Cette biographie à a fois condensée et ample de la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966) est un petit miracle. Rares sont les moments où la vie d’un écrivain russe est retracée aussi sobrement, sans discours lénifiants, sans superlatifs ni surenchères. Le travail documenté de Geneviève Brisac est impressionnant par ce recul en même temps que cette précision horlogère.
Née en 1889 en Ukraine, Anna Akhmatova connut dès l’enfance un parcours fait de tragédies, de morts des proches, a elle-même failli mourir d’une maladie à 10 ans. C’est là qu’elle a composé ses premiers poèmes. Elle est encore jeune lorsqu’elle rencontre le peintre Amedeo Modigliani (qui lui aussi ne va pas tarder à mourir) à Paris, ils deviendront amis. Puis les premières publications à un peu plus de 20 ans. Et premiers succès littéraires. Un peu avant la première guerre mondiale.
Il est troublant que la plupart de ses bouleversements personnels coïncident avec de forts bouleversements historiques. Ainsi Anna Akhmatova divorce de son premier mari juste après la révolution russe de 1917. Puis 1921, la Russie affamée d’un côté, Blok son ami poète mort de l’autre, sans oublier l’assassinat de Goumiliov son premier mari et le divorce d’avec son second. Akhmatova est alors interdite de publication et même d’écriture dans son propre pays. Elle ne pourra republier que des décennies plus tard. Sur ce, viennent les grandes purges staliniennes qui prennent place à partir de 1934.
Les tragédies d’écrivains d’envergure vont se succéder : Maïakovski suicidé en 1930, Ossip Mandelstam – un très proche – arrêté pour un poème contre Staline en 1934 (il meurt en décembre 1938 dans un camp de transit pour la sinistrement célèbre Kolyma), Pilniak assassiné en 1938, Tsvétaïeva suicidée en 1941 après 17 ans d’exil (les deux femmes ne venaient que de se rencontrer pour la première fois), etc.
Dès 1936 Anna Akhmatova a repris « l’écriture », du moins la création de poèmes par la pensée, poèmes qu’elle apprend par cœur car elle a interdiction de laisser toute trace écrite de son travail. Elle rencontre Lydia Tchoukovskaïa qui deviendra son amie, mais avec laquelle elle se brouillera ensuite. Lydia et une autre amie, Nadejda Mandelstam, veuve du poète, apprennent ses poèmes par cœur pour pouvoir les réciter plus tard. « Elle se sent menacée de folie. Elle l’est vraiment. On ne dit pas souvent les maux physiques et psychiques de la dictature, de la terreur. Elle est tellement impuissante à faire libérer son fils. Et lui, au loin, il s’imagine que si elle ne le fait pas revenir, c’est par indifférence et égoïsme. Comme sa grand-mère le lui a dit quand il était un petit garçon ». Car l’histoire familiale, intime, rejoint la tragédie nationale. La deuxième guerre mondiale éclate, commence le siège de Leningrad. Son fils est libéré de prison, mais la poétesse subit une suite d’infarctus. Elle est usée, à 50 ans.
Dans cet ouvrage fourmillant d’anecdotes de la vie littéraire russe du XXe siècle, on peut voir les forts liens que Akhmatova entretient avec certains des poids lourds de son époque, dont Boris Pasternak. Geneviève Brisac en profite pour rappeler « l’affaire du Docteur Jivago », suite à la divulgation du roman qui va faire couler tellement d’encre que Pasternak refuse le Prix Nobel de littérature en 1958.
La littérature est d’ailleurs à l’honneur dans cette épatante biographie. Des extraits de poèmes rendant hommage à Anna Akhmatova, écrits par Nikolaï Goumiliov son premier mari, mais aussi par Ossip et Nadejda Mandelstam, Marina Tsvétaïeva ou encore Varlam Chalamov, tandis que Geneviève Brisac, au-delà de sa remarquable érudition, n’oublie pas les extraits de poèmes de Anna, des œuvres autobiographiques, des instantanés où toute la douleur de la poétesse éclate.
Le portrait de Anna Akhmatova est saisissant, cette aristocrate de 1,78 mètre, adulée puis rejetée, cette grande dame qui perd peu à peu tous ses appuis par les décès successifs de ses proches et confidents, comme si la mort se fichait d’elle. Cette femme qui a connu tant d’hommes qui tous ont affronté un destin tragique, qui est restée debout, comment, par quelle force ? Celle dont les intimes sont morts suicidés ou exécutés pour raisons politiques, a toujours refusé de s’exiler, au contraire de nombreux écrivains de l’époque, c’est ce qui en fait une figure à part de la littérature russe du XXe siècle. Celle dont l’influence majeure venait des lignes de Pouchkine, mort bêtement en duel. La mort, l’odeur de cadavres semble côtoyer l’âme de la poétesse.
La mort, et le totalitarisme. « … elle se rend compte qu’elle fait l’objet d’une surveillance accrue, si une telle chose est possible : on installe des micros chez elle en son absence, il y a de nouveaux petits trous dans son plafond, et des miettes de plâtre en tombent. D’étranges individus aux mines patibulaires montent la garde sous ses fenêtres. Ceux qu’elle appelle la « cour des miracles » - policiers en civil, mouchards variés – sont en ébullition ». Le 20 août 1946 Anna Akhmatova est exclue de l’Union des écrivains, privée de fait de revenus et de droit à la publication. Le dégel amorcé après la mort de Staline en 1953 a lieu trop tard et surtout est loin d’être complet. Akhmatova vieillit, exténuée par la douleur, la cruauté. Mais comme le rappelle Geneviève Brisac, « La littérature, est-ce autre chose que des ragots sublimés ? ». Anna Akhmatova s’éteint en 1966, après une vie de malheurs, de déchirements et d’interdictions. Tout ceci, le livre de Geneviève Brisac le raconte sans omettre les détails documentés. Cette biographie rend admirablement compte de ce que fut cette féministe au cœur du régime soviétique totalitaire. Sorti en 2024 aux éditions Seghers, souhaitons qu’il fasse date car son contenu le mérite amplement.
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(Warren Bismuth)