Recherche

mercredi 28 juillet 2021

Nikos KAZANTZAKI « L’ascension »

 


Nouvelle intrusion ce mois-ci au sein du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores pour Des Livres Rances sur le thème « On dirait le sud ». Pas un classique, mais bien plus que cela. « L’ascension » de Nikos KAZANTZAKI est un roman resté jusque là inédit, il vient juste d’être enfin publié.

Nikos KAZANTZAKI (1883-1957) est surtout connu pour ses romans « Alexis Zorba » de 1946 (avec la célèbre adaptation de 1964 en un « Zorba le grec » de Michael CACOYANNIS), « Le Christ recrucifié » de 1948 ou encore « La dernière tentation » de 1954 (devenue en 1988 « La dernière tentation du Christ » sous l’œil de Martin SCORSESE), sans oublier sa « Lettre au Gréco », sa colossale autobiographie que pourtant j’avais lâchement abandonnée, faute de combattants. Pourtant c’est ici un roman de 1946 inédit et récemment publié par les éditions Cambourakis qui est à l’honneur. Nul doute qu’il deviendra un classique de la littérature grecque, à l’instar d’autres titres de l’auteur déjà entrés dans cette catégorie.

Cosmas, le double de KAZANTZAKI, est un jeune écrivain qui, après vingt ans d’exil, revient dans sa Crète natale durant la dernière agonie de son grand-père. Il est marié à Noémi, une juive vite rejetée par la famille de Cosmas.

En Crète Cosmas revoit d’anciens compagnons de son grand-père, des capétans centenaires ou presque, qui content leurs aventures passées, leurs exploits et leurs déceptions de la Grèce du XIXe siècle. Ils racontent leurs guerres, celle de 1866 notamment, leurs désillusions, rendent hommage au grand-père sur son lit de mort avec force anecdotes.

Noémi est une polonaise qui a connu récemment la deuxième guerre mondiale, les privations et les souffrances, elle en est ressortie marquée : « Je suis une femme fragile, j’ai du mal à m’exprimer, j’ai la tête pleine de terreurs et j’ai quelquefois l’impression que, si tu me touches, je vais tomber en morceaux. Ne me demande pas pourquoi et comment j’en ai la preuve, mais j’ai la certitude que ce monde va à l’abîme, que nous n’en échapperons pas, que nous allons nous noyer dans un fleuve de sang, y compris, hélas, les enfants à naître ! ».

Cosmas ne cesse de se poser des questions sur le monde qui l’entoure. Se sentant désarmé, isolé, il décide, alors que Noémi est enceinte et va devoir aller vivre dans la famille de Cosmas la haïssant tant, de partir pour l’Angleterre, comme dans une volonté de refaire le monde, de participer à sa rénovation par le biais des intellectuels, dans un grand élan collectif, une « Internationale de l’Esprit au-dessus des passions politiques » qui éclairerait les masses. « Naturellement, nous croyons en quelque chose qui n’existe pas encore, mais en y croyant nous le créons. Est inexistant ce que nous n’avons pas encore assez désiré, ce que nous n’avons pas assez abreuvé de notre sang, pour lui donner la force de franchir le seuil secret, obscure, de l’inexistence ».

En Angleterre, Cosmas va faire connaissance avec des intellectuels, marcher sur les pas de Bernard SHAW, de SHAKESPEARE (la place de la littérature y est très présente), mais être rapidement déçu voire désillusionné par le monde des intellectuels.

Ce livre est bien plus qu’un roman. En effet, il est à la fois une autobiographie, une réflexion très poussée sur la foi, la spiritualité, mais aussi sur le désir de changer le décor morne du monde ainsi qu’une fine analyse politique. Il est empreint de mythologie et baigne dans une atmosphère religieuse, en partie par la figure quasi christique de son héros. « Un grand danger menace notre civilisation. C’est seulement en regardant ce danger droit dans les yeux, sans peur, que nous pourrons le vaincre. J’ai toujours su que les ennemis mortels des forces du mal sont le courage et la lumière. Mais je ne parvenais pas à avoir clairement le visage de ce danger. Je ne pouvais donc pas deviner que nous devions combattre et comment. Une ombre pesante et insaisissable m’en empêchait. Mais, ce matin, j’ai vu clairement son visage, en rêve ».

« L’ascension » est aussi une initiation, une réflexion sur la place des morts dans la société des vivants, peut-être influencée par son voyage en U.R.S.S. en 1927, où il fit connaissance avec l’écrivain roumain Panaït ISTRATI qui deviendra l’un de ses grands amis. Ce roman est d’une puissance extraordinaire, tenu par une plume quasi mystique, une écriture ample et majestueuse, d’une solidité à toute épreuve, et torturée par des questionnements sans fin. Immense œuvre variée, riche, qui se lit comme une profession de foi, mais aussi comme une chute de la pensée altruiste et christique. Moment privilégié, cette incursion dans l’œuvre de KAZANTZAKI va forcément en amener d’autres tant le choc fut brutal, avec ce petite goût de « reviens-y » qui colle au palais. Sorti en 2021 chez Cambourakis, qui depuis quelques années, s’attache à faire rééditer KAZANTZAKI. Affaire à suivre de très près.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)



dimanche 25 juillet 2021

Fernando PESSOA « Le livre de l’intranquillité »

 


Le challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores fredonnent ce mois-ci « On dirait le sud » de Nino FERRER mais en version littéraire. Cap au Portugal pour Des Livres Rances, avec pour guide Bernardo Soares, ou plutôt Fernando PESSOA et son très marquant « Livre de l’intranquillité ».

Bernardo Soares est d’un des quelques soixante-dix hétéronymes de Fernando PESSOA. Sa particularité : « personnage » peut-être le plus proche de PESSOA lui-même, et seul hétéronyme célèbre à ne posséder de la main de son créateur aucune biographie. Pour celle-ci, il faudra se reporter à ce livre, le seul de Bernardo Soares.

« Le livre de l’intranquillité » est une longue déambulation dans l’âme d’un homme sans vie. D’ailleurs, ce bouquin dont la genèse est elle-même complexe n’a jamais existé en tant que tel, il est le résultat de collages de plus de 450 fragments d’écriture figurant dans la fameuse malle pleine à craquer de feuillets écrits de la main du poète durant toute sa vie et retrouvée à sa mort. Plus de 27000 fragments seront recensés. C’est à partir d’extraits de cette découverte majeure que va être assemblé « Le livre de l’intranquillité » dont une première version verra le jour… en 1982, soit près d’un demi-siècle après la mort de PESSOA. Livre inachevé, mais un pareil ouvrage, à l’instar du « Château » de KAFKA ne pouvait l’être.

En France, c’est en 1988 que paraît un premier volet du Livre. Devant le succès, le second sort en 1992. Mais qu’est-ce vraiment que ce livre-là ? Un voyage immobile, une vie non vécue faite de micro non-événements dans une position passive et détachée. Il est une sorte de suites d’aphorismes poétiques égrenés par Soares/PESSOA, des morceaux de textes obsédants par leur noirceur dans laquelle vient poindre un nihilisme non assumé.

« Le livre de l’intranquillité » est de ces recueils qui assomment par leur rythme lent et étouffant. Le premier volume est en effet tout aphoristique, l’auteur parvenant à suivre méthodiquement et sur une visible ligne de crête son propos du non-être. Vertige littéraire sans pareil, il s’amorce dès la première phrase (plus de 500 pages suivront) : « Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci – que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi ». On a vu débuts plus guillerets…

Et c’est parti pour une lecture en apnée, sans tuba ni moyens de survie, dans une torture psychologique sans précédent que l’auteur, en tout cas son hétéronyme, s’inflige. L’écho du vide lui répond. Sans interlocuteur, sans même de lecteur au moment où il se confie, sa plume d’aide-comptable désabusé est solitaire et sombre. « Je suis saturé de moi-même ». Souffrance et apesanteur : « Je me perds peu à peu, jusqu’à devenir vivant ». L’oxygène n’est pas fourni. Ni la potion miracle.

Pourtant, malgré toute son âpreté et son vertige insondable, « Le livre de l’intranquillité » fascine. Par l’écriture magistrale de l’auteur, les mêmes obsessions revenant sans cesse sous des phrases et des images différentes, martelées. Décharnement du style, peu de décor, seulement des pensées dans une fuite de la réalité, dans une aridité extrême des émotions et des sentiments. « Le livre de l’intranquillité » est une autobiographie d’une vie non vécue, écrite par un non-être fait d’une pensée quasi unique mais répétée à l’infini. Une philosophie du vide et du rêve.

Car les rêves semblent être les seules joies de Soares dans ce monde ici-bas. Il rêve d’amours, de joies, de tout ce qu’il ne connaît pas dans sa vie. Aucune vérité n’existe dans cette œuvre crépusculaire pour laquelle PESSOA travailla de 1913 à 1935, œuvre interrompue par la mort de l’auteur.

Dans le volume 2, un semblant de roman, un semblant de vie, de respiration. Soares durant son travail, avec les relations humaines au bureau, l’attitude de son chef, et puis… Et puis ? Plus rien. Nouveau plongeon dans les abîmes du vide, pour une lecture hautement déstabilisante et même malsaine. « Combien suis-je ? ». On peut imaginer dans quel état de souffrance PESSOA pouvait se trouver en écrivant ces fragments, ils sentent la sueur, le malaise, la solitude (sans doute volontaire) extrême et définitive, ponctuée par un renoncement total.

Il n’est pas interdit de penser à certains personnages de KAFKA, contemporain de PESSOA, ni à certaines pages ultérieurement rédigées par exemple par un Samuel BECKETT creusant l’âme de ses anti-héros. Plus qu’un livre, celui de PESSOA sonne comme un long et tortueux non-sens illusoire dans lequel des pauses s’imposent.

« Moi, en revanche, qui dans cette vie transitoire ne suis absolument rien, je peux savourer l’avenir à l’avance en relisant cette page, car je suis effectivement en train de l’écrire : je peux être fier, comme d’un fils, de la renommée que je connaîtrai alors, parce que je possède au moins de quoi la connaître un jour ».

(Warren Bismuth)





dimanche 18 juillet 2021

Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE « Le fait divers et ses fictions »

 


Dans cet essai passionnant de 2019, Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE, professeure de littérature, s’intéresse tout particulièrement à la relation entre le fait divers et sa représentation dans la littérature. Elle part de faits divers marquants des XIXe et XXe siècles, retranscrits dans des œuvres de fiction établies à partir des faits mais aussi issus de l’imagination d’un auteur, et leur impact sur cet auteur et son public.

Le troublant « De sang froid » de Truman CAPOTE est ici analysé du point de vue de l’auteur qui, paradoxalement, verra sa carrière véritablement décoller avec ce livre, alors que Truman CAPOTE en restera pourtant marqué à vie. Comme CAPOTE qui avait rencontré les assassins d’un quadruple meurtre dans le Kansas, Emmanuel CARRÈRE s’entretiendra à plusieurs reprise avec le mythomane meurtrier Jean-Claude ROMAND, il en tirera le livre « L’adversaire », rédigé avec une palpable difficulté de recul, de « neutralité ».

Dans « Mercy, Mary, Patty » Lola LAFON fictionnise l’invraisemblable enlèvement teinté de syndrome de Stockholm de Patricia HEARST, petite-fille du très influent magnat de la presse William HEARST,  dans les années 1970, alors que Henri GIRARD, qui deviendra le célèbre écrivain Georges ARNAUD, fut soupçonné, en pleine deuxième guerre mondiale, de meurtre sur trois personnes, dont deux de sa famille (son père et sa sœur), Philippe JAENADA s’empare de l’affaire ou un écrivain est directement impliqué, en faisant une longue analyse romancée dans « La serpe ».

L’affaire Grégory est quant à elle vue entre autres par le prisme de Marguerite DURAS, l’affaire DOMINICI par Jean GIONO, la sordide affaire de la séquestrée de Poitiers par André GIDE. Quelques autres exemples que je ne vous dévoilerai pas ici viennent argumenter la thèse fort pertinente de l’autrice. Car en effet, elle a choisi méticuleusement des faits divers d’envergure, souvent surmédiatisés et parfois non élucidés, ce qui permet au lecteur de se forger, en l’absence d’un coupable reconnu, sa propre opinion. Qui par ailleurs peut évoluer au gré de la lecture. Le propre de la littérature étant d’inventer, de créer une ambiance, les faits divers peuvent permettre d’envisager un meurtre ou une action par de nombreuses vues possiblement antipodiques. En quelques pages, un suspect peut à nos yeux devenir innocent, et vice-versa.

Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE a donc établi son choix sur des fictions ou autofictions se basant sur un fait divers, mais brodant autour, pour attiser la curiosité du lectorat, généralement friand de cet exercice. Car le fait divers fut de tous temps un élément majeur de débat dans l’opinion publique, qui trouve facilement matière à s’informer par le biais des médias, la littérature ou le cinéma.

La lecture de cet ouvrage est non seulement active mais addictive. Il peut être dévoré comme un polar, mais avec des instants plus ou moins longs de freinage brusque pour analyser les propos et, pourquoi pas, tenter de se faire cette fameuse propre opinion, échafauder son intime conviction. Le lectorat se plonge tel un témoin dans l’histoire, pèse le pour et le contre, peut même s’emporter sur certaines phrases des nombreux ouvrages cités ici. L’expérience est plus qu’instructive et remarquable par la manière dont elle est menée par l’autrice.

Nous pouvons nous surprendre à « changer de bord » sur un fait divers après la réflexion d’un auteur, et Frédérique TOUDOIRE-SURLAPIERRE a eu l’intelligence de regrouper des faits divers dans lesquels la place de l’auteur, du rapporteur en quelque sorte, est toujours différente : soit complètement étranger à l’affaire, soit ayant rencontré les protagonistes du meurtre par exemple, soit ayant été lui-même accusé, soit ayant participé au procès, soit (pour marcel PROUST par exemple) ayant très bien connu l’accusé, l’auteur n’est jamais placé à un même degré dans l’affaire. Ce qui donne des points de vue forcément biaisés, plus ou moins jaillissant de l’affect, plus ou moins dans l’immédiateté.

Il s’avère particulièrement difficile de lâcher cet ouvrage sorti en 2019 dans la très inspirée et originale collection Paradoxe des éditions de Minuit, tant il est riche en rebondissements et questionnements judicieux qui mènent à la page suivante. C’est à la fois un agréable moment de détente et de réflexion, mais aussi plus largement une préoccupation sur notre place dans la société par nos convictions, nos idées (pouvant être préconçues) et l’influence extérieure que nous subissons. Brillante étude accessible, palpitante et très documentée (avec des centaines de notes), à lire à différents niveaux : s’immiscer dans une enquête, participer à une sorte de jeu labyrinthique, approfondir la pensée d’un auteur selon le degré de son implication dans une affaire, mais aussi se souvenir de certains ouvrages lus il y a longtemps ou les faits divers qui ont pu nous passionner dans notre vie. Une bouffée d’air de grand talent à découvrir.

http://www.leseditionsdeminuit.fr 

(Warren Bismuth)

dimanche 11 juillet 2021

Stefan ZWEIG « Un caprice de Bonaparte »

 


Durant la campagne d’Egypte de 1798, Pauline FOURÈS dite Bellilote, alors épouse du lieutenant FOURÈS, est séduite par le général BONAPARTE, lui-même à la tête de l’armée française chargée de couper la route des Indes à l’armée anglaise.

Le lieutenant FOURÈS est déplacé par BONAPARTE qui veut avoir les coudées franches avec Pauline, et fait ordonner à son soldat de rejoindre la France au plus vite. Seulement, le navire sur lequel navigue FOURÈS est attaqué par l’armée de la Grande-Bretagne qui fait prisonnier son équipage. FOURÈS est le seul captif libéré : il porte sur lui une lettre de BONAPARTE. Il peut donc rentrer sain et sauf au Caire… Et apprendre la liaison de sa Pauline de femme avec le général remuant… « Être prudent, je n’y pense même pas. La prudence n’est qu’un mot évasif pour désigner la peur ; et je n’ai peur de personne. Ils peuvent claironner l’histoire en France et les anglais peuvent la raconter dans leurs gazettes, ici je fais ce qui me plaît. Je serais un idiot de ne pas prendre la femme que je veux. Qui peut être gêné, d’ailleurs, qui a quelque chose à dire que je couche ici seul ou à deux ? ».

FOURÈS, de retour en France sur les talons de BONAPARTE après la campagne d’Egypte, est prêt à faire éclater le scandale en haut lieu. Mais le lui permettra-t-on ? D’autant que BONAPARTE prend du galon en devenant Premier consul. Et l’adultère semble ne plus l’enthousiasmer… Tandis que FOURÈS se découvre une fierté et un combat autre que militaire : « La patrie, ha ! Ha ! Parlons-en ! J’attendais que vous me sortiez ce drapeau-là qui sert à couvrir toutes vos sales combines ! Merci de la leçon, citoyen ministre, mais moi j’ai servi la République avec ma peau, loyalement, courageusement, aveuglément pendant sept ans ! Seulement en Egypte toutes sortes de faits m’ont éclairé et j’ai l’honneur de vous dire que je m’en fous d’une patrie qui met un flibustier plus haut que la liberté ! Pourquoi faut-il que ce soit toujours moi, nous, le peuple, les imbéciles qui trimions et nous sacrifiions pour la patrie ? Quand il s’agit de profit et de gloire, les maîtres sont au premier rang ; quand il est question de sacrifice, c’est nous qu’on pousse en avant ! ».

Cette pièce de théâtre en trois actes est un vrai petit bijou. Se basant sur des faits réels, elle manie l’humour et les situations cocasses, embarrassantes et vaudevillesques avec maestria. ZWEIG réussit un grand numéro de cache-cache, subtil et pétillant. Il épingle la cupidité du futur Napoléon 1er avec finesse et intelligence. Ou comment un homme est prêt à tout pour détruire la carrière d’un de ses soldats qui ne lui a pourtant rien fait de mal, bien au contraire. La pauvre Pauline est dépassée par les événements et se terre dans son ambivalence.

Pièce jubilatoire à lire à la fois comme un moment de détente et une page de l’Histoire de France, elle se laisse déguster avec aisance sans jamais se transformer en cours historique. Visiblement écrite à la toute fin des années 1920, elle est l’un des incontestables éléments constituant l’œuvre riche du ZWEIG historien et biographe passionné.

(Warren Bismuth)

jeudi 8 juillet 2021

Árpád SCHILLING & Éva ZABEZSINSZKIJ « Jour de colère »

 


De nos jours en Hongrie, le service de néonatologie d’un hôpital va fermer, entraînant perte d’emploi pour des femmes dévouées. Parmi elles, Erzsi, récente meneuse d’une manifestation pour la sauvegarde des emplois et le paiement des heures supplémentaires. Dans un pays aux libertés de plus en plus restreintes et à la récession grandissante (la monnaie nationale, le forint, ne cesse d’être dévalué depuis 2003), il devient difficile de lutter pour ses droits. De plus, une figure de leader de l’opposition est mal vue et doit être anéantie.

D’après une histoire vraie, Árpád SCHILLING et Éva ZABEZSINSZKIJ, deux auteurs hongrois, tissent une pièce engagée, impliquée, au cœur d’une nation corrompue gouvernée par un populiste tenace. Ils se sont inspirés du parcours d’une infirmière hongroise en 2015, appelant ses collègues à se vêtir de noir durant une journée pour protester contre les conditions de travail du monde hospitalier.

C’est de là qu’est parti tout un mouvement social structuré, entraînant d’infinies pressions du gouvernement hongrois envers l’infirmière Mária SÁNDOR qui finira par être licenciée et même lâchée par ses soutiens militants. « Mais moi j’aime cet hôpital. C’est ici que je voudrais travailler ! Dans un autre service s’il le faut… Monsieur le Directeur ! ». Pour Erzsi, tout se complique encore lorsque sa mère est frappée de cécité et pourrait devenir aveugle à courte terme si une décision d’opération onéreuse à Munich n’est pas rapidement prise. C’est le début d’une descente aux enfers pour cette femme combative.

Ce théâtre résolument militant rend hommage à Mária SÁNDOR par le biais du personnage d’Erzsi, à la fois combattante et tiraillée par de nombreux questionnements sur le sens de la lutte. Les personnages principaux sont des femmes, donnant un ton féministe à l’ensemble, dans un pays où tout semble être devenu vain, où les intimidations vont croissantes jusqu’à la destruction psychologique.

De courts poèmes viennent étayer le propos de par leur ton offensif « L’honnêteté / Est maintenant une tare ! / Partez / Avant qu’il ne soit trop tard ! Remédiez / À la bonté maudite / À l’épidémie / Des fausses mœurs / Détruisez / L’hypocrisie / L’idole / De la dévotion ».

« Jour de colère », pièce hongroise de 2015, a été créée en version française pour la scène en 2020. La version proposée ici est traduite par Petra KŐRŐSI, la brève préface de Árpád SCHILLING est nécessaire pour une bonne mise en abîme du contexte. La pièce est brève elle aussi, et percutante, comme le sont à peu près toutes les parutions des éditions L’espace d’un Instant, toujours très loin des sentiers battus pour proposer des pièces souvent inédites en langue française, venant de pays dont on parle peu ici en Occident, et dont la culture et les arts nous sont le plus souvent inconnus. Cette pièce est un subtil instantané de la situation politique, sociale et financière d’un Etat européen dirigé par une dictature, elle vient de sortir, curiosité à découvrir.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 4 juillet 2021

Claire KEEGAN « Ce genre de petites choses »

 


1985 en Irlande, Bill Furlong est le propriétaire d’un dépôt de bois, il livre également du charbon et du gaz. Né de père inconnu puis élevé à la rude par des parents de sa mère, il est aujourd’hui marié à Eileen et père de cinq filles. L’Irlande est alors en pleine récession, les licenciements nombreux, dans l’industrie notamment. Le pays s’apprête toutefois à célébrer les fêtes de Noël. Comme chaque année. Garder la tête haute, chercher les moments de bonheur. Bill doit aller livrer du bois dans une école professionnelle pour filles tenue par des religieuses.

« Furlong n’était pas enclin à s’appesantir sur le passé ; le passé lui semblait être quelque chose qui était arrivé à un autre, gardé derrière une porte bien fermée, dans son dos ». Pourtant le protagoniste principal va flancher après avoir poussé l’une de ces portes fermées, au sein de l’institution. De nombreux secrets y sont terrés.

Ce bref roman d’un peu plus de 100 pages bien aérées est un petit trésor dans son genre. Il évoque une période très particulière dans un pays exsangue, campe des personnages puissants dans des décors comme intemporels. L’écriture est limpide, sans ajouts inutiles, il en ressort une force en même temps qu’une certaine désillusion. Mais bien au-delà, ce récit dénonce les sévices continuels infligés à des femmes par d’autres femmes dans une sorte de cloître coupé du monde ou presque.

Claire KEEGAN sait dérouler son intrigue calmement, sans secousses, décrit des situations un peu à la manière d’un Thomas HARDY contemporain. Elle ne force pas le trait en présentant cette sinistre blanchisserie Magdalen (Irlande), fermée en 1996. De 10000 à 30000 femmes (les archives ayant été détruites, il est impossible d’avancer des chiffres plus précis) considérées comme perdues y travaillèrent telles des esclaves, beaucoup y sont mortes ou y ont perdu leurs enfants, certains de ces enfants furent vendus au dehors. Laverie dirigée d’une main autoritaire par l’Eglise catholique, elle était considérée comme une prison par les femmes y oeuvrant.

Le roman suit brièvement les traces de l’une de ces prisonnières, que même les voisins préfèrent ne pas connaître. Ce ne sont pas leurs affaires après tout, ces femmes vivant l’enfer au quotidien. Chacun chez soi et le Bon Dieu pour tous ! Les regards se portent ailleurs, là où ça ne sent pas la crasse, la misère et l’abus. Là où Dieu est témoin.

Voilà qui nous rappelle ce film réalisé en 2002 par Peter MULLAN, traitant de ces mêmes couvents. Un peu après le film, en 2013 pour être précis, l’Etat irlandais s’excusa pour toutes ces abominations. C’est sur cette information que se clôt le superbe ouvrage de Claire KEEGAN, délicat et révoltant à la fois, traduit par Jacqueline ODIN. Il est paru en 2020 chez Sabine Wespieser, avant même d’être édité dans sa langue originale.

https://www.swediteur.com/ 

 (Warren Bismuth)