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dimanche 2 février 2025

Basim KAHAR « Oranges »

 


Ils sont deux, Jeannette et Rabah, elle ancienne choriste de cabaret, lui poète des rues, un peu vagabond un peu vague à l’âme. Ils discutent, échangent. Sur leur relation, leur passé respectif, et surtout à propos d’une photo, qu’ils contemplent tant et plus, le seul cliché les unissant, il est le fil conducteur de la pièce. Jeannette revient sur son itinéraire amoureux, Rabah sur un séjour à l’hôpital en temps de guerre. Car ils sont irakiens. Et la guerre, bien sûr, fit partie de leur quotidien.

« À cet instant, j’ai commencé à entendre les bombes et les roquettes comme une tornade qui se rapprochait, mes forces m’ont abandonné, mes jambes se sont mises à trembler, je me suis sentie vaciller, la terre tremblait, les soldats couraient dans tous les sens, les vitres volaient en éclats, mes oreilles sifflaient, et ce sifflement se mêlait à celui des sirènes, sirènes d’alerte, sirènes des pompiers, et tout a pris la couleur de la cendre, j’ai enlevé mes chaussures noires et brillantes, et avec toutes les forces qui me restaient j’ai couru vers chez moi… Là, j’ai compris que mon rêve était parti en fumée. De moi, il ne restait que des lambeaux, comme ces ponts, ces immeubles et ces toits qui s’effondraient. Ils ont fait la guerre à mon rêve… à cette boule de lumière qui devait éclairer ma vie… Ce jour-là, ils ont fait la guerre pour que je ne sois pas chanteuse… Ensuite, pendant de longues années, j’ai attendu de pouvoir chanter, au lieu de compléter la chanson d’une autre… ils ont mené une grande et longue guerre pour que je reste une figurante… une pièce de rechange parmi les choristes ». Car le drame de Jeannette se situe là : le déclenchement de la guerre a empêché un examen d’avoir lieu, a empêché Jeannette d’obtenir un diplôme pour être chanteuse.

Rabah raconte son propre parcours, parle de la vie, notamment par le prisme de Don quichotte. Quant tout à coup, cette confession intimiste aux accents oniriques s’accélère. Le lectorat comprend qu’il y a eu la guerre avec tout ce que cela entraîne. Et cette photo, comme hantant les deux personnages, d’autant que Jeannette aurait dû y tenir une orange. Or, cette orange est absente sur le cliché.

« Oranges » convoque la mémoire individuelle pour reconstituer les souvenirs collectifs, et les silences qu’elle impose en font partie. La pièce est volontairement lacunaire : sur la relation exacte entretenue ente les deux protagonistes, sur l’espace-temps, sur le nom de la guerre évoquée. Car l’action pourrait se figurer en tout temps, en toute période. Mais peut-être pas en tout lieu… « Oranges » est en tout cas une évocation de la perte de repères, de racines, de l’oubli et de l’abandon. Jeannette et Rabah s’attirent autant qu’ils se repoussent. Et cette orange a disparu…

« Oranges », pièce de 2019 traduite de l’arabe irakien par Marguerite Gavillet Matar, propose en exergue une biographie professionnelle de Basim Kahar (nationalisé australien) en une préface signée Awwad Ali, elle vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

« Toute embrassade marque le début du dressage… L’amour et tout se qui s’ensuit sont des formes de soumission ». Pourtant l’amour tente ici, dans cette pièce, de se reconstituer.

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(Warren Bismuth)

mardi 25 février 2020

Collectif « Les montagnes de la liberté – Panorama des écritures théâtrales kurdes d’Irak »


Quelques mois seulement après l’énorme volume « De Tchernobyl à Crimée », monumental panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine, les éditions L’Espace d’un instant remettent le couvert de manière remarquée avec ce panorama du théâtre kurde d’Irak. Dans ce recueil, six pièces sont proposées, sous la direction de Shwan JAFFAR, auteur de deux des textes et par ailleurs traducteur des quatre autres pièces.

« Mem et Zine », une longue pièce de Ehmedê KHANI (1650-1707) – elle représente plus du tiers du recueil – de 1692 ! Au XVIe siècle dans les montagnes de l’empire Ottoman, deux hommes déguisés en femmes font connaissance avec deux femmes déguisées en hommes. Le Sultan de Botane, déjà marié deux fois, désire se rapprocher du Mir (le prince) par le mariage avec l’une de ses filles. Sans en dévoiler davantage, dans cette pièce menée tambour battant, il est question de conspiration, de vengeance, mais aussi et surtout d’identité kurde. Le ton et l’atmosphère rappellent les contes persans, avec une forte touche de polar pour certaines scènes, polar théâtral politico-historique serait peut-être l’expression qui conviendrait le mieux à ce texte brillant, ancien et pourtant si actuel, qui prend le biais de la satire pour parler de faits dramatiques. La pièce fut traduite en français en 1993.

« Mina, princesse de la pluie » d’Ahmed SALAR est un monodrame de 2009 traduit en 2016 dans lequel Hama parle aux murs, au propre et pas au figuré. Eux seuls peuvent le comprendre. Il évoque ses souvenirs de civil au coeur d’une guerre en Irak, les rencontres, les souffrances. En fin de monologue, il se tourne vers un miroir pour lui conter la suite de son expérience. L’écriture est poétique, ce monologue étant peut-être le moment le plus complexe, en tout cas le plus intimiste du recueil.

« Kardo » de Kemal HANIGRA fut écrit en 1983 et traduit en 1996. En 1983, dans un Kurdistan sous tutelle irakienne, un homme a été arrêté pour possession de livres séparatistes. Il dialogue tout d’abord avec sa femme enceinte mais absente, égrène ses souvenirs. Puis vient son procès. En aparté, le juge lui confie qu’il possède un fils enfui dans les montagnes kurdes, et qu’il rendra sa liberté à l’accusé s’il retrouve ce fils grâce à ses contacts. Dans cette pièce très belle, nous croisons notamment un avocat pédophile, le tout sur fond de corruption organisée.

« Azady… L’être kurde » de Shwan JAFFAR fut écrite en 1998. Dans les années 1980, Azad rencontre une femme se faisant passer pour une journaliste. Ils finissent par sympathiser (mollement cependant) et il lui confie qu’il a écrit deux livres censurés car séparatistes aux yeux de la loi, ce qui peut rapprocher le fond de celui de Kemal HANIGRA. Puis nous voyons le même Azad incarcéré. Son numéro de matricule a été mystérieusement échangé contre celui d’un autre prisonnier. Un dialogue âpre s’ouvre entre Azad, le directeur de la prison et un inspecteur. La fin magnifique est brutale et tragique. Cette pièce est (malheureusement pourrait-on dire) inspirée d’une histoire vraie.

« La ruine » de Kameran RAOOF fut pour sa part écrite en 2006. Mahmud, un homme d’une cinquantaine d’années, monologue à propos de la guerre d’Irak de 2003, fait part du quotidien sous les bombardements. Il revient sur son parcours personnel et familial. « La ruine » peut être lu comme un poème désespéré teinté de la violence incessante dans les rues d’une ville irakienne.

L’anthologie se clôt par « Les ombres de Bagdad » de Shwan JAFFAR, pièce écrite en 2005. L’action de seulement quelques pages se déroule en juin 2003, après la chute de Bagdad et la libération des prisonniers de la prison d’Abou Ghraib. Semko est l’un de ces anciens prisonniers et rencontre une femme, Nadera à qui il fait part de ses souvenirs de prison. Nadera semble peu encline à la conversation, méfiante. Tout à coup, des policiers jaillissent.

Cette anthologie est encore une fois d’une rare originalité puisque totalement consacrée au très méconnu théâtre kurde. Elle retrace plusieurs décennies de la relation entre l’Irak et le Kurdistan, les violences faites au peuple kurde. Quant à la première pièce, de 1692 donc, elle semble comme annonciatrice des cinq autres, tant politiquement que théâtralement. La réussite de ce recueil est totale. Chacune des pièces contient sa propre histoire, en formant une globale représentant des siècles de discorde, d’affrontements et de stigmatisation du peuple kurde. Elle est bien sûr à ranger précieusement à côté de « De Tchernobyl à la Crimée », elle en est même une sorte de sœur siamoise née ailleurs. Gros coup de chapeau aux éditions L’Espace d’un instant qui ont eu (encore !) l’audace de sortir un recueil original, singulier, dans lequel des voix rares viennent s’exprimer en France. Il vient juste de paraître et il repousse un peu plus les limites géographiques (mais pas seulement !) du théâtre contemporain.


(Warren Bismuth)