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mercredi 20 novembre 2024

Rick BASS « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage »

 


Trois nouvelles de longueur et qualité inégales composent ce recueil de la fin des années 90. Dans « Les mythes des ours », une femme quitte son compagnon trappeur vieillissant. Il la recherche dans les bois en un retour au primitif, avec des bois peuplés d’ours, de lynx, et alors que l’homme se prend à vivre de rien. « Là où se trouvait la mer », deuxième nouvelle, ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, un jeune homme quittant son emploi au sein d’une compagnie pétrolière, où les techniques de pompage sont abordées pour faire renaître une époque révolue. Mais le pétrole, ce n’est pas trop mon truc. Enfin, que dire de la troisième nouvelle qui donne son nom au recueil ? « Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est longue, format novella, presque un roman donc, époustouflante.

Une famille unie. La mère meurt alors que ses deux enfants, un fils et une fille, sont jeunes. C’est cette dernière qui raconte. La mère fut enterrée au sein d’une falaise et sa fille se souvient de leur vie commune dans un ranch du Texas. Le texte est une introspection profonde sur l’Homme et la nature, sur la petitesse de l’un et la force de l’autre. Ce récit est aussi un véritable guide de zoologie et en particulier d’ornithologie, doublé d’un hommage appuyé à la nature sauvage, dans un style d’une poésie extraordinaire de précision d’images, de couleurs bigarrées, dans une atmosphère proche de l’onirisme, du mythe. Et ce grand-père imitant les oiseaux pour les voir se rapprocher, transmettant sa connaissance à sa petite-fille aux yeux ébahis.

« Le ciel, les étoiles, le monde sauvage » est une offrande à la nature, une dédicace somptueuse, un texte majeur du Nature writing. S’il vous reste encore à découvrir cette littérature, c’est peut-être par ce texte qu’il faut commencer, un récit où l’Homme se coule en animal, en élément non distinct de la nature, y évoluant à sa vitesse, avec ses forces et ses limites. Rick Bass impressionne tant par son style que par ses connaissances. Car cette fiction semble un prétexte, les animaux humains placés là pour conter tout le reste, le monde merveilleux de la faune sauvage, les interactions, le rôle de chaque individu animal au sein d’un grand tout.

Je ne devais pas élaborer de chronique après la lecture de ce recueil, mais la dernière nouvelle m’a tellement emporté qu’elle m’a décidé à contrecarrer mes plans. Je n’ai hélas pris aucune note lors de cet exercice lectoral, aussi cet article est une improvisation, il ne reflète sans doute pas toute la puissance que j’ai ressentie, toute la force du propos, toute sa magie. Les superlatifs me manquent. Rick Bass fait partie de cette catégorie des « écrivains du Montana ». Il raconte avoir voulu écrire suite à ses lectures d’œuvres de Jim Harrison, son ami. Si leur style est très différent, tous deux dépeignent pourtant la nature et l’homme de manière un peu similaire, avec l’humour en gage chez Harrison, ce dont Bass est exempt. Lisez Rick Bass. Pour exemple son « Livre de Yaak » est somptueux, presque miraculeux, « Winter », dans une atmosphère analogique, s’avère aussi d’une grande profondeur, faisant de l’auteur l’un des représentants majeurs de cette littérature sauvage du Montana dont fait partie en outre Doug Peacock, ami de Rick Bass qui lui a dressé un portrait saisissant dans une sorte de biographie militante dans le formidable « Les derniers grizzlys ».

Le recueil de 2002 semble ne plus être édité, ce qui est un profond malheur. Alors il vous reste à le dégotter d’occasion ou à l’emprunter dans une bibliothèque publique, car il DOIT être lu sans réserve, ne serait-ce que – et je me répète – pour la troisième nouvelle. J’en appelle aux maisons d’éditions : faites revivre cette novella, de grâce !

Rick Bass, né en 1958, est sans conteste l’un de ces auteurs qui savent parler d’écologie, qui la vivent au quotidien, qui militent à leur façon pour la préservation d’une nature sauvage grâce à des valeurs développées par une plume puissante et magistrale.

(Warren Bismuth)

dimanche 10 novembre 2024

James WELCH « Comme des ombres sur la terre »

 


Montana, fin des années 1860. Une certaine animosité se crée entre le peuple Pikuni, tribu des Pieds Noirs (Blackfeet) et d’autres peuples autochtones. Des rivalités éclatent, notamment contre les Corbeaux (Crows) qui commercent avec les Napikwans (les Blancs). Au sein des Pikunis nous suivons l’éducation, l’évolution, le passage à l’âge adulte de Chien de l’Homme Blanc, jeune homme dont la vie va basculer. James Welch nous entretient méticuleusement de toute la famille de ce personnage, celui sur lequel il a décidé de se pencher afin de raconter toute l’histoire amérindienne, du moins celle du Montana. Car c’est dans cette région qui nous allons voyager ardemment, au cœur des grands espaces de l’alors toute nouvelle Amérique, au cœur des tensions entre peuples autochtones, mais aussi et surtout peu à peu nous allons assister au déclenchement d’une guerre inévitable entre les Indiens et les Blancs. Quant à Chien de l’Homme Blanc, qui devient Trompe-le-Corbeau après s’être comporté en homme, il se marie et sa femme Peinture Rouge est rapidement enceinte…

Abandonnez tous vos repères de lecture ! En plongeant dans cet ample roman vous acceptez la clause de sortir de votre zone de confort. En effet, James Welch, décrivant avec une rare dextérité, une grande précision le quotidien, les rites, les croyances, les gestes du peuple Pikuni, nous immerge totalement par la langue qu’il a été puiser dans le vocabulaire même de son peuple. Par exemple, le sel devient « Le sable blanc qui rend les aliments doux ». Car c’est bien en Pikuni lui-même qu’il décide de nous présenter son immense famille. Le traducteur Michel Lederer n’est pas non plus innocent dans cette totale désorientation, expliquant en incipit « Nous avons choisi de traduire en français les noms des personnages et des différents lieux géographiques, car il s’agit de noms que les Indiens utilisaient dans leur propre langue et qui ne sont en anglais que des traductions parfois incomplètes ou dont le sens s’est perdu au fil des années ». La lecture en devient active et la concentration doit être optimale car les premières pages peuvent s’avérer ardues.

Ce roman est prodigieux. Prenant un fait historique majeur des Pikunis (la guerre entre Autochtones et Blancs), il nous dépeint une immense fresque de toute la vie des Amérindiens du XIXe siècle. Avec une richesse peut-être inégalée, James Welch nous rend Indiens bien malgré nous. De nombreuses scènes qui peuvent paraître surnaturelles ou fantastiques pour notre rationalité, en tout cas pour notre compréhension d’un fait, font partie d’un tout, d’un élément banal chez les Indiens. Les appels aux Dieux sont nombreux, tout comme des décisions importantes prises en fonction du rêve récent d’un protagoniste. Les noms des animaux sont également très différents, ils sont plus descriptifs. Ainsi les bisons sont les cornes-noires, leur décimation est entreprise par les Napikwans, les Blancs, en fin de volume afin de priver les Autochtones de leur nourriture de base, d’anéantir la Première nation du pays. « … moi-même je n’ai jamais aimé les Napikwans, et je vous dis aujourd’hui que je ferai tout pour débarrasser le pays de leur présence. Mais nombre de nos chefs ont parlé contre moi et je respecte leurs arguments. Ils disent que la voie du Napikwan est désormais un mode de vie. Certains suggèrent même que nous allions dans ses écoles et dans ses églises. Ils affirment que si nous apprenons son langage, nous pourrons le battre avec ses propres mots ».

Les lieux voient leurs noms sonner étrangement pour nous qui avons l’habitude de les voir désignés autrement. C’est toute notre éducation qui est ici revue, notre lexique chamboulé, pour que nous soyons aux côtés du peuple Pikuni, dans la tourmente. Le travail est de taille chez un auteur amoureux de ses racines, qui tend à nous les présenter au plus près de la vérité, sans caricature perfectionniste, ni clichés hérités des blancs. Il nous faut être redevenus vierges d’influence pour découvrir ce livre merveilleux qui requiert une acuité toute particulière pour une lecture unique et dense qui convoque abondamment les conditions d’existences autochtone de l’époque pour un roman qui se lit un peu comme un western où les indiens seraient les héros malheureux car de nombreuses morts seront à déplorer.

« Comme des ombres sur la terre » est une immense épopée indienne. Si l’auteur a fait le choix de la fiction, c’est pourtant bien une peinture documentaire qui nous est offerte par le biais des personnages. Welch nous raconte l’histoire de son peuple, massacré comme tant d’autres. Pourtant le ton n’est jamais larmoyant, les hommes et les femmes peuplant ce livre sont vrais et pourraient bien nous hanter encore longtemps tellement ils sont réussis, crédibles, forts, et beaux en même temps que faibles, intéressés et parfois naïfs. De la polygamie (attention les femmes ne font pas tapisserie !) à la jalousie, de l’amitié à la trahison, du massacre à venir orchestré par les Blancs : « La machine était déjà en place, qui broierait les Pieds Noirs », rien ne nous est épargné, et c’est toute la grandeur de ce roman de 400 pages entre onirisme et tragédie, paix et guerre totale. Il évolue toujours sur un fil, sans ambiguïté mais sans rien promettre de la suite. Mieux que ça : il nous convie aux prémices de la ruée vers l’or avec les premiers déplacements d’humains cherchant à faire fortune toujours un peu plus à l’ouest ou au nord. Il est aussi une suite d’images d’un Montana méconnu, immense, indestructible, comme magnifié. Et alors que les dissensions s’accentuent entre les hommes, une maladie se répandant comme une traînée de poudre commence à faucher les tribus.

« Comme des ombres sur la terre » est sans doute LE roman sur les peuples Autochtones de par sa richesse de détails, sa méticulosité et sa connaissance du sujet. C’est le troisième d’un Indien, James Welch (1940-2003), soucieux de la transmission historique de ses propres racines, rédigé en 1986 et traduit par Michel Lederer en 1994 pour la sublime collection Terre Indienne de chez Albin Michel. En pénétrant dans ce roman, vous avez tout d’abord le sentiment de violer une terre sacrée, de piétiner une divinité, puis vous vous immergez totalement et vous faites l’un des plus beaux voyages littéraires qu’il soit permis d’entreprendre.

(Warren Bismuth)

mercredi 25 septembre 2024

Ron RASH « Réveiller les morts »

 


L’auteur Ron Rash est surtout connu pour ses romans voire ses nouvelles. Mais c’est aussi un poète. Et cette anthologie montre qu’il est plutôt adroit dans l’exercice ! Ce recueil est un véritable événement, la poésie de Ron Rash n’ayant à ce jour jamais été traduite en France, il s’agit donc d’une grande première, et accessoirement d’un véritable coup de maître.

« Réveiller les morts » est un choix de poèmes grappillés dans ses quatre recueils parus entre 1998 et 2011, augmenté de cinq poèmes inédits en fin de volume. 125 poèmes en tout, et non des moindres.

Les scènes se succèdent, brèves, elles prennent naissance dans les Appalaches, plus précisément du côté du lac Jocassee en Caroline du sud, où la population (dont l’auteur) a encore en tête l’érection du barrage, engloutissant à jamais la vallée à partir de 1973. Ce fait est d’ailleurs en quelque sorte le point de départ de tout ce recueil qui va s’articuler autour : la vie avant, la vie après, les souffrances, les croyances, les morts surtout. Car ce livre est un hommage aux disparus de la vallée dont l’âme continue de hanter les lieux, ces anonymes qui ont forgé l’histoire et la légende lors de ces temps révolus que l’auteur semble regretter. Ces morts sont comme une boussole pour les vivants, dans un climat rural d’isolement parfois absolu. Rash y saupoudre ses souvenirs d’enfance, d’adolescence, les tragédies témoins de l’histoire de cette région, dans une économie de mots et d’émotions, Rash évoquant sans aspérités, alors que c’est l’atmosphère générale qui donne les courbes.

Dans une puissance contenue, une lenteur sauvage, Rash raconte, comme un ancêtre le soir au coin du feu, l’avant, le passé pourtant presque contemporain, les histoires de familles, les anecdotes marquantes, propose des instantanés, ceux d’un habitant par exemple, d’un voisin peut-être. Quelques lignes pour créer une scène complète et envoûtante, dans des poèmes d’une extrême spiritualité, où le monde religieux revient ponctuellement.

Livre pouvant se faire polyphonique, sa narration est prise en charge par quelques inconnus, ou bien elle les raconte : « Clouée au lit, elle entendit le cri du hibou / tomber doux comme un linceul cette nuit-là / les édredons resserrés autour de sa gorge, / ses yeux étrécis, leur lumière / disparue quand elle vit que ce qu’elle avait entendu / l’attendait dans l’arbre / abattu au point du jour par des parents / pour fabriquer le cercueil, enterrer / ce bois autour d’elle afin que la mort / puisse trouver un endroit de moins où se percher ».

Retours sur l’incendie de cette grange en 1967, ainsi que sur la résistance des salamandres. Car bien sûr la nature possède une belle part dans ces poèmes entre sauvagerie et rudesse du labeur, dans les champs ou en usine, cette complexité entre deux mondes qui paraissent ne jamais vouloir se rejoindre. Le tout est cimenté par l’esprit des défunts, témoignages de l’au-delà par ceux dont l’image s’est figée car « Même les jeunes à l’époque mouraient vieux ». Mais Rash évoque aussi la canicule qui dévaste les récoltes à venir, obligeant certains paysans à se réinsérer vers un travail à l’usine. Poésie sensible mais pudique, sobre, elle frappe par cette palette de portraits et de situations données, elle est un siècle de vie dans les Appalaches, rude, violente, mais emplie de foi et d’espoir.

La poésie de Ron Rash rappelle fortement celle de Jim Harrison, autre écrivain surtout connu pour ses talents de romancier alors que ses poèmes sont éblouissants et dépassent peut-être son œuvre en prose. Elle peut aussi se rapprocher de celle de Jacques Josse, par ces morts omniprésents, rythmant même le présent. Poésie simple, c’est sans doute ce qui lui confère cette beauté, cette universalité, elle s’adresse à tout public, à toute classe sociale, sans élitisme. Elle raconte la vie, la mort, et au-delà, la transmission et la mémoire. Le recueil est préfacé et traduit par Gaëlle Fonlupt qui nous offre ici l’occasion de découvrir ce petit trésor de littérature paru en 2024 aux éditions de Corlevour dont je n’avais jamais entendu parler. Attardez-vous un peu sur sa couverture. Somptueuse elle aussi, elle est l’œuvre de Valentine Flork.

« Aucune opération de mécanique sauvage ne pouvait / relancer son moteur, alors on l’a poussée / dans le pâturage, laissée à l’abandon / parmi le bétail ; bientôt les croûtes de rouille / ont éclaté sur la peinture bleue, les pneus / s’affaissant comme des ballons percés, / mais quand la neige est arrivée, ce fut magique, / elle devint un igloo des Appalaches / à l’intérieur duquel je me suis blotti, fissurant / la vitre de ma fenêtre tandis que la neige lissait / le pâturage comme un édredon / pour que l’hiver s’y repose ; / et comme c’était calme – le ruisseau / étouffé par la glace, les écureuils gris / pelotonnés dans les lits de feuilles, les corbeaux muets / dans la nudité des branches hérissées ; / seul le son de mon souffle / blanc obscurcissant la fenêtre ».

https://editions-corlevour.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 18 septembre 2024

James WELCH « L’hiver dans le sang »

 


Avouez qu’il est plutôt curieux qu’un roman débute par ces mots : « Je pissai dans les hautes herbes du fossé ». Années 1960 et 1970 dans une réserve Blackfeet de l’Etat du Montana, un homme de 32 ans rentre chez lui où résident sa grand-mère et sa mère Teresa, fervente catholique. Le père, First Raise, est mort de froid dix ans auparavant. Le frère, Mose, a suivi un peu plus tard. Lame Bull vient d’épouser Teresa, il a huit ans de moins qu’elle. Quant au narrateur, il s’est entiché d’une fille qu’il a ramenée chez lui, mais la jeune femme s’est évaporée non sans l’avoir délesté d’un fusil et d’un rasoir électrique.


Voici donc la trame simple de ce premier roman de 1974. Le narrateur est un homme qui va devoir, par orgueil peut-être, retrouver la jeune femme disparue. Il erre dans des endroits malfamés du Montana, rencontre des ivrognes, des accidentés de la vie, des vagabonds, des alcooliques. Partout ça trafique, ça abuse et ça n’aime pas trop les indiens, alors que le narrateur en est un. C’est aussi un homme en recherche de femmes.

Les émotions ne cessent d’évoluer dans ce beau roman. La grand-mère centenaire est l’âme de la réserve, elle raconte le passé, elle est en quelque sorte l’historienne. Le narrateur, dont jamais le nom ne nous sera dévoilé, est un homme moderne, autochtone qui a perdu ses repères, ses racines, devenu ivrogne comme son père (un vagabond qui fricotait avec les Blancs), se moulant dans un monde qui lui est imposé, un monde matérialiste loin de ses croyances, du mode de vie de ses ancêtres. Les séquences dans les villes, les bistrots, les lieux de débauche dégainent cet humour si particulier que l’on retrouve chez d’autres écrivains dits de l’école du Montana, Jim Harrison (avec lequel Welch avait écrit le splendide petit livre « Terres d’Amérique ») et James Crumley en tête. Les chapitres dans la réserve sont plus lents, plus « sur la corde sensible », ils sont sensitifs et rappellent les propres origines de l’auteur. Quant au cheval Bird, vieux canasson qui tient à peine sur ses pattes, il est le témoin de ces décennies au sein de la réserve.


« L’hiver dans le sang » est une descente aux enfers d’un homme heurté. Mais James Welch ne cherche pas à faire pleurnicher, en sacré conteur il use de l’humour, dépeignant des situations burlesques, grotesques. Si dans le fond le roman est dramatique et bouleversant, l’auteur ne veut pas le rendre austère et applique un décor, des personnages décalés, paumés, mais qui ne rendent pas mal à l’aise. Ce roman est un parcours familial sur plusieurs générations, émané de lourds secrets de famille.

Roman de l’hostilité entre Blancs et Autochtones, de méfiance envers son voisin voire son ombre, roman du doute et de la fatalité : « Je me sentais de nouveau impuissant dans ce monde d’hommes blancs à l’affût. Mais ces indiens de chez Gable ne valaient guère mieux. J’étais un étranger pour les uns comme pour les autres, et les uns et les autres me cassaient parfois la figure ». Un narrateur anonyme en quête d’un avenir et de sa soi-disant petite amie envolée, malheureux dans un monde trop bruyant aux tentations trop nombreuses, une famille qui a souffert, et bien sûr cette plume de Welch qui rend le tout cohérent et simplement beau. Les dernières pages sont admirables, elles concluent l’aventure de manière forte et puissante. « L’hiver dans le sang » a été traduit en France pour la première fois en 1992, soit près de 20 ans après sa parution aux Etats-Unis. Il vient d’être réédité en poche avec une préface de Louise Erdrich, vous n’aurez donc plus d’excuse. Traduction Michel Lederer.

(Warren Bismuth)



mercredi 21 août 2024

James WELCH « C’est un beau jour pour mourir »

 


Un documentaire nécessaire, terrifiant autant que passionnant. Les années 1865 à 1890 aux Etats-Unis (même si le présent livre remonte même jusqu’à certains épisodes dès 1775) du côté de l’ouest et surtout du Montana. Le génocide du Peuple Autochtone, peut-être là plus qu’ailleurs, est en marche.

James Welch (1940-2003), écrivain amérindien, par ailleurs auteur de quelques romans, s’est documenté afin de récolter suffisamment d’informations de premier plan pour proposer une histoire parallèle des Etats-Unis, l’une de celles que l’on tait habituellement. L’Histoire de ce pays ayant été écrite par les Blancs, le but de James Welch est de rétablir un certain équilibre, d’en finir avec l’héroïsme blanc pour bien mettre en exergue le massacre du peuple amérindien dans sa quasi totalité.

James Welch est né dans le Montana (un Etat, je le rappelle, grand comme 2/3 de la France), c’est là qu’il choisit de puiser ses documents, de faire revivre une Histoire méconnue. Il prend les premiers exemples de massacres dès 1775, ceux-ci s’intensifiant considérablement dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour atteindre une sinistre apogée vers les années 1870. Les méthodes changent, deviennent de plus en plus radicales. Ainsi on inocule la variole dans des villages autochtones par des couvertures préalablement infectées. Beaucoup de villages pourtant pacifiques sont décimés par l’armée et les épidémies provoquées sciemment.

L’auteur se focalise un instant sur les Pikunis, appartenant à la tribu des Blackfeets, en vient à rechercher sur le terrain le massacre de la Marias (1870), inconnu ou oublié chez nous. Les massacres sont en outre presque toujours provoqués selon les mêmes arguments : « L’origine en est évidente : les Indiens habitaient des territoires que les Blancs convoitaient. La plupart des conflits de ce type se produisent lorsqu’une culture particulière désire obtenir quelque chose d’une autre. Et l’on est toujours stupéfait quand on constate que la culture qui veut s’imposer a le sentiment d’avoir un droit divin (qu’on lui donne le nom de ‘destinée manifeste’ ou tout autre) de prendre à l’autre ce qu’elle convoite, c’est-à-dire, ici, la terre ». Puis l’auteur fait revivre la bataille de la Rosebud, celle de la Washita, autant de combats déclenchés par les Blancs envers le Peuple natif au XIXe siècle.

James Welch s’attarde avec raison sur les figures tutélaires de cette véritable guerre, dressant des portraits soigneux : George Armstrong Custer (tué lors de la bataille de Little Bighorn en 1876, une défaite cuisante pour les Blancs, qui entraînera de longues et violentes représailles), Sitting Bull (dont l’auteur évoque avec respect les conditions de l’avènement) ou encore Crazy Horse.

La Résistance Indienne aura-t-elle été vaine ? Non, car dans les années 1970, cent ans après certains massacres, le peuple indien se lève à nouveau, prêt à faire valoir ses droits (un traité de 1868, jamais appliqué) sur des terres qui leur ont été volées. Le grand intérêt de ce livre réside dans le champ d’action de James Welch : il déborde du génocide indien pour montrer comment il fut traité de manière post-mortem : dans les westerns hollywoodiens ou pour les touristes dans des reconstitutions de bataille sur les terrains même de la lutte, à Little Bighorn notamment, où la vaillance des Autochtones est presque éludée. Cette bataille, Little Bighorn, Welch la décrit dans ses moindres détails, il la met en valeur car pour le Peuple indien elle est une victoire précieuse.

James Welch tient aussi à démontrer le rapport d’une grande force que son peuple avait avec la nature. Exemple saisissant : « Les Indiens chassaient le bison, ou pte pour reprendre le mot que les Lakotas utilisaient, et le considéraient comme leur soutien vital. Ils tuaient le bison dont ils honoraient l’esprit par des offrandes afin qu’il se montre encore généreux à leur égard la fois suivante. On ne laissait rien perdre : les sabots et le phallus fournissaient de la colle, la queue des chasse-mouches ou des ornements, les cornes des cuillères, des tasses, ou des cornes à poudre, la peau tannée des vêtements et des toiles de tipis ; avec le cuir on faisait des carquois et des cordes d’arc, ou on en recouvrait une selle ; les poils du menton servaient à fabriquer des longes, des licous, des brides, ou à rembourrer une selle ; des intestins on faisait de la saucisse, et du scrotum un hochet ; on gardait le crâne pour les cérémonies religieuses, ainsi que la langue, qui était un mets délicat fort apprécié ; un fœtus de bison faisait un excellent sac pour transporter du pemmican, des baies et du tabac ; on récupérait les os comme patins de luge, ou pour y tailler des dés, voire même un pinceau ; la bouse était un excellent combustible, et bien sûr, la viande de bison restait la nourriture de base ». C’est pourquoi les Blancs vont décimer les bisons, pour affamer les Indiens.

L’auteur revient sur les croyances, les coutumes des Peuples Indiens, sur les guerres entre tribus, car il serait faux de prétendre que les Indiens étaient tous des êtres pacifiques, non belliqueux. D’ailleurs, dans ce documentaire, Welch ne peint pas les Indiens tout d’une couleur, il s’efforce de bien montrer les nuances, il ne veut pas une caricature qui tendrait à la perfection de ses ancêtres.

Puis retour au XVIIIe siècle avec des massacres d’envergure qui se poursuivront jusqu’à la fin du XIXe siècle (achèvement à Wounded Knee), au terme de plus de 100 ans d’un génocide orchestré. Et comme si les Amérindiens n’avaient pas encore assez souffert, on enverra ensuite leurs enfants dans des pensionnats religieux pour les occidentaliser, tuer ce qu’ils ont d’indien en eux, les convertir par la force et l’humiliation, ces événements sortent d’ailleurs aujourd’hui de terre et il n’est plus rare qu’ils soient longuement évoquées, dans des livres par exemple. J’en ai déjà parlé ici et là.

Ce documentaire ambitieux, d’une grande valeur, se clôt par l’assassinat de Sitting Bull et le massacre de Wounded Knee pour lequel il ne consacre que quelques lignes, car le discours est ailleurs, plus ample en tout cas, et Wounded Knee n’en est que le dernier épisode tragique. Ce livre est une mine d’informations, une « contre-histoire » en quelque sorte. James Welch était de plus pour le moins doué pour manier le stylo, il en résulte un document d’une grande puissance tant sur le fond que sur la forme. Il parut tout d’abord en 1999 dans la prestigieuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel, réédité en poche, même collection en 2022. Lisez-le, il est une expérience unique afin de mieux comprendre l’Histoire. James Welch a très peu produit, il est resté un écrivain rare et discret, raison de plus pour partager son œuvre et ce livre en particulier, l’un des sommets sur le génocide Indien.

(Warren Bismuth)

dimanche 26 mai 2024

Elisée RECLUS « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau »

 


C’est parti pour la saison 5 (déjà ?) du challenge littéraire « Les classiques c’est fantastique » toujours brillamment orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Saison 2024-2025 donc, un thème par mois (sauf décembre qui sera celui du repos, des retrouvailles, du coussin péteur sous le sapin, mais je m’égare). Un premier sujet, prometteur et inspirant : « L’écrivain.e et la nature ». Près d’un an plus tôt, j’avais acquis ce curieux petit mais épais bouquin de Elisée Reclus « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau », l’occasion était toute trouvée de le dépoussiérer.

La figure de Elisée Reclus (1830-1905) est pour le moins tutélaire pour les révolutionnaires français (mais pas que). Géographe anarchiste, végétarien, féministe, il fut de tous les combats d’avant-garde au XIXe siècle. Membre de la Commune de Paris (il est né et mort la même année que Louise Michel), il est rapidement fait prisonnier et enfermé dans pas moins de 14 prisons avant de connaître l’exil en Suisse où il va passer de nombreuses années. La vie de Reclus est d’ailleurs faites d’exils, mais le sujet n’est pas là.

En expert de la nature, Reclus a beaucoup écrit sur elle. Géographe de renom, botaniste, c’est un spécialiste reconnu des sciences naturelles. Dans ce livre (dans ces deux livres, devrais-je écrire), il nous entraîne au cœur de la nature. Le XIXe siècle du naturalisme philosophique tourne surtout de nos jours son regard du côté des Etats-Unis, avec des personnages tels que Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson ou John Muir, alors qu’il suffit de le laisser en place dans la vieille France pour voir en Reclus un contemporain et non des moindres de ces hommes illustres.

Reclus est connu pour avoir été un grand voyageur. Il a parcouru de nombreux pays, plusieurs continents, et surtout il en a exploré la nature, la flore, la faune. Dans « Histoire d’une montagne » de 1880, il nous livre à la fois un guide montagnard, une étude érudite et une bonne tranche de poésie. Ce livre que Kenneth White décrivait comme « Un monde à part » est d’une grande originalité pour son époque et entre directement dans le vif du sujet dès la première phrase : « J’étais triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle m’avait enlevé des êtres qui m’étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant mes espérances. Des hommes que j’appelais mes amis s’étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l’humanité toute entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m’avait paru hideuse. Je voulais à tout prix m’échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit ».

Libéré, respirant l’air pur, Reclus expertise. En grand marcheur, il se déplace au gré de ses envies sur les monts escarpés. Il en découvre de très nombreux qu’ici il décrit avec une immense méticulosité en vingt-deux tableaux poétiques sur la magnificence de la nature. Certains d’entre eux, surtout les premiers, s’avèrent particulièrement techniques et peuvent rebuter bien vite le lectorat novice. Mais une fois bien calé dans le récit, le voyage vaut le coup, même si bien sûr il faut remettre les propos dans leur contexte, celui d’un XIXe siècle bien moins avancé en science que ne l’est le monde contemporain.

Nous tenons là un bréviaire de premier ordre sur le minéral, le végétal, l’animal, les roches montagneuses et comment fonctionne une montagne. Celle-ci bouge, se régénère, évolue sans cesse, vit et meurt. « Ces masses énormes, monts empilés sur des monts, ont passé comme des nuages que le vent balaye du ciel ; les assises de trois, quatre ou cinq kilomètres d’épaisseur, que la coupe géologique des roches nous révèle avoir existé jadis, ont disparu pour entrer dans le circuit d’une création nouvelle ». Reclus se plaît à nous conter ses études sur le terrain, en passionné. Dans cette première partie, l’humain est quasi absent, même si Reclus s’applique à remémorer une quelconque tragédie passée causée par une nature toujours en mouvement. Adeptes de minéralogie, ce bouquin est pour vous ! Très érudit sur le sujet, Reclus donne des précisions tant et plus. Il se projette également, devient parfois visionnaire, et parfois à contresens de ce que le monde sera par la suite (je pense à son laïus sur les loups notamment).

Reclus invite la mythologie pour mieux nous faire rêver au sein du paysage, de ces grands espaces qu’il nous décrit, cette mythologie qui fait alors entièrement partie de la poésie. Il en profite pour nous parler du monde, mais celui d’avant, d’il y a bien longtemps, monde qu’il s’imagine, car « Malheureusement l’histoire, qui n’était pas encore née, n’a pu nous raconter tous ces va-et-vient des peuples », il entend par là les peuples végétaux.

L’homme ne s’invite en ces pages qu’au 2/3 du volume environ. Sur les humains, Reclus retient surtout que la montagne est la base des migrations humaines. Il montre d’ailleurs certains vestiges des activités de l’Homme montagnard.

Dans « Histoire d’un ruisseau » (1869) écrit plus de dix ans avant « Histoire d’une montagne », Reclus utilise déjà les mêmes ingrédients, à quelques exceptions près. Texte peut-être moins poétique, en fait plus contemplatif mais avec moins de recherche stylistique. Comme son nom l’indique, « Histoire d’un ruisseau » nous conte la vie liquide, de l’eau dans sa globalité. Reclus ne laisse rien au hasard, il dissèque le sujet avec volubilité : torrents, grottes, fontaines, cascades, inondations, bains, irrigations, fleuves, et j’en passe.

Le désert et son manque d’eau, les autochtones qui en comprennent mieux que nous sa rareté et sa préciosité. À l’inverse, d’après une scène qu’il a personnellement vécue, il décrit les dégâts provoqués par une inondation et un éboulement (qu’il appelle « avalanches d’eau »). Puis il s’étend sur une Histoire humaine teintée de darwinisme.

« Quand on aime le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur les bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres ». C’est cette connaissance que Reclus nous fait partager, dans un texte influencé par les valeurs anarchistes naturalistes d’alors : contemplation, naturisme, respect absolu du monde naturel, observation et liberté partagée, volonté de ne pas gâcher les matières premières. C’est particulièrement vrai dans le chapitre intitulé « L’irrigation » où Reclus met en garde contre le gâchis, le gaspillage.

Sérieux et studieux, Reclus se laisse pourtant aller à évoquer le rapport de l’eau, du ruisseau, avec la navigation, le loisir, même si les activités professionnelles ne sont pas en reste : moulins, industrialisation. « Histoire d’un ruisseau » est un texte où l’écrivain se fait plaisir, il peut laisser une partie de son lectorat dans les champs, un peu loin du ruisseau par ces longues descriptions parfois un peu abstraites si l’on n’est pas sur place. Les sensations, les émotions sont également toutes personnelles, intimistes, mais presque comme jalousement perceptibles uniquement par l’auteur.

L’un des plus beaux moments de cette seconde partie est peut-être celui où Reclus compare les ruisseaux aux fleuves : « La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les ruisseaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis : c’est un ruisseau agrandi des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et pourtant il diffère singulièrement par son aspect du petit cours d’eau qui serpente dans les vallées latérales ».

Ce livre de plus de 420 pages ravira les spécialistes, intéressera les moins aguerris, mais il faudra une bonne boussole pour ne pas se perdre en ces pages. Paru en 2023 chez Libertalia, il est de ces textes historiques qui sont parfaits pour réaliser la vision du monde de la nature par les yeux d’un écrivain du XIXe siècle.

https://www.editionslibertalia.com/

 (Warren Bismuth)



dimanche 11 février 2024

Joël VERNET « journal d’un contemplateur »

 


Fort de plus de 50 livres, Joël VERNET est une plume qui compte dans la poésie française contemporaine. Arpenteur infatigable des terres du monde entier, il n’a cassé d’écrire. Ce nouveau texte frappe par son style. De la poésie en prose qui largue les amarres pour une déambulation sensorielle. Cette lecture attise tous les sens, peut-être parce qu’elle tourne le dos à la cité, côtoie le monde rural.

Joël VERNET marche inlassablement, use les chemins, crée des ornières de réflexion, avive la force de la nostalgie, qu’il ne faut pas voir comme une fatalité ni une tare. L’auteur se fait complice avec un tilleul, se remémore son enfance silencieuse quelque part dans une montagne auvergnate, observant et écoutant la nature. Car c’est bien elle qui l’a sculpté, c’est grâce à elle qu’il a su « tenir ».

Ce texte est une ode aux arbres, aux ruisseaux, aux rivières, aux animaux sauvages. « Souvent, je revis dans les yeux des bêtes quand je lis ma silhouette simplement de passage sur leurs pupilles ouvertes. Quand je pénètre dans les sous-bois, protégé par les feuillages, qu’une faible lumière tombe des faîtes sur les lichens, sur les mousses, sur mon pas, qu’un bas murmure m’indique qu’ici la vie est loyale, sereine, simple. Parfois on ne voudrait plus jamais sortir de la forêt. Y demeurer, y vivre, être dans la belle respiration de chaque instant ». Car VERNET abandonne le monde, ponctuellement, pour rejoindre le sauvage.

Larguer les amarres, de manière plus prosaïque, c’est aussi aller tester les sensations, les émotions en mer, cette envie, ce besoin d’une île. Loin de tout, de l’homme et de ses croyances. Car Joël VERNET a depuis longtemps laissé Dieu de côté, comprenant l’engouement mais ne le partageant pas. C’est alors que les souvenirs du poète se réactivent en tous sens, évocations des nombreux vagabondages sur plusieurs continents. Car VERNET a voyagé, beaucoup, souvent et (presque) partout. « Qui vit ainsi dans un jardin s’est retiré des mornes combats, se vouant tout entier à la lumière profonde de chaque instant. Cette solitude est la sienne, bien plus proche d’une grâce que d’un renoncement ».

Images qui détonnent : « Les morts sont les oiseaux de l’avenir », tandis que l’auteur tisse le portrait d’une vieille dame qui n’est pas sans rappeler « La » Jeanne de Georges BRASSENS. Les vieilles dames, c’est le souvenir du patois, d’une langue, d’une culture, aujourd’hui disparue. Le souvenir c’est aussi celui des ancêtres, qu’ils ont transmis, le Mont-Mouchet, haut lieu de la Résistance française, où ils furent actifs. Et le poète marche, toujours. Sauf quand il lit : « J’ai noyé mes yeux dans la lecture. La lecture fut mon activité numéro un. Les fous de travail vous diront que c’est un passe-temps de paresseux. Je fus donc ce paresseux et continue de l’être ». Dernières images : un cimetière des îles Solovki où se dessine la silhouette de la Mère. Grand texte où chaque phrase, chaque vision est une rencontre, comme un don. Paru en 2023 aux éditions Fata Morgana, il met en éveil tant de sensations qu’il serait difficile de les résumer ici.

http://www.fatamorgana.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 janvier 2024

Carolina SCHUTTI « Patagonie »

 


Dans ce roman à la structure narrative complexe, les destins de jeunes gens vont se croiser, interagir, se compléter, pour le meilleur et pour le pire. Dans ce texte sombre, le but pour chaque individu est de s’évader, de se libérer pour un temps de la pression du quotidien, fuir la ville, le bruit, les grouillements de la foule. Ainsi Ben, infirmier démissionnaire en quête d’une nouvelle vie, rencontre Sarah et Johannes qui l’invitent à venir chez eux, dans la zone située le plus au sud du continent américain, la Patagonie, où ils ont élu domicile, loin de tout. Ce devait être le point de départ vers un nouvel horizon, fait de cadeaux de la nature, de légèreté, surtout de simplicité en totale liberté et harmonie.

Surgit Iris, une unijambiste au parcours mystérieux, amie de Ben, écrivant les souvenirs de ses cauchemars sur des papiers post-it, alors que les autres membres du petit groupe s’apprêtent à partir en randonner accompagnés de leur ami Mick qui doit baliser des sentiers pour touristes. Car la région en est peuplée une partie de l’année, ce sont en partie eux qui la font vivre, il faut bien les bichonner parfois. Penser à charger la vieille jeep, seule passerelle entre le groupe et le monde : « Le médecin le plus proche est à près de trois heures de voiture ».

Pour Ben, les 15 jours passés aux côtés de Sarah et Johannes n’ont pas été comme escomptés : il continue de douter de son avenir, de ses envies. Il se souvient de cet artiste qui avait attiser en lui la curiosité de la découverte : « Il faisait rêver d’un lieu où l’on pouvait se suffire à soi-même, où le temps n’était pas une unité de mesure, il lui faisait sentir pendant un moment que l’important n’était pas de trouver sa place, mais que c’est perdre son temps que de vouloir répondre aux attentes d’un autre, qu’il faut simplement unir dans un même but toutes les forces dont la nature nous a dotés. C’est aussi simple que cela. Et pourtant il allait falloir des années avant qu’il ait le courage de larguer les amarres ».

Sur un rythme lent soutenu par une écriture froide, coupante et profondément mélancolique, Carolina SCHUTTI nous fait pénétrer au cœur d’un univers géographique ayant tout pour séduire mais se révélant être un calvaire émané de drames. Le texte est découpé en de brefs chapitres prenant la forme de journaux intimes polyphoniques. Chaque acteur se dévoile dans des pages intimes et personnelles, chaque point de vue est annoté, défendu. Ces notes entrent comme en discordance avec les préparatifs de randonnée, où les appareils de « survie » sont issus des dernières technologies, ces jeunes sont connectés, ouverts au monde tout en se préparant à six mois d’isolement complet, les travaux du chalet de Sarah et Johannes ont d’ailleurs débuté en ce sens.

Les protagonistes pensent beaucoup, lors de leurs expéditions, à alimenter les réseaux sociaux, peut-être pas faire le buzz, mais exister malgré cette vie détachée de la civilisation. Montrer le bonheur afin de mieux cacher le reste, l’indicible car l’incompris. Roman sur la question de la pertinence du choix de vie, sur les néo-ruraux affrontant la nature et ses vicissitudes, il est aussi celui d’une jeunesse en quête de repères, repères tout aussi utiles pour le lectorat avec une structure le poussant à être attentif au cœur d’un labyrinthe narratif déstabilisant, un espace-temps crucial qui l’oblige à bien mémoriser les dates exactes de chacun des chapitres pour ne pas perdre le fil. S’il est total, le dépaysement de cette jeunesse est aussi implacable que cruel. Roman traduit de l’allemand (l’autrice est autrichienne) par Jacques DUVERNET.

« Patagonie » vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie dans les collection Les Germanophonies, une maison à soutenir de toute urgence car proposant des livres faits main, dans le garage de l’éditrice, une valeur qui tend à disparaître, d’autant que le papier est de grande qualité et l’esthétisme à tomber par terre. Mais les titres proposés sont également pertinents et originaux, pour des prix défiant toute concurrence (si concurrence il y a dans ce sacerdoce, celui de fabriquer des bouquins artisanalement). Faites preuve de curiosité, allez voir le catalogue, loin des grosses usines à pondre des lignes.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 septembre 2023

Terry TEMPEST WILLIAMS « Refuge »

 


Dans la deuxième partie des années 80, l’activiste naturaliste Terry TEMPEST WILLIAMS apprend que sa mère est atteinte d’un cancer. La plupart des femmes de la famille sont d’ailleurs décédées de cette maladie. Aussi, la vie de Terry est bouleversée. Parallèlement, habitant près du Grand Lac Salé dans l’Utah, elle s’y rend régulièrement pour relever des mesures scientifiques et faire de l’observation, principalement des oiseaux.

Terry TEMPEST WILLIAMS explique en détails les particularités nombreuses du Grand Lac Salé qui en fait un site unique, elle y dénonce aussi les activités humaines qui chamboulent l’équilibre naturel au fil des décennies. Car Terry TEMPEST WILLIAMS est une combattante pour la nature sauvage. Amie de Jim HARRISON, Doug PEACOCK ou Barry LOPEZ, elle lutte contre le désastre en cours.

La profondeur moyenne du Grand Lac Salé est de quatre mètres, c’est dire si c’est peu. Là-bas s’y trouve un refuge, c’est aussi en quelque sorte le propre refuge de Terry pour décompresser alors que sa mère se dégrade de jour en jour. Elle s’inquiète cependant du changement de comportements de la plupart des oiseaux (la liste des espèces – conséquente – présentes sur ce site est dressée en fin de volume) au fur et à mesure de ses observations.

L’évolution du monde de la nature, celui des bêtes à plumes adorées en particulier, est ici consciencieusement, méticuleusement, scientifiquement passée au peigne fin, données à l’appui. Car l’autrice est une vraie professionnelle en même temps qu’une passionnée. Presque par analogie elle constate l’évolution de l’état de santé de sa mère. Ce sont ces deux thèmes qui vont parfaitement cohabiter tout au long de ce récit hybride, entre documentaire nature, document scientifique, récit de vie qui pourrait presque être lu comme un roman.

Certes, les nombreuses allusions de l’autrice à la religion mormone dont elle fait partie (nous sommes tout près de Salt Lake City) peut agacer ou en tout cas ennuyer. Mais toujours elle est suivie par l’un des deux noyaux du récit.

La force de ce texte réside dans l’espoir (« Je pourrais me représenter la chimiothérapie comme un fleuve coulant en moi et emportant avec lui les cellules cancéreuses ») même si une autre membre de la famille est à son tour atteinte d’un cancer. Car l’autrice sait s’éloigner du sujet tragique pour prendre en considération la beauté, la majesté d’un oiseau, tout comme la découverte d’objets archéologiques, autre passion de Terry qui, entre toutes ses activités, travaille dans un musée. Elle développe le mode de vie d’un peuple ancestral, les Fremont, vivant à proximité du Grand Lac Salé : « Quand le lac montaient, ils s’éloignaient. Quand il redescendait, ils se rapprochaient. Leur communauté n’était pas fixée comme la nôtre. Ils suivaient les rivages dans leurs avancées et leurs retraits. C’était le flux et le reflux de leur vie ».

« Refuge » est un texte inclassable car faisant se côtoyer nature sauvage, ornithologie, archéologie, maladie et réactions des proches, et n’est pas du tout aussi incohérent qu’il pourrait paraître. Changement de comportements des espèces animales face à l’activité de l’homme et la destruction des habitats, changement d’état d’esprit d’une famille devant la maladie et la mort prochaine, tout se relie. D’ailleurs, et c’est le grand coup de poing du livre, en épilogue Terry brandit un document à charge : des essaies nucléaires d’envergure ont eu lieu, notamment dans l’Utah, dans les années 1950, il sont la cause directe de la multiplication des cancers dans la région. Et la justice reste aveugle. Ici, c’est à coup sûr un pamphlet anti-nucléaire.

En fin de volume, une partie bonus : que sont devenus les protagonistes du récit ? Rédigée tout juste dix ans après la sortie du livre aux Etats-Unis (paru en 1991), elle est aussi un bilan écologique sur tout ce qui est développé auparavant dans l’ouvrage. Traduit par François HAPPE, ce livre est une espérance en même temps qu’un constat amer sur l’état de notre société. Pour les amoureux des oiseaux, il est une mine d’informations, sorte de bestiaire ornithologique très documenté. Paru en France chez Gallmeister en 2012 dans l’extraordinaire collection Nature writing pour laquelle vous connaissez maintenant mon attachement, il fut réédité en version poche Totem chez le même éditeur l’an dernier, raison de plus pour le redécouvrir.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 16 avril 2023

John MCPHEE « Rencontres avec l’archidruide »

 


Ce livre n’est pas une fiction. Ou plutôt, c’est la vie du militant écologiste David BROWER en partie romancée par des bribes, des chaînons manquants entre deux scènes pour les raccorder. Écrit en 1972, il est l’un de ces fondements de la littérature de Nature writing politique et engagée.

David BROWER, né en 1912, est géologue, c’est lui que l’on suit tout au long de ce voyage marquant. Il a fondé plusieurs associations de défense de l’environnement, dont le Sierra Club Fondation. L’un de ses buts est de démontrer l’inutilité voire la dangerosité d’un projet de grande envergure pour les hommes, un barrage ou une mine d’extraction par exemple. BROWER fait partie d’une équipe d’eco-warriors, déterminés et démontrant par des réflexions scientifiques que telle partie de la nature ne peut être bétonnée.

Le texte se divise entre trois parties : « Une montagne », « Une île » et « Une rivière ». BROWER est alors considéré comme le « Porte-parole de la protection de l’environnement » afin de contrer les grands projets qu’il considère comme inutiles. La première partie du récit est éblouissante et en tous points remarquable et indispensable. En effet, BROWER y devise avec un adversaire, l’un pour et l’autre contre la construction d’une mine. Et le dialogue est extraordinaire. Car l’auteur John MCPHEE ne prend pas part aux débats, il se contente de faire parler les deux interlocuteurs, chacun avançant ses arguments, immédiatement discutés par l’autre. C’est de la haute voltige.

Mais les deux autres parties ne sont pas en reste. La recette fonctionne à merveille : un BROWER toujours disposé à défendre la nature sauvage, même s’il se trouve empêtré dans des affaires et peu à peu poussé au silence au sein de son club.

Dans ce livre, c’est l’histoire moderne, celle de la bétonisation notamment, qui est racontée, des projets se concrétisant grâce à un capitalisme tout puissant, à l’œuvre même dans les coins reculés et perdus des Etats-Unis. Et c’est aussi les bases mêmes de la décroissance qui semblent posées ici. « La théorie de la croissance économique est vouée à l’échec sur une planète aux ressources limitées ».

Un autre problème majeur se pose (on en paie aujourd’hui les conséquences, pourtant il y a quelques décennies il était encore fort tabou), celui du contrôle des naissances. Dans un monde qui se développe économiquement, la surpopulation est un fléau majeur de la pollution, de la surconsommation. Il faudrait pouvoir réguler, sinon nous courons à notre perte. Les paroles giflent, sans contrepartie : « Depuis 1900, nous avons utilisé plus de minéraux que jamais dans l’histoire de l’humanité », et encore le récit se déroule vers le milieu du XXe siècle, et la suite a montré que nous n’avions pas ralenti la cadence, bien loin de là. Les pays sont interdépendants, certains allant chercher des matières premières indispensables à leurs projets loin, très loin, aggravant un peu plus la pollution. La mise en abîme de l’absurde, jusqu’au naufrage final.

« Rencontres avec l’archidruide », derrière son titre un brin farceur, est un texte majeur. Il est une sorte de récit pionnier de ce qui fut appelé à tort l’écologie radicale (ce sont les grands projets qui sont radicaux, pas la défense de notre terre). Il démontre que la catastrophe est inévitable si nous ne changeons pas nos comportements d’humains, si nous ne prenons pas en compte la nature, la faune, la flore. « Les conservationnistes se doivent de gagner, encore et encore. L’ennemi, lui, n’a besoin que d’une victoire. Nous partons avec un handicap. Nous ne pouvons pas vaincre. Tout ce que nous pouvons obtenir, c’est un sursis. C’est le mieux que l’on puisse attendre ».

Les projets ne manquent pas : des mines aux barrages en passant par d’immenses complexes touristiques, le but est de servir l’humain, et bien sûr de faire chauffer le portefeuille afin de glorifier le capitalisme. Seulement, la nature n’en peut plus, et le mal est profond et incurable. Ce livre l’explique à merveille, et réussit un pari ambitieux, celui de faire passer un message d’extrême urgence par le biais du roman, pour toucher plus de  population, pour rendre le combat pédagogique et urgent.

BROWER va connaître des heures dures, lui aussi un peu dépassé par son rôle. Ce livre, qui est en partie sa biographie militante jusqu’aux débuts des années 70 (BROWER est décédé en 2000), témoigne d’une époque, celle où les lanceurs d’alerte écologique passaient clairement pour des pitres. Le présent leur donne pourtant raison. C’est aussi l’occasion de rappeler dans cet ouvrage que seule la lutte paie, il n’y a pas d’alternative. Concernant le développement du tourisme de masse, les images cognent, comme celle-ci, écrite en lettres majuscules : « FAUT-IL AUSSI SUBMERGER LA CHAPELLE SIXTINE POUR PERMETTRE AUX TOURISTES DE S’APPROCHER DU PLAFOND ? ».

« Rencontres avec l’archidruide » est paru en 2009 en France chez Gallmeister dans la prestigieuse et défunte collection Nature writing, il n’a malheureusement jamais été réédité en version poche, ce qui est fort dommageable. Il est en tout cas un outil charnière pour repenser la décroissance et l’extrême dangerosité des besoins superficiels de la société, c’est aussi un moyen précieux de comprendre et d’analyser les étapes par lesquelles nous sommes passés pour parvenir à un monde fou sans limites. Quant à John MCPHEE, il vient de fêter ses 92 ans.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 2 avril 2023

Doug PEACOCK « itinéraire d’un éco-guerrier »

 


Après « Une guerre dans la tête » (rebaptisé « Marcher vers l’horizon » pour son édition de poche l’an dernier) en 2008 et « Mes années grizzly » (poche) en 2012, Gallmeister publie un troisième volume de Doug PEACOCK (né en 1942), figure tutélaire de la défense de la Nature Sauvage aux U.S.A.

Si le début de ce livre documentaire en partie en forme de récit de vie semble être une redite des deux volumes précédents (son amitié insubmersible avec Edward ABBEY, les observations des grizzlys notamment), cette suite de longues chroniques de vie se défait tout à coup de ces sujets pour nous guider vers d’autres, plus actuels, en relation avec le dérèglement climatique.

Doug PEACOCK ne noircit pas des feuilles au hasard, l’homme s’est somme toute peu exprimé jusque là, ce livre vaut à la fois pour la rareté des propos de PEACOCK que bien sûr pour la puissance et l’acuité du discours. PEACOCK a toute sa vie combattu pour l’écologie telle qu’il l’entend, avec rage et sur le terrain, c’est donc un vieux briscard de la lutte qui s’exprime en ces pages.

Ces pages, parlons-en. L’auteur revient dans ces neuf textes sur les figures états-uniennes importantes et influentes de la défense de la nature. Dans son projecteur, il se remémore les massacres passés des bisons, ceux plus récents des ours et grizzlys, écrit avec émotion sur les derniers grizzlys du Mexique, sur les mouflons, sur la faune sauvage majestueuse. Bien sûr, il ne peut pas passer sous silence son amitié avec Edward ABBEY, convoque régulièrement encore son souvenir, sans oublier d’évoquer encore et toujours la guerre du Vietnam qui l’a marqué à vie. De brèves apparitions, fort furtives, de son ami Jim HARRISON, se fondent, au milieu du décor.

Et quel décor ! Si PEACOCK est intarissable sur les paysages déserts des canyons du sud-ouest états-unien près de la frontière du Mexique, il dépeint d’autres régions, d’autres pays, d’autres moeurs, notamment cette longue et passionnante chronique sur un voyage en Sibérie (signifiant « Le pays endormi ») juste après la chute de l’U.R.S.S. Il en profite pour tracer un portrait fort original des ours polaires menacés, lui qui fut embaucher pour les observer, eu égard à sa connaissance très pointue de l’ours brun et du grizzly.

En Russie, il observe les différentes races de tigres, en retient des enseignements et en profite pour mener sa réflexion par des images imparables : « En 1936, on estimait qu’il ne restait qu’environ cinquante tigres de l’Amour – trop peu, pensaient de nombreux experts, pour garantir la diversité génétique nécessaire pour une survie à long terme. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, alors que les braconniers potentiels étaient occupés à combattre les Allemands, ce fin félin revint en force. Au milieu des années 1980, on estimait à deux cent cinquante le nombre de spécimens adultes vivant à l’état sauvage ».

PEACOCK est un vieil anar, contestataire et engagé. Aussi il rappelle à toutes fins utiles le danger que représente une organisation comme la N.R.A. (National Rifle Association) par son influence et son pouvoir dans un pays comme les Etats-Unis. Plus curieusement, PEACOCK se dresse contre le masculinisme, contre la virilité à tout prix, contre l’homme dominant. L’occasion aussi de rappeler que pour la protection de la nature, il s’appuie lui-même sur les peuples indigènes, leurs rites, en harmonie avec la nature.

Doug nous présente un autre Doug, son ami (décédé depuis), un défenseur acharné de l’environnement qui a le privilège d’être riche. Ces deniers, il les utilise dans l’achat de forêts un peu partout dans le monde afin de les protéger.

PEACOCK est très inquiet pour l’avenir, en tant que professionnel il a pu accumulé un certain nombre de chiffres depuis des décennies, et l’heure n’est plus à la rigolade : le réchauffement climatique s’accentue fortement ces dernières années, le combat semble perdu. Et pourtant, inlassablement, l’écologiste explique le monde sauvage, le peint avec des mots qui nous parlent.  Mais il n’oublie pas le petit garçon qu’il a été, il y a pourtant si longtemps. Aujourd’hui, au crépuscule de sa vie, il reprend des morceaux de flèches, des bijoux, qu’il avait déterrés lors des jeux de sa jeunesse. Non seulement il se rappelle où il les a alors pris, mais il les a gardés. Pour boucler la boucle, il décide de les rendre à la terre, à l’endroit précis où il les avait subtilisés. Séquence émotion.

Ce livre est un tout, il se déguste par petits bouts, même dans le désordre cela fonctionnerait. Et il renferme un cadeau, non des moindres : 80 photographies, souvent sélectionnés à partir de la collection personnelle de Doug PEACOCK, des photos représentant la nature majestueuse, les animaux sauvages qui ne le sont pas moins. On y voit les amis de Doug, des scènes du quotidien en pleine montagne, mais aussi des trophées, ceux recueillis par les ennemis jurés de PEACOCK : les chasseurs qui tuent pour la gloire, que ce soit pour une peau ou pour le simple plaisir sordide de poser aux côtés de l’animal abattu.

« Itinéraire d’un éco-guerrier », s’il montre pourtant peu les actions directes de la joyeuse bande, est fascinant par ses scènes d’une vie sauvage que souvent nous ignorons. Les réflexions de PEACOCK sont toujours judicieuses et ouvrent (rouvrent ?) le débat. Les gens de cet acabit son rares, il faut, eux aussi, les préserver, les lire et les diffuser, c’est le moins que l’on puisse faire. « Itinéraire d’un éco-guerrier » vient de paraître chez Gallmeister, c’est à coup sûr un livre événement.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 21 décembre 2022

Anton TCHEKHOV « L’île de Sakhaline »

 


Une seconde incursion pour ce mois dans « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores consacré au Grand Nord, ici celui de l’extrême est, quasi polaire, celui écrit par Anton TCHEKHOV.

En 1890, TCHEKHOV entreprend un voyage de trois mois sur l’île de Sakhaline pour y rencontrer les forçats présents sur place, l’île étant connue pour être un camp de travail aux conditions de vie assez extrêmes, notamment à cause du froid polaire régnant en maître une grande partie de l’année.

Il a été reproché à TCHEKHOV de réaliser un tel travail en écho à l’ample « Les carnets de la maison morte », sorte de cahier intime romancé de DOSTOÏEVSKI lorsqu’il était déporté en Sibérie durant quatre années à partir de fin 1849. Également connu sous le titre « Souvenirs de la maison des morts », ce livre de 1862 est considéré comme le tout premier témoignage concentrationnaire de l’Histoire de la littérature. Les différences entre le travail de DOSTOÏEVSKI et celui de TCHEKHOV sont pourtant fort nombreuses, ainsi il paraît quelque peu maladroit de voir en celui de TCHEKHOV un désir de copier le maître DOSTOÏEVSKI, que par ailleurs il ne portait guère dans son cœur (euphémisme...).

Soyez prévenus : ce long documentaire de TCHEKHOV abonde en détails, en chiffres, en comptabilité, en statistiques, et peut provoquer un sentiment d’indigestion tellement il est précis. Il est pourtant un document tout à fait singulier : à la fois analyse sociologique, historique, architecturale, biologique, toponymique, topographique, géographique de l’île, et j’en passe. Rien n’est mis de côté, et rien ne nous est épargné en matière de chiffres. Ce récit ne se réduit pas à l’analyse des prisonniers et de leurs familles (car oui la plupart des prisonniers vivent avec leur famille, l’auteur s’en explique) mais décompose toutes les strates de la population insulaire.

Résumer un tel travail serait forcément rébarbatif tant cet essai regorge de détails avec une minutie touchant à l’obsession tout ce qui est présent sur cette île, du moindre insecte au rocher perdu, en insistant un peu plus sur le sort des prisonniers, leurs habitudes, leur mode de vie, leurs peines, les raisons de celles-ci, etc. Pour ce travail de forçat, pardon, de fourmi, TCHEKHOV est allé interroger par un questionnaire à remplir ainsi que des interviews environ 5000 personnes habitant l’île, des êtres au départ méfiants et distants avant que TCHEKHOV ne gagne leur confiance, en partie du moins. Théoriquement un gardien est nécessaire pour 40 prisonniers. Dans la pratique, il n’en est bien sûr pas toujours ainsi.

TCHEKHOV se déplace tout au long de cette grande île, du nord au sud, d’est en ouest, observe, dissèque, évoque l’état des prisons, la crasse, la violence, et tout ce qu’un tel lieu peut contenir d’inhumain. Ce qui marque, au-delà des peines de prison, du quotidien, c’est bien sûr le froid. Sakhaline, à l’époque ni vraiment russe ni complètement japonaise, est coincée bien au nord entre l’Europe orientale et l’Asie. La température annuelle moyenne est proche de zéro degré, il y gèle six mois de l’année, il n’est pas rare d’y voir de la neige en plein été.

Et il y a ce travail d’extraction de charbon pour les forçats, pour que la matière première soit ensuite revendue, pour chauffer d’autres gens, ailleurs et loin, alors qu’eux se la pèlent durant quasiment toute l’année. Le comble est que généralement ils travaillent gratuitement, malgré le règlement qui l’interdit. Mais ici, loin de toute civilisation, le règlement, on s’assied dessus.

Lors des interviews, un TCHEKHOV finalement très respecté des condamnés est appelé « Votre Haute Noblesse ». Il dresse une galerie de portraits d’autochtones passés ou présents, revient sur les territoires japonais d’une île que tous les prisonniers souhaitent quitter, sauf un. Il développe à loisir le rôle des femmes, assez ambigu, notamment si elles sont de condition libre (c’est-à-dire ayant suivi délibérément leur mari au bagne afin d’y vivre avec lui) ou en qualité de bagnardes. On y fait des enfants, même en tant que repris de justice, là aussi TCHEKHOV développe le dossier. La pêche et sa fonction sociale et sociétale est également largement évoquée.

Retour sur les règles et lois alors récentes sur l’île (elles datent en effet pour la plupart de 1884), coup de projecteur sur l’histoire de l’île des dernières années (décennie 1880 surtout), avec là encore une précision, des détails à filer le tournis, il serait trop simple de parler de précision chirurgicale, TCHEKHOV étant docteur. D’ailleurs il énumère avec enthousiasme et connaissance les épidémies passées ou en cours, les légendes autour de celles-ci, mais aussi les véritables états physiques des habitants de l’île et des forçats en particulier.

Comme un gâteau trop sec et trop cuit, ce récit consistant est aussi un brin étouffant, trop de détails pouvant tuer le détail. De plus le style est distant, froid (en adéquation avec le climat de l’île, certes, mais tout de même !), se mue régulièrement en une succession à l’infini de chiffres qu’il nous est impossible de retenir. Cet essai est un livre technique, très loin des écrits habituels de TCHEKHOV, seuls les fans absolus (et encore !) devront le tenter jusqu’au bout des quelques 600 pages, à moins que vous ne soyez définitivement fascinés par tout ce qui touche à la vie de cette île à la fin du XIXe siècle, jusqu’au moindre détail insignifiant.

Ce qui devait être un « récit de voyage » (c’est le nom du sous-titre) se transforme en analyse méticuleuse trop lourde, trop complète, trop obstraite pour nous pauvres mortels, même si certaines pages sont d’une grande réussite, je pense à ce chapitre « Récit d’Iegor », un format nouvelle où l’on retrouve le grand TCHEKHOV, nouvelle enchanteresse perdue au beau milieu d’une description austère. Le récit commencé au retour de TCHEKHOV, censé être bref, se tend en longueur avant de paraître en feuilleton en octobre 1893 puis publié en livre en 1895. Accrochez-vous, l’aventure pourra vous sembler longue comme un jour sans pain...

(Warren Bismuth)





dimanche 18 décembre 2022

Jack LONDON « Histoires du pays de l’or »

 


Il était inconcevable pour Des Livres Rances de ne pas convoquer Jack LONDON pour le thème du mois, « L’appel du Grand Nord » du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores , tant cet auteur représente à lui seul LA fabuleuse aventure du grand froid.

Ce recueil propose 14 nouvelles, toutes ont trait directement ou non à la ruée vers l’or à la fin du XIXe siècle vers l’extrême nord-ouest du continent américain (aventures que l’auteur a souvent évoquées dans son œuvre), du côté de Dawson, du Yukon ou encore du Klondike, trois noms qui laissent rêveur. Et pourtant.

Ces nouvelles du Grand Nord sont âpres, sombres, connaissent parfois une fin dramatique ou désabusée. Elles mettent en scène des personnages chers à l’auteur : des taiseux puissants et increvables, animés par une folie, que ce soit l’appât du gain ou la performance, le but étant de se dépasser en toute circonstance. Bien sûr, les chiens représentent une part importante (souvenez-vous de « Croc-Blanc » ou « L’appel de la forêt » entre autres), comme les hommes ils sont instinctifs et bagarreurs, au caractère détrempé et volcanique. Ils luttent incessamment pour leur survie.

Les femmes sont peintes ici avec tendresse et respect. Il a parfois été reproché à Jack LONDON sa misogynie. Ici pourtant ses héroïnes sont faites de puissance, d’autorité, d’émancipation ou en tout cas de volonté de liberté, et peuvent être vues comme des modèles « proto-féministes ». Prenantes, décidées et pugnaces, elles participent aux aventures d’hommes durs à cuire, animées dans ces tranches de vie, de destins souvent tragiques. Lit-Lit par exemple est un personnage exceptionnel, mais elle n’est pas la seule dans ce recueil qui en regorge.

À juste titre, LONDON fut taxé de raciste, défenseur d’une supériorité blanche innée, notamment face à ceux qui sont appelés les Indiens. Pourtant, ici, rien de tout cela. Si l’auteur les montre plus naïfs ou moins complexes que les blancs, c’est pour mieux évoquer leurs rites, leurs croyances ancestrales, leur communion avec la nature, leur compréhension d’un monde spirituel. Car la nature, comme presque toujours chez LONDON, est omniprésente, on doit à l’auteur des pages magiques dans ce recueil varié par ces protagonistes et ces aventures.

« Le cañon ignorait la poussière. Les feuilles et les fleurs y montraient une pureté virginale et l’herbe semblait de velours. Au bord de l’étang, trois peupliers envoyaient dans l’air serein le vol de leurs flocons neigeux. Sur les pentes, le manzanita rampant, tout en fleurs, remplissait l’atmosphère d’un parfum de printemps et ses feuilles prenaient déjà une position verticale, pour se protéger contre l’aridité de la saison d’été. Pas un souffle de vent. Le cerf alangui sommeillait toujours sur place. Pas une mouche ne troublait sa quiétude. Parfois, à un murmure plus accentué de l’eau, il remuait les oreilles mais paresseusement, comme s’il se rendait compte que le ruisseau devenait bavard en s’apercevant qu’il était endormi ».

Dans des conditions de vie rudes voire inhumaines, LONDON crée des caractères très forts, déterminés, dans des tempêtes de neige ou victimes de températures glaciales. Les trahisons sont nombreuses (la ruée vers l’or fut pour l’Homme l’occasion de démontrer sa cupidité), les coups bas pleuvent. Il y a un instinct bestial dans ces personnages ayant perdu tout sens des codes de la société.

LONDON n’écrit pas sans savoir : il a lui-même bien connu cette ruée vers l’or du côté du Klondike et, s’il n’en a pas ramené la moindre once du précieux métal jaune, il est revenu en revanche la tête pleine d’images de la vie là-bas, et ce qu’il met en scène dans les présentes nouvelles est loin de n’être que de la fiction.

Il n’est jamais facile de s’y retrouver dans les recueils de LONDON parus en France. En effet, selon les supports, les recueils originaux sont compilés avec d’autres, selon les traductions les titres changent, elles peuvent être aussi regroupées selon différentes périodes par thème. C’est le cas ici avec 14 titres se déroulant dans le Grand Nord. Ces choix de thèmes sont intéressants, ils montrent bien ce qui hanta l’auteur toute sa vie, les passions qu’il développa, mais aussi ses combats politiques. Fort d’environ 150 nouvelles, il présente bien sûr une imposante palette de sujets, de personnages, d’histoires, mais ces nouvelles-ci sont en quelque sorte la naissance de l’écrivain LONDON (pour certains des titres) tout juste revenu de « sa » ruée vers l’or.

Ces nouvelles ont surtout été écrites entre 1901 et 1904, quand Jack LONDON était encore très jeune mais déjà expérimenté par de nombreux métiers physiques dans lesquels il avait connu la stupidité de l’homme. Ici et comme toujours, il en retire des leçons, politiques et sociales, deux mots qui sont l’essence même de son œuvre. Ici par exemple, le recueil se clôt sur « Miracle dans le grand nord », une dénonciation sans concession de la peine de mort contre laquelle LONDON lutta toute sa vie.

Car LONDON fut un infatigable militant socialiste radical, proche des milieux anarchistes et individualistes, et bien qu’il mourût jeune, il laisse une œuvre considérable par son poids et sa diversité. Et même si ce n’est pas l’arme préférée de l’auteur, ici il sait distillé (à doses homéopathiques certes) un humour grinçant. Ce recueil présenté est un livre numérique traduit par une certaine madame GALARD. Mais chacun des titres peut être lisible sur divers supports papier, dans différentes compilations.

Il ne fait nul doute que LONDON est l’un des précurseurs de ce qu’on a fini par appeler le Nature writing, il magnifie la Nature Sauvage dans sa beauté comme dans sa dangerosité et son hostilité, il la dépeint en connaisseur virtuose, il fut tant suivi ensuite par plusieurs générations d’auteurs – Etats-Uniens notamment – flanqués de la même passion, du même regard, des mêmes engagements. On peut beaucoup lui reprocher, nul n’est parfait en ce monde, mais l’on se doit d’admettre qu’il fut un créateur de premier ordre, que ce soit pour les personnages puissants, sa vision de la nature, son féminisme jurant parfois avec certains personnages féminins qu’il rate complètement par les clichés qu’il véhicule. LONDON fut aussi l’un de ceux qui vécut pleinement son existence, s’épuisant – par l’alcool notamment -, tombant malade, mais fort d’un parcours impressionnant de richesse humaine, il reste aujourd’hui l’un des géants indétrônables de la littérature mondiale.

 (Warren Bismuth)