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mercredi 28 novembre 2018

Agnès DESARTHE « La chance de leur vie »


Cette rentrée littéraire 2018 s’étire dans le temps… Agnès DESARTHE revient une nouvelle fois sur le devant de la scène, encore aux éditions de l’Olivier avec son nouveau roman « La chance de leur vie ».

DESARTHE dresse le portrait sans concession d’une famille parisienne qui choisit de s’expatrier aux Etats-Unis, sans le savoir, à la veille des attentats du 13 novembre 2015.

Le tableau est tellement simple, qu’au premier abord, tout semble banal (tristement banal ?) : un couple, Sylvie et Hector, ce dernier est un enseignant-chercheur à l’Université, manifestement sans grand génie, qui, face à « la chance de sa vie », emmène tout son foyer traverser l’océan pour atterrir à Earl University en Caroline du Nord. Ils embarquent avec leur fils unique, Lester (aka Absalom Absalom, figure biblique fils de David et aussi titre du roman de FAULKNER publié en 1936), 14 ans et manifestement occupé par autre chose que par son adolescence.

Le personnage de Sylvie est assez complexe et ne se dévoile qu’au fur et à mesure du récit : femme effacée au physique particulier, voire ingrat tant il semble être à l’opposé des diktats modernes, elle entretient ce côté terrien et primal qui lui valent de faire parfois tourner des têtes (je vous renvoie à la scène surréaliste avec son beau-père). La soixantaine bien tapée, elle a été mère sur le tard après avoir perdu un nouveau-né, bien plus jeune (mais l’âge de sa première grossesse n’est pas précisé). On pressent donc cette complexité, à plusieurs niveaux qui s’imbriquent les uns dans les autres.

Sylvie est une femme effacée, non par soumission ou par contrainte mais parce que c’est son caractère : elle n’est pas maîtresse de son foyer comme ça pourrait être entendu, les choses lui glissent dessus, elle subit, on a l’impression que tout lui échappe. Elle rationalise tout, jusqu’à ce qui pourrait être la mort de son couple. Cette petite bonne femme (je ne vois pas comment la qualifier autrement) rationalise et intellectualise tout ce qui se passe dans sa vie. Son arrivée dans une nouvelle communauté, son intégration nécessaire, ses nouveaux loisirs (la poterie), ses rapports avec les collègues de son mari (majoritairement féminins), ce qu’elle doit dire, ce qu’elle doit faire. Et c’est justement ce qui lui plaît, à Hector ! Pas très brillant, il peut compter sur le soutien inconditionnel de sa femme pour apporter la patine nécessaire à la valorisation de tous ses faits et gestes. Leur relation de couple se veut moderne : il y a autant de confiance que de coups de cœur épars sans que cela ne vienne remettre quoi que ce soit en question (je vous renvoie aux scènes entre Sylvie et son incroyable baby-sitter, et le coup d’œil de Lester en passant). Hector jouit, à son arrivée sur le continent américain, d’un coup de projecteur bienvenu qui lui permet d’enchaîner les conquêtes (pendant que Sylvie façonne des navets, des carottes en poterie, et même les vieilles chaussures de son mari, CQFD).

Et Lester ? Malgré son joli prénom anglais peu commun, cet ado préfère se faire appeler Absalom Absalom, fantaisie à laquelle ses parents finissent par se prêter sans trop se poser de questions, juste Sylvie qui tient à se faire appeler maman plutôt que par son prénom. Très fusionnelle avec son fils, elle s’inquiète quand même depuis qu’il est tout petit de ses intérêts spécifiques ou de ses comportements. Enfant qualifié de très intelligent, la surveillance de ses parents se relâche quand ils constatent que ce dernier arrive à s’intégrer dans son nouvel environnement. Fort d’un groupe de copains hétéroclite, priant pour le salut de l’âme de ses parents (je vous ai dit qu’il était gentiment chelou le môme), il s’évade faire on ne sait quoi en forêt. Tellement on ne sait quoi qu’il sera accusé d’avoir joué à touche pipi avec ses copines alors qu’il ne faisait que prêcher la bonne parole.

Le livre est drôle, certaines scènes surréalistes et le caractère de Sylvie y est pour beaucoup. Ses rapports avec les autres expats ou les locaux, sont truculents (Mister Black et ses contacts farfelus). Le moment où elle pressent l’infidélité de son mari est à crever de rire puisque sa panne de machine à laver est provoquée par l’accumulation de préservatifs usagés dans la pompe à eau, qu’elle regarde nager au fond de sa bassine, pas vraiment émue.

L’ouvrage est vraiment centré sur Sylvie, ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit. Son parcours, finalement pas si transparent ni rectiligne, est émaillé par la douleur que l’on pressent être une véritable première épreuve pour son couple, qui est la perte de l’enfant, quelques heures après sa naissance (une petite fille). Ce fait est repris par Hector qui ne peut que constater que l’humeur de Sylvie n’a plus jamais été la même après ce dramatique événement (et on ne va pas la blâmer).

En toile de fond, les attentats du 13 novembre 2015 qui, eux, vont profondément affecter Lester, touché de plein fouet en apprenant que l’un de ses contacts a été mutilé. Cette violente révélation, faite de manière violente elle aussi, par les réseaux sociaux, vont forger son esprit et entraîner le rejet de tous ces médias de communication modernes tels que nous les connaissons et qui sont d’habitude si plébiscités par les nouvelles générations (et surtout indispensables). On note aussi les commentaires des autochtones sur les événements subits par l’hexagone et l’arrivée pressentie, voire attendue de Trump à la présidence des Etats-Unis.
Ce roman n’est pas un pavé, à peine plus de 300 pages et pourtant il est dense, très dense, il y aurait beaucoup plus à dire et à analyser que ce que je viens de faire fort modestement.

Auteure découverte récemment, toujours aux éditions de l’Olivier, avec « Une partie de chasse », chroniqué juste ici


DESARTHE est maîtresse dans la description des caractères. Les personnages ne sont pas forcément attachants mais ils sont minutieusement décrits, c’est du travail d’orfèvre.


(Emilia Sancti)

dimanche 25 novembre 2018

Jacques JOSSE « Comptoir des ombres »


Ce recueil de 2017 pourrait être vu comme une micro-anthologie du travail de Jacques JOSSE : des petites chroniques, de minuscules biographies sous forme de poésie en prose avec l’écriture unique, l’atmosphère singulière et toute délicate de l’auteur. Évocations intimes de personnages croisés ici et là, puis morts pour certains. Quelques repères dissimulés afin de dater l’action : les noms de coureurs du Tour de France, un titre de John Lee HOOKER, la mort d’Otis REDDING, un squat de Saint Brieuc (même si là il faut être un peu à la page de ce qui exista en collectif punk près du port du Légué au début du XXIe siècle), de petits indices, comme oubliés dans la marge puis incorporés.

Les poètes bien sûr, souvenirs encore brûlants, de références en hommages. Intrusion de la Beat Generation, celle qui a tant compté. Tout ceci distillé avec grâce au beau milieu du crachin, du bord de mer suintant ou au cœur d’un hameau, d’un village, de Saint Brieuc bien sûr. De tout petits textes, travaillés à l’équerre, rien ne doit dépasser, rien ne doit faire tache, imbrication au cordeau de mots qui se complètent, se répondent, précisent la pensée, guident sans s’emballer.

Les morts, les compagnons jamais oubliés, viennent boire un dernier verre avant que le cercueil se scelle définitivement, un puissant coup de marteau dans une mélancolie palpable sur le dernier clou, le plus dur à faire pénétrer, les morts continuant à soliloquer. Les figures bretonnes. Oh, pas les célébrités, mais ces petites gens qui ont permis l’image collective, attisé la mémoire, fleuri le souvenir. Chez JOSSE il y a d’ailleurs plus de morts que de vivants puisque c’est bien la mémoire qui est à l’œuvre, une œuvre à part qui sait pourtant se faire intemporelle jusqu’à ce qu’un macchabée surgisse de la brume, clopin-clopant, pour une dernière bordée frisant l’excellence.

En fin de volume, une dizaine de pages, le poète de la nostalgie interviewé par Malek ABBOU. Le travail d’écriture de Jacques JOSSE, c’est encore bien un certain JOSSE Jacques qui en parle le mieux : « La plupart de ceux qui circulent dans mes textes sont des naufragés, des perdants, des exclus, des cabossés de la vie… Mais aucun d’entre eux ne courbe l’échine. Ils n’acceptent pas leur condition. Ils se battent avec leurs moyens. Ils résistent. Ils ont leur dignité ». Ou encore « Être en position de narrateur. Évoquer quelques épisodes de la vie des autres. Qui peuvent souvent croiser et s’entremêler à la mienne. Mais ce sont eux qui suscitent le texte. D’où ce besoin de rester en retrait, à bricoler dans l’arrière-boutique. J’ai du mal avec le « je ». On est soi-même et autre en même temps. Plusieurs en un ».

Tout est dit, tout l’univers de JOSSE est dans ces quelques réflexions. On ressort toujours d’un bouquin de JOSSE totalement bouleversés, ensuqués (sans doute les effluves de l’eau-de-vie, mais possiblement aussi le tangage des vieux navires sur une mer capricieuse, le roulis) mais apaisés. On laisse au vestiaire notre colère après la vie, on croit donner la main à ces accidentés du parcours de vie, on les laisse à regret avec une certaine amertume au fond de la gorge. Un bon cidre fera disparaître cette sensation. D’autant que JOSSE a beaucoup écrit de ces petits bouquins nécessaires, là aussi il distillé ses mots un peu partout chez des petits éditeurs, il nous reste la matière, et c’est bien ceci qui nous rend sereins. D’ailleurs c’est la deuxième fois en quelques mois que je lisais le présent ouvrage.

Le livre est accompagné d’une très jolie préface de Michel DUGUÉ et de photographies pleine page de Michel THAMIN, du noir et blanc, prisme sur le détail, rappelant l’écriture de JOSSE, une écriture d’une rare sensualité, suavité d’un réalisme pur. Paru en 2017 chez Les hauts-Fonds. Et si sur ce blog on semble s’attarder beaucoup sur les livres de JOSSE, c’est parce qu’on les aime d’un amour peut-être effrayant mais d’un véritable amour libre donc partageur.


(Warren Bismuth)

Francette VIGNERON & Antoine QUARESMA « L’œil de tigre »


Drame en cinq actes, et pourtant ce n’est pas du théâtre mais bien une bande dessinée. Souvenez-vous du film controversé (souvent pour de très mauvaises raisons) de Henri-Georges CLOUZOT « Le corbeau », sorti en 1943, en pleine occupation nazie, sous contrôle de la Continentale. Bien. Il est la version fictionnelle d’une affaire réelle s’étant déroulée à Tulle, Corrèze, entre 1917 et 1922. Un corbeau y sévissait, envoyait des lettres anonymes incendiaires aux habitants de la paisible cité, des phrases vomies, pleines de haine, de délations, d’histoires de coucheries sordides. Tout le monde soupçonnant tout le monde, immense psychose chez les tullistes, tension permanente, irrationnelle. 110 lettres vont ainsi être expédiées en 5 ans, toutes plus violentes les unes que les autres, attisant la rumeur et le mal-être (n’oublions pas que l’affaire débute en pleine première guerre mondiale).

L’acte 1 est la présentation du film, recadré dans le contexte de l’époque. Suivent les actes 2 à 5 : l’affaire, la vraie, les lettres, les dictées organisées par le docteur Edmond LOCART, spécialiste graphologue (nouvelle science encore balbutiante), suicide par noyade raté pour une présumée coupable mais réussi pour sa mère, le dernier acte s’attardant sur le procès. Oui le procès, car quelqu’un est fortement soupçonné. En fin de volume des documents d’un grand intérêt : fac-similés, photos de Tulle à l’époque de l’affaire, coupures de journaux la relatant.

Mais attardons-nous un instant sur la forme : les vignettes sont tout simplement somptueuses. Tantôt grises, tantôt colorées à l’ancienne, il me semble que certaines sont exécutées à partir de photos retouchées par de la peinture, les architectures étant presque parfaites. Devant ces décors de fond, des personnages peints puis comme découpés et collés sur les photos, donnant un semblant de relief. Les bulles sont « old school », tapées à la machine, du pur « Times new roman », tantôt noir sur blanc tantôt le contraire. Quant à la couverture elle est souple, rendant un cachet supplémentaire de « vieille » BD.

Ces 50 pages passent à la vitesse de l’éclair tant le rythme est enlevé et le suspense bien mis en place. Qui est le véritable corbeau ? Mise en scène façon polar, aspect psychologique non oublié. Et bien sûr l’évident clin d’œil au magnifique travail de CLOUZOT. La documentation est sérieuse, le travail visuel impeccable et varié, c’est un gros coup de cœur que je vous présente ici, ne sous-estimez pas cette BD d’une grande classe.

Ah, il faut quand même que je vous précise qu’elle a été éditée fin 2017 chez une toute petite maison d’édition de Haute Corrèze (peut-être l’un des plus beaux paysages de France dans lequel il fait parfois bon vivre), Maïade, qui s’occupe pourtant le plus souvent de documentaires régionaux (très beaux aussi), parfois de romans mi historiques mi terroir. Allez voir ce catalogue, vraiment il vaut le coup d’oeil. Et cette BD est une pure merveille, tel un travail familial car, comme l’éditrice vivant en Corrèze, l’auteure parisienne a rejoint cette terre depuis longtemps. Quant au dessinateur il est briviste pur jus pour une réalisation locale. De plus les fêtes de Noël approchent, voici un petit cadeau très original. Vous aidez une éditrice, vous faites plaisir à un proche : « Quand on nous fait pas chier on se contente de joies simples ».


(Warren BISMUTH)

lundi 19 novembre 2018

Patrice PERNA & Nicolas OTERO « Morts par la France – Thiaroye 1944 »


Une histoire méconnue, particulièrement sordide, opaque et injuste, une page de l’Histoire de France, avec plein de tâches dessus, une page collée par le sang. Tout commence par l’enrôlement des tirailleurs sénégalais au sein de l’armée française au tout début des hostilités de la seconde guerre mondiale en 1940 afin de combattre l’ennemi nazi. Les soldats français (comprendre les blancs) prisonniers sont transférés dans des stalags en Allemagne. Les autres (comprendre les moins blancs, les basanés quoi) sont interdits de terres allemandes (noirs, ils ne sont pas des hommes) et rejoignent des « frontstalags », des camps d’internement dans des zones françaises occupées par l’armée allemande.

C’est en 1944 que les premiers frontstalags sont libérés après des années passées dans des conditions épouvantables pour des soldats sénégalais qui vont enfin pouvoir retourner chez eux, près des leurs. Mais une dette persiste : une solde non payée par la France aux soldats sénégalais (donc français), comme un salaire non versé aux tirailleurs. Pourtant les soldats blancs ont eu droit à ces émoluments. Malgré cet impayé les soldats sénégalais regagnent leur sol natal, certains en direction d’un camp de transit à Thiaroye. Là tout bascule, c’est le drame : l’armée française tire par rafales sur les soldats noirs. Version officielle : mutinerie, légitime défense, rébellion des soldats furieux que l’argent ne leur ait pas été versé.

Cette magnifique BD parue aux Arènes BD fait renaître ce fait divers de Thiaroye, mais en menant l’enquête par le biais d’Armelle MABON, une assistante sociale devenue historienne. Elle va déployer une énergie folle pour montrer que la version officielle ne tient pas, pas plus que le nombre de morts, fluctuant au cours des années, qui finit par se stabiliser à 70.

Ils seraient en fait des centaines à avoir été massacrés ce jour-là. Oui, massacrés, car selon pas mal de témoignages se recoupant, plus question de légitime défense puisqu’il n’y aurait eu aucune mutinerie de la part de la population indigène dans le camp de transit. Crime froid, sans concession. Meurtre raciste de masse. Mieux : certaines sources accusent de GAULLE comme le véritable commanditaire du massacre. Ces tirailleurs sénégalais qui ont combattu pour la liberté de la France, qui ont survécu à la bataille sur le front, au nazisme, aux conditions indécentes dans les camps de prisonniers, se font plomber en plein vol comme de vulgaires palombes une fois revenus sur leur terre natale. Gratuitement, comme ça, sans explication, sinon des théories oiseuses dédouanant l’armée française. Enfin, gratuitement, non, mais bien plutôt pour que l’armée française n’ait pas à leur verser leur solde.

Cette BD est forte en émotions, elle déconstruit patiemment, par petits bouts, la version officielle de cette tuerie. Par des témoignages précis et des documents encore visibles, elle réfute la thèse de cette bien pratique légitime défense contre un ennemi déchaîné. Et puisque le cynisme n’en est plus à cela près, sachez que sur les rares dossiers militaires retrouvés concernant les morts « mutinés », il est tamponné à l’encre rouge sang ces quelques mots : « N’a pas droit à la mention ‘Mort pour la France’ ». Jusqu’au bout. Humiliés.


(Warren BISMUTH)

dimanche 18 novembre 2018

Yves RAVEY « La fille de mon meilleur ami »


« La fille de mon meilleur ami » d’Yves RAVEY, cache bien son jeu. Rien, et certainement pas la quatrième de couverture, ne laisse présager ce qui va se nouer. Les 142 pages éditées par l’illustre Minuit, se laissent dévorer très vite.
William promet à son meilleur ami, Louis, mourant, de retrouver sa fille Mathilde dont il avait perdu la trace. Cette dernière a une drôle de vie : longtemps à l’hôpital psychiatrique, sous médication diverse et variée depuis, elle a perdu la garde de son fils, qu’elle ne doit plus approcher.
Cette dernière formule une requête à William : retrouver son fils, pour qu’elle puisse lui parler, elle en a le besoin impérieux. Soucieux de la voir retrouver un semblant de santé mentale dans ce brouillard chimique dans lequel elle semble vivre, William accepte. Les voilà dans un hôtel de province. Mathilde fume, fugue, va à la pharmacie munie de ses longues ordonnances et William mène l’enquête.
C’est à ce moment-là que le récit laisse une large place au personnage de William. Celui que l’on croit tout d’abord animé de bonté va se révéler étonnant et pas aussi clair qu’on aurait pu le croire au début du récit. Il va tenter de tirer son épingle du jeu, sur le dos de Mathilde et de son besoin de communiquer avec son fils, Roméo.
L’enquête de William va le mener jusqu’à une révolte syndicale, dans une usine Rhône-Poulenc, à la rencontre d’Anthony, trésorier du syndicat et ex-mari de Mathilde. La caisse de soutien dont il a la responsabilité va attirer la convoitise du finalement très peu recommandable William Bonnet… Sheila aussi, avec ses yeux incroyables, nouvelle épouse d’Anthony et belle-mère du petit Roméo n’est pas non plus toute blanche dans l’histoire. Et ne va pas passer inaperçue aux yeux de William.
Quid de Mathilde et de sa quête pour retrouver son fils ? Reléguées au second plan, instruments pour accomplir les volontés d’un William qui se révèle implacable manipulateur, noir, aussi noir que le roman dans son ensemble.
L’ambiance est serrée, ardue, cynique, noire (je me répète) et tout concourt à cette atmosphère étouffante. Une Mathilde complètement à côté de la plaque, à la poursuite de ce qu’elle a perdu, l’indifférence de son fils, Roméo, qui ne comprend rien, un couple étrange, Anthony et Sheila, quelque peu délaissée. Et un petit bandit de banlieue, William, qui sait très bien mener son monde.
A avaler d’une traite, comme un whisky sec. Après cette première lecture d’Yves RAVEY, je sors conquise. A l’avenir vous reverrez son nom sur ce blog, auteur prolixe, je n’ai que l’embarras du choix !
(Emilia Sancti)

« Ford Blanquefort – Même pas mort ! » Collectif


Un ouvrage collectif, un recueil, une compilation. Un peu plus de 80 pages avec comme point central l'usine Ford en Gironde, à Blanquefort, usine qui devrait fermer en 2019. Bon, certains pourront dire – avec raison - qu'une usine de fabrication de bagnoles qui ferme, c'est un peu la planète qui respire mieux, l'humain qui pollue moins. C'est un fait. N'empêche que 900 salariés devraient se retrouver sur le carreau direction Pôle Emploi, d'où cette mobilisation à laquelle Les Éditions Libertalia prennent plus que leur part en réalisant ce petit bouquin ou cette grosse brochure, c'est selon, qui vient juste de sortir et issu de diverses contributions.

L'un des buts du recueil est de se faire rencontrer deux mondes : le prolétariat et l'art. Ce sont ici les artistes qui font le premier pas, comme certains écrivains du XIXe siècle ou du début du XXe pouvaient le faire en France, en Europe, mais aussi aux États-Unis pour les plus célèbres. Ils offrent une matière première à réflexion, puisent dans leurs tripes pour proposer des textes de toutes formes. On y trouve aussi des personnages publics engagés.

À commencer par Philippe POUTOU et son discours énergique même s'il devrait réviser l'écriture inclusive qui pique un peu les yeux dans cet écrit. Puis Sorj CHALANDON, mon préféré du recueil (tiens donc ?) qui livre une nouvelle poignante très DAENINCKXienne, un texte de la chanteuse JULIETTE qui parle de la chanson en général dans la lutte y compris celle des classes, Serge HALIMI et sa plume toujours acérée prête à monter au créneau, Monique PINÇON-CHARLOT et Michel PINÇON pour qui les riches sont responsables des maux de la société.

Suivent des petits textes très bien sentis de la romancière Dominique MANOTTI, du romancier Laurent BINET, du tendre mais révolté comédien François MOREL. Passons sur le très (trop!) prévisible Didier SUPER (son discours provo facile peut finir par lasser et faire bailler) pour retrouver un texte très court de l'humoriste Guillaume MEURICE suivi de quelques pages du romancier Didier CASTINO. Hervé LE CORRE quant à lui propose une nouvelle assez proche de celle de CHALANDON dans l'esprit. Le volume se termine par une courte analyse lexicale de Philippe BLANCHET sur le langage utilisé par les médias locaux pour rendre compte de la lutte sociale à Blanquefort.

N'oublions pas le centre du volume : quelques pages drôles ou enragées de dessinateurs assez proches de la mouvance libertaire, tels FAUJOUR ou LASSERPE. Ils sont tout de même 17 crayonneux à participer à l'aventure, dont PLANTU.

Un petit objet qui fait chaud au cœur, tant on a le sentiment que les mobilisations actives contre l'ogre capitaliste tendent à se raréfier en ces temps où réussir peut être précisément écraser l'autre (la compétition, mère de tous les vices). Les artistes du présent recueil se sont mouillés, les mains enfouies bien profond dans l'encrier, pour en ressortir leurs mots propres sur un sujet collectif. Très belle initiative, très joli résultat, couverture toujours soignée, rouge et noire comme pour nous rappeler quelque chose.

http://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 novembre 2018

Nicolas DEBON « L’essai »


« L’essai », c’est le nom de cette petite communauté libertaire fondée à Aiglemont dans les Ardennes en 1903. Le créateur de cet espace de vie n’est autre que Jean-Charles Fortuné HENRY, frère d’Émile HENRY, ce dernier « célèbre » pour certains fameux attentats à Paris, notamment la bombe dans le café Le Terminus en 1894 (il sera guillotiné la même année). Le père, Fortuné HENRY, était aussi militant libertaire et avait participé à la Commune de Paris de 1871. Jean-Charles HENRY a donc en quelque sorte la révolte dans les fibres.

Cette BD de 2015 chez Dargaud reprend le fil de la brève existence de « L’essai », du choix de l’emplacement en 1903 à son abandon en 1909. Entre ces deux dates, construction des bâtiments, arrivée des premiers habitants, premières visites de personnes intéressées pour tenter la même aventure en d’autres endroits et venues s’informer, mise en place d’un jardin potager, les premières récoltes avec cette volonté de vivre au plus près de l’autosuffisance. La réaction des autochtones est assez signifiante : tout d’abord rétifs, ils se rapprochent de plus en plus de ce lieu un peu étonnant, original, s’y intéressent, et vont même jusqu’à donner des petits bouts d’un peu tout afin d’aider la communauté.

L’hiver ardennais est rigoureux et fait souffrir la colonie. Les premiers enfants sont toutefois accueillis, ils s’épanouissent de manière spectaculaire. Le hameau est clairement politique, avec ses slogans cloués sur les façades : « Le plus de bien-être au prix de la moindre souffrance possible » et autres « Nul ne peut être heureux tant qu’il y a un seul malheureux ». L’autogestion bat son plein, et ce petit écrin de verdure semble le paradis sur terre.

L’expérience est poussée encore plus loin. Malgré le manque d’argent, la communauté investit dans une imprimerie afin de tirer des brochures puis un journal hebdomadaire, Le Cubilot, qui paraît en 1906. C’est une époque de forte grogne ouvrière en France avec de nombreuses grèves organisées par un mouvement social puissant et des syndicats acharnés. Le Cubilot prend part à ces combats, à sa manière, en servant de passeur médiatique, mais aussi par le biais de la colonie qui cache des militants recherchés. Le ton du Cubilot est offensif, violent, il sera en quelque sorte le cercueil de la communauté.

Reste une aventure collectiviste hors du commun que je vous laisse découvrir dans cette très jolie BD aux dessins « old school » et aux paysages forestiers enivrants. En fin de volume, un petit dossier avec quelques photos splendides et un rapide résumé de ce que fut la colonie. « Tout ce que nous avons fait ici l’a été sans qu’un ordre soit donné. Nous vivons sans dieu, sans patrie, sans maître, libres avec la sensation de vivre ce que nous souhaiterions avoir vécu ». C’est ainsi que commence cette BD. Elle se terminera mal.

(Warren Bismuth)

jeudi 8 novembre 2018

Daniel de ROULET « Dix petites anarchistes »


Le roman des utopies, de la liberté et l’évasion. Oh mais c’est un peu court jeune homme ! Alors, reprenons. Des jeunes filles ont grandi à St Imier, dans le Jura suisse rural en plein XIXe siècle. Si St Imier est une petite ville dont la spécialité (à venir) est l’horlogerie (ce qui aura son importance plus tard dans le récit), c’est aussi une sorte de bastion révolutionnaire anarchisant. C’est d’ailleurs là que se tient le congrès de la fondation de l’Internationale Antiautoritaire en réponse à la première internationale (où les anarchistes ont été écartés) en septembre 1872.

Un précédent, un fait divers, avait eu lieu en 1851 où un médecin juif allemand, pourtant soutenu par les habitants, avait été forcé de quitter la ville. En une période où l’Homme est tout puissant (mais cela a-t-il réellement changé ? Sans doute un peu, mais le chemin est encore long) et seul a le droit de vote (« Quand le vote ne plaît pas à l’autorité il est cassé »), dix femmes anarchistes décident de changer leur destin pourtant tout tracé.

Dans une région où le cours d’eau s’appelle la Suze (c’est bien là que ce sera inventé le célèbre apéritif avant d’être repris et labellisé en France), on ne peut qu’anticiper une bonne histoire. Elle l’est. À cette époque, l’émigration de citoyens suisses pour d’autres contrées est massive. Aussi, en 1873, huit dames et neuf enfants dont certains en bas âge mettent les voiles au propre comme au figuré, puisque ayant atteint Brest, elles s’embarquent sur un navire à destination de la Patagonie. Sur ce bateau, plusieurs centaines de Communards encagés, les révolutionnaires défaits du Paris insurgé de 1871, déportés vers la Nouvelle Calédonie. C’est en leur compagnie qu’elles vont effectué la longue traversée.

Mais pourquoi huit dames alors que je vous ai parlé de dix ? Car deux d’entre elles avaient déjà tenté l’aventure et sont mortes du côté du Chili. Le rafiot se nomme La Virginie, et si ce nom ne vous parle pas, sachez que c’est celui sur lequel étaient effectivement embarqués les Communards, dont une certaine Louise Michel ou autres Nathalie LEMEL et Henri ROCHEFORT. Nos dissidentes vont faire la causerie avec la grande Louise, qui apparaît dans ce livre telle qu’elle semble avoir été. À St Imier, elles avaient vu, entendu de brillants orateurs anarchistes, dont BAKOUNINE et un jeune prodige : Errico MALATESTA. MALATESTA prend d’ailleurs une place prépondérante dans cette épopée résolument anarchiste et féministe.

Dans un roman d’abord picaresque mais où la tragédie arrive au galop, le rendant de plus en plus sombre, le lecteur va croiser par exemple le pauvre peuple Mapuche massacré, un Chili corrompu, mais aussi l’archipel de Juan Fernandez, oui celui de Robinson Crusoé, le vrai, enfin plutôt celui dont la destinée d’un naufragé a inspiré Daniel DEFOE pour son célèbre bouquin. Là les rescapées (vous verrez que ces femmes disparaissent une à une tout au court du récit) vont vivre l’expérience de l’autogestion antiautoritaire, libre de toute hiérarchie, de tout matérialisme, mettant en pratique pour certaines l’amour libre. Le ton est léger, simple mais direct comme un coup de trique : « Quand les conservateurs se sentent menacés, ils s’allient à leurs anciens ennemis pour réprimer les insurgés au nom de la république ».

L’utopie devient concrète et quotidienne « On a refusé d’un commun accord de mettre en place la moindre ébauche d’organisation économique, ni hiérarchie, ni direction, ni spécialisation des tâches. On vit sans aucun pacte, aucun code moral. Le ou la première éveillé secoue les autres, l’appétit seul appelle au réfectoire, la passion au travail, le sommeil au repos. C’est l’anarchie à l’état pur ».

De nombreux drames viennent jalonner ce récit foisonnant mené à distance par un MALATESTA combatif et plus que jamais actif. De dix femmes, il n’en restera aucune. Cela ne vous rappelle rien ? Si, bien sûr, « Dix petits nègres » d’Agatha CHRISTIE, qui sert de trame au présent roman, avec la comptine qui va avec. Sans être un polar, ce roman peut en effet être considéré comme la version libertaire et insurgée des « Dix petits nègres ». Un bouquin à la fois très accessible et parfaitement documenté qui nous rappelle une période révolue riche en actions politiques. C’est très vite lu pour un moment tout à fait instructif. Sorti en cette rentrée 2018 aux Éditions BUCHET/CHASTEL. ROULET a abondamment écrit, je le découvre pourtant sur ce roman vendant du rêve et se terminant à Montevideo, livre qui m’a fait une très forte impression.


(Warren Bismuth)

mercredi 7 novembre 2018

Hans LIMON « Poéticide »


On nous prévoit un carnage, des têtes vont tomber, celles des poètes surtout ! Hans LIMON n’y va pas par quatre chemins, le sang va couler, des comptes vont se régler. L’auteur s’appuie sur des œuvres existantes qu’il se propose de réécrire, de réinterpréter. Figure de poète maudit, 100 % XXIe siècle, il quitte le mythe du XIXe romantique où l’on se déclamait des vers en se suçant généreusement la langue.

Mélange des genres : prose, poésie, théâtre. La forme classique du poème peut côtoyer le langage injurieux, trivial, finalement ordurier parfois. Oeuvre très riche qui s’adresse à un public averti (AZERTY écrirait l’auteur) par justement cette mixité toute particulière teintée de références littéraires. Le niveau d’écriture est haut, brillant, bouillant, peut se faire vindicatif dans cette forêt référencée de mots au vocabulaire recherché. Pour ne rien gâter LIMON sort son joker : l’humour, oui ces teintes dévastatrices, la dérision, la moquerie, ça part dans tous les sens, truculence nous voilà !

Un exercice de style de haut vol, car même si le lecteur doit par contrainte rester passif, il se régale là où LIMON semble s’amuser passionnément. Le Monsieur gère la fougère ! Cette fougère épaisse derrière laquelle se trouvent des troncs d’arbres sur lesquels viennent s’inviter tour à tour PESSOA, ARTAUD, BAUDELAIRE, RIMBAUD, VERLAINE, SHAKESPEARE, HUGO, RILKE, VILLON, MOREAU bien sûr. « Bien sûr » parce que dans cette nouvelle collection « Les Indociles » de chez Quidam Éditeur, c’est bien marcel MOREAU qui en avait essuyé les plâtres il y a seulement quelques semaines avec la réédition de « À dos de dieu », un texte de 1980. Pour LIMON, MOREAU est le plus grand, le rescapé d’une épidémie, le miraculé du génocide poétissier. Oui, permettons-nous poétissier, car LIMON ne se prive pas pour nous délivrer des néologismes, souvent très drôles d’ailleurs, parfois en forme de jeux de mots inventifs. Car il est interdit de s’emmerder une seule seconde dans « Poéticide ». On y parle vrai, cru, on y agit cru, on y baise cru. Le poème écrit par l’auteur ne lui plaît pas ? Aucun problème, il le biffe. Si si, sur le livre, scratch, une rayure en guise de guillotine en travers de la page :

« - SHAKESPEARE : Pourquoi ces poèmes rayés ?
-         LE VIEIL HOMME : Le plaisir de laisser un indice ou deux sur la scène de crime. Et puis, je ne consens à boire ma soupe que si j’y ai préalablement craché un peu de bile, histoire de lui donner meilleurs goût et consistance ».

Certains vers, certaines phrases, certaines pages sentent le foutre :

« Un génie du coït
virtuose de la bite
une machine à orgasmes
distributeur de spasmes
un colossal jouisseur
qui burine jusqu’au cœur
une sommité du sexe
jamais à cours
jamais perplexe
un athlète endurci
caucasien
circassier circoncis »

Écrire par nécessité, par besoin vital, pas pour se vendre dans le métier ni faire de ronds de jambes aux puissants (tous les métiers possèdent leurs puissants) : « Ta Poésie, c’est de l’aber, du superflou, ta couille dans mon potage, la foudre sans orage ! Elle se vend, ta Poésie, elle se prostitue chaque année sur les places publiques ! Elle quémande les prix, les récompenses, les subventions, les caresses, les dessous de table ! Elle pue la pisse et la naphtaline ! ».

LIMON se veut libre de toute contrainte, de tout contrat. Il souhaiterait faire table rase du passé, occire à nouveau tous les poètes. Oui mais il y a MOREAU, ce MOREAU qui prend la plume, intervient en fin de texte, tapotant l’épaule de LIMON de sa vieille main tremblante, comme pour l’exhorter à continuer. Nous ressortons rassurés : aucun poète n’a été zigouillé en ces pages, la légende peut continuer de s’écrire, avec ou sans vers, théâtralement ou non. La vie en prose reprend son chemin. Il sera rocailleux mais mènera loin.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

vendredi 2 novembre 2018

John DOS PASSOS « La grosse galette »


Le roman de tous les dangers, de la migraine par intraveineuse, de la spirale infernale, de la démesure érigée en sacerdoce, en profession de foi (mais sans Dieu car c’est DOS PASSOS, et DOS PASSOS ne parle jamais de Dieu). Dernier volet d’une trilogie très ambitieuse, peut-être l’une des plus ambitieuses de toute la littérature : « U.S.A. », où l’auteur va faire revivre l’Histoire et le destin des États-Unis de 1900 à 1930. Une telle fresque – chaque volume mis bout à bout réunit quelque 1700 pages d’écriture minuscule et tassée - n’est bien sûr pas résumable en quelques lignes, aussi me contenterai-je de dresser un plan assez succinct du volume final devant l’ampleur d’une telle lecture.

L’originalité, le talent et le génie de cette œuvre résident dans son plan : l’histoire fictive et romancée de personnages inventés par DOS PASSOS qui évoluent tour à tour (avant de se croiser) dans des États-Unis où après une révolution industrielle très remarquée perce le capitalisme triomphant mais où résistent des groupuscules d’extrême gauche, notamment anarcho-syndicalistes. C’est à la fois le triomphe et le cercueil du libéralisme, l’Eden du confort, du matérialisme et l’enfer de la pauvreté, le règne de la spéculation et celui de la faillite. L’esclavage s’est démocratisé, banalisé, il est devenu salariat.

Nous pouvons « souffler » grâce à des intermèdes sous forme d’actualités d’époque où l’auteur reprend des manchettes et des extraits de journaux et de livres sortis pendant la période où se situe l’action. Il y a aussi ces biographies expresses d’américains, souvent immigrés, qui ont marqué le pays pour diverses raisons. Enfin, il y a ces interventions de « l’œil de la caméra » dans lesquelles DOS PASSOS poétise presque sans ponctuation, le rendu ressemblant à des anecdotes brumeuses ou des cadavres exquis où l’auteur se plait à emmêler le récit à loisir.

Côté fictif, chaque personnage tient une place à part, entière, est présenté avec son vécu, son enfance, son histoire propre. Il va de soi qu’il représente une partie de la société Etats-unienne de ces trois premières décennies du douloureux XXe siècle. Une galerie impressionnante de ces très nombreux américains qui sont à leur manière le nouveau monde en marche (ah ! le rêve américain !). Le génie de DOS PASSOS est de rendre ce véritable labyrinthe littéraire cohérent. Mieux : cette mosaïque est comme imbriquée, ces quatre thèmes qui sont fiction, actualités, souvenirs personnels et biographies, se répondent, se font écho même. C’est tout à fait impressionnant et vertigineux d’imaginer le travail qu’il a fallu abattre pour rédiger puis assembler ces tonnes de notes éparses, de mettre en œuvre d’un côté le scénario fictionnel, d’un autre chaque biographie, chaque souvenir, chaque salve de coupures de journaux. On ne peut que se sentir minuscule, désorienté. Comme le tout est mêlé, il peut être difficile de s’y retrouver mais la réaction première ne peut être que l’admiration et l’ébahissement devant l’immensité du travail accompli par un DOS PASSOS qui fait preuve d’un exceptionnel talent en peignant cette fresque à couper le souffle. « U.S.A. » est à coup sûr l’un des grands miroirs littéraires du XXe siècle, l’un des plus aboutis, des plus affolants. « La grosse galette » le clôt, comme un désenchantement, un échec, sauf celui de l’égoïsme : « Mais laisse-moi faire ma petite ! Je vais leur montrer de quel bois je me chauffe. Dans cinq ans, ils viendront à moi en rampant sur le ventre. Je ne sais pas comment ça se fait, mais je flaire les grosses affaires, la grosse galette ».

Mais c’est aussi le combatif DOS PASSOS qui trempe sa plume dans le vitriol. Il est encore en partie bercé par l’idéal gauchiste, que l’on pourrait définir comme anarcho-communiste. « Le 42ème parallèle » a été écrit en 1930, « L’an premier du siècle » en 1932 et cette « Grosse galette » en 1936, juste avant que l’auteur ne bascule dans l’autre camp. Pour l’heure, il est encore bien encré le poing levé contre les injustices, réclame vengeance : « … dans le bureau de la Loi nous sommes adossés contre le mur, la Loi est un gros homme aux yeux coléreux dans un large visage de citrouille. Il est assis et nous regarde fixement, nous autres les étrangers touche-à-tout, tandis qu’à travers la porte les soldats laissent dépasser leurs fusils ils montent la garde devant les mines, ils établissent le blocus autour des cuisines de secours, ils ont coupé la grand-route dans la vallée, les hommes payés avec leurs fusils sont prêts à tirer (ils ont fait de nous des étrangers dans le pays où nous sommes nés, ils sont l’armée conquérante qui s’est infiltrée dans ce pays sans qu’on s’en aperçoive, ils ont saisi par surprise les sommets des collines, ils lèvent les impôts et se tiennent aux puits des mines ils se tiennent aux élections ils sont là présents quand les huissiers emportent sur le trottoir les meubles de la famille chassée de son taudis de la cité, ils sont là quand les banquiers font vendre une ferme, ils sont en embuscade et prêts à abattre les grévistes qui marchent le long de la route qui monte et descend vers la mine ceux que les fusils ont épargné ils les mettent en prison) ».

Un monde révolu ? L’œuvre de DOS PASSOS est frappante par sa modernité, l’exigence de son travail, son audace saisissante dans le copieux volume « U.S.A. » qui regroupe l’intégralité de la trilogie. En fin de volume, toutes les citations des trois livres sont répertoriées. DOS PASSOS a même écrit un « dictionnaire U.S.A. » dans lequel il note par ordre alphabétique tous les mots commun méconnus mais aussi tous les personnages historiques présents dans l’œuvre. « U.S.A. » est en quelque sorte le « Guerre et paix » états-unien, une épopée pharaonique, titanesque, visionnaire même, où rien n’est laissé au hasard. DOS PASSOS a failli tomber dans l’oubli, les raisons sont sans doute nombreuses. Mais il serait très dommage de passer à côté de cette peinture d’envergure même s’il faudra s’accrocher au pinceau.

Détail amusant pour vous aider à décompresser après cette chronique : la traduction à laquelle je me suis frotté date de 1973. À cette époque, les anglicismes et les coutumes outre-Atlantique ne semblent pas avoir encore envahi la France, certaines notes de bas de pages expliquent ce qu’est du pop-corn, un hot-dog ou un barbecue. « La grosse galette » est le point final d’une trilogie gigantesque qui en fait sa rareté.

(Warren Bismuth)