Tout au long de ce recueil de treize
nouvelles, les événements, situations, personnages bizarres vont se succéder,
la tension va battre son plein, la sueur va perler sur les fronts.
Douze nouvelles courtes dans lesquelles le
fantastique va côtoyer la science-fiction voire l’anticipation : une
machine sonore infernale et désintégratrice, de fines granules de cuivre
pleuvant sur le monde, un homme mystérieux à l’ombre immobile, un petit tour en
1099 en pleines croisades avec Pierre l’Ermite comme guide, un crapaud
maléfique, une musique permettant la mise en lumière au sens propre, l’arrivée
des premiers êtres humains sur terre jusqu’au déluge, mais aussi des chevaux
devenant conscients, qui s’humanisent et se révoltent, des fleurs noires
inodores qui pleurent, un homme qui tente de transmettre la parole à un singe
afin de faire sauter le chaînon manquant (darwinien ? Sans doute ma
nouvelle préférée), un Satan déguisé en pèlerin qui veut faire prendre vie à
une statue de sel.
La treizième et dernière nouvelle est la
plus longue, 50 pages à elle seule, c’est aussi la plus ardue : pas
vraiment une nouvelle, plutôt un cours très pointu, très exigeant et très
particulier de physique, de science naturelle, sur la formation de la terre,
ses entités, les termes sont très techniques et parfois abscons pour tout
novice – dont je fais ire-et-mais-diablement partie. Selon ce récit, l’homme
doit rester à sa place, c’est la Terre qui gouverne puisque c’est elle,
(peut-être aidée de Dieu, qui sait ?), qui s’est façonnée elle seule.
« Cet équilibre infiniment instable
– dénué de durée, car il serait aussitôt rompu par la plus infime permanence
dans l’un ou l’autre état qui le compose ; et dénué de temps, car être ou
ne pas être concomitants – est ce qu’on nomme existence. Cesser d’exister
revient à la fin de cet équilibre, au fait que l’être entre dans un état
inconcevable. Dans notre univers, ce qui commence à être se nomme matière et ce
qui cesse d’être se nomme énergie, mais il est évident que ces choses figurent
ici en tant qu’entités abstraites. Cependant, comme les manifestations polaires
de la vie permutent, ce qui commence à être, c’est-à-dire la matière, provient
de l’énergie, et vice versa ». Ce récit reprend à lui seul la plupart
des thèses évoquées dans les nouvelles précédentes.
Particularités de ce recueil : il fut
écrit par un argentin, Leopoldo LUGONES, qui vécut entre en 1874 et 1938, passa
sur l’échiquier politique de l’anarchisme au fascisme. Ces nouvelles furent
rédigées entre 1897 et 1906, et apparaissent enfin pour la première fois sous
ce recueil complet traduit en français.
Bien sûr, l’influence d’Edgar Allan POE est
très forte, ainsi que celle de Herbert George WELLS, entre science pionnière,
anticipation, science-fiction et sueurs froides. On peut entrevoir aussi
l’aspect gothique d’une Mary SHELLEY, en plus halluciné, en plus apocalyptique.
Parfois viennent se glisser comme subrepticement des références mythologiques,
se croisent des êtres fantastiques, des situations supranaturelles. La plupart
de ces nouvelles sont rédigées à la première personne, se présentant comme des
contes servant à faire partager une histoire vécue et invraisemblable (le
fantastique). C’est ici peut-être que se situe une sorte de chaînon, de relais
entre LUGONES et MAUPASSANT (le prince des nouvelles). Pas spécifiquement le
MAUPASSANT des contes et nouvelles fantastiques, mais bien celui de toute une
œuvre sur formats courts (il en a écrit près de 300 durant sa courte vie), dont
LUGONES semble ici s’inspirer des structures, des squelettes. Et puisque nous
en sommes au cocorico, il nous faudra ajouter que la figure de Jules VERNE se
dessine sur certaines pages de ce recueil, pour l’aspect scientifique,
précurseur, de chercheur tous azimuts.
Mais il serait ingrat d’oublier de préciser
que le dessin de couverture de 1887 et signé Odilon REDON est de toute beauté
et fait magnifiquement écho au contenu du livre. Tout comme nous rappellerons
que la traduction d’Antonio WERLI retranscrit à merveille l’atmosphère gothique
et très fin de XIXe siècle du recueil, et que sa préface est très instructive
sur le bonhomme LUGONES. Quant au titre du recueil, il colle parfaitement au
contenu global.
Leopoldo LUGONES fut adulé par Jorge Luis
BORGES. Quidam éditeur nous offre la chance de le redécouvrir aujourd’hui. Le
charme désuet du style permet de replonger dans cette atmosphère très
spécifique des fictions gothiques du XIXe siècle. Le recueil vient de sortir,
il est bien sûr à lire en noir et blanc, armé d’un fusain de préférence, durant
un printemps maussade et gris (je pense que cela fonctionne aussi pour la
période automnale).
(Warren
Bismuth)
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