Le challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores fredonnent ce mois-ci « On dirait le sud » de Nino FERRER mais en version littéraire. Cap au Portugal pour Des Livres Rances, avec pour guide Bernardo Soares, ou plutôt Fernando PESSOA et son très marquant « Livre de l’intranquillité ».
Bernardo Soares est d’un des quelques soixante-dix hétéronymes de Fernando PESSOA. Sa particularité : « personnage » peut-être le plus proche de PESSOA lui-même, et seul hétéronyme célèbre à ne posséder de la main de son créateur aucune biographie. Pour celle-ci, il faudra se reporter à ce livre, le seul de Bernardo Soares.
« Le livre de l’intranquillité » est une longue déambulation dans l’âme d’un homme sans vie. D’ailleurs, ce bouquin dont la genèse est elle-même complexe n’a jamais existé en tant que tel, il est le résultat de collages de plus de 450 fragments d’écriture figurant dans la fameuse malle pleine à craquer de feuillets écrits de la main du poète durant toute sa vie et retrouvée à sa mort. Plus de 27000 fragments seront recensés. C’est à partir d’extraits de cette découverte majeure que va être assemblé « Le livre de l’intranquillité » dont une première version verra le jour… en 1982, soit près d’un demi-siècle après la mort de PESSOA. Livre inachevé, mais un pareil ouvrage, à l’instar du « Château » de KAFKA ne pouvait l’être.
En France, c’est en 1988 que paraît un premier volet du Livre. Devant le succès, le second sort en 1992. Mais qu’est-ce vraiment que ce livre-là ? Un voyage immobile, une vie non vécue faite de micro non-événements dans une position passive et détachée. Il est une sorte de suites d’aphorismes poétiques égrenés par Soares/PESSOA, des morceaux de textes obsédants par leur noirceur dans laquelle vient poindre un nihilisme non assumé.
« Le livre de l’intranquillité » est de ces recueils qui assomment par leur rythme lent et étouffant. Le premier volume est en effet tout aphoristique, l’auteur parvenant à suivre méthodiquement et sur une visible ligne de crête son propos du non-être. Vertige littéraire sans pareil, il s’amorce dès la première phrase (plus de 500 pages suivront) : « Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci – que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi ». On a vu débuts plus guillerets…
Et c’est parti pour une lecture en apnée, sans tuba ni moyens de survie, dans une torture psychologique sans précédent que l’auteur, en tout cas son hétéronyme, s’inflige. L’écho du vide lui répond. Sans interlocuteur, sans même de lecteur au moment où il se confie, sa plume d’aide-comptable désabusé est solitaire et sombre. « Je suis saturé de moi-même ». Souffrance et apesanteur : « Je me perds peu à peu, jusqu’à devenir vivant ». L’oxygène n’est pas fourni. Ni la potion miracle.
Pourtant,
malgré toute son âpreté et son vertige insondable, « Le livre de
l’intranquillité » fascine. Par l’écriture magistrale de l’auteur, les
mêmes obsessions revenant sans cesse sous des phrases et des images différentes,
martelées. Décharnement du style, peu de décor, seulement des pensées dans une
fuite de la réalité, dans une aridité extrême des émotions et des sentiments.
« Le livre de l’intranquillité » est une autobiographie d’une vie non
vécue, écrite par un non-être fait d’une pensée quasi unique mais répétée à
l’infini. Une philosophie du vide et du rêve.
Car les rêves semblent être les seules joies de Soares dans ce monde ici-bas. Il rêve d’amours, de joies, de tout ce qu’il ne connaît pas dans sa vie. Aucune vérité n’existe dans cette œuvre crépusculaire pour laquelle PESSOA travailla de 1913 à 1935, œuvre interrompue par la mort de l’auteur.
Dans le volume 2, un semblant de roman, un semblant de vie, de respiration. Soares durant son travail, avec les relations humaines au bureau, l’attitude de son chef, et puis… Et puis ? Plus rien. Nouveau plongeon dans les abîmes du vide, pour une lecture hautement déstabilisante et même malsaine. « Combien suis-je ? ». On peut imaginer dans quel état de souffrance PESSOA pouvait se trouver en écrivant ces fragments, ils sentent la sueur, le malaise, la solitude (sans doute volontaire) extrême et définitive, ponctuée par un renoncement total.
Il n’est pas interdit de penser à certains personnages de KAFKA, contemporain de PESSOA, ni à certaines pages ultérieurement rédigées par exemple par un Samuel BECKETT creusant l’âme de ses anti-héros. Plus qu’un livre, celui de PESSOA sonne comme un long et tortueux non-sens illusoire dans lequel des pauses s’imposent.
« Moi, en revanche, qui dans cette vie transitoire ne suis absolument rien, je peux savourer l’avenir à l’avance en relisant cette page, car je suis effectivement en train de l’écrire : je peux être fier, comme d’un fils, de la renommée que je connaîtrai alors, parce que je possède au moins de quoi la connaître un jour ».
(Warren Bismuth)
Tu t'es attaqué à une oeuvre peu facile, bravo ! Je ne pense pas en être capable vu ce que tu en dis,ou alors à de petites doses sur le long terme.
RépondreSupprimerJe voulais le lire pour ce mois-ci mais son nombre de pages m'a rebutée.
RépondreSupprimerJe pensais naïvement que c'était un roman de type classique, je constate que je me suis trompée!
Si j'avais eu le temps (et le courage, c'est CE livre que j'aurais lu.) Je veux le faire depuis longtemps mais ne prends jamais le temps de me lancer. Bravo !
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