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dimanche 28 mars 2021

Arthur RIMBAUD « Œuvres complètes »

 


Dans le cadre du challenge interblogs « Les classiques c’est fantastique » initié par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le sujet « Ces livres que je suis censé.e détester », je me suis penché sur le cas d’Arthur RIMBAUD (1854-1891), figure majeure de la poésie française, afin d’analyser pourquoi je l’ai ignorée jusqu’à présent

De RIMBAUD, je n’avais lu que quelques lignes, ici et là. Si aujourd’hui je tolère la poésie en vers rimés, ce n’est pourtant pas en direction de cet exercice de style que va mon cœur. D’où mon évitement. Et ma grosse erreur

Car RIMBAUD, c’est aussi de la poésie en prose libre. Même si j’en avais fait un peu connaissance avec les adaptations épiques de Léo FERRÉ, j’étais loin de m’imaginer qu’elles puissent prendre autant de place dans l’œuvre du poète ni qu’elles fussent aussi transportantes. Mea culpa

J’avais ignoré RIMBAUD par ignorance. Pour moi et dans mon parcours personnel, son nom signifiait plus son enthousiasme pour la Commune de Paris que pour ses écrits propres (que donc, je pensais écrits quasi exclusivement en vers rimés)

Pas question ici d’analyser l’œuvre, j’en serais bien incapable et des spécialistes de talent le font depuis la fin du XIXe siècle. Cette chronique sera donc toute subjective, sensitive, impressionniste, sans être axée (ou très peu) sur des repères biographiques

Il faut se rendre à l’évidence du génie de RIMBAUD : dans sa précocité (il écrit dès l’âge de 5 ans et rédige ses premiers poèmes en 1870, à moins de 15 ans), sa diversité puisque dans cette œuvre les sujets fourmillent, apparemment sans rapport et souvent de structure différente, sans s’atteler à un style précis. RIMBAUD est aussi ce génie pour l’aspect novateur desdites structures, sans cesse réinventées. La richesse du vocabulaire, avec certains néologismes, est sidérante. Sidérante pour un très jeune homme qui vagabonde, qui festoie, qui refuse toute adhésion. Par tous ces points, l’œuvre est audacieuse, singulière. D’autant que des références scatologiques viennent choquer (ou faire rire)

Mais ce n’est pas tout : après sa carrière commencée en vers, RIMBAUD s’essaie avec maestria à la poésie en prose, dont « Une saison en enfer » sera le point culminant en 1873, il a alors 19 ans (FERRÉ la mettra intégralement en musique en 1991 pour le centenaire de la disparition du poète)

RIMBAUD sait rendre hommage de manière poignante et sincère à la Commune de Paris : « La Grand ville a le pavé chaud, / Malgré vos douches de pétrole, / Et décidément, il nous faut / Vous secouer dans votre rôle… / Et les Ruraux qui se prélassent / Dans de longs accroupissements, / Entendrons les rameaux qui cassent / Parmi les rouges froissements ! »

« Illuminations » sont des fragments d’idées, des poèmes en proses de diverses longueurs, toujours abordant des thèmes divers. Écrits visiblement entre 1872 et 1875 (il reste beaucoup de points mystérieux dans l’œuvre de RIMBAUD), ils en sont une sorte de testament puisque RIMBAUD cesse subitement d’écrire en 1875

Fugueur, emprisonné, révolté, sympathisant communard et anticlérical, RIMBAUD fait figure de libertaire bohème outrancier, excessif. Certains de ses textes semblent écrits avec son sang, ils peuvent être violents, engagés, parfois désespérés ou humoristiques, toujours d’une structure déconcertante et d’une écriture puissante et recherchée, esthétique

« À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissent à chaque démarche ! Soldes de diamants sans contrôle ! À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants ! 

Lorsque comme moi on découvre RIMBAUD sur le tard (euphémisme), il ne faut pas en avoir honte, car de ce fait certaines réflexions surgissent immédiatement : il a beaucoup (trop !) été copié, l’est encore aujourd’hui, y compris chez des chansonniers, mais aussi bien sûr chez certains poètes ou réputés comme tels, parfois avec une évidente volonté de papier calque (certains voudraient ÊTRE RIMBAUD, ce qui peut rendre leur œuvre pathétique), alors que nous avions pensé qu’un poète lu ou entendu n’avait certes pas le génie, mais en tout cas cette petite vibration que l’on appelle l’originalité. Avec ce recul, l’on peut noter aussi cet aspect moderne dans ses textes, par les structures et les thèmes. Et puis il y a ce questionnement : les œuvres complètes de RIMBAUD peuvent se lire en quelques heures, quelques jours seulement, et sont pourtant passées à la postérité, alors qu’il pourrait ne pas suffire d’une seule vie pour lire l’intégrale de SIMENON ou de BALZAC (mais qui aurait envie de lire tout BALZAC ?). Rien que cela doit allumer un signal dans notre boîte crânienne : une œuvre aussi brève, aussi souvent et longuement commentée, aussi adulée dans le monde entier n’est pas une œuvre commune ni anodine, elle est celle d’un homme hors norme

Je dédie la présente chronique à un ami très cher qui se reconnaîtra, et qui sans doute sourira de mon noviciat en Rimbalderies, mais toujours avec bienveillance.

(Warren Bismuth)




mercredi 17 mars 2021

Alix PAYEN « C’est la nuit surtout que le combat devient furieux »

 


Alix MILLIET est née en 1842. Parcours de femme française bourgeoise du XIXe siècle. Mariée à Henri PAYEN en 1862, couple engagé. Et puis janvier 1871, les prussiens sont aux portes de Paris, et là Alix commence à raconter, dans des lettres destinées à sa seule famille, ses proches. Le prolétariat gronde, se soulève, s’organise tant bien que mal. Henri est sergent dans un bataillon fédéré. Alix va le rejoindre très précisément le 16 avril au fort d’Issy, en qualité d’ambulancière. Elle va être sur le terrain, non seulement pour témoigner mais agir au nom de la Commune de Paris, cette utopie de 72 jours.

 

Alix PAYEN voit les combats, vit en partie dans les tranchées, près des barricades. Elle relate tout cela dans des notes, des lettres. Mais il n’y a pas que ses propres sentiments retranscrits dans ce livre, puisque figurent des lettres de la mère d’Alix, de sa sœur. Ces témoignages sont précieux car venant du cœur du combat.

 

Cette « Commune en direct » n’a pas souvent été décrite, ce qui donne à ce livre un intérêt tout particulier. Ici, nous pouvons avoir le sentiment que les obus pleuvent alors qu’Alix tient la plume pour raconter. Communards tout d’abord vaillants et têtes brûlées, partant à l’assaut de l’armée versaillaise. Puis la fatigue, l’épuisement même, à cause d’une totale désorganisation, d’une improvisation au quotidien, mais aussi des armes obsolètes.

 

Chaque lettre est une part d’Histoire de la Commune, non vue sous l’angle d’un historien mais d’une activiste. Pourquoi ce témoignage écrit au lendemain de la Commune est resté dans l’ombre ? Alix n’était pas une vraie militante engagée, elle n’appartenait à aucun courant. De plus, elle était issue d’une famille bourgeoise, ce qui ne faisait pas assez rêver dans les chaumières.

 

Les documents ici présentés sont souvent inédits. Michèle AUDIN a eu accès aux archives privées de la famille MILLIET, celle d’Alix. Elle y a pêché des trésors. Mais elle ne s’arrête pas là : elle replace dans le contexte certains écrits, intervient dans le récit pour mieux faire comprendre les enjeux de l’époque. Et cette phrase qui donne à réfléchir sur les témoignages historiques écrits en direct : « La séparation des familles, au moins de celles qui maîtrisent l’écriture, fait le bonheur des historiens ! ». Il est vrai qu’un événement vécu en direct, en tout cas avant l’arrivée de la technologie, pouvait laisser peu de traces à l’instant T.

 

« On nous a fait dire que nous ne serions pas relevés aujourd’hui ; il y a du mécontentement chez quelques hommes ; ils sont réellement rendus de fatigue et contrariés surtout du manque d’ordre qui préside, soit à la distribution des vivres, soit aux durées des factions aux avant-postes ». À ceci s’ajoute un gel du courrier par l’armée versaillaise dans Paris intra-muros, donc les informations passent mal.

 

Sous-titré « Une ambulancière de la Commune, 1871 » ce récit met le doigt sur le militantisme des combattants fouriéristes, des femmes dans une tentative de révolution, du chaos régnant à cause d’une très mauvaise préparation. Mais il y a la foi en un renversement de régime, à la proclamation dune vraie République, il y a la solidarité, la force collective.

 

Ironie de l’histoire, Henri PAYEN, ce mari qu’Alix a suivi sur le champ de bataille, meurt le 29 mai 1871, soit le lendemain de l’écrasement de la Commune. Superbe témoignage édité en 2020 par Libertalia, il montre la Petite Histoire imbriquée dans la Grande, c’est ce qui en fait un document unique.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

Boris KHAZANOV « L’heure du roi »

 


Un petit pays du nord de l’Europe aux tout débuts de la seconde guerre mondiale. L’armée allemande sous l’étendard de la croix gammée vient occuper le royaume où règne Cédric X, un roi qui refuse de se lancer dans une surenchère guerrière et provocatrice, va même faire mine de s’aplatir devant l’occupant. Un roi médecin qui va même ausculter un certain Adolf HITLER. Avant de provoquer le Reich d’une manière fort inattendue...

Ce petit roman pourrait être en partie une lointaine réécriture du film « Le père tranquille » réalisé en 1946 par René CLÉMENT, dans lequel un homme quelconque et bon père de famille entre en résistance de manière clandestine, ignorée même de ses proches. Ici c’est un roi, il feint la collaboration, pour mieux faire passer un message très fort sur l’antisémitisme (message que je ne vous dévoilerai pas, mais qui vaut son pesant de bottes allemandes).

Sauf que… Derrière cet épisode par ailleurs à l’accent plutôt humoristique et aux teintes de conte persan, c’est un tout autre message que veut faire passer KHAZANOV. Ce livre fut écrit par un auteur soviétique dans les années 1960, époque à laquelle, malgré la déstalinisation, il est encore impossible de critiquer à charge l’U.R.S.S. Les écrivains choisissent parfois de recourir à l’allégorie. Car ici, l’armée nazie des années 40 représentée est en fait celle de l’Union Soviétique de la fin des années 60, qui vient d’intervenir à Budapest puis à Prague par exemple, et fait preuve d’un autoritarisme qui n’a rien à envier au Reich défait.

Malgré cette forme indirecte de message, il est difficile voire impossible de publier en U.R.S.S. pour un auteur soviétique qui n’est pas aux ordres de Moscou. Alors interviennent les Samizdats, livres non autorisés qui circulent en douce, clandestinement, qui sont lus en cachette, aux risques et périls des passeurs. Ce sera le cas pour « L’heure du roi ».

Boris KHAZANOV a été prisonnier en goulag de 1949 à 1955 pour propagande antisoviétique. Médecin, il est secrètement écrivain. « L’heure du roi » est publié pour la première fois en 1976, dans une revue israélienne de langue russe. Interdit de publier dans son propre pays, KHAZANOV émigre en 1982 en Allemagne. Il reste encore très peu connu en France où seulement deux de ses romans sont parus. « L’heure du roi » est très loin des longues fresques de la littérature russe, il pourrait même en être l’antithèse. Pourtant, il appartient au même pays, avec la même histoire, souvent sombre et lourde, racontée ici par ricochets et dans un format assez bref. La postface signée Elena BALZAMO résume en quelques pages, non pas le livre, mais sa genèse en tant que texte politique masqué. Il a été une nouvelle fois réédité en 2020 et 2021 chez Viviane Hamy.

(Warren Bismuth)

Arelis URIBE « Les bâtardes »

Ces bâtardes-ci résident du côté de Santiago du Chili. Elles sont jeunes, tout juste sorties de l’adolescence, découvrant la vie de femmes chiliennes. Les premiers émois, les premières cuites, les premières sensations lesbiennes ou bisexuelles, les premiers regrets, les premiers scrupules, les premiers remords.

Ces huit nouvelles pouvant presque se lire comme une suite donnant un roman fluide sont celles d’une initiation, les débuts de l’indépendance intime au cœur du Chili de la décennie quatre-vingt-dix, celui qui vient de rejeter la dictature de PINOCHET. De politique il n’en est guère question, même s’il reste palpable que la jeunesse en porte les stigmates. La liberté commence par les fêtes, la boisson, les joints, les flirts souvent foireux.

D’illusions en déceptions, ces jeunes femmes (on pourrait être tenté d’écrire « cette jeune femme » tellement à chaque fois la narratrice ne pourrait être qu’une), traînent déjà un passé mais vont de l’avant.

Un Chili avec ses premiers balbutiements sur Internet, les premiers réseaux sociaux. Alors on est jeunes, on drague, on séduit, on cherche à se faire passer pour qui l’on n’est pas, on tend à optimiser les charmes, gommer les faiblesses, on présente ce qui nous avantage, par pur ego. Et puis rencontres dans la vie réelle et désillusions : il est si facile et hypocrite de bien se « vendre » derrière un écran, mais la réalité est parfois tout autre. On reprend un verre d’alcool.

Ces « bâtardes » sont attachantes car entières, rebelles, féministes, et si elles lâchent parfois la rampe, c’est pour mieux l’agripper ensuite. Arelis URIBE, par ailleurs journaliste, nous emmène dans les dédales de Santiago, nous traîne jusqu’en Bolivie. Au Chili certaines de ces adolescentes jouent les punks, mimétisme de ces jeunes révoltés qu’elles croisent sur les trottoirs. Car oui le punk s’est aussi implanté au Chili et ne compte pas faire de la figuration.

Tous les portraits sont ceux de jeunes femmes faillibles mais pleines d’énergie, qui peuvent enfin crier leur féminisme et leur envie de vivre, malgré un récent passé politique lourd et traumatisant. Ces femmes veulent faire entendre leurs voix, et Arelis URIBE en devient une porte-parole à l’écriture simple et orale qui happe par sa sincérité et sa ténacité. Recueil à lire et à se prêter, traduit par Marianne MILLION et postfacé par Gabriela WIENER, sorti tout récemment chez Quidam éditeur, simple d’accès et qui touche droit au coeur.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)


Victorine BROCHER « Souvenirs d’une morte vivante »

 


Pour commémorer les 150 ans de la Commune de Paris, rien de tel qu’un bon vieux bouquin en faisant état, et de surcroît sorti chez Libertalia. On part sur de bonnes bases. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce récit de vie n’est pas un témoignage sur la Commune. Enfin, pas seulement. « Je laisse aux historiens le soin de raconter l’histoire officielle de la Commune, comme je l’ai fait pour le premier siège. Je limite mon récit à ce qui m’est personnel ».

 

Victorine BROCHER (1839-1921) est âgée d’environ 70 ans lorsqu’elle décide d’écrire ses mémoires au début du XXe siècle. Cette ouvrière, femme issue du peuple, fait état d’un vécu assez singulier : fille d’un militant de la révolution avortée de 1848, Victorine en a cependant plus qu’entrevu la révolte, fillette parfois juchée fièrement sur les épaules du papa en pleine manifestation, elle n’en a pas perdu une miette et peut raconter des décennies plus tard.

 

Mais ce témoignage est très loin d’être une autobiographie. Au contraire, soucieuse de retranscrire ce qu’elle a vu dans son parcours de lutte, Victorine s’oublie, parlant des autres, de celles et ceux qu’elle considère comme des braves, des justes. Elle ne fait que peu référence à elle.

 

Et nous voilà embarqués dans l’épopée sociale de la seconde moitié du XIXe siècle, rien de moins ! Car après 1848, il y a les privations, les combats, les débrouilles, les souffrances, la boulangerie coopérative que Victorine cofonde à la fin des années 1860, la débâcle militaire de 1870, la famine toujours, et la proclamation de la Commune de Paris ce 18 mars 1871. « Le suffrage universel avait légalisé le drapeau rouge de l’émeute. Les membres de la municipalité parisienne allaient siéger pour la première fois depuis 1793. Cette fois nous avions la Commune ! ».

 

Dans ce récit écrit par une femme non lettrée, sans instruction poussée, c’est le peuple qui parle, celui qui a souffert, mais aussi lutté pour sa liberté. Victorine BROCHER raconte méthodiquement les années qui ont précédé La Commune et amené à son déclenchement irréfutable. Toutes ces années de luttes et d’injustice dans un Paris exsangue. D’elle, de sa vie, Victorine en dit peu : mari fait prisonnier en 1870, et elle qui a un don pour soigner. Elle sera ambulancière pendant le siège de 1871.

 

Récit teinté d’un grand humanisme, il est rédigé en style direct, sans recherche littéraire, mais veut être lu comme un témoignage, qui de fait est très précieux. La République maintes fois en danger, « Chère République, que de crimes on a commis en ton nom ! », glorifiée sous la Commune. Pourtant, du déroulement de cette Commune, nous ne saurons pas grand-chose, à part ce que Victorine a réellement vu. Elle nous livre tout ceci comme si avant tout le monde elle avait eu une caméra vissée sur le crâne et nous en restituerait la sève.

 

Victorine BROCHER est une humaniste qui souffre avec le peuple, mais ne perd jamais espoir. Malgré les nombreux fusillés sans jugement, comme ça, pan ! Une cartouche versaillaise. Elle rencontre furtivement Louise MICHEL, ne paraît pas impressionnée, elle a mieux à faire, soigner, encore et toujours.

 

La préciosité du récit réside dans le fait que, non seulement Victorine avait vécu 1848 et ses conséquences, mais aussi fait partie des derniers combattants sur les barricades communardes. Jusqu’au dernier jour, le funeste 28 mai 1871. Elle s’est occupé des blessés et des morts durant une semaine dans les rues de Paris, n’a pour ainsi dire rien vu de la semaine sanglante. Mais elle est là, fière et déterminée. Elle ne se mettra pas en avant, d’ailleurs ce récit sera écrit anonymement, son nom ne figurera pas sur la première édition de 1909.

 

Témoignage réédité en 1976, les éditions Libertalia s’en emparent en 2017 pour lui offrir une nouvelle vie, et quelle vie ! Pourquoi ce titre ? C’est à la fois simple et sinistre. En 1871, une femme qui ressemblait physiquement à Victorine BROCHER fut exécutée à sa place. Même la famille de Victorine a cru à sa mort. Elle était donc vivante mais officiellement morte. Ainsi, elle s’enfuit en Suisse après les massacres de mai. Elle laisse un témoignage unique, celle d’une femme au cœur de l’agitation sociale du XIXe siècle, document complémentaire aux indispensables deux grands classiques sur la Commune de Paris : Louise MICHEL « La Commune » et Prosper-Olivier LISSAGARAY « Histoire de la Commune de 1871 ».

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 mars 2021

Mikhaïl CHEVELEV « Une suite d’événements »

 


L’action : en 2015 en Russie a lieu une prise d’otages dans l’église d’un village. Si le fait divers est fictif, il n’est bien sûr par sans rappeler cette prise d’otages sanglante survenue en 2004 dans la ville de Beslan en Russie.

Le journaliste Pavel Volodine, également narrateur, va suivre de près cet acte terroriste en tant que médiateur. En effet, l’un des preneurs d’otages, Vadim, est une vieille connaissance de Pavel, que ce dernier avait fait libérer quelques années auparavant en Tchétchénie. Les négociations entre insurgés et dirigeants politiques vont commencer. La vie de plus de cent otages (dont seize enfants) est en jeu.

La Tchétchénie fut déclarée État indépendant en septembre 1991 avec Djokhar DOUDAÏEV à sa tête. Mais très vite la tension est montée entre différents pays de l’ex U.R.S.S. devenue la Russie de Boris ELTSINE. S’ensuivent une crise financière en 1998 et l’invasion du Daghestan par les séparatistes tchétchènes en 1999.

Bref roman raconté au présent et ponctué de nombreux flash-backs sur l’histoire politique de la Russie et de certains de ses anciens satellites dont la Tchétchénie, il est ambitieux car retrace en moins de 200 pages près de trois décennies après la chute du communisme. Pavel fait ici office d’historien, il décrit avec force détails les tensions, les guerres, la corruption au sein des appareils étatiques, il est sans concession pour les pouvoirs se succédant, tous exerçant sans scrupules les intimidations, le repli sur soi dans un esprit belliqueux.

« Gorbatchev a amnistié la foi en Dieu, on a fêté le millénaire de la christianisation de la Russie avec autant de pompe que si c’était le jubilé de la révolution d’Octobre, le patriarche devenait à vue d’œil une figure influente et indépendante, et bientôt on a commencé à rebâtir la cathédrale du Christ-sauveur à vitesse grand V, on a rendu les monastères et les églises au clergé, des foules aussi denses que pour un match de hockey se sont formées devant les lieux de culte le jour de Pâques, et les dirigeants se sont pointés à leur tour devant l’autel ».

Le monde post-communiste décrit par CHEVELEV (dont c’est le premier roman) n’est guère ragoûtant : pressions rimant avec corruption, religion, consommation (de vodka notamment). Pavel se remémore dans des chapitres brefs balayant des périodes historico-politiques récentes, et comme nous se demande quelles peuvent bien être les motivations et les revendications des preneurs d’otages. Sur ce point précis, l’ouvrage peut être lu comme un polar politique.

Récit froid mais dynamique, journalistique, il met en lumière les dissensions entre des pays proches géographiquement mais éloignés idéologiquement. Il permet de mieux se rendre compte de l’atmosphère délétère entre la Russie et la Tchétchénie, mais pas que. Mikhaïl CHEVELEV possède un évident talent de conteur et dresse un portrait effrayant d’une partie de l’Europe de l’est.

Ce récit est à la fois un coup de cœur et un coup de poing dans le bide. Parfaitement maîtrisé de bout en bout, il soigne particulièrement la chute. Traduit magistralement du russe par Christine ZEYYOUNIAN-BELOTIS, il fait froid dans le dos, il paraît désespéré quant à l’avenir. Il est un texte indispensable et parfaitement lisible sur la géostratégie du côté de la Russie et consorts. La postface de la célèbre autrice Ludmila OULITSKAÏA met en valeur ce récit âpre, violent et lucide qui vient de sortir. Un outil nécessaire pour mieux se représenter les enjeux des pays post-communistes d’Europe de l’est. J’oserais presque écrire que ce roman hautement politique est un régal, mais la pudeur me l’interdit.

(Warren Bismuth)

vendredi 12 mars 2021

Jean GUÉHENNO « Dans la prison »

 


Jean GUÉHENNO n’est pas un inconnu lorsque paraît ce texte le 1er août 1944, par ailleurs dernière publication des éditions de Minuit clandestines après une grosse vingtaine de parutions sous le manteau. Encore une fois, il faut bien remarquer ici la volonté littéraire assez poussée dans la ligne éditoriale.

« Dans la prison » est un écrit sur la grandeur perdue de la France. Sans toutefois verser dans le nationalisme à outrance, il défend les valeurs républicaines d’un pays en danger. L’intérêt réside dans le fait qu’il balaie de manière brève mais percutante la période de l’occupation, démarrant dès la date historique du 17 juin 1940 et son armistice de sinistre mémoire pour se clore en 1944, date de parution et de la Libération. Auteur : Cévennes, pseudo de GUÉHENNO.

Présenté sous forme de journal de bord, le récit égrène des dates importantes de la deuxième guerre mondiale dans la France occupée, remonte à la source directe : « Je pense à toute la jeunesse. Il était cruel de la voir partir à la guerre. Mais est-il moins cruel de la contraindre à vivre dans un pays déshonoré ? Je ne croirai jamais que les hommes soient faits pour la guerre. Mais je sais aussi qu’ils ne sont pas faits non plus pour la servitude ».

Quelques figures pas toujours glorieuses de la France qui perd apparaissent. En tête PÉTAIN et ses soutiens. Bref retour avant la guerre, une date encore, le 6 février 1934 et la tentative de putsch de l’extrême droite française, événement peut-être fondateur de la prise de position pour la future collaboration avec les nazis.

L’auteur remonte encore plus loin : depuis 150 ans, la France s’obstine à développer la consommation, la concurrence et l’appât du gain, système en contradiction avec le principe même de liberté.

Sans liberté se crée le réflexe de rancœur érigé en indifférence : « 1943. (À l’allemand que je croise dans la rue) – Je ne sais pas bien ce que j’éprouve quand je me trouve près de toi. Je ne te hais pas, je ne te hais plus. Je sais que tu ne seras jamais mon maître. J’affecte de ne pas te voir. Je me suis promis de ne te parler jamais. Je comprends ta langue, mais si tu m’adresses la parole, je lève les bras au ciel et je joue celui qui ne comprend pas ».

GUÉHENNO/Cévennes évoque les journaux de la Résistance, qui jouèrent un rôle prépondérant dans la dissidence. S’il insiste sur la France, c’est en tant que Résistant dans un pays occupé, soucieux des atouts, lucide sur les faiblesses ou les failles. Il n’est pas moralisateur ni va-t-en-guerre, il expose ses idées calmement, pourtant persuadé que le combat doit continuer, que la liberté comme issue n’est plus très éloignée.

Réédition numérique chez Fenixx d’un document rare des éditions de Minuit, il est précieux car il marque la fin de Minuit clandestin, mais aussi la fin de la deuxième guerre mondiale, l’éditeur sortant de fait de la clandestinité pour devenir une maison officielle, mais ceci est une autre histoire.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

https://www.fenixx.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 10 mars 2021

Alexandre POUCHKINE « Eugène Onéguine »

 


Comme devant un banquier, parlons chiffres : « Eugène Onéguine » est en effet un roman on ne peut plus intimidant. POUCHKINE (1799/1837) travailla dessus durant sept années, de 1823 à 1830, chapitre après chapitre, strophe après strophe. D’ailleurs, les strophes, toutes de construction identique, soit quatorze vers rimés de huit syllabes chacun, représentent des sous-chapitres et sont au nombre de plus de 400 (!). Car oui, « Eugène Onéguine » comptabilise plus de 200 pages au total. Huit chapitres. Enfin, huit chapitres terminés, car dans le volume ici présenté reprend de manière minutieuse toute la chronologie du roman, des chapitres amputés à ceux jamais édités, en passant par ceux qui furent réécrits ou perdus.

Devant ces chiffres vertigineux, « Eugène Onéguine » semble se dresser tel une montagne inaccessible. Et n’est pas loin de l’être. Derrière la complexité de la structure se rajoute celle du roman, pourtant dans lequel il ne se passe presque rien, mais qui fourmille de détails sur la vie dans la Russie du début du XIXe siècle.

Il n’est pas aisé de résumer un tel livre, un tel exercice de style. Il y est question du jeune Onéguine, de Tatiana et de Lenski. Tous courent le grand monde. Onéguine prend un soin tout particulier à son image physique publique, fait la noce, se lie avec l’aristocratie avant de devenir sombre et de se retirer à la campagne. Son voisin y est Lenski, qui lui parle d’une jeune femme,Tatiana, amatrice de littérature française, qui rapidement, tombe amoureuse d’Onéguine. Très vite, un duel est programmé entre Onéguine et Lenski, l’un d’eux n’en reviendra pas. Ironie de l’histoire : POUCHKINE mourra des suites d’un duel avec le soupçonné amant de sa femme.

Les thèmes de la littérature du XIXe siècle sont ici présents. Quant à POUCHKINE, considéré comme le précurseur de la littérature russe moderne, il fait des apparitions dans son propre récit, avec humour et une dose de culot. Dans « Eugène Onéguine », paradoxalement il abat les traditions en rédigeant un texte très axé sur une trame rigide. Oser écrire un roman en vers ? Sur huit longs chapitres ? Pensez donc ! La lecture n’est pas toujours de tout repos car l’exercice de style empêche de baguenauder, nous oblige à suivre un fil. Et c’est l’humour qui porte en grande partie ce roman : « Du dernier goût de la toilette / Faisant l’objet de mon roman, / Pour que l’image soit complète, / Je dois peindre ses vêtements. / La chose est, certes, téméraire, / Mais l’entreprendre est mon affaire, / Or, pantalon, frac et gilet, / Ces mots, ils sentent le français, /Et je ressens déjà la gêne, / Je vois mes juges m’accabler : / Mon pauvre style est bariolé / De trop de termes allogènes / Au dictionnaire, mes amis, / Qu’édicte notre Académie ».

Mais comme si jusque là tout paraissait trop simple, il y a le livre dans le livre. Et c’est André MARKOWICZ. Encore lui. Comme pour toutes ses traductions, MARKOWICZ décide de coller au plus près du texte. Mais un petit retour en arrière s’impose : MARKOWICZ connaît le texte original de « Eugène Onéguine » depuis toujours. Sa mère le lui contait en russe alors qu’il était jeune enfant. Il a vécu avec ce roman à ses côtés. De ce fait, il part avec une envie toute particulière : redonner vie à « Eugène Onéguine » mais tel qu’il fut écrit par POUCHKINE.

Un pareil défi est grand pour un roman en prose, mais pour un livre aux conventions poétiques aussi strictes, comment procéder ? En fin de ce volume paru chez Babel, MARKOWICZ explique sa démarche. Il a travaillé pendant plus de vingt ans sur cette traduction, certes pas tous les jours, mais pourtant en y pensant quotidiennement. Il a cherché lui aussi, comme POUCHKINE, à faire rimer, de la même façon, les mêmes vers, sans jamais oublier que chacun d’entre eux devait comporter huit syllabes. Et MARKOWICZ est un vrai maniaque, un horloger de la traduction. Alors il se refuse à employer des termes qui n’existent pas en langue française au XIXe siècle. Et il cherche tant et plus : trouver le bon mot, déjà utilisé à l’époque de la rédaction du roman par POUCHKINE, mais qui ne fasse pas trop désuet pour que le public actuel s’y retrouve.

Comme pour le texte de POUCHKINE, la traduction est ici un exercice de style monumental. À chaque vers la même question : comment a-t-il pu traduire ? Et voilà comment nous nous prenons au jeu. Par sa traduction, MARKOWICZ rend ce long poème accessible, certes pas aisé mais lisible même si l’on n’est pas spécialiste de poésie rimée. En refermant l’ouvrage, ne jamais s’enorgueillir d’avoir tout déchiffré, car « Eugène Onéguine » est un texte très exigeant.

La préface de Michaël MEYLAC est une brève biographie de POUCHKINE, avec quelques éléments replacés dans leur contexte, elle permet de bien se planter le décor avant de gravir cette montagne qu’est « Eugène Onéguine ». En fin de volume, MARKOWICZ a poussé le vice jusqu’à traduire sur des dizaines de pages des strophes retranchées sur la version définitive du livre, mais a aussi tenté de reconstituer un chapitre perdu.  Au fou ! Pour conclure, je dois confesser que la rédaction de la présente chronique ne fut pas non plus de tout repos, et que je pars m’allonger pour souffler un peu.

 (Warren Bismuth)

dimanche 7 mars 2021

Guy de MAUPASSANT « Le horla »

 


S’il est inutile de revenir sur cette longue nouvelle où un homme entre peu à peu dans la démence au quotidien, nouvelle très connue et par ailleurs extrêmement bien construite dans une ambiance gothique et terrifiante à la manière d’Edgar Allan POE, il est en revanche intéressant de s’arrêter quelque peu sur cette curieuse édition de Tendance Négative parue en 2019.

Il existe deux textes originaux du « Horla », c’est le second, celui de 1887, qui a été ici retenu. « Le horla » est habité d’une atmosphère de folie, embrouillée, embrumée, qui va crescendo. Les éditions Tendance Négative désirait mettre en valeur cette montée en puissance vers la perte de repères et de cohérence. Et force est de reconnaître que l’objet proposé est à la hauteur.

Cette édition est basée sur les sensations visuelles : une page imprimée, certes, mais précédée à chaque fois de deux feuilles de calques, ce qui donne une page de texte d’aspect classique mais imprimée sur trois pages. Le début de la nouvelle étant sans aspérités, les calques sont sobres : découpages plus ou moins en paragraphes, de manière équilibrée. Pour la lecture, ce choix s’avère déconcertant : il faut attendre d’avoir lu toute la page, c’est-à-dire les deux claques plus la page papier imprimée, pour tourner ensuite trois pages d’un coup.

La présentation du livre l’annonce bien : « Utiliser des claques pour matérialiser cet être transparent et son influence nous est apparu comme une évidence. Cette matière brouille la lecture comme le Horla brouille la vision du narrateur. Les paragraphes, les phrases et les mots s’éparpillent au rythme des angoisses du personnage. Les calques, qui fonctionnent ici par paires, permettent aussi de renforcer l’hypothèse de son probable dédoublement de personnalité ».

 


Ce qui est imprimé sur la page papier étant précédé de deux calques, la lecture de cette troisième feuille est moins aisée, plus floue, ceci revêt une certaine importance lorsque le récit se faisant plus angoissant, l’impression des mots se fait plus « explosée », ne suit plus de logique, présente une certaine confusion, comme dans le cerveau malade du personnage central du « Horla ». La lecture devient hachée, déconstruite, des gouttes de sueur semblent se former sur nos fronts, la vue semble se brouiller, les images s’obscurcir. La tête finit par tourner, et l’on se sent au cœur même de cette nouvelle teintée de fantastique et d’épouvante.

Tendance Négative est une minuscule maison d’édition : cinq titres classiques visuellement revisités à leur catalogue à ce jour. Cette édition moderne permet d’appréhender « Le horla » d’un œil nouveau et d’éveiller des sens parfois en veille lors d’une lecture. Pour redécouvrir ce texte incontournable, rien de tel qu’une parution qui le met en valeur. Et c’est une très originale idée de cadeau, dont je fus par ailleurs l’heureux bénéficiaire.

https://www.tendancenegative.org/

(Warren Bismuth)

vendredi 5 mars 2021

George ADAM « À l’appel de la liberté »

 


Comme pour la plupart de leurs ouvrages, les éditions de Minuit clandestines (1941-1944), ont fait paraître sous pseudo « À l’appel de la liberté ». Ce Hainaut sur la couverture est en fait George ADAM (1908-1963), qui remanie ici son roman « L’épée dans les reins » pour en faire une nouvelle paraissant le 30 juillet 1944, deux jours avant « Dans la prison » de Jean GUÉHENNO qui sera le tout dernier livre édité par ces éditions clandestines.

1940, des soldats français prisonniers des allemands dans un camp. L’ennui, la frustration de ne pas participer au combat, on tue le temps comme on peut, entre discussions et jeux de carte. Dans toutes les bouches le mot « évasion » est prononcé. Chaque prisonnier se met à rêver : « C’est bien joli d’imaginer qu’on est dehors, et que, lentement, de forêt en forêt, à la faveur des nuits profondes d’octobre, on se glisse vers le sud, vers la liberté. Encore faut-il pouvoir sortir du camp ».

Ce sera pourtant chose faite pour Antoine. Dans son échappée, il trouve refuge chez un paysan qui lui conseille cependant de bien rester terré sans faire de bruit. Quant à l’occupant allemand, le soldat, il est montré en silhouette de coléoptère.

Cette nouvelle peut être lue comme un témoignage, celui d’un soldat devenu passif par la force des choses, et qui tout à coup renoue avec la vie après son évasion : évocations du travail de la terre, de la vie des paysans qui continue loin de la guerre. Et pourtant ils sont solidaires et n’hésitent pas à prendre des risques inconsidérés pour planquer des fuyards. L’action se déroule du côté de Bar-le-duc en Meuse, non loin de la frontière allemande (l’Alsace vient d’être annexée à nouveau par l’Allemagne nazie), ce qui donne du poids au récit. Comment se comporter en zone rurale à proximité du pays qui nous occupe ?

Antoine va ensuite rejoindre Paris, ville qu’il a habitée avant l’humiliation. Il espère y retrouver les saveurs enfouies dans ses souvenirs déjà nostalgiques.

Nouvelle de quelques dizaines de pages, à la fois sensible et pacifiste, mais pas défaitiste, elle est une partie non négligeable de l’édifice de Minuit clandestin, elle représente parfaitement l’état d’esprit de la maison : résistance sans haine dans un but non armé. Ce texte est littéraire, très bien écrit, n’est pas une simple représentation d’une période, il est la non-guerre au sein du conflit mondial et empreint de poésie délicate : « Certes, durant les mois d’inactivité de la « drôle de guerre », pendant les heures de combat au bord du canal des Ardennes, dans le tourbillonnement hébété de la débâcle, au long des mornes et désespérantes journées de la captivité, la petite fleur fragile d’un naïf espoir ne s’était jamais flétrie tout à fait ».

Ce petit bouquin est aujourd’hui difficile à dénicher (il ne fut tiré qu’à quelques centaines d’exemplaires). Mais les éditons Fenixx ont pensé à tout : elles l’ont réédité en version numérique, format qui permet de redécouvrir des textes charnières et pourtant oubliés de notre littérature, mieux : de notre Histoire commune.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

https://www.fenixx.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 3 mars 2021

Cathie BARREAU « Lettre de Natalia Gontcharova à Alexandre Pouchkine »

 


Un homme agonisant dans une chambre. Tout à côté, derrière la cloison, une femme est installée à un bureau, elle écrit. Ce bureau est celui d’Alexandre POUCHKINE, blessé à mort lors d’un duel en janvier 1837, et la femme qui écrit s’appelle Natalia GONTCHAROVA, elle est l’épouse du poète depuis 6 ans. POUCHKINE vient de provoquer un homme en duel, l’accusant de tourner autour de la belle Natalia, mais la balle de son adversaire a atteint l’écrivain au thorax, il lui reste quelques heures à vivre.

La lettre rédigée ici est sortie de l’imagination de Cathie BARREAU, elle est celle d’une femme délaissée, abandonnée. Natalia GONTCHAROVA a certes aimé POUCHKINE, mais le poète russe adulé par tout un peuple fut parfois un piètre compagnon : noceur, joueur, égoïste, attiré par les femmes mais pourtant possessif et même autoritaire voire vicieux.

Pendant que POUCHKINE vit ses derniers instants, l’autrice imagine donc sa femme Natalia vidant un sac devenu trop lourd à porter, se délestant de reproches toujours tus jusque là. Les gémissements de douleur de son mari, son aîné de 12 ans, viennent s’ériger à la place de ceux qu’il n’a jamais poussés lors de l’acte d’amour. Devant cette aridité, Natalia fut attirée par un certain Georges D’ANTHÈS, un officier français. Des rumeurs ont couru sur une éventuelle liaison amoureuse.

Cathie BARREAU ne revient sur cet épisode que brièvement, par petites touches, se focalisant sur le ressenti d’une femme pour son mari expirant. Jamais le poète n’apparaît, c’est toujours sous le trait de l’homme privé, de l’époux presque anonyme qu’il est montré. « Alexandre, tu vas mourir et nous ne nous rencontrerons jamais ». Au-delà de ce monologue inventé, c’est bien la condition des femmes que Cathie BARREAU tient à mettre en exergue : ces femmes réduites au rôle de femelle domestique et soumise à un époux.

Ce long et superbe poème en prose d’une soixantaine de pages est ambivalent : si l’autrice se coule dans le personnage de Natalia, c’est pour mieux en déborder et universaliser son propos. Texte flirtant beaucoup avec l’érotisme, le sens charnel, il en reste pourtant délicat sans jamais trop en montrer. « Que rien de grand ne m’arrivât avec toi, cela ne m’inquiétait pas le moins du monde. Je souriais souvent en m’endormant. Mon corps inexpérimenté savait tout. Il reposait avec douceur et prévoyait le meilleur un jour ; je ne pouvais envisager à quel moment, mais j’avais foi en l’avenir et me savais tout prête à vivre. Il ne me manquait qu’une chose : la liberté ».

Cathie BARREAU envoie des piques, fait de Natalia l’expéditrice, mais ne nous y trompons pas, derrière ces phrases polies par la plume de Natalia, c’est bien Cathie BARREAU qui s’exprime : « Mais il arrive souvent que, tous, je vous haïsse, vos grandeurs et vos mépris, vos lourdeurs et vos dénis. Quand vous courez vers le Caucase, bottés et harnachés de prétention et de douleur cachée, exaltés par vos voix d’hommes brutaux, avides de vivre aussi près de la mort que possible alors que vous ne savez rien de la vie, jouissant des tourments que vous allez infliger à vos soi-disant ennemis mais aussi à vos compagnons de guerre, petits fantassins d’une armée que vous dirigez, persuadés que vous êtes immortels, pauvres hommes bourreaux, convaincus que la justice et la gloire sont de votre côté, ensanglantés de vos bassesses inavouées, je sais que des siècles ne suffiront pas à vous faire entendre que rien ne sert de tenter de régler ses insatisfactions dans la guerre. Le Caucase, ses plaines et ses montagnes, ses peuples, mourront sans cesse sous les coups de vos masculines rancoeurs ».

Ce texte à la fois offensif et plein de doigté féministe vient de paraître aux éditions L’œil ébloui, maison d’édition indépendante depuis 2013 et basée à Nantes, forte d’une vingtaine de titres. Celui de Cathie BARREAU était initialement sorti en 2006 chez Laurence Teper. Il est ici réédité avec des aquarelles florales de Patricia CARTEREAU ainsi qu’une brillante postface de Françoise NICOL. S’il est un document à charge contre POUCHKINE, il montre d’un doigt plein de finesse l’avidité des hommes.

https://www.loeilebloui.fr/

(Warren Bismuth)