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mercredi 15 mai 2024

Jeton NEZIRAJ « Le projet Handke + Le retour de Karl May »

 


Par l’ironie, tout est permis. Et l’ironie, c’est l’une des armes favorites de Jeton Neziraj, un écrivain qui commence à être un habitué du blog. Auteur Kosovar de très grand talent, il joue avec les scènes, les situations, semble ne rien respecter, se foutre de tout, jusqu’à vous faire venir des sanglots par son émotivité. Dans ces deux pièces c’est la littérature qui est, non pas à l’honneur, mais bien la tête sur le billot, dans un jeu du chat et de la souris que l’auteur n’hésite à appeler « Thérapie théâtrale ».

« Le projet Handke » est un texte de 2022 qui pourrait bien faire date. Il extirpe des phrases, des pensées de Peter Handke, écrivain autrichien sulfureux, qui a entre autres nié en partie le génocide de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine en 1995. Les phrases sont décortiquées et mises en lumière pour bien montrer la dangerosité d’un écrivain tel que Handke. « Handke a ouvertement soutenu Milošević, en niant et en posant des points d’interrogation sur ses crimes commis en Yougoslavie dans les années 90. Par ses livres et ses positions, il a falsifié et détourné les faits sur les guerres yougoslaves, il a incité et appuyé l’idéologie de la ‘terre brûlée’, tout comme il a tissé des éloges aux poètes et aux réalisateurs militants proserbes, convertis en ‘ingénieurs des projets de génocides’. Ses interventions politiques, qu’il préfère le plus souvent qualifier de ‘littérature’, empestent le fascisme. Lors des obsèques du criminel Milošević, Handke disait à la masse des gens assoiffés de sang : ‘je ne connais pas la vérité’ pour expliquer pourquoi il se trouvait ‘ici auprès de Milošević, auprès de la Serbie’ ».

Neziraj frappe, mais intelligemment, jamais gratuitement dans un document subversif à charge, à la fois caustique et jubilatoire. Il nous remémore le naufrage au sein de responsables du Prix Nobel de littérature du côté de Stockholm en 2018, un scandale sexuel retentissant, un prix reporté l’année suivante, 2019, pour élire… Peter Handke !

Neziraj reproduit un fragment du discours de Handke lors des obsèques de Milošević en 2006. La violence des paroles de Handke laisse coi. La réponse est tout aussi féroce et Neziraj, se cachant brillamment derrière l’illimité pouvoir de la littérature, fait subitement mourir Handke, fatigué de parler de lui. La dernière scène de ce texte offensif et poétique à la fois s’intitule « Fuck you », tout simplement.

La littérature est encore convoquée dans le second texte de 2020, « Le retour de Karl May », d’après le roman de l’auteur allemand Karl May « Au pays des Skipétars » daté de 1892 et empli de clichés racistes sur les peuples des Balkans. La pièce est sous-titrée « Drame divertissant pour le peuple allemand ». Pourtant elle est aussi un document à charge, sur l’ignorance d’une partie des européens concernant la situation politique dans les Balkans, aujourd’hui encore, européens reproduisant inconsciemment les thèses tordues de Karl May. Neziraj fait en outre référence dans ce texte aux (alors récents) faits divers impliquant des migrants en Allemagne, affaires dont les médias se sont faits les choux gras avant qu’une partie des accusés immigrés fût innocentée.

Neziraj explique à sa façon ce processus de bouc émissaire, de haine raciale, de préjugés, par un jeu de poupées gigognes, avec une pièce dans la pièce, où les acteurs improvisent et finissent par influencer le metteur en scène, avant le retour de… Peter Handke, lauréat 2019 du Prix Nobel de littérature, le jury usant de prétextes pour justifier l’attribution à Handke : « En remettant le prix à Handke, nous arguons que le devoir de la littérature n’est pas de confirmer et de reproduire ce que la société voit et croit comme moralement juste ». Et Neziraj de prouver le contraire…

Chez l’auteur, ce qui marque c’est la liberté de ton, son exubérance, ces scènes improbables avec ces mots torpilles qui servent à choquer, à éveiller, car son fond est audacieux et toujours pertinent. Ce petit bijou est sorti récemment aux éditions L’espace d’un Instant, dont c’est ici la huitième publication de l’auteur, c’est aussi la deuxième publication dans leur toute nouvelle collection Sens interdits qui démarre avec une forte odeur de gomme ! La traduction de l’Albanais est signée Sébastien Gricourt, la préface étant l’œuvre de Alida Bremer (traduction du croate par Nicolas Raljević).

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(Warren Bismuth)

dimanche 11 décembre 2022

Jeton NEZIRAJ « Les cinq saisons d’un ennemi du peuple »

 


L’action se situe à cheval entre le XXe et le XXIe siècle, quelque part à Prishtina, capitale du Kosovo. La guerre contre la Serbie est terminée, les familles exilées rentrent chez elles, dans leur pays où tout est à reconstruire. Les villages restent en partie désertés car détruits, la population revient dans les villes, à Prishtina en particulier. La ville défigurée devient surpeuplée, les ouvriers du bâtiment, débordés, travaillent dans de rudes conditions, au mépris de la loi et de la sécurité. Les morts sont nombreux, comme pour rappeler qu’une guerre, même terminée, continue à tuer.

Cette pièce de théâtre kosovare traduite de l’albanais par Anne-Marie BUCQUET se déroule sur cinq saisons, les quatre dites classiques, agrémentées d’une cinquième, celle dans laquelle notre imagination peut mettre ce qu’elle veut, de l’espoir surtout. Les scènes parfois sombres dans le fond sont poutant souvent drôles, décalées, une sorte d’empreinte artistique de Jeton NEZIRAJ, écrivain de théâtre doué donnant libre cours à son imagination foisonnante.

Les drames se succèdent, presque dans l’indifférence générale tellement la guerre a laissé de séquelles, parmi lesquelles une sorte de « désensibilisation » de la population revenue enfin sur des terres choyées. « Ce n’est pas suffisant d’annoncer la mort d’un ouvrier. Il faut que nous attaquions sans ménagement ces patrons indignes qui traitent leurs ouvriers de cette manière. Ils les font travailler sur les chantiers dans des conditions d’insécurité épouvantables, sans protection sociale, sans rien. Et puis un jour, il y en a un qui tombe du vingtième étage et personne n’en a rien à faire ».

Les personnages en scène sont primordiaux. Tout d’abord l’architecte, celui qui doit superviser la reconstruction de la ville, il aimerait y voir pousser des jardins d’enfants, des parcs, une utopie en plein cœur de la ville pour aider la population à oublier, à rêver. Oui mais il y a les promoteurs immobiliers qui ont investi, qui cherchent le profit, et puis il y a l’administrateur des Nations unies, sorte d’œil aux abois européen, qui donne son avis, bien sûr selon ses propres avantages. N’oublions pas le Dieu des constructions, jouant un rôle déterminant.

Cette pièce de 2019 est un constat alarmant sur la reconstruction après guerre, sur la mentalité générale qui s’insinue insidieusement, la difficulté pour un pays de se recréer indépendamment. Partout le profit, la cupidité, le racisme. Ce pourrait être dramatique, ça l’est, mais le ton employé par Jeton NEZIRAJ, permet, grâce à ce rire du désespoir, de déverrouiller la torpeur, grâce à un humour communicatif car menant la tragédie en une sorte de satire bouffonne.

Souvent chez NEZIRAJ quelques images, plus fortes que les autres, frappent plus violemment encore : « Le béton recouvre la terre et la boue, / Car on ne supporte plus la boue, / C’est pour cet heureux jour que nous avons combattu, / Mettons une bétonneuse sur notre drapeau, / Pour le béton nous mourons, / De béton nous recouvrons même nos morts ! ».

L’humour est noir, grinçant. Plus de la moitié des villages du pays sont pourtant détruits. Et ne parlons pas de la corruption, présente jusque dans les médias, l’actualité manipulée, vendue aux enchères. Devant cette atmosphère presque surhumaine, un soupçon de fantastique s’invite dans le texte. Mais ce qu’il faut pourtant retenir, c’est que cet architecte empêché de faire son métier, qui d’ailleurs va très mal finir, cet architecte a réellement existé. Il s’appelait Rexhep LUCI. Cette pièce est son combat, comme le préfacier Shkëlzen MALIQI l’explique très adroitement.

La pièce débute et se clôt sur un poème, comme pour ouvrir et fermer une parenthèse dans une Histoire malmenée. Promesses, conscience, toutes annihilées au nom du Dieu argent : « Vous pensez que vous pouvez me corrompre ? C’est vrai, j’ai une chaîne privée, qui a donc besoin de recettes publicitaires pour exister. Toutefois, il s’agit ici de l’intérêt général et il ne peut y avoir le moindre compromis en quoi que ce soit avec qui que ce soit ». Et pourtant…

Jeton NEZIRAJ est une sorte de mascotte des éditions L’espace d’un Instant, qui lui ont consacré à ce jour sept publications (une huitième se profile pour 2023). Son théâtre est reconnaissable, militant, mais gargarisé de cet humour décapant qui permet de présenter les pires atrocités historiques à un public. Pas pour tous les publics, puisque plusieurs pays l’ont régulièrement censuré. « Les cinq saisons d’un ennemi du peuple » est un témoignage de premier ordre sur l’après-guerre au Kosovo, sur la reconstruction d’un pays meurtri et délabré. Pièce qui vient de paraître avec une couverture noire du plus bel effet.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 30 mars 2022

Jovan NIKOLIĆ & Ruždija Russo SEJDOVIĆ « Carrousel pour les tsiganes »

 


Prizren, grande ville du Kosovo. Yashar y tient un café dans lequel surgit tout à coup son frère Outcha qui vient de perdre son travail d’enseignant. Vit également ici leur sœur sourde et muette. Au Kosovo, à la fin de ces années 1990, la situation politique est explosive entre les serbes et les albanais, dans un improbable conflit interethnique. Sur cette terre yougoslave, la loi du sol est régie par la violence, la peur et la corruption.

Yashar et Outcho sont tiraillés. En effet, ils n’appartiennent à aucune de ces ethnies puisqu’ils sont rroms, en quelque sorte apatrides, et qu’il leur est demandé de choisir leur camp. Des disputes éclatent dans le bistrot. Tout ce que veut Yashar, c’est la paix. « Ecoute, ne me mets pas dans cette histoire de combat. Ça, ce n’est pas mon combat, mon frère. Moi je n’ai besoin d’aucune république. Nous les Rroms, on n’est pas intéressés par les républiques. On se volerait juste les uns les autres. Et personne ne nous donnerait un endroit pour notre république. Alors laisse-moi loin du combat et du courage, laisse-moi travailler comme un humain. Excuse-moi, mon frère, moi je n’ai pas ton courage. Je ne peux pas, j’ai peur, il faut que je  soutienne ma famille ».

Les tensions se font palpables, la haine gagne du terrain. Dans cette pièce de théâtre kosovare de 1999 écrite en rromani, le bistrot représente cette terre déchirée que plusieurs peuples veulent s’accaparer. Son propriétaire est la personnification du pacifisme, de celui qui pense que toute terre est bonne, quel que soit son nom ou sa dénomination. Vingt-six scènes brèves viennent mettre en exergue ce conflit complexe, la peur prend peu à peu le dessus, engendre la haine, l’incompréhension, les velléités de domination. Un vol va subitement tout faire basculer.

Ici sont parlées de nombreuses langues, faites des différentes ethnies, mais aussi celle des signes grâce à cette Souada, la sœur sourde et muette, un superbe personnage plein d’empathie et d’abnégation, rendant un équilibre certes précaire par son calme et sa joie de vivre, au milieu d’une guerre.

« Je n’ai jamais eu honte, mais j’ai eu peur quand j’étais jeune, jusqu’à ce que j’obtienne mes diplômes, jusqu’à ce que j’aie lu suffisamment de livres. Les livres m’ont beaucoup soutenu pour me connaître. Qui je suis, et ce que je suis. Et pour aimer, sans avoir peur, la peau que je porte. Aujourd’hui je n’ai pas peur, et je n’ai pas honte d’être un Rrom. Quand je vois ce que font les humains autour de moi, c’est plutôt d’être un humain que j’ai honte ».

La fin de cette pièce sombre et politique est violente et d’une noirceur totale, comme si le Kosovo était abandonné ou ignoré, piétiné. La pièce fut créée en Allemagne en 2000 sous le titre « Kosovo mon amour » puis édité une première fois aux éditions L’espace d’un Instant en 2004. En cette année 2022, une réédition est proposée chez le même éditeur avec ce superbe nouveau titre, pour commémorer la première année du décès du traducteur et préfacier Marcel COURTHIADES auteur d’un travail remarquable.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 31 octobre 2021

Jeton NEZIRAJ « Bordel Balkans »



Clytemnestre dirige l’hôtel-bar « Balkans Express » quelque part du côté du Kosovo au tout début du XXIe siècle, alors que son mari Agamemnon est parti guerroyer en ex-Yougoslavie. Elle s’est entichée d’un amant, Egisthe, avec lequel elle projette l’assassinat d’Agamemnon lorsqu’il reviendra des champs de bataille.

Ici ce sont surtout les chants de bataille qui sont entonnés, tant la musique, le rythme, les mélodies, la danse mais aussi la signification des textes prennent une part prépondérante. Mais déjà Agamemnon rentre du combat. Mari jadis violent et noceur ainsi que fervent patriote, son retour n’est pas apprécié de Clytemnestre qui finit par concrétiser son projet avec l’aide de son amant au cours d’une fête somptueuse.

Des morts, il va y en avoir d’autres, et non des moindres, ils vont même à leur tour revenir, comme Agamemnon de la guerre, faire coucou sous forme de fantômes déterminés, au milieu d’une atmosphère électrique, tant les tensions sont extrêmes entre divers protagonistes.

« Bordel Balkans » est de ces textes à l’ambiance hybride : réécriture contemporaine de « L’Orestie » du grec ESCHYLE, elle met en scène plusieurs représentations humaines de la société : qu’elle soit imagée par des opportunistes, courtisans, menteurs, malléables, dans un climat à la fois de tragédie grecque (le texte se définit comme une « Tragédie musicale »), de problèmes sociaux actuels (corruption, censure, , etc.), de farce violente côtoyant le fantastique ou le polar et évoquant l’homosexualité, cette réécriture distille une poésie dans laquelle se mêlent des dialogues crus dans une mosaïque saisissante. En fond, l’incapacité de l’Europe face aux drames politiques des Balkans.

« Ça va être une vraie boucherie. Ils vont tuer, ils vont piller ce pays et personne n’osera s’interposer. Nos libérateurs vont nous libérer de la vie tranquille que nous avions. Grâce à eux, nous allons nous sentir étrangers dans notre propre pays ! C’est maintenant que tu vas voir comment ils vont gagner toutes les élections, acheter toutes les propriétés de l’État pour trois fois rien, remporter toutes les adjudications. Ils vont commettre des meurtres et il n’y aura personne pour les condamner. C’est la fin de tout ! ».

Cette pièce est aussi l’occasion pour l’auteur kosovar d’écrire dans les différentes langues utilisées en Albanie et au Kosovo, ce qui servira aussi de postface à la traductrice Anne-Marie BUCQUET pour nous entretenir de ces divers langages ou dialectes.

Entre drame et burlesque, NEZIRAJ, figure emblématique du théâtre balkanique, s’amuse sur la tangente, y compris dans le style d’écriture, déconcertant car tour à tour ordurier, grandiloquent ou poétique. « Un mari a été tué / Mais le demi-mari est encore vivant / Rien ne se termine jamais dans ce pays / Chaque fin est un nouveau commencement / Chaque sang versé annonce un nouveau sang ».

La préface est signée Roland SCHIMMELPFENNIG et traduite de l’allemand par Katharina STALDER, la pièce étant donc traduite avec grand talent par Anne-Marie BUCQUET qui saisit au mieux l’univers singulier de NEZIRAJ. « Bordel Balkans » fut écrite entre 2014 et 2017, elle est pétillante car partant dans tous les sens telle un feu d’artifice, où l’on passe d’un style à l’autre juste en sautant une ligne. Les personnages sont décalés voire loufoques dans des scènes brèves et dynamiques. L’ouvrage vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant.

Jeton NEZIRAJ traduit par Anne-Marie BUCQUET revient très bientôt chez cet éditeur avec le titre « En cinq saisons : un ennemi du peuple », écrit entre 2014 et 2019. Auteur régulièrement censuré dans nombre de pays sur notre bonne vieille terre, il n’a pas fini d’en dénoncer les injustices avec son brio et sa verve toute personnelle.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

samedi 7 novembre 2020

Jeton NEZIRAJ « Vol au-dessus du théâtre du Kosovo… »

 


La case ci-dessus ne permet pas d’écrire le titre de ce livre en entier. En effet, en se fiant à la couverture, il faudrait rajouter le titre de la seconde pièce, « Une pièce de théâtre avec quatre acteurs, avec quelques cochons, vaches, chevaux, avec un Premier ministre, une vache Milka, des inspecteurs locaux et internationaux ».

Ce recueil de deux pièces de théâtre contemporain signées Jeton NEZIRAJ, auteur dramatique kosovar est, comme il nous y a par ailleurs habitué, déboussolant. La première de 2012 met en scène sur 19 séquences une poignée de personnes qui vont devoir jouer une pièce au Théâtre National du Kosovo le jour de l’indépendance du pays. Une pièce dans la pièce donc. Or, la date cette indépendance n’est pas connue, tandis que le technicien du théâtre voudrait en profiter pour réaliser son rêve : construire un avion destiné à faire le tour du monde.

La pièce devrait entre autres reprendre le discours du Premier ministre accompagnant la commémoration de l’indépendance. Or, le discours lui non plus n’est pas connu. Alors que faire ? « Je veux que ce discours soit intégré à la pièce. De cette manière, il fera partie de… Vous savez, ce fameux discours de Martin Luther King ? Ce sont les artistes qui ont rendu ce discours célèbre ».

D’autant que le discours en question semble imminent et que la troupe n’est toujours pas prête pour une pièce qui devra durer deux heures tout de même. Le metteur en scène est de plus en plus nerveux et anxieux, le travail artistique à accomplir semblant irréalisable. Le but de la pièce consiste en effet à décrire un événement qui n’a pas encore eu lieu.

De plus, tout se complique lorsque le secrétaire général du ministère de la culture demande d’apporter au texte de la pièce en préparation des correctifs, biffer des mots ou bouts de phrases, en rajouter. Le metteur en scène est près d’exploser.

Une question s’impose d’elle-même : doit-on inclure le discours du premier ministre dans la pièce puisque l’élu refuse pour l’instant de le prononcer ? « Le jour où la première fois on a joué Guillaume Tell en Allemagne a été proclamé fête nationale. La même chose peut se produire avec cette pièce. On s’en souviendra à chaque commémoration de l’Indépendance. Au fil des ans, les gens ne saurons plus si la pièce a été montée à cause de l’Indépendance ou si l’Indépendance a été proclamée à cause du spectacle ».

Pièce jouée à 100 à l’heure, elle est dissidente et cynique, avec un humour que ne renierait pas le théâtre de l’absurde. Derrière cet imbroglio, c’est bien une pièce engagée politiquement présentée ici, mais traitée de manière hilarante.

La seconde pièce, dont je ne vous ferai pas l’affront de retaper le titre, fut écrite en 2016 et se base sur le même fait historique : l’indépendance du Kosovo. Mais ici de très nombreux acteurs vont se succéder. Acteurs ? Pas toujours, puisque vont notamment parler une vache, un taureau, un cochon, un cheval, un bouc, sans oublier la souris, la brebis et la fameuse vache Milka.

En plus de tout cela viennent un boucher propriétaire d’une boucherie-abattoir, sa femme militante ainsi que plusieurs inspecteurs. Pour les animaux, il y est question de leurs prochaines techniques d’abattage que ne manquera pas d’imposer l’Union européenne. Pour le boucher et sa femme, le but premier est la survie car les nouvelles règles en vigueur pourraient s’annoncer draconiennes et impossibles à tenir sans crever.

La Serbie pourrait ravir la place du Kosovo en sien de l’Union européenne, l’occasion pour les personnages de se questionner sur le départ du Royaume-Uni de cette belle et grande famille européenne.

Une partie de la pièce se découpe comme un roman, sans l’identité des protagonistes qui dialoguent. KAFKA et autre BECKETT ne sont pas loin, ce théâtre de l’absurde joue dans la cour des grands jusqu’à la dernière page en forme de poème : « … Europe, ouvre-nous ta porte / Ne nous laisse pas dehors / Dans ton sein reprends-nous / Car nous en avons assez bavé / Nous avons eu assez peur comme ça / Nous en restons là / Nous y mettons fin, car nous sommes fatigués / Et si jamais la pièce ne vous a pas plu / Allez à Bruxelles, allez vous plaindre / Allez vous plaindre ».

Ces deux pièces viennent de paraître aux éditions L’espace d’un Instant. Traduites de d’albanais par Sébastien GRICOURT et Evelyne NOYGUES, elles valent largement le détour. Le même Jeton NEZIRAJ, qui devient par ailleurs un habitué du blog grâce aux quelques publications sorties chez L’espace d’un Instant, revient très bientôt chez le même éditeur avec « Bordel Balkans » et « Cinq saisons » en un volume.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

samedi 5 septembre 2020

Jeton NEZIRAJ « Peer Gynt du Kosovo + L’effondrement de la tour Eiffel »

 


Deux pièces en albanais du même auteur kosovar mais écrites à quelques années d’intervalle. « Peer Gynt du Kosovo » fut écrite entre 2013 et 2018. N’ayant pas lu l’œuvre poétique puis théâtrale « Peer Gynt » de Henrik IBSEN, je ne pourrai comparer avec la présente pièce qui en est présentée comme une revisite. Ici, Peer Gynt jeune homme quitte un Kosovo en guerre pour rejoindre la Suède de bien meilleure réputation. Mais il se heurte aux demandes d’asile, aux papiers demandés et à la mauvaise foi des autorités. Il va tenter plusieurs pays vus comme des eldorados, mais toujours ces demandes rejetées, par ailleurs de manière plus ou moins légales, plus ou moins convaincantes, toujours assez arbitrairement.

Peer Gynt va essayer de pénétrer dans une partie des pays d’Europe, y compris estampillés Schengen. Chaque fois le refus s’abat comme un couperet. Un parcours en forme de tragédie et en dents de scie. Oui mais Jeton NEZIRAJ (déjà présenté sur le blog ici) dégaine son humour, corrosif, provocateur, caustique, absurde. Il démine la situation, la rendant grotesque. Il nous fait suivre la vie de Peer Gynt par scènes elliptiques, indépendantes les unes des autres. On le retrouve tout à tour voleur et escroc, proche d’un ami avec lequel il partage la coke, puis entiché de Bella, enceinte, mais qui va le quitter. On le croise en taule ou errant, dans son pays ou tentant le grand voyage vers des frontières infranchissables.

En prison il lui arrive de s’évader, puis retour à la case départ dans un Kosovo encore et toujours en guerre. Puis le père va mourir. « Voilà, en le regardant mort, c’est le souvenir que tu emporteras de ton père pour toutes les fois où tu penseras à lui. Je n’ai pas eu cette chance moi, voilà mon père mort, mais j’étais au chevet de ma mère quand elle a rendu l’âme. Et désormais, chaque fois que je pense à elle, c’est son visage sans vie que je vois. Sa bouche ouverte, des yeux comme des orbites, sa peau diaphane ».

Etrange pièce structurée en partie comme un roman, avec un court prologue, parfois de longs monologues, des titres de scènes en forme de titres de chapitres, et une fin en épilogue qui sème un peu plus le trouble.

« L’effondrement de la tour Eiffel » a été écrite en 2011. Le ton, même si différent de la pièce précédente, est toujours très caustique. Structure plus complexe, sujet plus épineux puisqu’il s’agit ici des actions terroristes ou violentes de l’Islam radical. Plusieurs histoires se croisent : des Balkans de jadis au Paris d’aujourd’hui, des expériences de vie, des personnages personnifiant une doctrine, une conviction. José le chrétien accusé de terrorisme, Aïcha/Marie la femme qui finira voilée, l’actrice amoureuse d’un terroriste, Habib et Ghalib étant le moteur de cette pièce et représentent la vengeance. Il y a aussi Osman le jeune, un fanatisé qui va douter, ou bien encore un peintre qui portraitise une femme comme il la ressent, sans regard, sans yeux car entièrement voilée.

Cette pièce, tout en étant drôle, mène à des réflexions sociétales majeures, entre autres la liberté de croire, de penser, d’agir, la mixité religieuse, la tolérance, la difficulté entre deux cultures de s’entendre. Très belle pièce, violente mais sans excès, car l’humour fait tout passer, elle est un peu la plaquette de beurre pour ne pas que le fond colle au cul. Car ce fond est dur : « Dix-huit agressions sur des femmes musulmanes en trois mois. Des actes bien réfléchis, des actes fomentés dans vos laboratoires, pour salir la dignité de nos femmes. Vous avez touché le seul talon d’Achille que nous ayons, nous les musulmans ! Pas d’exécutions, pas d’expulsion, pas d’emprisonnement, pire, vous avez choisi de nous déshonorer ! Merveilleuse trouvaille ! C’est ce qu’ils t’ont dit de faire, hein ? Sors dans Paris et arrache les niqabs aux femmes. Les musulmans du monde entier comprendront alors qu’ils ne sont pas désirables en Europe, qu’ils ne sont que les brebis galeuses de l’Europe ».

Déchaînement, colère, mais humour et maniement de l’absurde, comme pour déjouer le mal. Deux excellentes pièces très bien réfléchies, de 80 pages chacune. La seconde est un peu moins proche d’une structure romanesque, mais encore une fois, certains éléments peuvent s’avérer troublants. Le livre vient juste de sortir aux éditions L’Espace d’un Instant, décidément les spécialistes de ce théâtre balkanique en Occident. Merci et respect éternel !

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

jeudi 5 avril 2018

Milena BOGAVAC & Jeton NEZIRAJ « Patriotic hypermarket »


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Une pièce de théâtre militant originale et dévastatrice. Vingt-sept témoignages bruts comme vingt-sept prises de vues. Voilà pour le format. Le contexte : le conflit du Kosovo (ex région autonome de la Serbie, elle-même ex partie de la Yougoslavie, le Kosovo ayant obtenu son indépendance en 2008). Vingt-sept témoignages de souvenirs à partir de 1989 de victimes ou responsables de cette guerre. D’un côté les albanais (souvent pauvres) qui peuplent en grande partie le Kosovo, de l’autre les Serbes, minoritaires, les uns détestant les autres. Le Kosovo alors occupé par l’armée de Slobodan MILOSEVIC est une poudrière. L’OTAN s’en mêle en le bombardant en 1999.

Les témoins vont se succéder pour raconter avec leurs mots, leurs larmes, mais aussi leurs sourires. Les voix sont diverses, aussi bien albanaises que serbes. On obtient une sorte de patchwork, vingt sept instantanés (comme le dit judicieusement le quatrième de couverture) tour à tour violents, désabusés, pleins d’espoir, des témoins sourient, il sont en vie. Certains récits sont poétiques ou allégoriques. Quelques dialogues viennent accentuer le sentiment de malaise, débat parfois stérile ou méprisant.

Ce « Patriotic hypermaket » est celui où l’on trouve de tout, souvent pour son grand malheur avec un Kosovo dénigré ou frappé, une autonomie contestée, et bien sûr la guerre en Yougoslavie qui échauffe les esprits. Le dernier instantané évoque l’avenir, un avenir sombre, sans échappatoire, une paix illusoire entre deux peuples qui se sont tellement haïs, tellement fait la guerre. Cette guerre ne revêt d’ailleurs pas que les habits des armes, des bombes, mais peut être « simplement » celle du quotidien, deux voisins qui se chicanent, grognent, se sentent le cul avant de se mordre.

Le Kosovo semblait l’enfant bâtard de la Fédération de Yougoslavie, mais même quand cette dernière éclate et tombe, il reste errant, livré à lui-même dans une situation de survie alarmante. Bref, cette pièce donne la parole à tous les acteurs, ce qu’ils ont vu, fait ou ne pas fait, leur quotidien (l’enfer incarné), la peur du lendemain. Quel lendemain d’ailleurs ? Juste quelques pages, souvent bouleversantes, et hop ! on passe le micro pour rendre compte de l’horreur, comme s’il n’était pas besoin d’en tartiner de longs chapitres pour expliquer, et puis les mots manquent, les témoins sont encore sous le choc, une vie de famille dynamitée, un avenir bouché, une paix impensable.

La préface de Bernard DREANO est une véritable mine d’informations. Encore une fois, en quelques pages seulement, la situation du Kosovo est exposée, sans trémolos ni langue de bois.

Pour offrir une vision plus juste au lectorat, définir au mieux cet enlisement, quoi de plus pertinent que de réunir une auteure serbe et un auteur kosovar ? C’est pourtant le cas ici pour une approche au cœur du conflit.

Ce sont (bien sûr ! serais-je tenté d’ajouter) les Editions L’ESPACE D’UN INSTANT qui nous font partager ce moment de mémoire collective sur une Histoire trop peu connue par nos contrées, un électrochoc en papier sorti en 2016.


(Warren Bismuth)