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dimanche 30 juin 2019

Ferdinand PEROUTKA « Le nuage et la valse »


Après lecture de ce véritable document, que dis-je, de ce véritable monument, il est difficile de ne pas se demander comment un tel roman de 1976 ait dû attendre 2019 pour être traduit et édité en France ? Car par ce « Le nuage et la valse », 568 pages bien remplies, PEROUTKA entre à coup sûr dans la cour des grands.

Ce récit est une vertigineuse fresque de la Tchécoslovaquie durant la seconde guerre mondiale. Les personnages sont légion, les fictionnels côtoyant les figures historiques. En fait, c’est plutôt juste avant la guerre que prend forme ce livre, précisément en mars 1939, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée nazie d’HITLER, tout juste un an après l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne). Mais le résumer à cela serait aussi le trahir : le premier chapitre est bien mis en scène en 1910 (ou 1911 précise l’auteur) à Vienne, tout comme le second, dès 1899 en Autriche. Les traits du personnage décrit sont ceux d’Adolf HITLER. On croit connaître la suite. Encore que…

Puis c’est la période de la redoutable occupation. Il y a Novotný, banquier, arrêté par erreur comme ennemi du régime, en fait il s’agit de l’homonyme d’un militant anti-fasciste. Il ira cependant en camp, en Allemagne. « … Ils venaient de faire leur entrée dans un monde dont ils n’avaient sûrement pas idée, qu’ils allaient devoir être très prudents, et que du matin au soir il leur faudrait avoir des yeux derrière la tête. Ils vont avoir du mal à s’habituer, comme tous ceux qui sont arrivés avant eux. Ils connaîtront entre autres la faim et le froid et le sentiment d’être abandonnés. Il leur faudra à tout prix éviter de comparer leur vie présente avec leur vie d’avant, et d’oublier le passé. C’est indispensable, même si ça les rend très malheureux. Ils vont détester ce qu’ils verront, mais désormais, ce sera leur vie. Ils seront furieux à l’idée que chez eux, on les a oubliés – c’est pourtant bel et bien ce qui va se passer ». Le docteur Pokorný, entre en résistance malgré les risques encourus. Il y a aussi Kraus, celui qui espère ne pas pouvoir être inquiété. Pensez donc ! Il est certes juif, mais marié à une allemande chrétienne. Et blonde de surcroît. Cela devrait valoir tous les laissez-passer du monde. Ces trois types sont le fil directeur du roman, afin de bien s’imprégner du destin tchécoslovaque durant (et juste avant) la seconde guerre mondiale : les prisonniers en camps, les résistants sur le terrain, et les insouciants, déambulant sans crainte dans les rues d’un Prague anéanti sur fond du « Beau Danube bleu » de STRAUSS (la fameuse « Valse » du titre). Nous observons, impuissants, tout au long du récit, à l’évolution de plus en plus drastique et délirante des lois anti-juives, se succédant de manière effrayante à un rythme de métronome non grippé.

Un fait assez parlant : lorsque l’action se déplace du côté des soldats russes en prise eux aussi avec l’armée nazie, les références littéraires se mettent soudainement à pleuvoir comme des bombes. On peut en conclure que PEROUTKA était influencé par la grande littérature russe, ce qui semble par ailleurs évident à la lecture de ce somptueux ouvrage digne de ses ancêtres russes, qui a su en retirer à la fois le jus et le squelette.

Prague : en quelque sorte personnage central du roman. Prague qui change de visage au cours de la guerre, mais qui conserve son âme. Il n’est pas interdit d’y voir les descriptions urbaines de KAFKA. Par ailleurs certains personnages un brin grotesques pourraient avoir leur place dans un bouquin du grand Franz. Mais avant tout, l’aspect documentaire et colossal peut, par le plan et le développement, être rangé près de « Guerre et paix «  de TOLSTOÏ ou « Pour une juste cause » et « Vie et destin » de Vassili GROSSMAN (tous trois déjà chroniqués en nos pages). Car derrière la fiction perce continuellement l’Histoire : les stratégies militaires, les batailles, les pactes, les chefs guerriers, les seconds couteaux. Mais la fiction reprend ses droits avec ses amours, les femmes frivoles, le peuple désabusé, l’espoir copulant incessamment avec la désillusion et le désenchantement.

Portrait d’HITLER brossé sans concession, mais aussi silhouettes de Sophie SCHOLL et son frangin Hans, tous deux membres actifs du collectif de résistance allemande « La rose Blanche ». Le récit est truffé d’anecdotes du Prague de tous les jours en temps de guerre, des conditions de vie, de survie surtout. Il décrit sans jamais tomber dans le pathos ni le misérabilisme. Il prend part, bien sûr. Contre l’occupant, contre la folie d’HITLER, de ses généraux et de son Reich. Malgré la matière poisseuse - les souffrances d’un peuple, d’individus, les exactions, les assassinats, les camps - jamais le livre ne circule en territoire étouffant. Il est sombre, oui, empreint d’un résolue noirceur, mais il n’use pas de superlatifs dérangeants ou grossiers, il reste dans une sorte de descriptif historique, ignorants les cris et les pleurs, mettant même parfois de côté les émotions pour coller au plus juste.

S’il est question du tourbillon de Prague et de la Tchécoslovaquie, l’auteur n’oublie pas de préciser la situation au même moment, dans les mêmes douleurs, en Autriche comme en Pologne, ces trois pays limitrophes de l’Allemagne unie, du côté des frontières est : « On a des nouvelles de Pologne (…) on a déjà interdit aux Polonais de marcher sur les trottoirs, ils doivent marcher sur la chaussée, et ils ont l’obligation de saluer les Allemands. Il n’y a plus un seul polonais qui soit autorisé à faire des études. Et on les fusille en masse ».

La petite histoire sait rejoindre habilement la grande, par des anecdotes subtiles : « À juste titre, le point d’exclamation est en train de disparaître de la littérature. C’est Hitler qui a discrédité le point d’exclamation, il l’utilisait à tout bout de champ, oralement ou par écrit, on ne va tout de même pas l’imiter. En plus, on le sait, les certitudes n’existent pas, chacun voit les choses à sa manière, pas besoin de point d’exclamation ».

Il n’est pas aisé (ni vraiment souhaitable, je vous le confesse bien volontiers) de se défaire de ce roman. Malgré son caractère robuste qui peut impressionner dans un premier temps, il se parcourt, non pas aisément (ce n’est pas précisément un guide Michelin) mais de manière fluide et continue, les passerelles dressées étant nombreuses entre les diverses actions et périodes variées. Pourtant sorti tout récemment, il fait déjà figure d’un des romans historiques majeurs du XXe siècle car charpenté jusqu’à la moelle et brillamment documenté. La préface trace quelques traits rapides sur l’auteur méconnu, ce Ferdinand PEROUKTA (1895-1978) dont ce « Nuage et la valse » semble avoir été rédigé peu avant sa mort. Il fera date, d’autant qu’il est paru chez les éditions La Contre Allée, l’un de nos éditeurs et fournisseurs de chevet en nourritures célestes. Rien que pour ceci, pour le risque que La Contre Allée a su prendre, bouleversant ses habitudes (« Pour accueillir et vous donner à lire dans les meilleures conditions les quelques 972 645 signes qui composent cette œuvre monumentale dans tous les sens du terme, nous avons bouleversé la maquette habituelle et augmenté le format de ce 76e titre au catalogue »), mais aussi pour la qualité remarquable de ce roman, il vous faut vous jeter dessus comme si vous étiez pris d’une subite boulimie. Il est pour finir un élément nécessaire pour se familiariser avec la très riche littérature tchèque et restera comme l’un des événements de 2019. On en reparlera dans longtemps, j’en suis convaincu. Et je le défendrai becs et ongles jusqu’à épuisement.


(Warren Bismuth)

jeudi 20 juin 2019

John DOS PASSOS « Les rues de la nuit »


Si ce roman est le quatrième de l’auteur car publié en 1923 (« The scene of battle », jamais traduit, le fut en 1919, « L’initiation d’un homme : 1917 » parut en 1920, et « Trois soldats », déjà présenté sur notre site et récemment réédité, fut originellement sorti en 1921), il peut être vu chronologiquement comme le véritable premier roman de DOS PASSOS car commencé dès 1916 alors que l’auteur était très proche des milieux anarchistes États-Uniens. Il peut être analysé comme un roman d’apprentissage, de jeunesse.

Cependant, le chiffre 3 cher à DOS PASSOS dans toute son œuvre, y est ici déjà représenté dans ce roman se déroulant en 1912 (sauf pour le dernier chapitre, j’y reviendrai) avec un trio de jeunes étudiants : Fanshaw et sa mère possessive, lui-même passionné par la Renaissance italienne, Wenny, être désenchanté en rupture avec ses parents, qui rêve de devenir marin, amoureux d’une Nan musicienne et parfois insouciante, tous deux proches de cette dernière. La ville de Boston est le théâtre de leurs aventures.

Ils évoluent dans un milieu fêtard, vivant l’instant présent, peu tourné vers l’avenir. Curieusement, les premiers chapitres sont une sorte de bluette assez légère avec un côté victorien indéniable. Mais il faut savoir que John DOS PASSOS, qui détestait l’univers de Henry JAMES, s’amuse à le singer pour mieux le poignarder ensuite dans le dos. Car l’atmosphère s’assombrit, notamment par le caractère très pessimiste de Wenny.

Leur ami Cham se marie, première entrée collective dans la vie adulte, la jeunesse qui semble s’enfuir à grands pas. Et puis l’inexorable : le suicide de Wenny faisant suite à son vagabondage, suicide que les médias s’évertueront à faire passer dans un premier temps pour un assassinat, comme pour magnifier sa mort, sans aucun doute les plus belles pages du roman. « Je ne veux pas être raisonnable, je veux être vivant ». Fin de l’insouciance, débuts des questionnements sur la vie, son but et ses absurdités.

« Le vent avait fait disparaître toutes les traces de pas sur la neige. Wenny ôta celle-ci de la rambarde derrière l’une des tourelles et s’assit en contemplant la rivière. Peut-être des amants se sont-ils rencontrés ici. Non, les flics les auraient pincés. Il n’y a pas de place pour l’amour dans la ville de Boston, mais il y en a pour la mort. Il sortit le petit revolver de sa poche arrière et le tint à bout de bras ».

Le récit se termine lors de la préparation des fêtes de noël 1912, mais le cœur n’y est plus. Cependant un dernier chapitre, après une ellipse de plusieurs années, se déroule vers 1919, après la première guerre mondiale dont on ne saura d’ailleurs rien, sinon que Fanshaw fut appelé sur le front en Italie, qu’il est à son tour désenchanté et qu’il souhaiterait rester un temps sur les terres italiennes afin de parfaire sa fascination pour la Renaissance italienne.

Ce roman n’est pas le meilleur du maître DOS PASSOS. Néanmoins il serait fort maladroit de le bouder. En effet, l’ébauche de l’œuvre à venir est déjà présente par ses thèmes, son univers urbain malsain, la présentation d’un monde sinon fini, en tout cas en perdition certaine, la fin des réjouissances pour une génération (déjà) sacrifiée. Le style est d’une rare fluidité, impeccable de bout en bout, tous les mots sont justes et bien placés. L’auteur n’a que 20 ans lorsqu’il entame l’écriture des « Rues de la nuit », le potentiel est déjà énorme malgré des glissades maladroites sur le racisme ordinaire (ce sont ses personnages qui parlent, certes, mais on peut relever néanmoins une certaine ambiguïté). Les thèmes chers à Monsieur John sont déjà en place.

DOS PASSOS n’a pas beaucoup agi pour faire découvrir son roman, mais il le corrigera en 1951, 30 ans après son écriture, geste qui peut montrer une volonté de le faire lire sur le tard. C’est cette version que propose aujourd’hui Le Castor Astral, qui vient de publier ce roman en 2019, fort d’une centaine de notes très éclairantes. Sa dernière  (et sa seule ?) parution en France datait de 1994, il était grand temps de le ressortir des tiroirs poussiéreux, merci à l’éditeur pour ce geste courageux et résolument littéraire.


(Warren Bismuth)
 

Erri DE LUCA « Le contraire de un »


Un recueil de vingt nouvelles qui débute pourtant par un poème de l’auteur pour sa mère, poème qui d’emblée scie les pattes de par sa remarquable beauté. Dans les nouvelles qui vont suivre, c’est bien sûr tout l’univers de DE LUCA qui est traversé : le prolétaire militant, les manifestations, les charges policières, l’amour, en montagne ou ailleurs, l’alpinisme, les années de plomb en Italie, l’isolement, la vie.

Le style est comme toujours épuré, avançant très lentement vers l’essentiel, débarrassé, ébranché de ses morts superflus. Si DE LUCA met ici en scène des récits variés, c’est toutefois pour atteindre un seul but : le contraire de un. Quel est-il ? Tout simplement deux. L’homme et la femme, l’homme et la révolte, l’homme et la montagne. Toujours ces petits souvenirs de jeunesse, d’odeurs, de sensations sublimées par l’écriture. Toutes les nouvelles sont axées sur le chiffre deux.

La famille bien sûr, les aïeuls, là aussi souvenirs d’un temps passé qu’il faut laisser à sa place même si le raconter fait du bien. Aujourd’hui on parlerait d’autofiction. Peut-être, mais en tout cas elle est de haut niveau.

Et puis il y a les phrases qui frappent, en un instant, comme un coup de fouet, telles des attaques surprises, des raids aériens : « Notre génération était la première d’Europe qui, à dix-huit ans, n’était pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse déclarée ennemie. C’était la première qui s’affranchissait des conséquences catastrophiques du mot patrie. C’est ainsi que nous étions patriotes du monde et que nous nous mêlions de ses guerres ». Parmi celles-ci le Vietnam.

« - Vous avez besoin d’aide ?
- De quelqu’un qui me tue ».

DE LUCA est une sorte de génie du ressassement du XXe siècle, un XXe siècle vu par les yeux d’un militant anarchiste dont l’injustice le pousse à se révolter, même s’il faut mettre le paquet et y laisser des plumes. DE LUCA raconte tout cela, ses combats, ses idéaux, mais aussi ceux qu’il déteste, c’est à la fois une boule de nerfs sur le fond et une pelote de laine sur la forme : il introduit une pensée radicale dans un écrin d’or.

En plein milieu de ce recueil, un autre, sorti des années auparavant : « Les coups des sens », cinq nouvelles parmi les vingt, chacune d’elles ayant comme thème l’un des cinq sens, parues originellement en 1993, puis en 1996 pour la France. « Le contraire de un » est sorti en 2003. Si vous n’êtes pas sensibles aux nouvelles, à ce court format qui ne permet pas de suffisamment s’attacher à des personnages ou à une atmosphère, tentez ce recueil, il pourrait fort bien vous faire changer d’avis. Il est plein de révolte et d’amour, d’humanisme et de rébellion, c’est du DE LUCA pur jus, il ne peut laisser de marbre.

(Warren Bismuth)

Marie NDIAYE « Trois pièces »


Comme son titre l’indique. Trois pièces de théâtre dans un recueil sorti cette année dans la collection Blanche de Gallimard. Trois pièces au ton moderne, au format d’écriture très ambigu entre théâtre et micro-roman, trois pièces traitant de la soumission, de tensions familiales, du racisme, de mensonges, y compris à soi-même, peut-être surtout à soi-même. L’univers de Marie NDIAYE très reconnaissable dans ce recueil. L’auteure est une habituée de l’écriture de pièces, elle y semble par ailleurs très à l’aise. Voici le menu du jour.

« Délivrance » : un titre qui résonne magnifiquement pour notre blog et vous savez pourquoi. Le fond : monologue épistolaire douloureux d’un homme ayant déménagé seul dans un autre pays. Il va écrire neuf lettres à sa femme infirmière restée sur leurs terres. Tout d’abord aimant, il va commencer à se poser des tas de questions sur l’amour, la fidélité de sa femme, la santé de ses parents, la jalousie. Pourquoi sa femme semble-t-elle donner plus d’importance, plus d’amour aux petits vieux qu’elle torche plutôt qu’à son propre mari ? Ce dernier s’excite tout seul au fil des lettres, devient plus agressif, plus humiliant, mais aussi plus paranoïaque, montrant une certaine détresse. Puis il se rabaisse avant de rabaisser à nouveau sa femme. « Qui vaut mieux que qui, et d’après quels critères en juger ? Celui de l’innocence ? Mais les humains ont-ils à se sentir responsables de n’avoir pas l’innocence des bêtes ? ». À noter que cette femme, dont nous ne saurons presque rien, ne répondra jamais.

« Berlin mon garçon » est la plus complexe. Deux lieux d’action : Chinon, où vit Marina et sa famille, et Berlin, où le fils de Marina s’est enfui, du moins nous le croyons. Marina en recherche d’informations se rend à Berlin, hébergé par le mystérieux Rüdiger. Elle s’entretient avec des personnes, allemandes, qui ont vu son fils, elle se fait traduire les réponses par Rüdiger… qui les tronque et retranscrit tout de travers, comme lui l’entend. Le fils disparu serait devenu un meurtrier, peut-être traqué en fuite à Münich, débauché. Les protagonistes n’écoutent pas leurs interlocuteurs, chacun semble monologuer, coupant la parole, chacun dans sa bulle, son mensonge, la ponctuation y est presque inexistante. Cette pièce suffocante sera mise en scène à l’automne prochain.

« Honneur à Notre Élue » : c’est pour cette pièce que j’ai lu le recueil, j’en avais entendu parler en 2017 lorsqu’elle fut présentée sur les planches, elle s’annonçait assez bath. Je n’ai pas été déçu. Pièce politique où une femme, que l’on ne connaîtra que sous le nom de Notre Élue est donc élue, aisément d’ailleurs, à l’issue d’un vote. Tout de suite, le perdant, appelé l’Opposant, s’agite et met en place une campagne machiavélique : parachuter un couple de vieillards chez Notre Élue pour que le couple fasse croire qu’ils sont les parents abandonnés de l’élue, cette étrangère :

« - Elle, elle qui n’est même pas d’ici !
- Je vous interdis d’évoquer ça. C’est un argument dont je n’userai jamais. Chacun le connaît, du reste, et personne ne s’en soucie.
- Tu es ébloui et tu deviens faible. C’est parce qu’ils devinent cette lâcheté qu’ils ne votent pas pour toi. Elle te captive à ton tour, elle qui n’est même pas d’ici »

Les coups bas vont pleuvoir comme à Gravelotte, tout est bon pour préparer la prochaine élection, détruire psychologiquement et médiatiquement l’adversaire, surtout que celle en question est plutôt altruiste et oublieuse de sa carrière et du pouvoir.

Trois pièces d’assez haut niveau, d’une vraie grâce de style, menées avec brio par une NDIAYE qui, je le répète, est très à l’aise dans cet exercice, montrant une grande subtilité, une puissance évocatrice certaine. J’en connais parmi vous qui se méfient du théâtre, voire changent de trottoir à sa simple énonciation. C’est peut-être parce que vous n’en avez jamais lu signé par Marie NDIAYE, ça fait quand même une sacrée différence, vous verrez.

(Warren Bismuth)

mardi 18 juin 2019

Nikos KAVVADIAS « Journal d’un timonier et autres récits »


Bouquin hybride ! Voilà la conclusion à tirer de ce livre petit format et 100 pages, qui devrait faire s’arracher les cheveux des bibliothécaires qui ne sauraient où le répertorier et finiraient par le fourrer dans un bac intitulé « Les inclassables ». En effet, ce « Journal d’un timonier » est une suite de petits récits variés. Nikkos KAVVADIAS, auteur grec (né en 1910 en Mandchourie et mort en 1974) a passé 40 ans de sa vie sur des rafiots de divers diamètres, écumant le monde, ses mers, ses océans et ses villes portuaires.

Le titre éponyme est un journal de bord dans lequel des souvenirs oubliés refont surface, des bribes d’histoires, des anecdotes, avec des matelots, des femmes, lors de rencontres furtives. Les conditions de vie sur un bateau, difficiles voire extrêmes. « J’ai sommeil. Je tombe de sommeil ; l’horloge indique deux heures du matin. C’est maintenant au tour de mon coéquipier de prendre la barre et je vais m’installer à sa place. Rester encore deux heures en essayant de dormir assis. Je n’ai jamais éprouvé torture plus grande que celle d’être obligé de dormir dans cette position ».

« Souvenirs de voyage » lui fait suite. Il fait la part belle aux paysages et au quartiers visités, car être marin c’est aussi revenir sur la terre ferme, explorer les villes portuaires. L’auteur racle dans sa mémoire et écrit. Des phrases magnifiques, parlantes, sur Port-Saïd, Alexandrie, Marseille, Capo Di Faro, Stromboli, Argostoli. Des images bien sûr mais aussi quelques mots lancés sur l’histoire de ces villes.

« L’incroyable aventure du chef d’équipage Nakahanamoko » est une nouvelle maritime, malheureusement restée inachevée. Malheureusement, car elle prend à la gorge, le fond (de l’eau) se veut un conte fantastique : sur un bateau en perdition lors d’un cyclone dans l’Océan Indien, un homme noir apparaît sur le mât. Or, personne de l’équipage ne le connaît, personne ne l’a vu dans le bateau avant ce moment. Quand et où a-t-il bien pu monter ? Encore une fois, l’écriture est précise et ronde, sensuelle mais charpentée, comme les personnages que KAVVADIAS décrit.

Puisque nous en sommes aux énigmes, cette « Lettre à une dame inconnue » est-elle une vraie lettre ? A-t-elle été expédiée un jour ? Si oui à quelle dame ? Toujours est-il qu’elle fut écrite et qu’elle est splendide.

Les « Lettres écrites sur un bateau » sont des notes prises, sur quelques courtes pages, elles sont dans le ton des deux premiers récits du recueil.

En postface, Gilles ORTLIEB se propose de mieux faire découvrir le phénomène KAVVADIAS, son parcours d’homme et d’écrivain, pour tenter de cerner les récits qui précèdent. La traduction du présent recueil signée Françoise BIENFAIT est une pure splendeur.

Des ces récits, il me paraît impossible de ne pas songer à de vieux bourlingueurs écrivains, y sentir le Jack LONDON des romans, nouvelles ou récits maritimes, la patte de Francisco COLOANE (né la même année que KAVVADIAS), celle de Pierre MAC ORLAN (mort 4 ans avant KAVVADIAS) ou d’Herman MELVILLE (l’un des pionniers), mais avant tout le style puissant de Joseph CONRAD. Chez KAVVADIAS, on croit reconnaître certaines tronches cassées et râpeuses croisées chez CONRAD, des desperados de la haute mer, les étapes dans des ports improbables, l’atmosphère sombre et parfois désespérée.

KAVVADIAS ne fut connu en France que pour son roman « Le quart » de 1954. Les premiers souvenirs de ce présent recueil furent écrits par un jeune homme de 22 ans qui met déjà le style littéraire très haut, l’écriture comme art. Si vous en avez l’occasion, lisez justes quelques lignes au hasard, vous comprendrez que malgré le jeune âge de l’auteur, on n’a pas affaire à un prétendant à la catégorie mirlitons, c’est du solide, du très solide. Rien ne s’atténue avec l’âge, le style reste du même acier, avec l’expérience en bonus : « J’ai passé quarante ans en mer, j’ai vu un grand nombre de choses étranges et j’ai entendu des tas d’histoires, pour la plupart dans les postes de proue sombres et crasseux ou dans des tripots peu recommandables. Je les ai très rarement relatées, soit parce qu’elles ne m’avaient pas beaucoup marqué, soit parce que certaines d’entre elles m’avaient tellement impressionné que je craignais de passer pour un mythomane et un menteur, si je les racontais ». Dans ce recueil, l’auteur en raconte des bribes, et c’est de haute voltige. Mais en mer.

KAVVADIAS est cité par Jacques JOSSE dans son préambule au livre « Café Rousseau » de 2000, croyez-moi c’est un gage de qualité. Superbe bouquin paru en 2018 aux éditions Signes et Balises, à lire même si vous souffrez de l’amer mal de mer. Son nom est gravé dans un coin de ma mémoire, j’espère vivement l’accoster à nouveau dans un temps futur.


(Warren Bismuth)

samedi 15 juin 2019

Jean-Claude GRUMBERG « La plus précieuse des marchandises »

« La plus précieuse des marchandises » est un conte, comme le spécifie son sous-titre. 60 pages de « il était une fois » une histoire vraisemblable. Les contes laissent souvent la part belle aux ogres, aux sorcières, aux monstres. Pourtant une fin au goût de lumière (avec un trait de fromage de chèvre) est possible.
Une forêt comme il en existe des centaines. La guerre. Un bûcheron, une bûcheronne qui survivent comme ils peuvent. La bûcheronne crève de ne pas arriver à tomber enceinte, le bûcheron remercie le ciel de ne pas avoir une bouche supplémentaire à nourrir. Isolés de cette guerre par leurs arbres, ils en subissent de plein fouet la difficulté : le froid, la faim, sans cesse, au fond des tripes. Pour tromper sa douleur, son vide dans le ventre, d’enfant et de pain, la bûcheronne regarde passer les trains, trains de marchandises qu’elle imagine emplit de denrées, telle un pays de cocagne sur rails. Illettrée elle récupère des petits trésors laissés par les voyageurs, des morceaux de papier jetés du train, qu’elle ne peut déchiffrer et qu’elle ne fait pas lire à son mari. Ce sont ses trésors à elle, elle ne veut pas les partager.
Une famille, comme il en existe des centaines de milliers. Un homme, une femme, des jumeaux, fille et garçon. Un train de marchandises. 1942, la naissance des jumeaux malgré les heures sombres. En 1943, Drancy et le départ dans ce fameux train, vers un ailleurs d’où l’on ne revient pas.
Le train de marchandises dans lequel circule la famille oppressée par l’angoisse et les mauvaises rumeurs qui émanent des autres passagers entre dans la forêt où la bûcheronne rêve, prie, et attend son train pour alimenter son corps et son âme.
Une décision, un regard, le châle, un des nouveau-nés, peu importe lequel, l’homme ne veut choisir. Empaqueté dans un châle, passé par les barreaux du train, jeté dans la neige molle, sous les yeux de la bûcheronne.
C’est ici que je m’arrêterai. Conte fabuleusement triste et pourtant plein d’espoir, où les monstres sont parfois bienveillants et les bûcherons moins bornés que d’ordinaire. Un conte autour d’une découverte : un organe qui palpite à l’intérieur de la cage thoracique d’un petit être, un sans-cœur. Un combat à mort pour repousser l’horreur. Un prince armé d’une hache qui fait justice, une gueule cassée qui tend une main. Une petite marchandise si précieuse. Une boucle bouclée.
60 merveilleuses pages à savourer dont on ne ressort pas indemne. Et tant mieux. Aux éditions du Seuil, nouveauté de la rentrée littéraire de janvier 2019. A lire d’urgence.
(Emilia Sancti)

jeudi 13 juin 2019

Vassili GROSSMAN « Pour une juste cause »


Puisqu’il est de bon ton de raisonner en « actes », ce « Pour une juste cause » est l’acte 1 du roman fleuve « Vie et destin » de Vassili GROSSMAN. Il représente une immense fresque de plus de 1000 pages sur la bataille de Stalingrad qui s’étalera entre juillet 1942 et février 1943, mais aussi et surtout à son déclenchement, soit l’invasion de l’U.R.S.S. par les troupes nazies malgré le pacte de non agression germano-soviétique de 1939.

Au cœur de cette épopée, la famille Chapochnikov, dont presque tous les personnages principaux du romans sont intimement ou plus indirectement liés. Auprès des nombreux personnages fictifs y évoluent d’historiques, retraçant ainsi avec une rare précision cette guerre au cœur de la deuxième guerre mondiale.

Le roman fait la part belle au quotidien, au mode de vie des soviétiques durant cette période : généralisation des kolkhozes, outils de travail dépassés, bavardages informels en famille sur les mesures à prendre sur l’invasion allemande, l’amour entre protagonistes, défense du stalinisme malgré les difficultés à se nourrir, à survivre devant l’agression. Étalage sans concession de la fierté russe, mais nombreux éléments sur l’esprit de compétition, entre soldats notamment.

Pour l’aspect purement guerrier, nombreuses mises en abyme sur les stratégies militaires de part et d’autre, des attaques repoussées aux encerclements en passant par les attentes, longues. L’essence est un élément primordial du récit : il faut sans cesse ravitailler les engins de guerre et l’Allemagne a en partie la mainmise sur les carburants. Les usines sont le centre d’affrontements violents puisqu’elles renferment nombre de matières premières utiles à la guerre et qu’elles deviennent de fait un enjeu majeur. GROSSMAN n’oublie pas l’exode massif de familles entières vers l’est pour fuir l’armée nazie et les combats, tout comme il tient à préciser certaines alliances internationales signées et non respectées. La violence est omniprésente, quoique pas exagérée par des superlatifs de mauvais alois : « Les immeubles mouraient comme meurent les hommes. Les uns hauts et maigres, s’affaissèrent sur le côté, les autres, trapus, restèrent debout, tremblants et chancelants, éventrés, laissant voir tout ce qui jadis était caché : les portraits au mur, les lits à deux places, les bocaux de céréales, une pomme de terre à moitié épluchée sur une table recouverte d’une toile cirée maculée d’encre ». Épluchée aussi avec force détails la situation à Stalingrad durant cette période troublée et prise de folie.

Dans ce récit vertigineux, le temps semble figé : alors que de nombreux événements se déroulent sur le terrain, les dates n’avancent pas, ou peu, c’est à mon sens l’un des aspects majeurs du livre. La nature est beaucoup dépeinte, sans doute parce qu’elle aussi possède une place de choix, notamment la Volga et ses eaux majestueuses qui jouera un rôle prépondérant dans la victoire soviétique. GROSSMAN n’oublie pas non plus que les animaux souffrent au quotidien de cette guerre, dépérissent ou tentent de trouver une porte de sortie, se recroquevillent sur eux-mêmes ou amorcent un baroud d’honneur.

La guerre par le prisme de personnages fictifs en croisant des réels, ça nous rappelle forcément quelque chose. En effet, on peut voir « Pour une juste cause » puis « Vie et destin » comme les « Guerre et paix » du XXe siècle, d’autant que les accents sont bougrement tolstoïens dans l’écriture. Et puis il y a les chiffres, eux aussi dans la démesure : pour ce premier volet, 176 chapitres en plus de 1000 pages présentant des centaines de personnages dont la plupart ne feront qu’un tour rapide, mais tout de même 33 personnages principaux énoncés comme une sorte de généalogie au début du récit. Ils n’auront bien sûr pas tous le même destin (la version proposée est ponctuée de 131 notes très instructives).

GROSSMAN trempe aussi sa plume du côté de l’Allemagne nazie, il brosse notamment au cœur du récit un portrait au vitriol d’HITLER, comme pour tenter de comprendre son parcours depuis la première guerre mondiale : « L’Allemagne vaincue eut besoin des idées d’un Hitler faisant son microscopique homme de chemin. Aujourd’hui, il est devenu évident que le surhomme fut engendré par le désespoir des faibles et non par le triomphe des forts. Les idées de liberté individuelle, d’internationalisme, d’égalité sociale de tous les travailleurs sont celles d’un homme sûr de la puissance de son esprit, de la force créatrice de son labeur. Ces idées-là ne connaissent qu’une seule forme de violence : celle de Prométhée à l’égard de ses chaînes ». HITLER avait prévu la fin de la guerre pour novembre 1941, il voyait le nazisme régner sur le monde pour 1000 ans. L’Histoire lui prouvera ses torts.

« Qu’elle aille se faire foutre, la vie ! », pourtant les combattants russes sont courageux, un brin têtes brûlées, ils défendent leur patrie vaille que vaille contre l’agresseur nazi, malgré le brasier que va devenir la ville de Stalingrad, ses quartiers flambants comme de vulgaires allumettes, la panique de la population, mais toujours l’espoir.

Dans ce roman, GROSSMAN n’utilise jamais le mot « U.R.S.S. » pour désigner son pays, comme s’il refusait le stalinisme. Cependant, malgré quelques pistes, il ne met pas la nuque de STALINE sur le billot, il ne critique pas ouvertement sa politique. « Pour une juste cause » (sorti tout d’abord en version censurée en 1952, il paraîtra en version intégrale en 1954, juste après la mort de STALINE survenue en 1953) s’attelle à mettre l’accent sur la défense soviétique durant cette bataille sanglante et éprouvante, repoussant les assauts de l’envahisseur nazi. Il se fait patriote, admirateur de la stratégie militaire. Le livre va remporter un franc succès qui donnera les coudées franches à GROSSMAN pour dépeindre l’envers du décor en 1962 : « Vie et destin ». Mais stoppons ici puisque, d’une part cette chronique est suffisamment longue, d’autre part parce que nous avons déjà évoqué « Vie et destin » dans nos colonnes, vous pourrez vous reporter au lien suivant pour en savoir plus sur le « destin » de ce livre si votre curiosité est piquée :


Quoi qu’il en soit, ces deux oeuvres de GROSSMAN représentent une documentation historique de haut vol et se placent comme une seule œuvre, l’une des plus surdimensionnées de la littérature russe du XXe siècle.

(Warren Bismuth)

mardi 11 juin 2019

Erri DE LUCA « La nature exposée »


La montagne à l’honneur, ainsi que le Christ crucifié. Au pied des montagnes dans les Alpes frontalières entre Italie et France, un narrateur un peu sculpteur, un peu bohème, un peu humaniste. Il aide les migrants à passer la frontière par les cols, les sommets des montagnes, dans la neige et le froid. Comme le veut la coutume, il empoche l’argent avant la course. Mais une fois les migrants passés, il les rembourse. Il ne fait pas cela pour le fric, mais bien par solidarité. Les villageois l’apprennent, ils ronchonnent, s’écartent de lui, l’isolent, se méfient.

Le narrateur va se faire proposer une rude tâche : remettre « à poil » une statue de marbre d’un Christ crucifié drapée d’une couche de granit ultérieurement posée pour cacher l’élément purement masculin du corps, déshabiller la statue afin de découvrir le travail originel d’avant la censure.

Voilà pour le fil conducteur. C’est DE LUCA, donc forcément ça digresse de manière splendide et franchement poétique : un jumeau mort, des femmes aimées, des anecdotes, tantôt tragiques, tantôt savoureuses, tantôt émouvantes, toujours d’une rare élégance. Puis vient une femme peut-être plus choyée que les autres, consciente du talent du sculpteur. Lui ne recherche pas la notoriété, la femme désirerait aller la trouver, cette notoriété, la lui offrir, à lui. Il refuse, il s’en fout car pour tout dire, il compte parmi les humbles. La femme le quitte, frustrée.

De son côté le narrateur devient de plus en plus obsédé par sa mission à effectuer sur le corps de marbre du Christ sauveur. Il pense de plus en plus à se faire circoncire. Que va-t-il trouver sous ce drap aussi granitique qu’énigmatique ?

Les souvenirs, la montagne, la neige, une cordée. Du dessus, un corps tombe en pleine tempête de neige. En montagne on ne compte pas le temps comme ailleurs, ni les morts ni les saisons. «  Ici, à la montagne, avril n’est pas dans le compte du printemps ».

Les sensations de l’enfance, toujours chez DE LUCA, sont sans nostalgie, olfactives. « Le lait me ramène à mon enfance deux minutes par jour. Je le prends entier. À la montagne, je me procure du lait tiède, qu’on vient de traire. Il bout en laissant monter deux doigts de crème. Il sent l’étable. Le lait chaud suscite en moi un bonheur immédiat. On devrait l’offrir sur l’autel à la place du vin. S’il avait dit au cours de son dernier dîner que son sang était du lait, il n’y aurait pas eu d’ivresse en son nom. Ce vin-là a tourné la tête à plusieurs fanatiques ».

Et puis bien sûr, l’auteur militant, révolté, vient poindre sous le narrateur : « Le royaume des cieux, écrivent les Évangiles qui en connaissent le roi. Moi qui suis incompétent, je vois en revanche l’anarchie, qui n’est pas du désordre, mais le gouvernement indépendant de chaque lumière. Des masses, des météorites, des comètes tournent comme des catapultes en frôlant des satellites, des planètes. Elles se désagrègent de temps en temps dans l’atmosphère, en renouvelant par leur chute les semailles de l’univers ».

Le boulot minutieux du sculpteur va payer, mais pas de la manière attendue. Une fois les coups de marteau, burin et compagnie bien exécutés, le travailleur va voir apparaître sur « son » Christ en marbre une érection, une vraie, une solide. Celle de la souffrance, du Golgotha, ça change la donne.

Un DE LUCA très à l’aise entre liberté des montagnes, entraide aux plus démunis et compagnon indirect du Christ, toujours ce style épuré au maximum, dégrossi, dégorgé, essoré, magistral. Rien de bien nouveau dans l’œuvre de l’italien, mais un très bon roman intimiste, sorti en 2016 (traduit en France en 2017), qui se termine entre autres par un petit clin d’œil à Pinocchio. DE LUCA devait sans doute savoir à cet instant précis comment il commencerait son futur « Tour de l’oie », sorti en janvier 2019 (et chroniqué en nos colonnes), et qui semble reprendre où cette « Nature exposée » s’était tarie.

(Warren Bismuth)

dimanche 9 juin 2019

Jim HARRISON « Le vieux saltimbanque »


Dans cette autobiographie romancée, Jim HARRISON se confie peut-être plus que jamais. Certes, dans tous ses romans, on peut deviner une part de lui-même, mais jamais à ce stade. Ici il parle de lui à la troisième personne, comme pour nous présenter un ami qui lui est cher.

Le premier chapitre est très long et évoque ce vieux monsieur de plus de 70 ans qu’HARRISON est devenu, avec ses faiblesses, ses failles, cet amour de la vie mais aussi ses fragilités, le corps qui ne lui appartient plus, le désir qui s’estompe, mais toujours avec un sens de l’humour redoutable. HARRISON se souvient apeuré de la notoriété naissante « Contrairement à ce qu’il avait imaginé, le succès le rendit colérique et malheureux. Les raisons de ce changement restaient vagues, mais il se sentit complètement inadapté à sa nouvelle situation ».

Puis déboule un HARRISON plus jeune, croyant, fasciné par la figure de Jésus Christ, mais aussi buveur, fêtard, amoureux des femmes, de la pêche, de la bonne bouffe, du tabac à outrance, s’essayant aux plaisirs de la cocaïne. S’il parle de l’écriture de ses œuvres, jamais il n’en donne aucun titre ni aucune piste, comme si elles venaient d’un autre lui-même. Il se confie sur sa vie, son couple fragile (il finira par se séparer de sa femme qui paraît en avoir trop enduré), les nombreux déménagements, les cuites mémorables, son élevage de cochons qui a provoqué durant un temps un tarissement de son art. Il évoque brièvement ses enfants (dont un mort), son père et sa sœur décédés dans un accident de voiture. HARRISON est tout d’abord un poète, il sait le rappeler. Il s’est essayé à la peinture, mais n’y était pas habile.

Il n’oublie pas ses chiens, fidèles, la nature qui le fascine (les oiseaux surtout). Il est conscient que son talent à raconter des histoires imaginaires vient en partie de sa propre propension à savoir mentir : « Le problème avec les mensonges, c’était qu’il fallait sans arrêt en inventer d’autres pour dissimuler les précédents. Parfois, on devait même incarner ce mensonge pour ne pas se faire démasquer ». Sa femme n’est pas dupe, le menace même parfois avec une arme à feu, notamment ce jour où il est en train de batifoler dans une bagnole avec une jeune fille. Les jeunes filles, le péché d’une vie.

HARRISON a connu la dèche, il ne l’oublie pas, tout comme il n’oublie pas les scénarios écrits sur commande, qui ne sont pas toujours très bons, mais qui lui donnent l’argent nécessaire à une vie confortable, l’aspect alimentaire de son métier. L’épisode de l’œil qu’il va perdre revient sur le tapis : devenu borgne par un simple tesson de verre, la divine bouteille s’installe décidément partout dans son parcours. Un scoop cependant : HARRISON ne s’autorisait jamais à picoler lorsqu’il écrivait, il souhaitait maîtriser son art de manière lucide. Il se lâchait ensuite, dans les bars notamment. La fameuse troisième mi-temps.

Jim a beaucoup voyagé, mais il garde au fond de son cœur une tendresse particulière pour la France, même s’il ne comprend pas bien comment cet engouement, vendre autant (plus qu’aux Etats-Unis !) dans ce pays. L’auteur sait se faire très touchant, émouvant, mais toujours avec cette drôlerie dans son écriture, sachant rendre certaines situations grotesques ou absurdes.

Dans ce récit, HARRISON se fait vrai, sans fioritures, il prouve, s’il en était encore besoin, qu’il est un grand conteur plein de défauts, défauts qu’il assume jusqu’au bout. Il voit la mort se profiler et ne sait pas trop quoi en penser. Ironie de l’histoire : ce bouquin sortira en 2016, année même du décès de Jim HARRISON à 79 ans au terme d’une vie bien remplie. Il est d’une beauté certaine et permet de mieux cerner l’un des plus célèbres auteurs de grands espaces du XXe siècle.

(Warren Bismuth)

mardi 4 juin 2019

Leopoldo LUGONES « Les forces étranges »


Tout au long de ce recueil de treize nouvelles, les événements, situations, personnages bizarres vont se succéder, la tension va battre son plein, la sueur va perler sur les fronts.

Douze nouvelles courtes dans lesquelles le fantastique va côtoyer la science-fiction voire l’anticipation : une machine sonore infernale et désintégratrice, de fines granules de cuivre pleuvant sur le monde, un homme mystérieux à l’ombre immobile, un petit tour en 1099 en pleines croisades avec Pierre l’Ermite comme guide, un crapaud maléfique, une musique permettant la mise en lumière au sens propre, l’arrivée des premiers êtres humains sur terre jusqu’au déluge, mais aussi des chevaux devenant conscients, qui s’humanisent et se révoltent, des fleurs noires inodores qui pleurent, un homme qui tente de transmettre la parole à un singe afin de faire sauter le chaînon manquant (darwinien ? Sans doute ma nouvelle préférée), un Satan déguisé en pèlerin qui veut faire prendre vie à une statue de sel.

La treizième et dernière nouvelle est la plus longue, 50 pages à elle seule, c’est aussi la plus ardue : pas vraiment une nouvelle, plutôt un cours très pointu, très exigeant et très particulier de physique, de science naturelle, sur la formation de la terre, ses entités, les termes sont très techniques et parfois abscons pour tout novice – dont je fais ire-et-mais-diablement partie. Selon ce récit, l’homme doit rester à sa place, c’est la Terre qui gouverne puisque c’est elle, (peut-être aidée de Dieu, qui sait ?), qui s’est façonnée elle seule. « Cet équilibre infiniment instable – dénué de durée, car il serait aussitôt rompu par la plus infime permanence dans l’un ou l’autre état qui le compose ; et dénué de temps, car être ou ne pas être concomitants – est ce qu’on nomme existence. Cesser d’exister revient à la fin de cet équilibre, au fait que l’être entre dans un état inconcevable. Dans notre univers, ce qui commence à être se nomme matière et ce qui cesse d’être se nomme énergie, mais il est évident que ces choses figurent ici en tant qu’entités abstraites. Cependant, comme les manifestations polaires de la vie permutent, ce qui commence à être, c’est-à-dire la matière, provient de l’énergie, et vice versa ». Ce récit reprend à lui seul la plupart des thèses évoquées dans les nouvelles précédentes.

Particularités de ce recueil : il fut écrit par un argentin, Leopoldo LUGONES, qui vécut entre en 1874 et 1938, passa sur l’échiquier politique de l’anarchisme au fascisme. Ces nouvelles furent rédigées entre 1897 et 1906, et apparaissent enfin pour la première fois sous ce recueil complet traduit en français.

Bien sûr, l’influence d’Edgar Allan POE est très forte, ainsi que celle de Herbert George WELLS, entre science pionnière, anticipation, science-fiction et sueurs froides. On peut entrevoir aussi l’aspect gothique d’une Mary SHELLEY, en plus halluciné, en plus apocalyptique. Parfois viennent se glisser comme subrepticement des références mythologiques, se croisent des êtres fantastiques, des situations supranaturelles. La plupart de ces nouvelles sont rédigées à la première personne, se présentant comme des contes servant à faire partager une histoire vécue et invraisemblable (le fantastique). C’est ici peut-être que se situe une sorte de chaînon, de relais entre LUGONES et MAUPASSANT (le prince des nouvelles). Pas spécifiquement le MAUPASSANT des contes et nouvelles fantastiques, mais bien celui de toute une œuvre sur formats courts (il en a écrit près de 300 durant sa courte vie), dont LUGONES semble ici s’inspirer des structures, des squelettes. Et puisque nous en sommes au cocorico, il nous faudra ajouter que la figure de Jules VERNE se dessine sur certaines pages de ce recueil, pour l’aspect scientifique, précurseur, de chercheur tous azimuts.

Mais il serait ingrat d’oublier de préciser que le dessin de couverture de 1887 et signé Odilon REDON est de toute beauté et fait magnifiquement écho au contenu du livre. Tout comme nous rappellerons que la traduction d’Antonio WERLI retranscrit à merveille l’atmosphère gothique et très fin de XIXe siècle du recueil, et que sa préface est très instructive sur le bonhomme LUGONES. Quant au titre du recueil, il colle parfaitement au contenu global.

Leopoldo LUGONES fut adulé par Jorge Luis BORGES. Quidam éditeur nous offre la chance de le redécouvrir aujourd’hui. Le charme désuet du style permet de replonger dans cette atmosphère très spécifique des fictions gothiques du XIXe siècle. Le recueil vient de sortir, il est bien sûr à lire en noir et blanc, armé d’un fusain de préférence, durant un printemps maussade et gris (je pense que cela fonctionne aussi pour la période automnale).


(Warren Bismuth)


samedi 1 juin 2019

Shaun LEVIN « Le garçon en polaroïds »


Singulier tout petit bouquin à lire entre deux grignotages pour détendre l’atmosphère. Pas plus de 70 pages petit format, dont seize photographies couleur et pleine page, toutes commentées, des photos vintage comme l’on peut s’en douter par avance avec ce terme désuet de « polaroïd » dans le titre. Chaque photo représente l’auteur jeune voire très jeune à une période de sa vie. C’est par des photos d’apparence banales qu’il va se dévoiler, par ces extraits pris sur le vif, ces instantanés synonymes de postérité.

Une photo, un commentaire. Que voit-on sur la photo ? Quelles étaient les pensées de l’auteur au moment même où elle a été prise. Chaque photographie est en couleurs passées, avec ce grain qui fleure bon les 70’s, photos un brin pisseuses, du travail d’amateur : pas cadrées, ne recherchant pas l’art ni la performance, juste l’instant présent. Mais dans ces photos, LEVIN y voit autre chose, le sexe notamment. LEVIN a très vite compris qu’il était homosexuel. Il a vibré pour bien des hommes : des adultes lorsqu’il était encore enfant. Oui, le père c’est certes autre chose, ce n’est pas le même respect. Et puis le judaïsme. LEVIN est juif. Il a d’ailleurs vécu une partie de son adolescence en Israël (il est né en Afrique du sud), certains des clichés choisis en ces pages sont tirés de cette période.

Dans ce court récit de vie, nous allons, par le biais d’un appareil photo, croiser un enfant, toujours le même, jusqu’à son adolescence. Pour l’aspect écriture, on va surtout croiser des bites : dures, turgescentes, gonflées de désir, on flirte avec le « carré blanc » des années 70 qui aurait peut-être eu sa place, non sur les photos, mais au bas des textes. On caresse, on bande, on suce, on gicle. Accessoirement on aime. L’auteur s’appelle lui-même le Garçon, il aimerait pourtant se voir en Fille. Il voit ses seins grossir, il éveille ses souvenirs érotiques en observant ses photos de famille : « La dernière fois qu’ils se rencontreront, l’homme se mettra devant le Garçon sur ses deux genoux et lui demandera de le pénétrer. Il exhibera son trou du cul lisse et brun d’homme plus mûr avant d’enfourcher le sexe du Garçon pour se faire du bien, du bien et encore du bien ».

Retour vers des éléments révolus, dans une décennie elle-même révolue et assez marquée par la liberté sexuelle. Le Garçon tentera de suivre la vague majoritaire, sortira avec des filles, mais il se réveillera bien vite : il est homosexuel. Point. Une plongée un peu voyeuriste dans un album de famille où le Garçon s’épanche, fait parler les photographies, fait partager ses désirs d’alors. On peut s’y sentir dérangés par notre rôle de voyeur passif sur certaines pensées, même si le temps des vierges effarouchées est bien loin, mais l’exercice est original et plutôt intéressant à suivre : comment disséquer une photo et faire en sorte qu’après une explication de texte elle devienne comme rincée, essorée, expurgée de tous ses secrets, même ceux auxquels on n’aurait pas pensé, et finisse par représenter tout autre chose. Paru en 2017 aux excellentes éditions Signes et balises, ce petit bouquin nous rappelle à toutes fins utiles qu’une photo se démembre, pouvant faire apparaître après plusieurs visionnages une couche inexplorée, un secret, une confession.


(Warren Bismuth)