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mercredi 18 juin 2025

Marek VADAS « Six étrangers »

 


En trame de ce bref roman, un fait divers tragique, un morceau d’histoire plutôt, un de ces nombreux drames du monde de l’entre-deux guerres : une chasse aux Roms lors d’une fête de village quelques part en Slovaquie en 1928. Un acharnement. Mais difficile d’en savoir plus car, même si divers protagonistes vont prendre la parole dans ce remarquable roman polyphonique, aucun ne semble vouloir entrer frontalement dans le vif du sujet.

Ils sont nombreux à se succéder pour témoigner, comme lors d’un procès où tout le monde donne sa version des faits à la barre. Un premier témoin, jeune homme introverti s’incarnant dans ses lectures, nombreuses et prenantes, alors que le récit démarre tout en souplesse. Mais les premiers grains de poivre surviennent avec le deuxième, un vieil homme, sorte de mémoire du village, antisémite et anti-Roms, un gars de la vieille école, en somme.

Mais qu’en est-il de la situation politique de la Slovaquie ? « Nous avons toujours été sous la coupe de quelqu’un d’autre, que ce soient les Hongrois, les Autrichiens, les Tchèques ou les Russes. Et nous nous sommes toujours tus, nous avons suivi le mouvement, nous regardions derrière les rideaux ce qui se passait dehors dans les rues, nous étions presque satisfaits d’être gouvernés par quelqu’un d’autre, de ne pas avoir à décider de quoi que ce soit et de ne pas être obligés à nous malmener nous-mêmes ».

La Slovaquie est alors Tchécoslovaque (elle deviendra brièvement indépendante durant la deuxième guerre mondiale sous la pression nazie), mais l’auteur Marek Vadas sème çà et là quelques cailloux sur son passé sulfureux, son identité politique propre. Quant à son peuple, passif mais parfois violent, il peut être rapidement mu par une hystérie collective comme celle qui a entraîné la tragédie de 1928. C’est aussi un peuple taiseux. D’ailleurs, aucun dialogue ne vient interrompre les longs monologues des témoins. Seul repère : la brasserie du Lion, lieu de convergence des villageois.

Mais témoins de quoi ? Car les langues ont du mal à se délier : « On veut sortir les cadavres du placard, les analyser, trouver des explications. Mais ici, nous ne nous demandons pas pourquoi. C’est arrivé. Vraiment ? Mais en êtes-vous sûr ? Et si les choses s’étaient passées différemment ? En sens inverse ? Ou si ce n’était pas arrivé du tout ? Que se passerait-il alors ? Voilà nos questions. Ce sont les questions auxquelles nous voulons avoir une réponse. Le « pourquoi » se  trouve peut-être tout à fin de l’histoire, mais nous espérons que nous n’y arriverons pas de toute façon ». Mais poursuivons néanmoins notre lecture.

Se succèdent un père alcoolique, un employé modèle tout droit échappé d’un récit de Tchekhov, un jeune borgne de 7 ans dont la mémoire visuelle semble prodigieuse. Celui-ci pourrait se rappeler, raconter… Mais voilà déjà la silhouette d’un affairiste de P., bourgade « dominée par la superstition et l’obscurantisme », de passage dans une ville, vivant une nuit de cauchemar dans un hôtel où d’étranges événements se déroulent. Un chapitre kafkaïen.

Des corps retrouvés par étapes, par petits bouts. Quand un écrivain, narcissique et mégalomane protégé par son ange gardien, prend la parole. C’est la mère du premier témoin du livre qui clôt la liste des témoins. « Six étrangers » est une analyse du bouleversement individuel comme collectif d’un village après une tragédie humaine. Et ce roman est un mémorial pour les victimes de cette sordide affaire de crimes de Roms dans une Slovaquie qui suinte de partout. Texte chorale qui fait se confronter plusieurs points de vue, plusieurs états d’esprits, dans le souvenir, dans une assourdissante loi du silence, avec l’obligation de continuer comme avant même si cela s’avère impossible. Ce recul qui offre un semblant de lumière à un acte violent passé. « Quand on est au cœur des événements, on ne comprend rien, tout semble cruel et insensé. On met les choses bout à bout, mais on arrive toujours à quelque chose de stupide ». Alors que stupidement chacun prépare sa version qui tend à l’innocenter, chacun réécrit peut-être l’histoire à sa façon.

« Six étrangers » du slovaque Marek Vadas vient de paraître chez la nécessaire maison d’édition Le ver à Soie dans la collection 200 000 signes, traduit du slovaque par Diana Jamborova Lemay. Roman bref autant que poignant, qui ne laisse que peu de place à l’espoir, il est d’une structure en mosaïque parfaitement maîtrisée et solide.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 15 juin 2025

Anna MILANI « Cantique du lac »

 


Ce cantique est une célébration non religieuse, celle d’un lac au pied de montagnes du nord de l’Italie. Et une célébration de souvenirs de jeunesse. Près de ce lac justement, avec la chambre de la narratrice encore enfant qui donne directement sur l’étendue majestueuse, témoin de tant d’événements où « La nuit se peuplait de dictatures ».

 

Ce lac, c’est l’élément essentiel et apaisant, le chasseur de stress comme l’ange gardien. Les jeunes d’alors n’ont pas le même contact avec lui que leurs aïeuls qui, eux ne savaient pas nager et ne pouvaient donc pénétrer ses entrailles. La narratrice se souvient : les journées de pêche avec son père sur une barque, ce lac brumeux une bonne partie de l’année, et puis son existence même, sa forme de femme allongée, ses légendes transmises, tout ce qui peut attiser l’imagination d’une jeunesse en quête d’histoires neuves ou recyclées. « Cantique du lac » est un récit d’initiation devant la beauté de la nature éternelle.

 

L’incommensurable est là, scintillant et toujours en mouvement, entouré de grottes calcaires qui laissent elles aussi planer bien des légendes. Et il ne faut pas minimiser la vie sous l’eau, tout comme il ne faut pas sous-estimer la puissance, la force et les colères du lac. En effet, il a déjà débordé, les habitants s’en souviennent encore, il s’est fâché. Alors forcément il est respecté.

 

Il est enfin un carrefour, celui des cours d’eau se rassemblant en lui. Anna Milani déploie un grand talent pour nous guider en un bref récit lumineux vers ce lac et ne jamais nous en éloigner des rives. Poésie olfactive, émotionnelle, quasi onirique, elle a pourtant les deux pieds bien arrimés sur terre. Son lac est un peu son Dieu païen, d’où ce cantique. Elle le voit comme un retour de nostalgie mais aussi un lieu de retrouvailles ressuscitant le passé, il est un peu le phare de cette région italienne.

 

J’ai eu la chance de rencontrer l’autrice résidant en France depuis de nombreuses années et de partager un dîner avec elle dans le cadre de la Semaine de la Poésie 2025. Elle m’a fait grande impression par sa modestie, son calme, son altruisme et sa bienveillance, qui se ressentent dans sa poésie en prose subtile et délicate. « Cantique du lac », paru chez Cheyne en cette année 2025 est son troisième ouvrage après « Incantations pour nous toutes » (Isabelle Sauvage 2021) et « Géographies de steppes et de lisières » (Cheyne 2022). Il est paru dans la prestigieuse collection Grands Fonds de Cheyne en 2025, il est à lire sous le soleil avec une boisson froide à portée de main. Quant au lac évoqué, munissez-vous d’une carte et vous aurez peut-être la chance de découvrir son nom et son emplacement exact. Un indice : il est niché quelques part dans une vallée du Piémont.

 

« On fabriquait des radeaux pour porter notre lot de naufrages à son terme. Le courant nous amenait sur des rives impraticables, où le héron cendré faisait son nid. On sombrait dans la substance du rêve. / Le matin, dans la brume, des figures effilochées sortaient du lac, elles marchaient jusqu’à nos lèvres, elles empruntaient nos voix rocailleuses pour nous rappeler de naître ».

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 11 juin 2025

Olga CHILIAEVA « 28 jours »

 


Sous-titré « tragédie du cycle menstruel », cette pièce de théâtre est un dialogue entre ELLE – une femme, une anonyme – et le chœur des femmes, de toutes les femmes, dialogue parfois interrompu par des réflexions de l’Homme, son compagnon ignorant tout des douleurs menstruelles, être odieux et ignorant, se plaçant en position de victime. ELLE souffre terriblement lors des premiers jours de règles, elle s’en confie au choeur, qui lui donne force conseils et analyse sa souffrance. Certaines femmes de ce chœur ont décidé de s’en remettre à la foi pour moins éprouver le mal physique, d’où certaines pensées ou conseils passéistes.

La pièce amorce des allégories politiques, sans jamais insister, mais le message est clair : « Mes chers « amis rouges » / je vous hais ». Le sang menstruel se mêle à celui des soldats qui tombent pour la patrie. Douleurs atroces, difficultés dans la vie professionnelle, notamment pour ces femmes pratiquant un travail très physique dans une ferme par exemple, un mal qui englobe toutes les classes sociales sans exception. L’homme présent, où figure la misogynie, est l’occasion pour le choeur de rappeler l’omniscience masculine dans nos sociétés : « Je vous soutiens. / Si les hommes / avaient des règles, / il y a belle lurette / qu’une loi aurait été adoptée. / Et les pantalons pleins de sang / seraient la norme. / Et on distribuerait / des protections gratuitement ! ».

Poésie en vers libres, féministe et revendicative, texte-tract de ces femmes qui culpabilisent de leur épreuvre menstruelle sous la domination masculine, qui ne vivent pas toujours bien un éventuel désir entre deux cycles, qui souffrent de souffrir, pas uniquement physiquement. Et si la fécondation était la solution pour stopper le cycle et les douleurs ?

Viennent ces SPM, symptômes prémenstruels savamment expliqués par l’autrice russe Olga Chiliaeva, en un monde où la domination favorise le harcèlement, un peu partout dans des lieux publics ou privés. Les remarques désobligeantes, et pourtant si « naturelles » de la part des hommes, du moins en pensée : « Je te fais du mal / parce que la vie va te blesser, / elle blesse tout le monde - / donc moi, / je te prépare à ça ». Le cynisme est à son comble, le viol, les attouchements sous-estimés par la gente masculine, par la voix politique comme par celle du peuple. S’ensuivent quelques faits divers tragiques, évoqués dans ce texte bouillonnant et révolté, puissant et sans concession.

« 28 jours » est aussi un théâtre pacifiste : « Si les mecs savaient / combien il est dur / de mettre / les gens / au monde, / jamais / ils n’entreprendraient / de guerre ». Hymne à la vie, à la solidarité, à la complémentarité, bataille pour les obtenir. L’une et l’autre. Pas l’une sans l’autre. Ode à la sororité, à l’éducation des hommes. Les deux dernières séquences sont ici proposées dans leur version originale de 2020 puis dans une réécriture de 2022, où l’occupation russe en Ukraine s’immisce, dans une version inédite en Russie.

« 28 jours » est une pièce féministe parue récemment chez Sampizdat éditions, une maison basée à Clermont-Ferrand dont le but est de publier « des textes russophones issus des espaces soviétique et postsoviétique, ainsi que des ouvrages francophones liés à ces aires culturelles et linguistiques », une maison qui travaille avec les communautés théâtrales russes dissidentes et exilées. Je vous en reparle d’ailleurs très bientôt. « 28 jours » fut nominée au Masque d’Or de Russie en 2020. Ici traduite et brillamment postfacée par Pascale Melani, c’est une pièce résolument moderne qui exhume enfin certains grands tabous de la société patriarcale, dans un texte déterminé et politique de Olga Chiliaeva, autrice originaire de Sibérie.

« Je regarde l’enfer dans les yeux » et, croyez-moi, elle n’est pas près de les baisser.

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 8 juin 2025

Nikos KAVVADIAS « Li suivi de De la guerre & À mon cheval »

 


Celui-ci, j’espérais bien tomber dessus un jour ou l’autre, depuis que les splendides éditions Signes et Balises m’ont permis de découvrir et d’admirer le travail de cet écrivain-marin grec, par trois livres succulents : « Nous avons la mer, le vin et les couleurs (correspondance 1934-1974) », « Journal d’un timonier et autres récits » et surtout le prodigieux « Carnets noirs – Œuvre poétique complète ». Kavvadias n’a commis qu’un roman durant sa carrière d’écrivain, mais quel roman ! « Le quart » est un livre rugueux qui marque sur le long terme. Ces quatre ouvrages furent chroniqués sur le blog.

Dans le présent livre, trois nouvelles sont au programme. Brèves. Mais sont-ce vraiment des nouvelles ? Dans la première par exemple, « Li », il est plus que concevable d’y apercevoir un récit de vie, un épisode vécu. Ce bateau avec à son bord un marin d’une quarantaine d’années, faisant escale en Chine. N’est-ce pas l’auteur ce marin qui rencontre une jeune fille chinoise de 10 ans qui n’a jamais vécu à terre, qui porte un jeune enfant, son frère ? C’est elle, du haut de sa jeunesse et de sa fougue, qui va faire découvrir la ville à ce marin entre deux âges. Elle va même lui présenter son père, dans un texte de 1968 en forme de conte qui sait se faire onirique, dans lequel une petite fille guide un homme vers la découverte.

« De la guerre » raconte une tranche de vie, celle d’un homme convoyant une mule quelque part en Albanie pendant la guerre. Il s’approche d’une maison dans laquelle vit un vieil homme, un dialogue s’amorce à propos d’une photo tendue par le patriarche, alors que l’un de ses fils, blessé, agonise dans une pièce contiguë. Le texte est daté de 1969.

« À mon cheval », texte de quelques pages seulement, déstabilisant, pas vraiment une nouvelle, puisqu’une lettre que l’auteur écrit à son cheval mort. Et là, chaque mot, chaque syllabe pèse. Ecrit en 1941, il permet, comme les deux récits précédents, de mettre l’accent la générosité, l’empathie où la simplicité et la compassion règnent. Nikos Kavvadias a vécu une bonne partie de sa vie en mer, mais il pose sa plume sur terre pour conter ces trois histoires colorées. Dans des épisodes isolés d’une vie, des images entre parenthèses, Kavvadias crée un climat unique, intimiste autant qu’universel, pouvant toutefois se faire écho avec l’œuvre de Panaït Istrati (de père grec également). Ce petit bouquin d’à peine 70 pages est paru en 2016 chez Cambourakis, mais il n’est bien sûr jamais trop tard pour le découvrir et se plonger dans l’univers de ce grand auteur, ici magnifiquement traduit du grec par Michelle Barbe.

« Il y a peut-être beaucoup de gens qui trouvent facile d’écrire à des hommes. Écrire à une bête est d’une difficulté inimaginable. C’est pour cela que j’ai peur. Je n’y arriverai pas. Mes mains à force de te tenir par la bride se sont endurcies, et mon cœur pour une autre raison. Mais il le faut. J’en sens la nécessité. C’est pour ça que je t’écris ».

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 4 juin 2025

René FRÉGNI « Déserter »

 


La collection Versant Intime des éditions Arthaud est de ces petites collections qui valent un arrêt. À raison d’une à deux publications chaque année, Versant Intime ne fait guère parler d’elle malgré cet esthétisme accrocheur : ces couvertures couleur papier kraft. Chaque fois, un écrivain se confie par le truchement d’une interview, il se dévoile, se confesse. Et le dernier à s’être prêté au jeu n’est autre que le grand René Frégni, c’est dire si le moment est grave.

À l’instar de cette collection, René Frégni, né en 1947, est discret et quand il veut revenir sur son passé, c’est généralement par la fiction qu’il choisit ses armes. Cependant, dans cette interview réalisée en 2024 par Fabrice Lardreau, il répond en un face-à-face littéraire autant qu’une quête de souvenirs d’enfance. Frégni s’allonge sur le canapé, et c’est parti !

Frégni revient en détail sur le Marseille de son enfance, sur son éducation modeste, le naufrage de sa scolarité, les premières bandes, les premiers méfaits, les premiers contacts avec la justice. Et puis le portrait de la mère, adorée, vénérée, brandi en figure tutélaire. Juste derrière, encore et toujours pointent les rivages de Marseille, ville cosmopolite où « La nouvelle génération d’immigrants n’a plus trouvé de travail. Tout était construit ». Le trafic de drogue s’implante…

Mais cet entretien est aussi une marche littéraire. Aussi, Frégni se souvient de ses premières lectures puis des écrivains qui l’ont marqué à tout jamais : Giono bien sûr, mais aussi Céline, Dostoïevski, Jim Harrison, ou les auteurs « locaux » mais à réputation notoire : Izzo, Pagnol. Toujours le local avec ce football, fédérateur, entité de mixité sociale dans un Marseille désorganisé. Dans la littérature, son éducation aux thèses révolutionnaires par le biais d’essais fut primordiale.

Frégni a toute sa vie côtoyé la prison, en tant qu’incarcéré puis visiteur. C’est en 1966 qu’il est emprisonné pour la première fois, à Verdun, comme déserteur. Le lieu géographique semblait tout trouvé. Son père aussi a tâté du cachot, durant l’occupation et sa police vichyste qui n’appréciait guère les gestes de résistance. René quant à lui s’échappe de taule, direction la Corse où il possède de profondes racines familiales. Puis ce fut la prison côté face, animateur d’ateliers d’écriture pour prisonniers depuis 1990, une vue égalitaire faite de partage et surtout pas de leçon à donner. Il continue d’ailleurs aujourd’hui sa mission.

C’est lors de sa première incarcération que Frégni a découvert sa vocation d’écrivain, pendant la lecture de « Colline » de Giono qui reste son maître absolu. C’est juste après qu’il a tracé la route, traversé de nombreux pays, notamment ceux du sud-est européen, clandestinement, c’est là qu’il est devenu révolutionnaire « pour de vrai » tout en vagabondant. Il fut longtemps auxiliaire en psychiatrie avant de se retirer à Manosque, la ville de Giono, bien sûr. Il démissionne de la Fonction Publique en 1979, son premier livre est publié en 1988, il s’appelle « Les chemins noirs », bien d’autres suivront. Frégni mérite le respect, il est de cette trempe d’autodidactes qui ont un jour tout plaqué pour vivre leur rêve, vivre de leurs rêves. « Je suis un rêveur qui marche », car c’est de la marche, quotidienne, que lui vient l’inspiration.

L’entretien bivouaque sur le roman noir, le polar, alors que Frégni, en vrai rebelle indompté, se dresse contre l’injustice. Le jeu des questions-réponses se termine, et Frégni propose un prolongement de cette sorte de biographie, d’autoportrait, par la fiction, celle qui l’a inspiré sa vie durant. Il choisit quatre lectures, en dit quelques mots sur la raison de son choix, puis offre quelques extraits mûrement réfléchis. La scène complète de l’étudiant Raskolnikov tuant à coup de hache une usurière puis sa sœur dans « Crime et châtiment » de Dostoïevski, peut-être la plus belle et la plus suffocante scène de toute la littérature (« Chez Dostoïevski, nous avons affaire à un assassin, mais c’est un jeune étudiant malade, fiévreux et désargenté qui a faim, qui tremble dans un vieux manteau. Et j’étais comme ça : je n’avais qu’un vieux manteau, je dormais n’importe où, dehors, partout… »). Puis c’est le tour de « L’étranger » de Camus (une autre des références majeures de Frégni), de « La ballade du café triste » de Carson McCullers. Le livre se referme presque « naturellement », par quelques pages de Giono, puisées dans « Le hussard sur le toit ».

Ce « Déserter » est un moyen impeccable de mieux connaître Frégni par-delà ses formidables livres, dont « Je me souviens de tous vos rêves », « Minuit dans la ville des songes, « Dernier arrêt avant l’automne » ou autre « Les vivants au prix des morts ». Il est une extension des fictions, il permet de mieux cerner le parcours et le caractère, mais aussi la raison d’être de l’écrivain et de l’homme René Frégni.

(Warren Bismuth)

dimanche 1 juin 2025

Korneï TCHOUKOVSKI « Tchékhov, un homme et son oeuvre »

 


Une énième biographie sur Anton Tchekhov (auteur d’ailleurs ici écrit avec un accent aigu sur le « e ») ? Oui, mais. Car tout est dans le « mais ». Korneï Tchoukovski a travaillé pour ainsi dire toute sa vie pour ce livre sur Tchekhov dont il fut un grand admirateur. Soixante ans à construire cet ouvrage, soixante ans à le travailler, même s’il ne mit « que » trente ans à le rédiger. C’est même l’ultime œuvre du russe Korneï Tchoukovski (1882-1969), surtout connu, en plus de ses biographies, pour ses contes pour enfants, traductions (notamment de littérature anglo-saxonne), mais aussi comme critique littéraire, linguiste, et bien sûr, vous l’aurez compris, éminent spécialiste d’Anton Tchekhov.

À l’heure où retentit l’ouvrage de Jacques Rancière « Au loin la liberté, essai sur Tchekhov » (paru en 2024 chez La Fabrique, j’en parlerai très bientôt), analysant une très brève partie de l’œuvre Tchekhovienne, il n’est pas inutile de rappeler l’existence de ce livre majeur de Tchoukovski.

Le premier texte de Tchoukovski sur Tchekhov remonte à 1904, juste après la mort de ce dernier, Tchoukovski avait alors 22 ans, c’est dire si l’empreinte laissée est profonde. Quant au présent livre, il fut réellement entrepris aux débuts des années 1930, même si sa genèse est largement antérieure, et terminé en 1967.

Dans une biographie ample, Tchoukovski nous montre un Tchekhov hôte, qui reçoit beaucoup, qui dorlote des invités de toutes classes sociales, un Tchekhov facétieux et bon, qui ne fatigue jamais d’avoir sa maison pleine de monde. Nous observons aussi un Tchekhov en harmonie avec la nature, « merveilleuse », toujours à la glorifier, à se faire rythmer son train de vie par elle, il la vénère, ce qui est en partie visible dans son œuvre. Fait assez méconnu : Tchekhov a passé une partie de sa vie à planter des arbres.

Il est aussi un mécène inspirant, distribuant à son gré de l’argent pour des œuvres caritatives qui lui tiennent à cœur dès qu’il commence à bien gagner sa vie. Homme généreux, il ne fait pourtant pas étalage de ce cœur bon, il lui est tout simplement naturel, tout comme il semble lui être naturel de tirer à boulets rouges sur ses propres textes. Il est le critique le plus sévère de son œuvre, sans fausse modestie, il se considère par ailleurs comme un homme paresseux, lui qui écrira plus de 600 nouvelles (sans compter le théâtre) en moins de 25 ans.

Contrairement à l’imposante biographie que lui consacre Donald Rayfield (plus de 550 pages grand format parue en 2019 chez Louison éditions et déjà présentée en ce blog), celle de Tchoukovski s’arrête sur l’épisode du voyage de Tchekhov sur l’île de Sakhaline au nord de la Russie en 1890, entrepris à ses frais pour rendre compte des conditions de détentions des prisonniers. Ce voyage éprouvant le laisse sur le flanc, accélère ses problèmes de tuberculose, celle qui l’emportera moins de quinze ans plus tard. Tchekhov écrit ce documentaire en 1893, « L’île de Sakhaline » (aussi présenté ici en son temps), en quelque sorte son livre-sacrifice.

Nous l’avons vu, Tchekhov est un homme bon, même si la plume de Tchoukovski, pétrie d’admiration, le peint sans doute encore meilleur qu’il ne fut. Et en homme avisé, il est modeste et réfute sa gloire alors montante. De plus, il ne critique quasiment personne avec de mauvais mots, il est sans haine ni mépris, il est au contraire compassion et empathie. Tchoukovski détaille avec minutie son caractère, son tempérament, son désir constant de liberté (cette « Liberté par la sérénité » écrira Ivan Bounine). Et bien sûr son obsession de vérité qui revient dans toute son œuvre pourtant foisonnante et imposante. Dans une économie de mots propre à son style, Tchekhov ne délivre ni jugement, ni morale. Il raconte, à nous de faire le reste.

Car Tchoukovski ne se contente pas d’analyser l’homme, il en fait de même sur l’œuvre, mais aussi sur son influence sur la génération contemporaine d’hommes de lettres en mal d’inspiration, qui lui rendent des hommages plats en vers en mirlitons. Pour Tchoukovski, le talent, que dis-je, le génie de Tchékhov est incomparable : « La littérature russe compte peu d’artistes qui se délectaient tant des scènes de la vie, aspiraient tant à les noter, qui les traquaient partout et possédaient surtout un talent aussi remarquable pour exprimer à l’aide d’images simples et en apparence peu élaborées des pensées et des sentiments extrêmement complexes, subtils, presque insaisissables ». Car il est vrai que toute l’œuvre est basée sur l’analyse de scènes quotidiennes de la vie russe, sans aucun équivalent.

Au détour d’une phrase, Tchekhov peut paraître un redoutable pionnier de la pensée, ainsi ce « le climat s’est détérioré et chaque jour la terre devient plus pauvre et plus laide ». Il peut être parfois vu comme un « proto-écolo » dans ses réflexions sur l’évolution de la nature, en tout cas comme lanceur d’alerte, même si là non plus et comme jamais, il ne disserte pas à n’en plus finir, il constate en quelques mots, quelques lignes alarmantes, nous donne l’information, à nous de la traiter comme nous l’entendons. Car Tchekhov est un infatigable passeur.

L’œuvre Tchekhovienne insiste aussi sur le potentiel non exploité de chaque homme et le gâchis en résultant. Car l’humain est capable de grandes choses s’il veut bien s’en donner la peine. Tchoukovski analyse en profondeur la personnalité de Iakov dans la nouvelle « Le violon de Rothschild », il met en exergue quelques figures de cette sorte de comédie humaine Tchekhovienne pour prendre exemple sur des traits de caractères développés par l’écrivain, dans une passion contagieuse. Quant à Tchekhov, il s’efface devant ses personnages, eux seuls parlent, lui se tait, écoute sans juger, en bon écrivain laconique de la conscience, loin de la foule et la pensée unique. Oui, ce livre est une véritable biographie artistique de l’un des auteurs majeurs des lettres russes.

Pour dresser cette imposante biographie (du moins par le contenu), Tchoukovski est allé fouiller jusque dans les carnets de notes de Tchekhov, a lu de fait les premiers jets d’un texte, les corrections, et découvert un auteur contournant la censure dans ses œuvres de jeunesse, fortement imprégné par ailleurs durant un court laps de temps par Saltykov-Chtchédrine. Ces notes sont pour Tchoukovski une opportunité pour modeler un peu plus profondément son analyse de l’œuvre, dans un travail éblouissant qui, bien sûr, donne envie de se replonger dans les nouvelles (notamment) de Tchekhov, ce qui est d’ailleurs en cours.

La gloire posthume : en Russie soviétique puis en U.R.S.S., pour ne pas avoir pris frontalement part au débat, Tchekhov est vilipendé, il est l’écrivain de la bourgeoisie, de l’aristocratie, et s’installe de ce fait contre les travailleurs. Peu à peu et après un incessant travail de réhabilitation, il reprend ses couleurs et ses lettres de noblesse – si j’ose dire – et redevient celui qu’il n’a jamais cessé d’être, l’écrivain de la compassion, de l’empathie et du pardon. Ceux qui l’ont lu avec un œil « soviétique » se sont lourdement trompés, ont été lourdement trompés. Pour nous occidentaux, il est bon de savoir que, peut-être plus que pour la majorité des écrivains russes, Tchekhov est difficile à traduire, jouant avec les mots, les lettres, créant de nombreux néologismes, s’amusant avec des formules toutes russes et forcément peu aisées à retranscrire. Tchekhov avait commencé sous divers pseudonymes, dont celui de Antocha Tchékhonté, qu’il reniera toute sa vie.

Tchoukovski nous renvoie une image certes absolument dithyrambe de Tchekhov, mais propose surtout une clé de l’œuvre, précieuse, originale et utile. Il semble qu’après lecture de ce très bel ouvrage, il va être dur de ne pas lire Tchekhov avec un œil différent, peut-être plus aiguisé, plus avisé, en tout cas à coup sûr un œil neuf, du moins lavé de quelques clichés. Lisez ce somptueux travail de fond paru juste avant la pandémie mondiale (en février 2020) et de ce fait passé en grande partie sous les radars, il est un livre essentiel sur Anton Tchekhov, sorti aux toujours admirables éditions Interférences de la grande Sophie Benech et traduit du russe par Franchon Deligne. Je vous reparle d’ailleurs très prochainement de cette superbe maison, patience…

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 28 mai 2025

Irène GAYRAUD « Passer l’été »

 


Ce n’est que le début le début de l’été, l’un de ces étés du XXIe siècle, et déjà le ciel est scruté car la sécheresse a débuté. Le soleil tape fort, sans rémission, alors que les incendies sévissent au loin. Pas si loin en fait. De plus en plus de feux et de moins en moins d’eau pour les éteindre. Monde fou et paradoxal, d’autant que l’eau, aussi gratuite que l’air, se négocie désormais, s’achète et se vend, mieux : se vole. Car précieuse.

Devant l’incendie, les oiseaux sont paniqués, en perte de repères, les végétaux en manque d’eau, sa rareté semble faire s’éloigner la vie, à pas de plus en plus rapides, mais « d’ici un an ou deux on aura l’habitude ». Et c’est bien tout le nœud du problème. On n’a plus le choix que celui de prendre l’habitude puisque le réchauffement climatique est en marche et qu’il ne pourra reculer. L’image médiatique ou celle d’Epinal de la chaleur et du temps ensoleillé a changé : « Ça y est enfin / cette année les journaux / ont cessé d’illustrer leurs reportages / avec des vidéos d’enfants à demi nus / qui jouent / qui rient / sous les jets d’eau des fontaines. // Maintenant on voit les images / de terres craquelées / de terres calcinées / de sources à sec / de maraîchers en pleurs / parmi leurs plants avortés / de vieillards suffocants dans leur fauteuil / de bébés qu’on endort avec des blocs de glace ».

Alors à quoi bon ? À quoi bon transmettre la richesse de cette nature, le respect qu’il nous faut lui apporter ? À moins que… Malgré les images d’une catastrophe annoncée, malgré la déforestation, les ruisseaux asséchés, le manque d’eau. Irène Gayraud amorce un débat sur les restrictions d’eau, avec quelques privilèges de distribution, à peine voilés, et tandis que dans ce monde désorienté on replante des arbres là où on les avait jadis coupés. Et la nature qui prévient tant et plus, réapparition des pierres de la faim, un signe effrayant. L’eau toujours. Et quand elle arrive enfin, c’est par trombes, trop de pluie d’un coup pour être absorbée par les terres, dans un sinistre ballet de dérèglement climatique.

« Passer l’été » est un poème écologique en vers libres en forme d’alerte sur la catastrophe écologique planétaire en cours. Quand la nature ne parvient plus à se reconstituer, quand elle semble avoir perdu la mesure, il est temps non seulement de constater, mais de dénoncer et de proposer. C’est ce cri de l’énergie du désespoir que pousse la poétesse Irène Gayraud dans un texte resserré, adroitement construit, « emboîté », montrant l’absurdité dans laquelle nous sommes parvenus, dans un monde qui court à sa perte presque « naturellement » tant tout a été fait pour ne pas qu’il survive. Très beau poème paru en 2024 dans la belle collection La sentinelle des éditions La Contre Allée, il représente cette urgence climatique en cours pour que ne se produise pas l’irréparable, même s’il est déjà en cours.

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(Warren Bismuth)