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mercredi 27 février 2019

Anna AKHMATOVA « Le roseau »


« Le roseau » : recueil de 26 poèmes assez variés tant par la longueur que par les thèmes, écrits entre 1924 et 1944, dont une partie ne possède pas de titres. La poétesse russe puis soviétique y évoque l’amour, mais pas celui des cartes postales, plutôt celui qui fait mal, qui déchire et marque les esprits à jamais. La nostalgie figure en bonne place, cette année 1916 semble avoir été une période charnière, une dernière année de bonheur, regrettée car considérée comme insouciante. C’est en octobre 1917 que survient la révolution russe, et même si AKHMATOVA ne semble pas la décrier, elle repense aux années antérieures, celles précédant le grand soir surtout. La mort, bien sûr (nous sommes chez les russes donc pour une soirée calembours il faudra repasser), omniprésente : « Lentement roulaient les landaus des morts d’aujourd’hui ».

Plusieurs poèmes sont consacrés à des figures qui ont marqué Anna AKHMATOVA (1889-1966) : POUCHKINE (à qui elle a souvent été comparée), LERMONTOV, PASTERNAK (son vieil ami), MAÏAKOVSKI, mais aussi DANTE et CLEOPÂTRE. Ne pas oublier une autre figure historique : la ville de Leningrad, en 1941, ainsi que la ville de Voronev. La nature joue son rôle, certes diluée mais donnant comme l’air qu’elle produit une grosse respiration au milieu de la noirceur.

L’amour en forme d’urne funéraire, encore :

« Je bois à la maison saccagée,
À ma vie mauvaise,
À notre solitude à tous deux,
Et je bois à toi,
À tes lèvres menteuses,
Au froid mortel de tes yeux,
Parce que le monde est dur et brutal,
Parce que Dieu n’a rien sauvé »

Des poèmes dégraissés, vidés de leur surplus, se présentant décharnés, expurgés, peu de mots, chacun possédant un poids bien spécifique. Ce recueil est posthume, puisque comme nombre des écrits d’AKHMATOVA, il fut interdit en U.R.S.S.

Après « Le roseau », place au recueil le plus connu de AKHMATOVA : « Requiem ». Écrit entre 1935 et 1940, en pleine terreur stalinienne (au paroxysme des purges), accompagné de deux poèmes rédigés en 1957 et 1961. L’auteure s’y fait plus tranchante, plus incisive, sa plume est glaciale.

« Non, ce n’est pas sous des cieux étrangers,
Pas sous la garde d’ailes étrangères,
J’étais là avec mon peuple, là même
Où par malheur mon peuple se trouvait ».

La mort, encore et toujours, obsédante, envahissante, annihilante. Les titres des poèmes donnent le ton : « L’arrêt », « À la mort », « Crucifixion », « Épilogue », et j’en passe pour ne pas vous miner le moral. Poèmes parfois très brefs, parfois s’étendant sur plusieurs pages. En U.R.S.S., ce « Requiem » ne fut autorisé qu’à partir de 1987, il avait été publié en France, dès 1966 par les Éditions de Minuit, et encore avant en Allemagne, en 1963.

Ce recueil déchirant, à ne pas lire si notre mental est un brin érodé, fut publié en 2007 par les Éditions Harpo & qui proposent une jolie préface pour un objet absolument magnifique avec papier épais résistant aux larmes.


(Warren Bismuth)

Anna AKHMATOVA « Le vent de la guerre »


Traduire des poèmes russes peut s’avérer périlleux voire contre-productif étant donné que la richesse de la langue écrite en matière de poésie peut paraître intraduisible. Néanmoins, certains traducteurs s’y collent avec grand talent (ici Christian MOUZE), et on les imagine manger leur plume pour recréer au plus près l’esprit originel.

Quatre très courts recueils sont présentés ici : « Cycle du vent de la guerre », « La lune au zénith », « Sur Leningrad », « Mort ». Tous écrits entre 1941 et 1945 (exceptés de courts fragments écrits en 1956). Contrairement à nombre de ses compatriotes écrivains, Anna AKHMATOVA n’a pas fui son pays. Pour plusieurs raisons : résister de l’intérieur (même si elle n’a jamais été vue comme une militante, loin de là), mais aussi par patriotisme : la poétesse adorait son pays plus que tout, elle fut une ardente défenseuse de la Grand-Russie. Dans ces poèmes, la puissance des images saute à la figure. Poésie dépouillée de l’inutile, du superflu, hantée comme il se doit par la mort, la guerre (notamment à Leningrad).

Les ombres de PASTERNAK, TCHOUKOVSKAÏA et autre MANDELSTAM planent dans ces courts textes, comme cette mort qui ne semble jamais faire de pause. Il faut dire que la faucheuse, l’auteure l’a côtoyée plus qu’à son tour : son premier mari Nikolaï GOUMILEV fusillé dès 1921. Un autre de ses maris, POUNINE, déporté en 1937, meurt en 1953.

« L’air important on a dit adieu aux filles
Et embrassé sa mère tout en marchant,
On s’est affublé de neuf
Comme pour un jeu de soldats de plomb
Ni mauvais, ni meilleurs, ni médiocres…
Tous à leur poste
Où il n’y a ni premiers ni derniers…
Tous là-bas se sont couchés »

Si elle fut parfois comparée à Marina TSVETAEVA, c’est en pure perte. Outre que les deux femmes ne s’appréciaient guère, TSVETAEVA était une révolté, une poétesse agitée, à fleur de peau, qui ne faisait pas vraiment dans la demi-mesure (elle se suicidera en 1941, éreintée par la vie), et si leurs poèmes laissent une grande place à la mort, ils ne se ressemblent pas sur le fond, malgré leur brièveté et leur violence. AKHMATOVA fait la part belle aux verbes, attributs que TSVETAEVA évitait.

Pourtant AKHMATOVA pourrait par certains aspects paraître comme une femme engagée : la guerre, la mort, l’absurdité des combats, les amours emplies de souffrance. Mais plus que militer, elle est plutôt témoin et écrit ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, les lamentations, les souffrances.

Comme beaucoup d’écrits d’auteurs soviétiques sous le stalinisme, ces poèmes sont sortis à l’époque sous forme de samizdats (publications clandestines), AKHMATOVA étant interdite longtemps de publication. Le recueil ici présent est d’une qualité exceptionnelle tant par le contenu que par l’aspect : superbe papier qui rappelle de vieilles éditions de luxe. C’est paru aux Éditions Harpo & en 2003 et c’est à lire de préférence au soleil et au bord de l’eau pour calmer la tension grandissante.


dimanche 24 février 2019

Jacques JOSSE « Marco Pantani a débranché la prise »


Nul besoin d’être adepte de la Petite Reine pour lire et être rapidement happé par cette biographie de Marco PANTANI, coureur cycliste professionnel italien, décédé mystérieusement en 2004.

La carrière de PANTANI fut riche et chaotique, émaillée d’exploits presque surhumains, mais aussi de lourdes chutes et de nombreux déboires. Prodige des courses de montagne, c’est un lion qui se réveille dès que la chaussée se fait plus pentue, dans ces montagnes d’Italie ou de France.

PANTANI a impressionné, subjugué le public, par ses performances extraordinaires. Après avoir épaulé son maître CHIAPPUCCI (le « Claudio » du récit), il l’a rapidement surclassé avec une rare maestria. Son nom a rejoint les ténors de la haute montagne.

Son palmarès est d’autant plus élogieux qu’il se situe dans un laps de temps très bref. Tour de France : vainqueur du classement du meilleur jeune en 1994 (se classant 3ème au final) et 1995, 3ème en 1997 et vainqueur en 1998, huit victoires d’étapes en cinq participations. Tour d’Italie : 2ème en 1994, vainqueur en 1998 (faisant de PANTANI l’un des rares coureurs réussissant la même année le doublé Tour de France Tour d’Italie), huit victoires d’étapes là encore en neuf participations. En revanche le Tour d’Espagne restera pour lui un échec, deux participations, il ne bouclera aucune des deux, ne remportant aucune étape. En 1995, il sera sur la troisième place du podium lors des championnats du monde sur route.

Ce qui saisit dans cette biographie, c’est la très rapide descente aux enfers de la nouvelle coqueluche du cyclisme mondial. Sans revenir sur ses chutes à répétition – certaines graves et lui valant des semaines d’hôpital -, il est pour la première fois contrôlé positif lors d’un contrôle anti-dopage lors d’une course classique, il n’aura plus jamais la paix. L’EPO vient de débarquer avec fracas dans le monde du cyclisme professionnel. D’autres contrôles positifs vont suivre, accélérant la déchéance. Ses performances vont s’en trouver rapidement altérées, comme son moral. Il va divorcer, s’adonner aux stupéfiants, devenir noctambule acharné, faire la fête pour soigner son mal-être, raccrocher son vélo tant aimé. Son corps sans vie sera retrouvé dans une chambre d’Hôtel de Rimini en Italie le 14 février 2004, jour de la Saint Valentin, comme un ultime pied de nez au désamour, du sportif par ses fans tout d’abord, puis de l’homme par ses proches. Une fin des plus pathétiques pour un champion hors pair.

En 98 instantanés non paginés, Jacques JOSSE retrace la vie tourmentée de ce sportif chevronné, employant les mots justes, narrant les exploits, les défaites, les grands moments d’une carrière cacophonique jusqu’au décès brutal. L’auteur admire le modèle qu’il peint, aucun doute là-dessus. JOSSE se plaît à parler de ces estropiés de la vie au destin tragique, il le fait brillamment pour les petites gens, les oubliés de l’Histoire, les locaux, les vraies gueules de villages, de hameaux. Il sait aussi le faire à la perfection pour les célébrités, de préférence celles qui ont mal fini. À chaque fois les abus, l’alcool, le tabac, ici la cocaïne. Toujours la détresse. JOSSE est un biographe hors normes, un conteur assidu qui pèse chaque mot pour l’imbriquer avec perfection dans une phrase, réussissant chaque fois un bijou de premier ordre. Ce petit joyau à lire d’une traite est paru en 2015 chez les formidables éditions de La Contre Allée et c’est un sacré tour d’honneur en roue libre.


(Warren Bismuth)

vendredi 22 février 2019

Charlotte DELBO « Le convoi du 24 janvier »


« Le convoi du 24 janvier » (1943) est une œuvre singulière, à plus d’un égard. Charlotte DELBO, vient, dans une perspective presque encyclopédique, nous parler de chacune des déportées qui ont fait partie de son convoi vers Birkenau. Le document ressemble presque à une notice de 295 pages, et au premier abord on peut se demander de quelle manière lire ce document, ce qui pourrait laisser présager une lecture fastidieuse. Bien entendu, il n’en sera rien, rien du tout.
Charlotte DELBO choisit l’articulation la plus neutre possible pour son document : elle cite les déportées par ordre alphabétique de nom d’épouse en précisant leur nom de naissance, leurs surnoms, quand elle les connaît. Immédiatement, toutes ces femmes, qui s’apparentent presque seulement à des silhouettes dans sa trilogie sur Auschwitz (voir chroniques précédentes) sont sur un pied d’égalité : toutes furent déportées vers Birkenau, en provenance de Romainville après un séjour plus ou moins long, aux quatre coins de la France, souvent. Charlotte DELBO accomplit un véritable devoir de mémoire : après avoir parlé de son périple concentrationnaire, elle utilise sa voix pour faire entendre toutes celles qui se sont éteintes au revier, dans les marais, sous les coups, sur leur couchette, sans un bruit ou dans les cris. Toutes ces femmes ont aussi en commun ce numéro tatoué sur l’avant-bras, commençant par 31XXX. Toutes sur un pied d’égalité dans le camp, devant l’horreur, dans la perte de leurs proches le plus souvent, mais pas lorsqu’il s’agit d’un retour à la vie civile, ou même après leur mort. Résistantes, droits communs et erreurs judiciaires sont mélangées (néanmoins on note une forte proportion de communistes et résistantes) dans la même boue, les mêmes poux viennent les recouvrir, les mêmes maladies les frappent. Pas de juives parmi elles, c’est aussi ce qui fait « l’originalité » de ce témoignage. Birkenau fut le camp de déportation des non-juives, des politiques, des résistantes. A 2 kilomètres d’Auschwitz, camp des hommes et ses cheminées, où elles partent, lorsqu’arrive la « sélection » si elles sont jugées trop faibles, trop malades. Ce sera les gaz pour en terminer, puis le crématoire. Le tri de l’administration française au retour sera implacable. Il y a celles qui n’ont pas été reconnues et dont les familles, voire les rescapées même, vont vivre dans le plus parfait dénuement, jusqu’à ce qu’elles se remarient, parfois, à la faveur d’une rencontre salvatrice, et refondent une famille, parfois reprennent leur activité professionnelle. Mais toutes sans exception restent très diminuées.
Très largement évoqué dans « Mesure de nos jours », aucun retour possible après avoir survécu à l’enfer d’Auschwitz. Les 49 femmes qui sont rentrées (sur 230), dont Charlotte DELBO fait partie, sont marquées au fer rouge. Insomnies et asthénie sont de moindres maux, elles garderont toutes des séquelles physiques et psychologiques indélébiles qui accompagneront leur vie, quoi qu’elles fassent pour aller de l’avant, pour renaître. Le fatum agit de manière implacable, aucun retour arrière n’est possible, l’esprit est trop marqué, empreint des images, des cris, des odeurs de ce camp où l’on regarde ses amies mortes rongées par les rats, tant et si bien que certains tatouages sont illisibles et que l’on ne peut attribuer de numéro à la personne décédée. Mais Charlotte DELBO poursuit sa tâche, tel un sacerdoce. Toutes, mêmes les inconnues, celles qui sont mortes dès le début à qui l’on n’a pas parlé, celles dont on ne connaît que le regard implorant derrière les barreaux du bloc 25, celles qui déjà infirmes se sont faites prendre à la course du 10 février… à toutes, l’auteure donne la parole, les présente, pour que ces spectres enchevêtrés autour d’une agonie sans fin retrouvent visage humain. Elles sont filles de, femmes de, sœur de, engagées ou non dans la Résistance, debout, à l’égal des hommes, supportant des conditions de détention abominables, regardant parfois mourir leur sœur, leur mère, leur amie, sans baisser les yeux. Le courage et la pudeur sont au centre de ce témoignage, capital, qui nous permet à nous, chanceux-es d’entrevoir seulement leur calvaire. A sa manière, si particulière, c’est de manière très froide et sans émotions de facto que Charlotte DELBO nous offre de rapporter la voix de ses camarades, elle est très factuelle dans sa description des événements, ce qui confère une grande retenue à son récit malgré des images glaçantes qui ne peuvent que nous hanter.
Un ouvrage immense au milieu d’une œuvre immense, le tout aux Editions de Minuit.


(Emilia Sancti)

mercredi 20 février 2019

Jim HARRISON « Lettres à Essenine »


Si l’on connaît bien le romancier et nouvelliste Jim HARRISON, c’est beaucoup moins le cas du HARRISON poète. Tout est pourtant parti de là dès le milieu des années 60, et assez abondamment. Pas moins de 15 recueils dans sa carrière (pas tous traduits), dont les deux premiers antérieurs à son premier roman. Ce « Lettres à Essenine » est son quatrième recueil de poésie écrit en 1973, alors qu’il n’avait écrit que deux romans : « Wolf – mémoires fictifs » (1971) et « Un bon jour pour mourir » (tous deux déjà présentés sur notre blog enchanteur) en 1973, la même année que ces « Lettres à Essenine ».

Sergueï ESSENINE : ce poète russe né en 1895 à Riazan et suicidé par pendaison à 30 ans en 1925 retient l’attention d’HARRISON. Par l’au-delà, ce dernier lui écrit 30 lettres (une par année de vie) sur des sujets variés : la vie d’ESSENINE bien sûr, mais aussi présentations succinctes de certains de ses compatriotes russes. HARRISON se confie sur sa propre vie, ses excès, le quotidien, les femmes (bien sûr), l’alcool, sujet sensible puisque ESSENINE était lui-même profondément alcoolique. Focalisation sur la corde, celle autour du cou d’ESSENINE, animalisée en serpent. Échouement d’un être talentueux mais, et HARRISON le précise, les marsouins s’échouent eux aussi.

Dans ce recueil, outre les femmes, on retrouve certains des sujets chers à HARRISON : la nature (peu présente toutefois), la pêche, la bouffe, la picole, le quotidien par le biais d’anecdotes parfois truculentes. Puis il revient sur ESSENINE, sa dernière nuit à Leningrad, son dernier poème écrit avec son propre sang, sa compagne Isadora DUNCAN (qui connut aussi une mort atroce soit dit en passant) de 18 ans son aînée. Parenthèses sur ce qu’il (ESSENINE) n’aura pas eu le temps de connaître : le siège de Leningrad, le suicide de MAÏAKOVSKI.

HARRISON envisage sa propre mort, pour faire écho à celle d’ESSENINE, une mort qui surviendrait suite à un dysfonctionnement de sa santé, de son corps, les abus en tout genre étant passés par là. Comme toujours, les anecdotes, tantôt drôles, tantôt sombres voire tragiques, fourmillent dans ce recueil bilingue (page de gauche dans la langue originale, page de droite version traduite).

La surprise vient de l’atmosphère : si le HARRISON romancier est un très grand conteur, le Jim poète est beaucoup plus à cheval sur le rendu de l’écriture, sa prose est posée, précise, et même si elle divague, elle le fait avec des choix de tournures de phrases absolument superbes. Non pas que le romancier ne sache pas écrire, loin de là, mais le poète est bien plus méticuleux de la plume dans sa rondeur. Les images font mouche : « Et si je possédais davantage de trombones que je n’en utiliserai de mon vivant ». HARRISON sait être virulent et sortir de sa coquille dès qu’il s’agit de dénoncer un régime autoritaire : « Au dehors voici une révolution réussie et l’on te traite de parasite. Partout des femmes opprimées supportent des antisémites notoires. Staline entame son régime de copeaux d’acier et de sang. Les massacres accompagnent les cloches de Saint-Basile, mille morts par coup franco de port ».

Sur ESSENINE, toujours : « L’âge t’offrit un pistolet et tu le rendis, t’offrit deux femmes et tu les rendis, t’offrit une corde à laquelle te balancer et tu en fis sagement usage. Tu fus assez bon pour écrire ce dernier poème dans le sang ». Les poètes, les laissés pour compte de l’Histoire : « Personne ne te connaît. À la campagne les gens ont peu de temps pour la poésie, à la ville aussi d’ailleurs, sauf pour rendre service à quelques amis ». En 1973, ESSENINE n’est plus, ce qui n’est pas le cas d’HARRISON : « Pourquoi as-tu été vivant et comment suis-je en train de mourir sur terre sans égrener la litanie ordinaire des complaintes, ce qui revient à s’inquiéter à voix haute, égrener ces terribles grains de poussière qui flottent dans le cerveau, ces ballons roses nommés pauvreté, échec, maladie, luxure et envie ».

Les références aux contemporains d’ESSENINE ne sont pas en reste : « Selon Pasternak, tu ne pensais sans doute pas que la mort était la fin de tout. Peut-être faisais-tu seulement une expérience pour trouver un nouveau sujet d’écriture », avant que Jim ne revienne à lui, aux U.S.A. : « Il y a trente ans, je me rappelle ma mère qui chantait ‘Allô le Central, donnez-moi le Ciel, je crois que mon papa est là-bas’, petit garçon ordinaire en temps de guerre ».

Une fois les poèmes déclamés dans l’âme d’ESSENINE, HARRISON en rajoute quelques-uns, la mort de son chien, l’autre qui aurait dû mourir mais qui contre toute attente a survécu (peut-être est-ce le même). Avant de poser sa plume, il vérifie que tout est solide, cimenté : « Oui le tonneau non cerclé se brisera quand on le remplira ». Dernier tour de piste avant de regagner ses pénates. Le présent volume est une réédition de 2018 d’un recueil de 1999 chez Christian Bourgois Éditeur. Je découvrais enfin le poète HARRISON, j’en ressors à la fois groggy et conquis, ce qui est une rime pauvre mais sincère.


(Warren Bismuth)

samedi 16 février 2019

Charlotte DELBO « La mémoire et les jours »


Une sorte de suite ou de contraction, mais aussi de complémentarité de la trilogie « Auschwitz et après » déjà présentée en nos pages. Cinq textes, cinq longs chants désespérés pourrait-on dire. Charlotte DELBO a connu Auschwitz et Ravensbrück, en est revenue. Enfin, revenue, c’est un bien grand mot. Son corps oui, son âme, c’est autre chose. Toute sa vie, elle a tenu à témoigner, à graver dans le marbre les souvenirs de l’horreur humaine, les déportations, les tortures, les privations, les humiliations, le nazisme. Elle va faire passer la pilule soit par la poésie soit par la prose, mais toujours s’approchant au plus près du théâtre.

« La mémoire et les jours » est le premier texte de ce recueil, il fait bien sûr écho à la trilogie déjà citée, mais peut-être plus particulièrement au troisième volet « Mesure de nos jours », le retour des camps, les images obsédantes, incessantes, la difficulté à revivre, texte présenté tour à tour en prose, en poésie, glacial. Pourquoi certains membres de la famille sont revenus et pas d’autres ? Et les souvenirs, déchirants : « À Paris, au centre d’accueil, j’ai rencontré des espagnols qui revenaient de Mauthausen. C’étaient des combattants républicains qui s’étaient réfugiés en France, à la défaite, et qui avaient été internés dans des camps français, au pied des Pyrénées. Livrés aux Allemands après l’armistice de juin 1940, ils avaient été déportés à Mauthausen. Plus des trois-quarts ont succombé dans la carrière de Mauthausen. Et dans quel état étaient les revenants ! Bien pire que nous, les femmes  de Ravensbrück ».

Le « Tombeau du dictateur » reprend ce plan prose/poésie de la trilogie « Auschwitz » et du premier texte du recueil. Long monologue, longue poésie sur Dame La Mort, celle des guerres, des camps. Puis un texte sur un hôpital en temps de guerre. « On croit qu’on s’habitue à tout. On ne s’habitue pas à voir des hommes coupés en deux ». Puis nouveau texte sur le retour d’une polonaise, varsovienne, de « là-bas », de l’enfer, des camps.

« Varsovie » justement, troisième chant et ville témoin de cette complainte poétique. Pour ce qui est de la prose suivant le poème (DELBO présente un plan assez similaire selon les écrits), c’est la Grèce (Charlotte DELBO y était allée). Sur place, géographiquement parlant, mais aussi par le biais des grecs de l’univers concentrationnaire d’ Auschwitz, les juifs de Salonique et d’ailleurs, comme enterrés vivants dans les camps de la mort, les guérilleros grecs qui ne désarment pas, mais se font déporter. Retour à Varsovie, le ghetto où l’on crève en surnombre, mais dans lequel on résiste pour la postérité :

« La révolte soulève le ghetto
Sursaut d’hommes qui sont prêts à mourir
Mais de mort volontaire,
Pas poussés à l’abattoir »

Puis un convoi de juifs arrive dans un camp en avril 1943, horrible routine.

« Les folles de mai », ces femmes, folles en liberté qui cherchent vainement des traces d’un mari, d’un fils, devenant dingues de ne pouvoir même faire leur deuil. Poésie très courte, percutante, désenchantée. Pas de place pour la prose ce coup-ci.

Le dernier chant, « Kalavrita des mille Antigone » est à la fois le seul des cinq – à ma connaissance – à avoir également été édité seul (un livre en 1979) et peut-être le plus poignant des cinq. Kalavrita, petit village grec (on y retourne) massacré par l’armée nazie en 1943, à l’époque où certaines divisions ne laissaient rien de vivant sur leur passage, tuaient, violaient, brûlaient en masse, anéantissant à tout jamais une génération d’humains avec tout ce qui va avec (nous français pensons bien sûr à Oradour) : « Avec les hommes qui sont tombés ce jour-là, la mémoire du pays s’est perdue. Maintenant il n’y a plus personne pour se souvenir de la manière dont le maréchal-ferrant tenait le fer. Il était réputé pour son adresse. Quand il ferrait une mule, on faisait cercle autour de sa forge pour voir comme il s’y prenait ».

Vient la sordide improvisation pour les survivants du massacre, devant faire disparaître les corps des trépassés. « Puis l’une a dit : ‘Il faut d’abord faire la toilette funèbre. Il faudra ensuite les ensevelir’. Pour la toilette funèbre, chacune sait. Pour l’ensevelissement… Le fossoyeur était là, mort avec les autres. Et quel fossoyeur a jamais enterré mille trois cents morts d’un coup ? Qui creuserait mille trois cents tombes en un jour, dans la terre pierreuse de chez nous ? ». Et comme un ultime coup porté à l’indicible : le souvenir des camps, mais en Sibérie. Car oui, en U.R.S.S. il y avait également des camps de déportation, celui de Kolyma par exemple, raconté si longuement dans l’oeuvre de CHALAMOV.

Ne pas oublier, rien ni jamais. Perpétuer la mémoire, poursuivre le travail amorcé, rendre témoins les générations futures. Ce titre « La mémoire et les jours » est divinement trouvé, c’est aussi un coup de poing dans l’estomac, il appuie sur les tripes, c’est un travail morbidement fascinant par toutes ces voix différentes qui témoignent, ces ramifications, ces spectres hantant la terre, c’est sorti à l’origine en 1985 (juste après la mort de Charlotte DELBO) aux Éditions Berg qui l’ont réédité en 2013 (année des 100 ans de la naissance de Charlotte). Dire que c’est bouleversant serait à coup sûr un euphémisme de mauvais goût, aussi je vous laisse plonger dans ces textes d’une irrémédiable beauté littéraire et d’une redoutable efficacité émotionnelle, sans jamais tomber dans le pathos. À coup sûr une auteure parmi les meilleures ayant écrit sur la déportation et autre nazisme.


(Warren Bismuth)

mercredi 13 février 2019

Fyodor RECHETNIKOV « Ceux de Podlipnaïa »


Nous détenons ici une rareté pour plusieurs raisons. Ce roman du russe RECHETNIKOV (1841-1871) est le seul qu’il a écrit (terminé en tout cas), il fut peu traduit et donc peu édité. Mieux : il aurait pu ne jamais voir le jour, puisqu’en 1863 un jeune écrivain de 22 ans envoie un manuscrit à un éditeur qui, immédiatement intéressé, voudrait le publier. Or l’écrivain n’a laissé aucun contact accompagnant le manuscrit, et l’éditeur devra faire passer une annonce sur le journal local afin de retrouver l’auteur du roman, un certain Fyodor RECHETNIKOV.

Rien que la traduction du prénom de l’auteur prête à confusion, comme souvent chez les russes : tantôt écrit Fyodor, Tantôt Théodore, mais aussi Fédor, Fiodor, Teodor, Theodor, faites votre choix !

Sans être l’un des chefs d’œuvre incontestés de la littérature russe, ce roman présente quelques aspects intéressants. D’une part car, comme écrit plus haut, il émane d’un jeune auteur de 22 ans, inconnu, timide, effacé. Il arrive à une période où peu de grands auteurs russes ont percé. Si POUCHKINE et GOGOL sont déjà morts et que TOURGUENIEV a déjà écrit pas mal de romans, DOSTOIEVSKI n’a encore à cette date écrit aucun de ses grands romans (« Humiliés et offensés » écrit en 1861 n’est pas, et de façon parfaitement injuste, considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre), et TOLSTOI vient juste de boucler son premier roman (loin d’être son meilleur) : « Les cosaques ». En replaçant ce texte de RECHETNIKOV dans son contexte, il peut apparaître comme une nouveauté, l’un des premiers chaînons de l’épopée littéraire romanesque russe moderne.

La trame est assez simpliste : deux amis du village de Podlipnaïa en Sibérie, Pila et Syssoïko, après bien des malheurs dont des morts parmi leurs proches (la fille de Pila notamment) et une redoutable misère, après avoir crevé de faim et bouffé des écorces au sens propre, vont trimarder afin de devenir Bourlaki, c’est-à-dire constructeurs de grosses barques servant à transporter les vivres et autres matériaux en tous genres sur les rivières et fleuves russes, d’autant que Pila est un homme robuste, de ce fait d’ailleurs considéré comme un sorcier et craint, sauf par sa femme Matriona, fainéante et envahissante. Derrière la noirceur du quotidien et de la situation, une ambiance bon enfant, légère même.

Ce roman peut se lire comme un roman d’aventures. Les péripéties des deux acolytes sont nombreuses et parfois drôles, les liens entre Pila et ses enfants, présents sur le même chantier, s’aggravent au fil des pages, jusqu’à devenir presque détestables. Attention, l’écriture n’est pas soignée, elle sort sans filtre, sans chichis, sans fioritures, les phrases ne sont pas toujours très équilibrées, les redites, les répétitions sont nombreuses, mais l’atmosphère à la GOGOL pour ses écrits ruraux respire une Russie rustique et arriérée, une paysannerie découvrant le monde. Lorsque nos villageois vont être confrontés au progrès, ils vont restés bouche bée à de nombreuses reprises, ils vont y voir le diable, dans cette Russie très croyante. Les superstitions sont nombreuses, les rites respectés, déifiés.

RECHETNIKOV a laissé peu de traces dans la littérature, et pour cause : après cet essai pas si mauvais en fin de compte, il va entamer un autre roman, mais frappé par la maladie, il disparaît à moins de 30 ans en 1871, sans l’achever. Sa vie aura été faite d’injustices, d’abandons, de raclées, de larcins. RECHETNIKOV est l’un des premiers romanciers russes à être de basse extraction, à avoir côtoyé la misère au jour le jour, c’est ce qui fait de son texte un témoignage plus qu’un roman. Et même s’il souffre de maladresses de jeunesse ou d’inexpérience (écrit à 22 ans je le rappelle), il est à prendre comme tel pour rendre au mieux le vrai sens de la vie rurale dans ce XIXe siècle perturbé. La fin est très bien menée, faisant de ce roman un écrit qui n’est pas à négliger pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la littérature russe. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a sorti une version epub de ce livre déjà paru à plusieurs reprises en version papier, la dernière étant l’œuvre des éditions de Syrtes en 2011. Phénomène curieux : en 1967, les éditions Rencontre de Lausanne ont fait paraître ce roman, couplé avec l’excellentissime « Les Golovlev » de SALTYKOV-CHTCHEDRINE (que je ne saurais trop vous conseiller). Le lien n’est pas évident à déterminer entre les deux oeuvres, mais pourquoi pas après tout. Un roman de RECHETNIKOV pour les aspects anecdotiques et historiques, à replacer absolument dans son contexte avant de l’entreprendre, c’est aussi le seul récit traduit disponible de l’auteur.


(Warren Bismuth)

mardi 12 février 2019

Le Comité des Bons Conseils « L’art de lancer des choses »


Voici un petit bouquin jubilatoire ! Sorte de guide, de manuel, d’encyclopédie du lancer. Intrigant n’est-ce pas ? Et de quel lancer ? La réponse est : tous ! En 110 pages et quelques illustrations parlantes, vous obtiendrez à peu près l’exhaustivité des manières de lancer selon les objets que vous désirez projeter. Mazette !

À première vue ce livre est une farce : par le ton, l’ambiance et la légèreté, c’est un peu Pierre DESPROGES ou Pierre DAC qui vous conseillent comment bien lancer une chaise par exemple. Cependant le fond est bien réel, sérieux n’est pas le terme, mais vous apprendrez comment ne pas vous blesser en lançant un objet, soit trop lourd, soit trop léger, soit trop ample soit pas assez.

Petit cours de physique pour entamer l’ouvrage, la gravité et tout le toutim, puis les trajectoires, les échauffements. Je vous ai prévenu.e.s : ce guide est complet ! On arrive dans le dur avec la concrétisation des techniques de lancer, nombreuses et très différentes selon l’objet qui va valdinguer dans le ciel (ou dans l’eau pour un lancer en ricochet). Les différentes manières de lancer sont ici répertoriées, mais aussi les gestes à ne pas faire. Petit résumé (non exhaustif lui) de ce qui est lançable et par conséquent la façon de lancer : bâton, bûche, différentes bouteilles, poutre, chaise, palette (ça se complique), pneu, ordinateur et autre téléviseur, et bien sûr, hérésie suprême : le lancer de livre. Snif !

On se marre, on se gondole, on ricane, on rigole tout au long des pages. C’est à la fois drôle et techniquement très élaboré, on se prend au jeu avec une évidente complicité. Voilà le bouquin idéal pour aller trôner au petit coin et lire quelques pages chaque jour. L’auteur est (sont ?) anonyme, peut-être l’angoisse de donner une paternité à une telle ânerie. Comme tous les livres inutiles celui-ci est indispensable, je serais vous je ferais vite car il n’a été tiré qu’à 250 exemplaires en 2018 aux Éditions des Idées Lumineuses (ça me fait penser que le lancer de lampe n’est pas au programme de l’œuvre, peut-être dans un volume deux). Aussi dépêchez-vous pour ne pas avoir plus tard à vous « lancer » sur des sites de vente pour le dégoter d’occasion à un prix exorbitant. Et comme il est écrit en fin de préface : « À bon entendeur… lancez ! ». Et un merci tout particulier à Alex pour le cadeau dont, comme promis, j’ai pris soin.

https://editionsdesideeslumineuses.home.blog/author/editionsdesideslumineuses/

(Warren Bismuth)
 

samedi 9 février 2019

Charlotte DELBO « Auschwitz et après » Trilogie


La célèbre trilogie sur les camps nazis enfin présentée sur DES LIVRES RANCES. Séquence émotion. Trois tomes : le premier sur le quotidien dans le camp de concentration d’Auschwitz, le deuxième sur les souvenirs concernant les prisonniers morts là-bas mais aussi le passage par Ravensbrück puis la libération des camps, le dernier sur le retour, la réadaptation difficile après l’enfer. Il est notable que cette trilogie a été écrite certes comme un témoignage, mais aussi en tant qu’exercice littéraire indéniable et majestueux.

« Aucun de nous ne reviendra » 1965

Dans un style varié, tantôt poétique, tantôt théâtral, tantôt documentaire, souvent les trois, glacial comme un coup de trique sur le dos d’un mourant, ce premier volet s’applique à relater le transport par trains pour Auschwitz puis le quotidien des prisonniers, des prisonnières. Charlotte DELBO restera deux ans dans les camps (en passant par Ravensbrück, voire tome 2). Deux ans d’extrêmes souffrances, d’une vie d’esclave, d’errance sans fin au cœur du béton, sans espace de verdure, des SS partout, parmi la crasse, le froid, la neige, la boue, la merde, la puanteur, la mort sinon la faim. Car la plupart y laisseront leur peau, par résignation, par épuisement, par famine ou maladies. Les images, suffocantes, inhumaines : « Il y a une petite fille qui tient sa poupée sur son cœur, on asphyxie aussi les poupées ».

Mais il y a l’entraide, la solidarité dans la désillusion, la fameuse énergie du désespoir, peut-être jamais si bien dépeinte. Agrippées les unes aux autres, comme pour se dire que si la mort doit frapper, ce sera sur toutes en même temps, mais aussi pour sentir une chaleur humaine devant la monstruosité des gardes. Fuir ? « Nous avions attendu le jour pour partir. Chaque jour nous attendions le jour pour partir. On ne pouvait sortir avant qu’il fît clair, avant que les sentinelles des miradors pussent tirer sur les fuyards. L’idée de fuir ne venait à personne. Il faut être fort pour vouloir s’évader. Il faut savoir compter sur tous ses muscles et sur tous ses sens. Personne ne songeait à fuir ».

Prendre son mal en patience, oublier sa propre existence dans un combat de survie quotidienne. Les cadavres jonchent le sol, entassements sans fin de corps morts. Et le travail : usant, harassant, inhumain lui aussi. La terre, pourtant donneuse de vie, ici détestée. L’horreur dans tout son paroxysme : « Ceux du commando du ciel ont des privilèges. Ils sont bien vêtus, mangent à leur faim. Pour trois mois. Le temps écoulé, d’autres les remplacent qui les expédient, eux. Au ciel. Au four. Ainsi de trois mois en trois mois. Ce sont eux qui entretiennent les chambres à gaz et les cheminées ».

Un témoignage précieux, des plus poignants, dans lequel jamais l’auteure ne se plaint ni ne se met en scène. Enumération morbide mais nécessaire de la douleur, de l’innommable, de la torture par l’absurde. La langue est splendide, froide pourtant, ajoutant encore un peu plus au ressenti. Un voyage dans le temps qui colle aux yeux et aux semelles. Aucun n’aurait un jour pensé revenir, être libéré. Et pourtant…

Le manuscrit fut plusieurs fois refusé (écrit dès 1946 quand la mémoire est limpide), le « monde » n’était pas près à lire cette épouvantable histoire. Il fut pour la première fois publié en 1965 aux Éditions Gonthier avant d’être réédité chez Minuit en 1970.


«  Une connaissance inutile » 1970

Suite logique du premier tome. Pourtant ici Charlotte DELBO se livre un peu plus. Le récit est allongé dans le temps puisque par exemple il fait état de Georges, l’amoureux de Charlotte, exécuté avant qu’elle ne parte dans ce fameux convoi du 24 janvier 1943 vers les camps. Nombreux hommages aux prisonnières, aux amies restées définitivement là-bas, dans ces charniers grouillants.

Des pensées, profondes, douloureuses, viennent éclairer le récit. « Vous direz qu’on peut tout enlever à un être humain sauf sa faculté de penser. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait ».

D’Auschwitz, certaines survivantes vont atteindre le camp de Ravensbrück de sinistre réputation. Le camp des femmes (beaucoup d’entre elles n’avaient pas compris pourquoi dans un premier temps elles avaient été déportées vers Auschwitz). Reprise des journées de travail d’esclaves dans la merde et le froid. Des moments de grâce pourtant : le troc de produits de consommation avec des tsiganes qui réussissent à voler les SS, mais aussi la préparation et la mise en scène d’une pièce de théâtre de MOLIÈRE, à partir de rien, de bouts de ficelles, de chandelles. Faire preuve d’imagination pour ne pas s’engourdir, pour exorciser la faim, la mort aux chevets. Voir à ce propos le témoignage à la fois bouleversant et drôle de Germaine TILLION « Le Verfügbar aux enfers - Une opérette à Ravensbrück ».

Et puis contre toute attente, la libération ! « Alors, une voix des nôtres s’élève : ‘Camarades ! Pensons à celles que nous laissons ici. Faisons pour elles une minute de silence’. Et cette voix qui demande le silence rompt le silence ». Une libération morbidement orchestrée par les nazis, comme une dernière ruade. En effet, deux faux départs précédèrent le véritable retour.

Certaines sont revenues, avec elles, retour de la poésie.

« Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
Vous,
Qu’on revient de là-bas,
Et même de plus loin ».

Passage par le Danemark, la Suède avant les premières foulées à venir dans le pays natal, laissant au loin cette « connaissance inutile », la mort.


« Mesure de nos jours » 1971

Si c’est toutefois possible, cet ultime volet de la trilogie est encore plus sombre que les précédents. Ici, place aux témoignages du retour de l’enfer, la reconstruction ô combien délicate d’une vie meurtrie par les privations en tous genres. Charlotte DELBO fait parler les revenants, les revenantes surtout. Un chapitre pour chacun. Elle retranscrit leur mémoire. Et puis elle en revoit certain.e.s. En chair et en os. Suprême émotion. Des souvenirs à partager, certes, mais affreux. Les odeurs, les cadavres, les cheminées, les fours, voilà ce qu’ont en commun ces ami.e.s.

Fortes pensées pour celles et ceux qui sont restés là-bas, qui y ont laissé leur vie et quelque part l’espoir d’un monde meilleur. Certaines femmes sont parvenues à refaire leur vie, à fonder un foyer, d’autres non. Lesquelles sont les plus à plaindre ? La comparaison est simplement impossible. Après avoir lutté pour leur survie, l’après déportation leur semble insurmontable. « Être heureux, est-ce une question que nous nous posons, nous ? Je me répète pour m’en assurer qu’il y a vingt-cinq ans que nous sommes rentrés, sinon je ne le croirais pas. Je le sais comme on sait que la terre tourne. Il faut y penser pour le savoir ».

Pour celles qui se sont mariées se posait la question : mieux valait-il vivre avec un ancien déporté ou non ? Les opinions divergent. Un mari non déporté ne comprendra pas le passé, il ne pourra rien faire qui puisse atténuer le traumatisme. Mais l’une des témoins, dont le mari ancien prisonnier ne voit, ne vit que par les camps et son vécu là-bas, ne laissant aucune place au reste, étouffe sa femme de son mal être.

L’intégration au monde des vivants semble impossible, la piqûre de rappel du passé est constante, parfois mal digérée : « Car ce n’est rien que ces cérémonies du souvenir, ces commémorations, ces parodies rassurantes pour les gens à qui nous donnons l’occasion de s’apitoyer une fois l’an, l’occasion d’avoir bonne conscience. Quoi que nous fassions, cela ne sert à rien. Vivre dans le passé, ce n’est pas vivre. C’est se retrancher des vivants ». « J’ai vieilli d’un coup en revenant et depuis je suis vieille et je ne vieillis plus. Je ne bouge plus ».

Certaines se sont isolées, d’autres ont tenté de recommencer comme « avant », souvent en pure perte. Alors qu’elles se revoient après des décennies de silence, certaines s’engueulent, sortent les barèmes de la souffrance passée, puis présente. Elles se recroisent aux enterrements, ce qui les ramène un peu plus à la mort.

Cette trilogie est un mal nécessaire, elle est parfois émotionnellement difficile à lire, surtout le dernier volet. Mais il faut que la mémoire reste aiguisée, complète, pour ne pas laisser dire des âneries sur cette période, pour que les témoignages restent vivants, eux. Éternels. Les Éditions de Minuit ont d’ailleurs eu l’excellente idée de rééditer en version poche fin 2018 ces trois livres, en n’en faisant plus que deux, puisque le deuxième et le troisième tomes se retrouvent ensemble, ne faisant plus qu’un. C’est un flambeau que nous devons passer aux jeunes générations, inépuisablement. Ce témoignage est sans doute l’un des plus forts sur les camps de concentration, l’un des plus littéraires aussi, il me paraît en tous points indispensable.


(Warren Bismuth)

lundi 4 février 2019

Manuel CANDRÉ « Des voix »


Une lecture qui m’a laissé sans voix, justement, les bases me manquant cruellement concernant les sujets abordés dans ce roman original et déstabilisant. Mais réflexe positif : j’ai dû me documenter pour suivre cette intrigue de haute voltige référentielle et stylistique.

En effet, ce livre peut être vu comme une réécriture de la Kabbale et de l’existence fantasmée du Golem. Entre foi, légendes, contes, l’auteur nous guide dans les rues du ghetto de Pragol (réécriture de Prague), dans la nuit seulement éclairée par les becs de gaz quelques centaines d’années moyenâgeuses en arrière. Un ghetto peuplé de fantômes, de spectres, de morts, dirigé par Rabbi Viggel, être opaque à la fois bienfaiteur et malfaisant. Pratiquant l’exorcisme pour faire fuir les démons, il  userait en fait d’endorcisme, son exact contraire. Il finira par se couper la gorge.

Immersion au présent ou presque, le XXe siècle chargé de ses malheurs, des malheurs rappelant ceux de jadis. Les ghettos, les morts, les zombies. Parallèle historique.

Jacob, le narrateur-Golem, entendant des voix, comme une obsession, errant dans le ghetto humide, froid et venteux. Des voix, toujours des voix. Incompréhensibles. Bruits de fond. Avec elles, avec l’aide des habitants, ces spectres appuyés par Rabbi, doivent tous se rendre au Transval, sorte de terre promise.

Rabbi Viggel en appelle au Reversement ainsi défini « Ce qu’il ambitionnait (Rabbi) c’était le remplacement pur et simple des vivants par les morts, et non seulement de les influencer et de les remplir de terreur le temps d’une nuit magique ».

Le récit est peuplé de fantômes, mais aussi de messes (noires), de magie (noire aussi), de créatures étranges, d’ombres en pagaille, de brume, d’êtres plus ou moins maléfiques, mystérieux toujours. Le tout s’étend du Moyen Âge à nos jours, entre réalité et légendes. Il y est question de la bataille d’Olomouc, de la nuit de Walpurgis, de sorcières, de la Shoah finalement, en un long monologue suffoquant, de longues phrases frappées de parenthèses, les pensées suspendues, interrompues, un soliloque de souffrance, d’errance et de terreur.

Rassurez-vous, le Transval, après bien des difficultés, va être atteint, tel un firmament. Mais il va irrémédiablement se rétrécir comme peau de chagrin. Dans ce roman gothique et fantastique, les traits d’humour sont pourtant nombreux (il faut réussir à les capter à l’instant T, ils passent souvent inaperçus), l’auteur aimant jouer avec les mots. Derrière l’oppression extrême du récit, de petits moments de grâce épars, pour nous délivrer en partie du joug de cette écriture d’une rare noirceur, ce ton résolument glacial qui ne laisse que peu de marge de manœuvre. Un roman « pluvieux que jamais » qui vient de paraître chez Quidam Éditeur.


(Warren Bismuth)

dimanche 3 février 2019

Stefan ZWEIG « Dostoïevski »


Pas vraiment une biographie. Certes quelques éléments distillés, du privé, de l'intime, mais ce texte des années 1920 est avant tout une étude de l'écrivain DOSTOIEVSKI (1821-1881), pas de l'homme privé, une analyse de DOSTOIEVSKI, mais à travers les personnages sortis de son imagination. ZWEIG (1881-1942), en idolâtre convaincu, « vend » son DOSTOIEVSKI à la perfection. Il lui rend vie, tout comme à ses personnages les plus remarquables et inoubliables.

Une analyse de l’œuvre toute en puissance, un style élevé, enlevé. ZWEIG s'est tout particulièrement comporté comme si DOSTOIEVSKI, par l'au-delà, puisse lire un jour ces lignes. ZWEIG se sent petit, minuscule, faible devant l'épaisseur du travail de toute une vie de l’auteur russe. DOSTOIEVSKI, l'athée recherchant désespérément Dieu sans jamais le trouver, DOSTOIEVSKI qui aimerait aimer Dieu et les hommes. DOSTOIEVSKI qui a souffert comme personne, qui a connu plusieurs vies en une seule, qui aurait dû mourir jeune, qui a pourtant été gracié, à l’ultime instant, sur le poteau d'exécution, envoyé au bagne à la place. Il en restera traumatisé. Il est difficile de lire DOSTOIEVSKI sans avoir cette partie de sa vie en tête.

Les personnages de ses livres défilent comme des fantômes, mais attention : peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature, l'auteur leur donne un fort aspect psychologique, ils ne sont ni bons ni mauvais mais faits de plusieurs âmes, de plusieurs peaux, de plusieurs gènes. Jamais un écrivain n'est allé si profondément, si entièrement aux tréfonds de la complexité humaine. DOSTOIEVSKI est plus psychologue que n'importe quel psychologue de métier, comme une vocation transformée en don. Il cherche la lumière dans chaque être, n'y trouve pourtant que les ténèbres, qui s'obscurcissent de plus en plus. Ses personnages évoluent dans la misère, le doute, la crasse, l'alcool, le vécu tragique, le poids de la vie, la maladie, les couples qui périclitent ou n'existent jamais, la recherche de Dieu, la recherche de la vérité au milieu de miasmes et de fumées toxiques.

Toujours la souffrance, la noirceur, les immeubles pourris, crados, sombres, les escaliers branlants, les appartements spartiates aux chaises boiteuses, tables bouffées par les vers, meubles fatigués, parquets moisis, livres entamés par les mites. Un visuel unique des personnages, leurs figures imaginées par le lecteur (DOSTOIEVSKI donne sur ce point toujours très peu d'indices, rendant le lectorat actif et imaginatif).

Oui DOSTOIEVSKI a souffert, ZWEIG tient bien à mettre ce point en lumière. Pour lui cela explique la suite. DOSTOIEVSKI n'aurait pas pu vivre autrement, pas pu écrire une œuvre différente, peut-être la plus puissante de toute la littérature mondiale. Tous ses personnages, en étant fondamentalement différents les uns des autres, tendent au même idéal inatteignable : la rédemption. Mais ils ne croisent que le chaos, la vilenie, la merde.

Peut-être que DOSTOIEVSKI est le père spirituel dans l'imaginaire de ZWEIG, ce dernier né la même année que celle de la mort de l'écrivain russe, une sorte de continuité.

L'écriture de ZWEIG est un joyau, il vibre en DOSTOIEVSKI, il se laisse emporter par le flot de son œuvre, le tutoyant même à la fin de son étude, l'attendant, le rendant coupable d'un nouveau mode de pensée ancré à jamais. Il est impossible de choisir la moindre phrase de cette biographie, chacune est un élément entier du travail de ZWEIG pour qui DOSTOIEVSKI est le maître incontesté, indéboulonnable. Cette étude était sortie dans un recueil, « Trois maîtres », comportant trois analyses, avec celle sur BALZAC et DICKENS (mais rien que l'étude sur DOSTOIEVSKI prend la moitié du volume, c’est dire la place très spéciale que ZWEIG lui donnait). Mais cette étude était également sortie séparément, la première fois en 1928, puis en 1932, autant dire il y a trop longtemps. Chaque fois, c’est la traduction d’Henri BLOCH qui fait foi, inaltérable, jamais défiée. Cette fois-ci c'est la Bibliothèque Russe et Slave qui ressort en ce début d'année 2019 cette subtile et envoûtante analyse en version e-book, toujours avec la même source de traduction. Impossible, pour tout admirateur de DOSTOIEVSKI, de ne pas se laisse tenter puis chavirer.


(Warren Bismuth)