’est-ce qui fait vivre les hommes ? », alors que les patients du pavillon apprennent par la presse les bouleversements en cours au sein de la société soviétique, les questionnements sur la doctrine et la nouvelle mise en pratique du socialisme. Et ces scènes, fortes, je pense à cette réussite totale dans cette séquence de visite dans un zoo, où chaque animal prisonnier représente un des maux du système. Bluffant et quasi hypnotisant !

Les réflexions littéraires ne sont pas en reste. Le régime stalinien a créé de toutes pièces des auteurs à succès, jetables et corvéables à merci : « Au siècle précédent, il n’y avait qu’une dizaine d’écrivains, et tous de grands écrivains. Et maintenant, les écrivains se comptaient par milliers (…). Lire tous leurs livres était chose impossible. Et si l’on en lisait un jusqu’au bout, on avait comme l’impression de n’avoir rien lu. On voyait émerger tour à tour des écrivains inconnus de tous, ils recevaient des prix Staline, et puis ils sombraient à tout jamais. Chaque livre tant soit peu volumineux était primé l’année suivant sa parution, et il y avait de chaque année de quarante à cinquante prix ».

Il est peu d’écrire que SOLJENITSYNE prend le lecteur à témoin pour dénoncer chaque rouage du régime soviétique (il fut longtemps emprisonné) dans un roman qui ne doit absolument pas se lire dans un sens littéral. Il accuse l’aveuglement de tout un peuple : « Lui aussi se sentait un peu blessé, surtout pour son père qu’il avait perdu. Il se souvenait combien celui-ci aimait Staline, plus que lui-même, en tout cas, c’était certain (pour lui-même, son père n’avait jamais rien cherché à obtenir). Et plus que Lénine. Et probablement plus que sa femme et ses fils. Sa famille, il pouvait en parler avec calme, ou ironie, mais Staline, jamais : sa voix tremblait un peu dès qu’il prononçait son nom ». Faire du passé table rase ? Le slogan n’est pas à l’ordre du jour.

« Le pavillon des cancéreux » est l’un de ces pavés russes magistraux, qui se lisent un peu dans tous les sens, qui possèdent une face secrète, une partie immergée. Sa structure est à la fois effrayante et fascinante : il ne laisse rien au hasard. Œuvre ample et dérangeante à lire en temps de quiétude intérieure afin d’apprécier à sa juste valeur cette gigantesque claque littéraire.

« Si l’on ne devait se soucier que du ‘bonheur’ et de la procréation, on encombrerait inutilement la terre et on créerait une société effrayante… Je ne me sens pas très bien, vous savez… Il faut que j’aille m’étendre… ».

(Warren Bismuth)

mercredi 27 mars 2024

Esther BOL « Crime #AlwaysArmUkraine »

 


Cette pièce va nous replonger au cœur du cauchemar : les six premiers mois d’occupation de l’Ukraine par l’armée russe à partir du 22 février 2022. Si la Russie a commencé son travail de sape dès 2014, elle a intensifié subitement ses attaques pour envahir et tenter de s’approprier l’Ukraine libre et indépendante. Ce sont ces six mois de folie qui sont ici énumérés sous une forme originale et moderne, laquelle parvient à nous faire oublier que c’est bien une pièce de théâtre que nous avons sous les yeux.

La « contre-héroïne » du texte ne se prénomme pas, elle est « Toi », comme pour nous forcer à participer, à entrer malgré nous dans la guerre (ce dernier mot étant par ailleurs banni par les autorités russes). Toi est jeune, russe, et amoureuse d’un homme, ukrainien, parti combattre avec l’armée de son pays contre l’ennemi, l’envahisseur. Au déclenchement de la guerre, après la stupéfaction, le peuple tente de comprendre ce qui vient de se passer, s’informe, cherche plusieurs canaux de renseignements. Place au direct : pour la première fois dans l’Histoire, une guerre peut se suivre quasi sans interruption grâce à aux chaînes d’informations en continu et leurs fils d’actualité sans cesse mis à jour, alors on cherche la meilleure source, on zappe, on recoupe nos renseignements, on se fait une opinion. C’est ainsi que Toi se connecte sans cesse sur Internet (Internet, peut-être le personnage principal de cette pièce), regarde les infos et échange avec ses ami.es via les réseaux sociaux. Facebook joue un rôle non négligeable. Ce texte nous permet de bien voir les actions opérées, les gestes répétés par les protagonistes, certains presque par réflexe, afin de rebondir sur l’actualité.

L’autrice Esther BOL, elle-même russe, choisit les phrases, les discours chocs relayés par les chaînes d’informations, que ce soit ceux de POUTINE, des chefs d’armée ou de proches du pouvoir. L’autrice choisit aussi un massacre plutôt qu’un autre mis en exergue par les médias, car peut-être plus retentissant, plus symbolique sur la recherche de l’anéantissement par l’armée russe, proche de l’armée nazie, dans ses actes de barbarie comme dans sa manière de penser. Des exactions égrenées jour après jour, dates comprises, comme un éphéméride de l’horreur. Certaine scènes sont difficilement supportables. Et pendant ce temps, l’Europe temporise.

Pour Toi, ce sont les premières brouilles avec les proches, prorusses, les premières désillusions. Et ces images tirées du quotidien, fortes, marquantes, saisissantes : « J’invite quelconque prétend que le fascisme n’est pas en Russie, mais en Ukraine, à sortir avec une pancarte disant « Non au fascisme ! », à Moscou, puis à Kiÿv. C’est là où il sera arrêté que prospère le fascisme ».

La littérature s’invite chez Toi : Ossip MANDELSTAM par l’intermédiaire de sa femme Nadejda qui a appris les poèmes de son mari par cœur pour que jamais ils ne disparaissent. GOGOL et son « Journal d’un fou » viennent faire une incursion, elle n’est pas anodine, elle poursuit Toi jusqu’à la dernière ligne.

Toi se recentre de plus en plus sur elle-même dans ses réflexions, ses attentes, ses désirs, comme ceux d’un peuple dans lequel elle ne se reconnaît plus. Elle commence à se sentir de plus en plus ukrainienne, en tout cas plus russe du tout. Et ces instantanés. Qui giflent, qui griffent, qui anéantissent. « Les orques [soldats russes dans le langage ukrainien, nddlr] ont tué une jeune mère puis attaché son enfant à son cadavre avec du ruban adhésif en plaçant une mine entre eux. Quand les gens ont essayé de libérer le garçon encore vivant, la mine a explosé ». On ne manque jamais d’imagination dès qu’il s’agit de côtoyer l’horreur absolue.

POUTINE a verrouillé tout le pays, politiquement, socialement, médiatiquement, aucune contestation n’est possible sans lourdes représailles. Il a instauré un puissant et vertigineux système de dictature, de police de la pensée. Tout contrevenant doit être sévèrement puni. Et cette phrase, ce graffiti plutôt, qui hante toute la pièce : « Il y a plus de neige sur nos steppes qu’au paradis », une pièce qui se fait épique, qui revêt une puissance gigantesque au fur et à mesure que la guerre se répand. Puis tout à coup, Toi pointe le rôle de l’autrice, qui se fond malgré elle dans la pièce, en devient une actrice à son corps défendant, les rôles s’inversent, scène magistrale avant que le rideau ne tombe finalement, replongeant la vie dans les ténèbres.

La préface pleine d’informations – elle aussi – est signée Kamila MAMADNAZARBEKOVA tandis que la traduction est menée tambour battant par Gilles MOREL, lui-même coupable en partie de la puissance que le texte dégage. C’est l’heure du baptême pour la toute nouvelle collection Sens Interdits des éditions L’espace d’un Instant, elle se présente en fanfare par ce texte fort et terriblement moderne.

Un dernier mot. Jusqu’en février 2022, Esther BOL se nommait Assia VOLOCHINA, elle était russe. Elle a fini par quitter la Russie, s’établissant tout d’abord en Israël puis en France où elle vit actuellement. Elle a renié sa patrie.

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(Warren Bismuth)

dimanche 17 mars 2024

Stefano MASSINI « Femme non rééducable + Bunker Kyiv »

 


Deux textes sont au menu de ce livre bref et hybride, entre poésie, théâtre et exercice journalistique. Le premier, « Femme non rééducable », de 2010, revient sur le destin de la journaliste russe Anna POLITKOVSKAÏA, assassinée dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou en octobre 2006.

En de courtes séquences, le texte s’attarde sur la seconde guerre en Tchétchénie à partir de 2000, en résume les causes avec un coup de projecteur en 1986 et cet espoir de liberté né de la perestroïka, avant l’indépendance en 1991 puis l’élection de Akhmad KADYROV comme chef du gouvernement tchéchène juste après la reprise de contrôle par la Russie. Assassiné, il est remplacé par son propre fils Ramzan. Les dates sont très importantes, elles rythment comme un métronome le récit épuré.

Anna POLITKOVSKAÏA interviewe immédiatement le nouveau premier ministre. Elle est arrêtée. Dans ce texte lucide et stylisé, elle devient la narratrice après son arrestation. Récit journalistique car chaque événement d’envergure y est scrupuleusement consigné, jusqu’à la sempiternelle propagande cinématographique russe. De manière plus intimiste, Anna POLITKOVSKAÏA se souvient de sa jeunesse soviétique, faisant la queue dans des boutiques à peine achalandées.

Prise d’otages massive en 2001 (800 otages) au théâtre de la Doubrovka de Moscou. Plus tard, des témoins interrogés sont liquidés. Prise d’otages dans l’école de Beslan en 2004 (environ 1000 otages). Anna POLITKOVSKAÏA s’y rend en avion afin d’interroger des témoins. Elle ne parvient pas à destination. Elle est empoisonnée dans l’avion. Par la suite elle ne cesse de recevoir des menaces de mort, elle a 47 ans, ne peut plus exercer. Pourtant elle se bat jusqu’au bout. L’auteur la fait parler ainsi : « Je n’écris jamais de commentaires, ni d’avis, ni d’opinions. / J’ai toujours cru / - et je continue de croire - / que ce n’est pas à nous de juger. / Je suis une journaliste, pas un juge et encore moins un magistrat. / Je me contente de relater les faits. / Les faits : tels qu’ils se produisent, tels qu’ils sont. / Ça peut paraître la chose la plus simple, ici, c’est la plus difficile. / Et le prix à payer est dément ». Car elle redoute une mort prochaine.

Le texte ne le dit pas, mais Anna POLITKOVSKAÏA est assassinée le jour même des 54 ans de Vladimir POUTINE et de leur faste célébration. « 90 % des journalistes en Russie ont leur carte du parti. / Quand tu travailles pour eux, tu n’es plus une journaliste, / tu es un porte-parole ».

« Bunker Kyiv », texte de 2023, martèle des phrases, pour bien nous les faire entrer en mémoire. « La sirène a encore retenti aujourd’hui. / Ici en bas, il y a de la place pour 30 personnes. / Tu regardes autour de toi : / Dans tout Kyiv il y a 4984 bunkers ». À partir de témoignages authentiques, l’auteur reconstitue l’atmosphère des bunkers de Kyiv (Kiev), Ukraine, depuis l’occupation russe de février 2022. Insistant sur la psychologie des êtres au cœur du bunker, il nous les rend encore plus vivants. Car ils ne se morfondent pas en attendant leur dernière heure. Pour se donner du courage, ils chantent, jouent de la musique, récitent des poèmes malgré l’horreur des bombardements aériens. C’est un cri du désespoir d’un peuple assailli et martyrisé : « Toutes tes certitudes s’évaporent, disparaissent. / Et dès que tu perçois / à nouveau le silence… / ça, c’est le moment le plus féroce de tous. / Qu’est-ce que c’est, ce silence ? / C’est un nouveau départ ? / Ou c’est ta fin ? ».

Deux textes écrits à près de 15 ans d’intervalle, tous deux pour faire vivre la mémoire de l’Histoire. Le premier, le plus long, prenant une figure majeure de la liberté d’informer dans un tourbillon de guerre, le second, toujours au cœur de la guerre, là encore tourné vers l’intime, en l’occurrence ce peuple ukrainien. Paru en 2023 dans la très militante collection Des écrits pour la parole de chez L’arche éditeur, ce livre est salutaire pour s’informer sur le rôle et le but de la Russie depuis l’accession de Vladimir POUTINE : conquérir en anéantissant.

Pour aller plus loin, une adaptation radiophonique de « Bunker Kyiv » a eté diffusée en novembre 2023 sur les ondes de Radio France :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/samedi-fiction/bunker-kiev-de-stefano-massini-1997893

https://www.arche-editeur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 21 février 2024

Maxime GORKI « Les vagabonds »

 


S’agissant de littérature russe, il est parfois peu aisé d’être en mesure de dater des écrits et de surcroît dresser une bibliographie à peu près correcte d’un auteur pourtant célèbre. C’est le cas pour GORKI : la liste de ses nouvelles semble un vrai casse-tête à dénicher (si vous la possédez, faites signe !), quant aux dates de rédaction, n’en parlons pas. Ces quatre longues nouvelles pourraient bien avoir été écrites au début du XXe siècle (mais ce pourrait être aussi à la fin du XIXe), et un thème principal les relie, une figure : le vagabond.

« Malva » met en scène un fils qui n’a pas revu son père depuis cinq ans. Il va lui rendre visite en compagnie de sa maîtresse tandis qu’un vagabond surgit et qu’un triangle amoureux se forme. Misère des petites gens russes sur fond de romantisme très XIXe siècle, cette nouvelle d’aspect classique use des images caractéristiques de la romance. C’est pour mieux laisser à la place à « Konovalov », une nouvelle exemplaire et fascinante. Dès le début on sait que le personnage central est retrouvé pendu. C’est un de ses amis qui dresse le parcours de cet homme à qui il a lu de si nombreux extraits de romans à voix haute. Konovalov, cet ivrogne errant curieux de tout, qui va faire basculer la vie du narrateur. « En lui commençait à parler l’instinct du nomade, son éternel désir de liberté sur lequel on empiétait ». Nouvelle exemplaire et émouvante sur l’amitié et le refus de parvenir, sur l’honnêteté, le sens de la vie, elle est très impressionnante par sa force, sa puissance. Elle nous fait subitement comprendre pourquoi plus tard Panaït ISTRATI fut désigné comme « Gorki des Balkans ».

Ivrogne l’est aussi chez « Tchelkache », héros de la troisième nouvelle. Voleur également. Au gré des interrogations et rencontres de son personnage, GORKI compose une nouvelle interrogeant la valeur du travail et le rôle de l’argent dans la société, du matérialisme. Nouvelle puissante qui brandit à bout de bras le mot « Liberté ». La dernière nouvelle, « Mon compagnon », la plus brève, est en partie maritime et se dessine en dialogue entre un ancien prince et un sans-le-sou, qui finissent par sympathiser malgré une certaine hostilité au départ du récit. Cette nouvelle est un hommage appuyé à l’entraide, à l’humanisme, à l’altruisme.

Les trois premières de ces quatre nouvelles pourraient aujourd’hui être rangées dans la catégorie « novellas » tant elles sont riches et amples, longues aussi. Elles mettent en scène plus que de simples vagabonds paumés, mais bien de véritables révoltés porteurs d’un idéal de vie utopiste et débarrassé de tout superflu. C’est peut-être ce qu’il faut lire de Gorki en priorité pour bien comprendre ce qu’il fut dans sa jeunesse, ces nouvelles étant en partie autobiographiques. Le problème est que, bien qu’ayant été abondamment rééditées en France dans la première partie du XXe siècle, elles le furent pour la dernière fois, si mes informations son correctes, en 1991, autant dire un bail. Je vous invite à les chiner, ainsi vous serez au cœur de la raison qui a amené GORKI à écrire, à devenir le porte-parole des sans-voix.

La traduction est signée Ivan STRANNIK. J’ai personnellement lu ce recueil dans une vieille édition de 1966. La même année et chez le même éditeur, parut un autre recueil de nouvelles, « En prison ». Il reprend la figure du vagabond, mais se fait bien plus varié quant à la palette des sujets traités par GORKI. Onze nouvelles plutôt courtes y sont proposées. Si vous avez l’occasion, arrêtez-vous sur la dernière nouvelle, « Par une nuit de tempête », où des personnages créés puis tués par GORKI dans ses fictions, viennent demander des comptes à l’auteur alors en pleine crise. Nouvelle d’une force monumentale.

 (Warren Bismuth)

mercredi 14 février 2024

Svetlana PETRIÏTCHOUK « Finist, le clair faucon »

 


Pour cette brève pièce de théâtre de 2018, l’autrice russe Svetlana PETRIÏTCHOUK a collecté sur Internet des témoignages de femmes russes ayant rejoint le djihad islamique. Ce sont celles qu’elle nomme les Mariouchkas, en référence à un conte russe, conte que parallèlement elle adapte ici pour les besoins de son propos.

Ces femmes anonymes cherchent en priorité la sécurité qu’elles ne ressentent pas en Russie, ainsi que le grand Amour. C’est par le biais des réseaux sociaux qu’elles entrent en communication avec des hommes. Mais ils sont liés à Daech, et leur font miroiter un avenir radieux. Une fois embrigadées, ces femmes sont fières de porter le hidjab et de participer à une refonte de la société. Ce qu’elles ignorent, c’est qu’elles ont quitté un monde ultra-patriarcal pour un autre tout aussi radical. Les modes de passages aux frontières jusqu’en Syrie sont ici abordés par les témoins elles-mêmes

En italiques, des tutoriels truffés d’humour pour devenir une bonne pratiquante, une vraie femme au foyer, soumise et obéissante aux traditions ancestrales. Nous suivons ces femmes sans identité dans leurs pérégrinations, leurs errances, comme dans leurs procès suite à leur capture par les autorités russes. Retour au pays. Saint Augustin s’invite au tribunal.

Ce livre est en quelque sorte découpé en trois parties. La première, qui est presque une introduction à l’action, en est la préface, magistrale, signée Elena GORDIENKO. La deuxième est la pièce de théâtre proprement dite, la troisième, dite « annexes », représentant des compléments de la compagnie théâtrale Soso Daughters « basée sur la transcription de la représentation captée le 31 janvier 2021 à Moscou », et issu là encore d’un travail de recherches de témoignages sur la Toile, et qui réserve quelques surprises.

La préface est une mine d’informations. Entre autres, elle nous apprend les faits suivants : suite à la pièce « Finist, le clair faucon », l’autrice Svetlana PETRIÏTCHOUK ainsi que la metteuse en scène Jénia BERKOVITCH, furent arrêtées puis incarcérées à Moscou en mai 2023 pour apologie du terrorisme par le régime de Vladimir POUTINE, après avoir pourtant reçu un prix prestigieux, Le Masque d’Or, pour les meilleurs costumes et… le meilleur travail dramaturgique ! À ce jour les deux femmes se trouvent toujours en détention provisoire. Je vous joins un article récent de l’affaire paru dans la presse, et signée de la préfacière du présent volume :

https://desk-russie.eu/2024/02/10/des-femmes-prises-au-piege.html

En outre, on peut lire la note suivante dans la même préface : « C’est la première fois, en Russie post-soviétique, que des artistes de théâtre sont mis en cause dans une affaire pénale pour leur œuvre elle-même, et non pas sous d’autres prétextes », c’est dire la gravité des faits. Svetlana PETRIÏTCHOUK est issue du théâtre moscovite Teatr.doc connu pour son engagement au sein de la vie culturelle russe. Cette pièce lucide et politique est à lire, d’autant qu’elle pourrait avoir des conséquences inattendues, et qu’un soutien à de telles artistes s’avère nécessaire contre la Russie actuelle et contre l’injustice en vue de leur libération.

Ce précieux témoignage vient enfin d’être publié aux éditions L’espace d’un Instant en ce début d’année 2024. Terrifiant et édifiant. Des suites dramatiques sont à craindre, il est urgent de se mobiliser, la sévérité déjà reconnue du régime est encore à redouter. Cette pièce (et ses conséquences) serait peut-être passée sous mes radars si L’espace d’un Instant ne s’était pas dressé sur mon passage. Merci encore. Et toujours. J’allais oublier : la pièce est traduite par Antoine NICOLLE et Alexis VADROT, qui nous ont permis de découvrir cette oeuvre forte.

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(Warren Bismuth)

mercredi 31 janvier 2024

Malcolm MENZIES « Makhno, une épopée »

 


Les biographies sur le paysan révolutionnaire ukrainien Nestor MAKHNO sont peu nombreuses, et s’éloignent parfois volontiers de la réalité pour proposer un super héros résistant qui a quasiment fait plier l’armée rouge des soviets peu après leur prise de pouvoir en octobre 1917. L’anarchiste MAKHNO est souvent dépeint comme un homme sans failles, de manière caricaturale et exagérée dans ses qualités. Cette présente biographie de Malcolm MENZIES remet les pendules à l’heure.

Biographie de 1972 (ici rééditée), la première du révolutionnaire, elle revient abondamment sur les événements politiques du début du XXe siècle en Russie, ranimant le contexte politico-social qui précède la révolution de 1917. Parallèlement l’auteur place Nestor MAKHNO dans cet environnement. Anarchiste dès 1906 (il a alors 18 ans), il connaît pour la première fois la prison l’année suivante, est même condamné à mort, mais comme il est mineur, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité.

Durant ses détentions, MAKHNO « visite » souvent le cachot pour insubordination. Il fait de longs séjours à l’hôpital en raison de sa santé devenue défaillante, touchée par une tuberculose pulmonaire. Il cogite et prépare une revanche, non seulement celle d’un homme, mais celle d’un peuple. La première révolution de 1917, celle de février, aboutit à une amnistie générale des condamnés politiques dont fait partie MAKHNO. Le voilà libre.

« Il languit six années entières à la prison de Boutyrka. Le peu de culture générale ou d’éducation politique qu’il posséda jamais, il devait l’acquérir là. Une prison politique, à cette époque, c’était aussi l’université. C’est là que les jeunes révolutionnaires apprenaient le b.a.-ba de leur idéologie politique des lèvres d’hommes mûris par plusieurs dizaines d’années d’activité subversive ». Car paradoxalement, dans cette biographie très documentée, ce sont bien les faiblesses de MAKHNO, son manque d’instruction, de discernement, son instinct bestial, sa violence qui nous le rendent plus humain, loin de l’image d’être indestructible fait d’un bloc.

Juste après sa libération en 1917, MAKHNO prend la tête d’une organisation ukrainienne paysanne et révolutionnaire, c’est là qu’il va écrire sa légende, alors que la Russie est dans son ensemble touchée par la famine et a besoin de la région d’Ukraine pour survivre. L’auteur revient avec force détails sur les évènements immédiats de l’après octobre. Son travail minutieux permet de suivre l’évolution du régime, mais aussi celle de l’armée Makhnoviste, de sa brève alliance avec LÉNINE, du traité de Brest-Litovsk de 1918, de l’Allemagne qui prend en partie possession de l’Ukraine, alors jeune République autonome. La maison de la mère de MAKHNO est brûlée, l’un de ses frères tué, l’autre jeté en prison.

De cette période, de nombreuses légendes planent sur Nestor MAKHNO, Malcolm MENZIES s’applique à les détricoter, tandis que la Makhnovchtchina, l’armée insurrectionnelle ukrainienne dirigée par MAKHNO, s’adonne à de véritables massacres. Tout s’emballe, la simple évocation du nom de Nestor MAKHNO inspire la terreur. VOLINE, le célèbre révolutionnaire, rejoint cette armée, il témoigne des horreurs, les dépeint.

En 1921, l’aventure se termine, la Makhnovchtchina est vaincu. Sur les accusations d’antisémitisme sur la personne de MAKHNO, là aussi Malcolm MENZIES répond, aussi brièvement que clairement : « L’armée makhnoviste, presque entièrement paysanne dans son recrutement, n’était évidemment pas exempte du sentiment antisémite virulent qui s’était emparé de l’Ukraine. Makhno, personnellement, condamnait toute discrimination. Il publia des ordres interdisant formellement les pogroms, et les sanctions punissant les manifestations d’antisémitisme étaient promptes et rigoureuses. Un commandement de détachement fut fusillé sans jugement en raison d’un raid accompli sur une colonie juive. Un soldat eut droit au même sort pour avoir déployé un calicot portant : ‘Mort aux juifs, sauvons la Révolution, vive le batko Makhno’ ».

Défait, renié, MAKHNO quitte la Russie. Il erre dans divers pays avant de rejoindre la France en 1925, où le mouvement anarchiste est en crise, comme partout en Europe. Indirectement, MAKHNO en fera les frais. Abandonné autant pour son alliance passée (quoique très brève) avec les bolcheviques que pour son attitude jugée hautaine et son comportement solitaire, mais aussi mis de côté simplement pour être russe, comme le furent de nombreux exilés à cette période. Malgré les manifestations et cagnottes de soutien, il meurt dans la misère, épuisé, en 1934. Il n’a que 45 ans. Il reste les actes, ceux d’un révolutionnaire anarchiste déterminé et de son armée paysanne qui a marqué l’Histoire du XXe siècle.

Ce documentaire est une mine d’informations, que ce soit sur Nestor MAKHNO, sur l’Histoire politique de la Russie de l’avant révolution de 1917, sa mise en place et ses balbutiements, mais aussi sur les relations internationales et les accords de principe. Au-delà de la biographie d’un être, c’est bien un instantané sur l’Europe de l’est des deux premières décennies du XXe siècle. Quant à la biographie en elle-même, elle est clairvoyante car défanatisée, lucide car impartiale, prenant un recul nécessaire et salvateur. Elle ne glorifie ni ne condamne MAKHNO, ne sous-estime pas son action révolutionnaire, mais ne la rend pas héroïque. La figure de MAKHNO a permis tous les abus, les écrits pros ou anti se réfugiant dans une sorte de caricature du portrait, du super héros au super pourri buvant du sang juif. La vérité est tout autre, et Malcolm MENZIES l’expose brillamment. S’il n’y a qu’un témoignage à retenir sur Nestor MAKHNO, c’est sans doute celui-ci. Il fut enfin traduit (par Michel CHRESTIEN) et réédité dans une version revue et corrigée en 2017 dans la majestueuse collection Lampe-Tempête des éditions L’échappée.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

mercredi 24 janvier 2024

Natalka VOROJBYT « Sacha, sors les poubelles & Le dépôt de grain »

 


Deux pièces ukrainiennes sont rassemblées ici, deux petits bijoux de l’autrice Natalka VOROJBYT, elle-même ukrainienne. La première tout d’abord, brève. Oksana est une jeune femme prête à accoucher. Sa mère est à ses côtés, le mari de cette dernière (et beau-père d’Oksana) est décédé. Pourtant un dialogue à trois s’amorce, les deux femmes convoquant le défunt, par ailleurs ancien officier ivrogne. Un an plus tard, sur sa tombe, les deux femmes reviennent lui rendre visite, Okasna est à nouveau enceinte. Dans de brèves scénettes fortement imprégnées de l’esprit de Nikolaï GOGOL (lui-même ukrainien), mais avec une forte teinte politique, le texte finit par entrer en résonance avec l’actualité (mais écrit en 2015, au lendemain des événements de Maïdan), se clôturant en 2014 à Kyïv (Kiev). Ou comment passer de l’intimiste au global avec pertinence.

N’ayons pas peur des mots, « Le dépôt de grain » est un petit chef d’œuvre. De format bien plus long que la pièce précédente, celle-ci met en scène de nombreux personnages. Pièce ambitieuse, elle a pour but de raconter en 100 pages l’Holodomor, la famine majeure survenue en 1933 en Ukraine sur orchestration machiavélique du camarade STALINE. Après une scène en 1926, l’histoire se déroule entre 1931 et 1933 en Ukraine. Début des kolkhozes de masse, et débuts des désaccords entre les paysans, les pros et les anti, tensions exacerbées par le sujet de la religion : « Au nom du pouvoir soviétique, sauvons le peuple de l’oppression religieuse. Transformons les églises en dépôts de grain. Donnons à l’État les cloches de cuivre. Recevons en échange les tracteurs et autres équipements ! ».

Les plus rétifs à la collectivisation vont le payer cher, très cher. Par des scènes figuratives, l’autrice met en scène des paysans tiraillés, y compris au sein des familles, entre la volonté de rester indépendants et crever à petit feu, ou celle de rentrer dans le rang en se soumettant à l’ogre soviétique, sans aucun gage de stabilité ni d’avenir. L’Holodomor est un événement majeur de l’histoire soviétique, la plus grande exécution de masse ordonnée par STALINE affamant toute une population. Dans cette pièce, Natalka VOROJBYT permet de reconstituer les faits, les scènes. La propagande stalinienne est partout. Soucieuse de coller au plus près aux outils de communication en vogue, elle s’installe dans le cinéma.

Certaines séquences sont dures, mais nécessaires pour bien rendre compte de la velléité génocidaire. « Et le chien n’a pas aboyé. (Se souvenant) Ah, oui, nous l’avons mangé à l’automne ». Tout comme on a fini par manger le chaume des toits des habitations. « Le dépôt de grain » est d’une grande force, n’oubliant pas les traits d’humour pourtant difficiles à glisser devant un tel sujet. Natalka VOROJBYT construit son texte de manière patiente, sans faux-semblants ni trémolos, peut-être pour aller encore plus droit au cœur. Car le fond de cette pièce gifle, il réveille une extermination trop longtemps cachée. Écrit en 2009 sur des événements de 1933, il fait écho (indirectement bien sûr) en partie à l’actualité et un peuple ukrainien toujours pas reconnu comme tel par le pouvoir russe.

Le livre est d’une grande pertinence et d’une profonde acuité. Les deux pièces semblent comme antipodiques, et pourtant elles se rejoignent dans l’horreur, la guerre, le balbutiement de l’Histoire. Elles sont deux petites pièces d’orfèvrerie, chaque élément se trouvant au plus juste. Elles sont aussi une manière originale de raconter l’Histoire ukrainienne par les ukrainiens eux-mêmes. L’ouvrage, traduit de l’ukrainien par Iryna DMYTRYCHYN, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, il est parfait pour découvrir le catalogue de cette maison s’il vous est encore inconnu à ce jour. Une maison à soutenir, à relayer, et ce livre prouve une fois de plus la grande qualité de la ligne éditoriale. Une pièce de la même autrice, « Mauvaises routes » était déjà parue au catalogue en 2022, je vous l’avais présentée en son temps. Tiens, je n’ai même pas dit à quel point je trouve la couverture magnifique, mais la place me manque.

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(Warren Bismuth)

mercredi 20 décembre 2023

Laurent CACHARD « Aurelia Kreit – Les jardins d’Ellington »

 


En 2019, Laurent CACHARD faisait paraître l’ample roman « Aurelia Kreit » chez Le Réalgar. Quatre ans plus tard, il lui offre une suite chez le même éditeur, même format. Nous retrouvons la famille Kreit et ses proches, cette fois-ci au cœur de la tourmente de la première guerre mondiale en France, tout d’abord du côté de Lyon, mais il y a beaucoup de mouvements dans cette fresque historique et familiale.

Ce récit dresse en parallèle le destin d’une famille ukrainienne et celui de l’Europe avec les enjeux et les combats de la première boucherie. Aurelia, 16 ans, y est ambulancière et, comme ses proches amies d’infirmeries, voit l’indicible. Mais ce qui se trame en fond, c’est un désir d’une autre vie pour ses compatriotes alors sous le joug de la Russie (l’actualité récente montre d’ailleurs que le monde tend à bégayer).

Attendez-vous à croiser des personnages à profusion, les fictifs comme les « vrais », ceux qui ont écrit l’Histoire, y ont participé. Le roman est une description lente, minutieuse et documentée de l’état de l’Europe au début du XXe siècle, les velléités de la Russie et les relations internationales, brûlantes, le tout mené par une écriture classique et précise. Le quotidien en marge du front pour ces ambulancières admirables est scruté, parsemé de détails et termes techniques sur leurs tâches. D’autres termes, militaires, viennent aussi s’inviter comme pour mieux comprendre par quoi les hommes sont massacrés et quelles en sont les séquelles à court ou long terme.

Comme d’autres, les ambulancières sont débordées, éreintées, des bâtiments sont réquisitionnés afin d’entasser des blessés, certains presque morts. D’ailleurs, la faucheuse semble rôder à chaque page. Et pour Aurelia, l’objectif est tout d’abord de retrouver son frère Igor, perdu quelque part dans un pays encore inconnu, la France. Mais c’est aussi et surtout pour cette famille la quête d’une identité, car c’est bien ce sujet qui domine l’intrigue. « Elle avait été tour à tour l’Ukrainienne, la Russe pour les Turcs, l’Autrichienne pour les Français et la Française pour les Allemands ». Recherche des racines, et pour Aurelia volonté de reconstitution du parcours familial, qu’elle méconnaît.

Après Lyon, l’action se déplace à Mulhouse dans une Alsace convoitée par deux pays frontaliers, enjeu de taille, un combat dans le combat. Et pour Aurelia un choix Cornélien s’impose : tuer son frère Igor pour se sauver elle-même, dans une allégorie de la terre qu’elle foule alors. Le texte revient sur les racines de la famille Kreit, notamment par l’ombre, fugace mais omniprésente, du poète ukrainien Taras CHEVTCHENKO. « Ça ne tenait à rien, une nationalité ». Il en est pourtant tout autre pour Aurelia.

Abondant en menus détails, ce roman est une fresque historique, ample dans le nombre de ses personnages et de leur histoire intime ou commune comme dans leurs déplacements. Il développe un plan de roman de guerre, faisant se côtoyer personnages ayant existé et participé « sur le terrain » à l’époque, et ceux, les héros purement fictifs, sortis de l’imagination de l’auteur, peut-être dans une volonté de réécrire TOLSTOÏ au XXIe siècle (les initiales de l’héroïne de Laurent CACHARD sont les mêmes que celles de Anna Karénine), même si le roman est avant tout français.

Quoi qu’il en soit, après être passé par Étretat, l’action se focalise sur La Courtine, un camp perdu au cœur de la Creuse, renfermant des soldats russes, rouges comme blancs, qui ne vont pas tarder à se mutiner. C’est peut-être l’événement le plus vibrant de cette épopée guerrière, son point culminant car il en est le ciment : des soldats russes combattant en France rattrapés par la politique contemporaine de leur pays à l’autre bout du continent. C’est juste après cet épisode que se clôt ce deuxième volume, en septembre 1917, alors que le destin de la Russie s’apprête à être bouleversé, quelques semaines plus tard, par LÉNINE et le parti bolchevique…

Le roman se referme sur un poème de février 1917 signé Sergeï IVANOV, après une longue aventure périlleuse toute en rebondissements et secrets familiaux et internationaux, intimes comme politiques. La grande histoire rejoint la petite, dans une perpétuelle quête de l’identité, une recherche des racines, familiales comme culturelles. Ce livre forme un diptyque avec son grand frère de 2019, mais ils peuvent toutefois être lus séparément. Il vient de paraître aux éditions Le Réalgar.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 1 novembre 2023

Svetlana ALEXIEVITCH « La guerre n’a pas un visage de femme »

 


Deuxième salve du mois chez Des Livres Rances pour le défi « Prix Goncourt Vs Prix Nobel » du challenge « Les classiques c’est fantastique », orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, avec Svetlana ALEXIEVITCH, Prix Nobel de Littérature en 2015.

Voici un livre qui fait mal, qui secoue, qui bouscule. Svetlana ALEXIEVITCH a entrepris de faire parler les femmes de la guerre, en l’occurrence les femmes soldats russes au cœur de la seconde guerre mondiale. Un travail acharné de sept ans publié tout d’abord en 1984, soit près de 40 ans après la fin de la guerre, pour lequel l’autrice Belarus a subi la censure soviétique. En 2003, Svetlana ALEXIEVITCH a pris du recul sur le livre, et lors d’une réédition décide de publier en prologue les passages supprimés par le régime russe ainsi que ceux qu’elle-même avait préféré ne pas faire éditer en 1984. C’est cette version qui est ici présentée.

« La guerre n’a pas un visage de femme » est une œuvre titanesque : des 500 témoignages enregistrés avec ces femmes qui ont connu la guerre, subsistent ici quelques dizaines, ce qui est déjà phénoménal. Sans mauvais jeu de mots, les témoignages sur la deuxième guerre mondiale sont légion, mais les femmes ont peu pris la parole, spécialement du côté de l’est de l’Europe. Dans ce livre pourtant, elles se confient. Chaque chapitre est axé sur un sujet précis de la guerre, et à chaque début, l’autrice précise le contexte, donne son point de vue avant de laisser la parole aux « guerrières », elle lit les voix, selon ses propres termes. « Je n’écris pas sur la guerre, mais sur l’homme dans la guerre. J’écris non pas une histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments. D’un côté, j’étudie des individus concrets ayant vécu à une époque concrète et participé à des événements concrets, mais d’un autre, j’ai besoin de discerner en chacun d’eux l’être humain de toute éternité. La part d’humain toujours présente en l’homme », et ici en la femme.

Le premier constat est peut-être le suivant : la difficulté pour une femme de se faire enrôler dans l’armée alors qu’elle souhaite combattre le nazisme sur le terrain. Lorsqu’elles parviennent à se faire engager, l’image forte de la plupart de leurs souvenirs est cette tête qu’on leur rase, elles porteuses de jolies tresses. Les témoignages sont prenants, bouleversants, parfois choquants tellement la violence quotidienne dépasse l’entendement. Elles se souviennent aussi de ces femmes enceintes dont certaines accouchent sur le Front. Et aussi ces uniformes, taillés pour pour les hommes, donc trop grands pour elles, ainsi que les chaussures. L’élégance n’est plus de mise, ce que regrettent beaucoup de soldates qui sourient à ce souvenir, ainsi qu’à cette image de ces fusils plus grands qu’elles, alors qu’elles constatent que leur part de féminité leur a beaucoup manqué pendant ce temps passé à la guerre.

Se replacer toujours dans le contexte : « On parle de Staline, qui liquida, juste avant la guerre, les meilleurs cadres de l’armée. L’élite militaire. De la brutalité de la collectivisation, et de l’année 1937, l’année des grandes purges. Des camps [soviétiques, nddlr] et des déportations. Du fait que, sans 1937, il n’y aurait pas eu 1941. Nous n’aurions pas battu en retraite jusqu’à Moscou et n’aurions pas payé si cher la victoire ». Un mauvais timing, pourront objecter certains partisans. Mais c’est une fait que STALINE a affaibli le pays, en a affamé une partie (l’Ukraine), ceci juste avant la déclaration de guerre.

Certaines des femmes interviewées refusent de répondre car « Se rappeler la guerre, c’est continuer de mourir… De mourir et encore mourir… ». Sur le Front, la surenchère est en route, les villes et villages s’embrasent, les atrocités s’enchaînent, pourtant « Nous étions fatigués de haïr ». Des scènes sont insoutenables, indicibles, et pourtant les témoins veulent faire apparaître une anecdote qui laissera forcément des traces dans le lectorat. Ainsi cette femme qui donne son sang à un blessé puis apprend qu’ils est mort un mois après ce geste, en plein combat. Et elle, se persuade que c’est donc son sang à elle qui a été versé lors de l’ultime bataille du soldat.

Beaucoup de ces femmes sont infirmières, et par cette tâche, se doivent de soigner tout le monde, y compris l’ennemi nazi, ce qui laisse là aussi des traces. Ces témoignages sont empreints d’une grande lucidité, peut-être due à la distanciation. Le combat est quotidien, acharné, et seule la loi du Talion est parfois appliquée, les combattants n’ont plus rien d’humain, n’éprouvent plus de sentiments, pensent à tuer, ces sentiments annihilés par la guerre, où ces femmes s’interdisent d’aimer, espèrent s’en sortir vivantes pour y repenser une fois la paix revenue. Donc les histoires d’amour sont rares, même si elles existent.

La plupart des combattantes n’ont plus leurs règles. « La guerre des femmes possède d’autres mots, d’autres couleurs et odeurs ». C’est sur ce point que ce recueil de témoignages prend tout son poids. Une femme ne raconte pas la guerre comme un homme, elle la voit avec un regard différent, malgré la barbarie, malgré le sang, malgré les charniers. D’une part parce qu’elle reste souvent cantonnée à des tâches de femmes, ensuite parce qu’elle ressente un vol de leur féminité.

Après la guerre, les survivantes n’en ont pas fini avec l’errance. Souvent enrôlées jeunes (entre 16 et 18 ans !), elle ont abandonné leurs études pour défendre la patrie. Au combat elles ne furent pas traitées comme les hommes, par exemple « Les allemands ne faisaient pas prisonnières les femmes qui portaient l’uniforme. Ils les abattaient sur place ». Au sortir de la guerre elles sont sans diplômes et mises en échec par la société. Sans oublier l’immense traumatisme post-boucherie, les souvenirs des tortures. Et ce quotidien qui ramène irrémédiablement à la guerre. En effet, de très nombreuses mines tuent encore après la victoire, payée si cher.

La traduction est assurée par Galia ACKERMAN et Paul LESQUESNE pour une publication de 2004. En 2015, juste après l’obtention du Prix Nobel de Littérature pour l’autrice, le livre est republié ensemble avec deux autres titres, « Derniers témoins » et « la supplication » dans la collection Thesaurus d’Actes sud, forte de près de 800 pages. « La guerre n’a pas un visage de femme » est un livre bouleversant, captivant aussi, l’histoire contée autrement, par les sans-grades, par ces femmes anonymes. « Je leur posais des questions sur la mort, et elles me parlaient de la vie. Et mon livre, ainsi que je m’en rends compte à présent, est un livre sur la vie, et non sur la guerre. Un livre sur le désir de vivre… ».

(Warren Bismuth)



dimanche 29 octobre 2023

Ivan BOUNINE « Le village »

 


Dans le cadre du challenge « Les classiques c’est fantastique », le thème du mois, qui ouvre de grands perspectives, est un (ou plusieurs) ouvrage à présenter issu des palmarès de Prix Nobel de littérature ou Prix Goncourt, autant dire que l’éventail est large. Moka et Fanny des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores ne manquent décidément pas d’inspiration ni de ressources pour dégoter des thèmes attractifs. Je possédais depuis, disons, quelques années, ce roman de Ivan BOUNINE, premier russe à avoir obtenu le Prix Nobel de littérature (en 1933), l’occasion m’était donné de l’explorer.

Ce roman est le premier de l’auteur. Et il est d’un intérêt tout au moins littéraire quant à sa forme et son contenu. Écrit en 1909, il n’est pas encore l’un de ces romans aboutis dont la littérature russe a fait œuvre. Cependant, il est bien plus qu’une esquisse, il est même un véritable exercice de style.

Les frères Krassov, Tikhon et Kouzma, ont grandi ensemble, puis se sont brouillés, ont tracé leur chemin, chacun de son côté. À 50 ans, Tikhon, sans enfants (sa femme Nastasia Pétrovna a plusieurs fois accouché d’enfants morts), tient une auberge, tandis que Kouzma, se revendiquant anarchiste, vient de faire publier un recueil de poésie. Tikhon l’embauche comme administrateur et parallèlement tombe amoureux d’une jeune femme dont le mari est subitement mort. D’ailleurs, l’a-t-elle ou non empoisonné ? Tikhon entretient des relations explosives avec ses moujiks, Kouzma en est témoin, triste et impuissant.

« Le village » n’est pas fait d’un bloc, il est une analyse dans son jus des mœurs de la Russie rurale et profonde du début du XXe siècle. Mais il est loin de l’enjoliver ! Bien au contraire, il tire à boulets rouges sur ces mentalités considérées comme dépassées. Les dialogues sont en langue populaire, forts de nombreuses apostrophes pour couper les mots, comme s’ils étaient mâchés et recrachés par ceux qui les prononcent. On peut y voir l’influence de Nikolaï LESKOV, romancier russe à l’atmosphère rurale marquée, mais sous l’emprise d’une poésie envoûtante : « La pluie se calmait, le soir tombait : devant la télègue, sur un pacage vert, un troupeau galopait vers les isbas. Une noire brebis aux jambes fluettes s’était écartée, et une femme la poursuivait, se couvrant de sa jupe mouillée, pieds nus, montrant de blancs mollets lustrés. À l’ouest, au-delà du bourg, le ciel s’éclaircissait ; à l’orient, sur le fond poudreux et moiré d’une nuée, au-dessus des blés, deux arcs décrivaient leur courbe, verts et violets. Une senteur dense et moite venait des herbes champêtres, une odeur tiède – des habitations ».

BOUNINE (1870-1953) ne rangeait d’ailleurs pas cette œuvre dans la catégorie ‘Roman‘, il y voyait plutôt comme une longue poésie en prose. Et c’est vrai que la langue narrative est riche, dense, précise, musicale, exactement à l’opposé des dialogues. BOUNINE décrit par exemple avec force détails une foire aux bestiaux ainsi que les échanges verbaux des protagonistes, les deux styles tranchent, se font face. L’auteur semble n’avoir aucune empathie pour ces villageois qu’il décrit parfois de manière abrupte, proche de la caricature, alors que ses deux personnages principaux, les frères Krassov, sont emplis de mélancolie, regardant avec nostalgie leur lointain passé.

Les repères concernant la date approximative de l’action sont rares mais assez nets : préparation de la guerre entre la Russie et le Japon (débutée en 1904), prémices puis fin de la révolution de 1905, dissolution de la Douma (en 1907). Ce qu’a voulu faire BOUNINE ici est sans doute de tester son style. En effet, l’intrigue est légère, presque inexistante. En revanche les longues phrases magnifiques par leur enrobé sont nombreuses, leur musicalité est bien présente, même si la traduction de Maurice PARIJANINE (de 1922), par ailleurs fort bien exécutée, ne reflète sans doute pas toute l’ardeur de ce travail. L’action ouvre pas mal de portes quant à une piste de scénario, mais les referme aussitôt : beaucoup de questions sont soulevées, aucune réponse n’est proposée, le roman reste constamment en suspens, ce qui peut en gêner en partie la lecture.

Les villageois de BOUNINE sont cruels, racistes, ils s’organisent pour faire expulser des exploitations les travailleurs non natifs de la région pour les faire remplacer par des locaux. Dans ces coins reculés, on tombe malade, on ne peut pas se soigner. Les chapitres sont brefs, mais le tout souffre parfois d’une certaine longueur pour montrer peut-être un peu impudiquement une population rurale à l’agonie, comme le régime d’alors (qui tombera huit ans plus tard, c’est-à-dire presque le lendemain).

BOUNINE amorce la révolution manquée de 1905, ne s’y attarde pas, fait miroiter des horizons sur la pensée socialiste révolutionnaire, les referme aussitôt, ce n’est pas le but de ce roman. Il esquisse, s’en contente, se focalise sur son style, les impressions, dépeint la société villageoise à la façon d’un impressionniste, presque sans héros, à part ces deux frangins qui ne crèvent pas non plus « l’écran » de leur présence. BOUNINE cherche visiblement à se rassurer, à se montrer qu’il est capable de fournir une œuvre littéraire pouvant se faire remarquer. Il semble déjà en partie affranchi de l’influence théâtrale et burlesque de GOGOL même si elle se fait encore sentir avec force par moments, débarrassé également en partie des formes presque naturellement imposées pour la littérature russe par DOSTOÏEVSKI ou TOLSTOÏ. Il a trouvé un style même si le fond est encore un peu brouillon.

Si vous ne connaissez pas la littérature russe, il n’est peut-être pas du tout judicieux de la découvrir par l’entremise de ce titre, qui ne la repréente pas particulièrement. Même réflexion si vous ne connaissez pas BOUNINE, ce n’est pas son œuvre la plus significative. BOUNINE fut le premier écrivain russe à recevoir le Prix Nobel de littérature, c’était en 1933, il était alors exilé en France, il ne rejoindra jamais sa Russie.

« Le village » existe en version numérique et petit prix aux éditions Bibliothèque Russe et Slave, les éditions Ginkgo l’ayant réédité récemment en version papier.

https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

(Warren Bismuth)