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mercredi 31 août 2022

Doug PEACOCK « Marcher vers l’horizon »

 


Doug PEACOCK est une figure hors norme qui, après une expérience traumatisante à la guerre du Vietnam, est parti explorer les grands espaces – Etats-uniens surtout – méconnus de l’humain. Proche ami de Edward ABBEY, il fut son compagnon de randonnées longues et éprouvantes. Dans ce livre à multi facettes, il se dévoile sans fard.

Infirmier au Vietnam durant la guerre tristement célèbre, engagé volontaire dans les Bérets verts fin 1966 pour un an et demi (il restera écorché vif et hanté par cette période), il décide à son retour de se consacrer à la nature sauvage. En 1969, un an après son retour de l’enfer, il rencontre Edward ABBEY, militant éco-saboteur anarchiste lui aussi, de quinze ans son aîné, un ABBEY pour qui « Chacun de nous doit donner un sens à sa vie ».

PEACOCK va voir mourir ABBEY, il va même l’aider en ce sens, il fera partie de l’équipe de très proches qui l’enterreront, illégalement, en plein désert. Il pousse la pudeur jusqu’à ne pas dévoiler le lieu exact de l’inhumation, un vœu de son ami. ABBEY est en quelque sorte le héros malheureux de ce récit de vie, par ailleurs riche en thèmes et en réflexions. ABBEY a marqué PEACOCK à tout jamais, aussi ce dernier lui rend un hommage appuyé, en esquissant une biographie militante de l’écrivain révolutionnaire.

L’intelligence de PEACKOCK l’amène à ne pas tourner en rond, il glisse d’habiles et nombreux éléments autobiographiques. En outre, il connaît parfaitement la Nature, alors autant nous en faire profiter : longues tirades sur la faune, la flore, les espèces d’oiseaux qu’il observe, seul ou avec Edward, lors de ses longs périples, le voyage vire à l’encyclopédie, nécessaire pour comprendre le comportement humain. Comme ABBEY, PEACOCK se sent anarchiste, mais pas de cette image appartenant à l’imaginaire collectif. Lui, il est anar par son individualisme, son isolement, sa volonté de solitude, par son refus du progrès à tout prix, par son autonomie, par sa fusion avec la nature sauvage, à laquelle il s’identifie en la respectant au-delà du possible.

L’Histoire des Etats-Unis est abordée, notamment par le biais d’ancestrales tribus « indiennes », car PEACOCK est passionné par le mode de vie des Autochtones, il en dresse ici un portrait tendre, documenté. Et puis ce roman d’ABBEY, le premier, qu’il voit d’un mauvais œil, ce « Gang de la clé à molette », où le héros, Hayduke, est le double un poil maladroit et naïf d’un certain PEACOCK Doug jeune. Par ce livre, il découvre des traits de sa personnalité qu’il ignorait, même s’il sait pertinemment que ABBEY l’a volontairement forci, ce trait. Hayduke représente d’ailleurs pour PEACOCK le parfait crétin.

Miné par la vie, désillusionné, PEACOCK entreprend de longues marches pour combattre cet « état de stress post-traumatique officiellement reconnu, syndrome du vétéran, syndrome de déficit d’attention, syndrome de la Tourette marginal, tendance à la dépression, trouble de la personnalité borderline, plus un lourd passé d’alcoolique. Les types dans mon genre ne deviennent pas des maîtres zen ». Pour s’en persuader, il se rend au Népal. Plusieurs chapitres disséminés ici et là en font foi.

ABBEY, malade, et PEACOCK, le camarade à l’oreille attentive mais pas toujours en harmonie, dissertent sur le suicide. Bref moment intense : « Songer au suicide n’est pas la même chose que s’apprêter à le commettre. Ed avait les idées claires sur la question : il approuvait le suicide, même s’il déplorait les dommages collatéraux infligés au survivants ». C’est lorsqu’il se sent au plus mal que PEACOCK convoque la mémoire de ABBEY dans son esprit, c’est ABBEY qui, par sa force colossale, le fait avancer.

Descriptions des animaux (PEACOCK est un spécialiste hors compétition des grizzlys, voir son œuvre « Mes années grizzly »), des paysages à couper le souffle dans tous les sens du terme, de la flore, détails minéralogiques, point archéologiques (car PEACOCK, en athlète complet, est aussi archéologue à ses heures perdues). Ce bouquin est d’une variété et d’une force redoutables. Retour aux atrocités de la guerre, celles qui ont construit un PEACOCK à la fois combatif et fébrile, radical et sombre, qui ne parvient pas toujours à assumer sa vie de famille (dans ce livre, il revient sur son divorce). C’est un homme cabossé qui se présente devant les paysages majestueux de l’Utah, de l’Arizona, les canyons prodigieux, la terre non souillée par la présence humaine. Mieux que quiconque, il sait décrire ces paysages, une autre immense qualité de ce récit. Nous nous surprenons à chercher sur la toile les photos des montagnes, des canyons dont il nous entretient. Arrêt aux Roches rouges de l’Utah (alors qu’il est recherché par la police), à l’endroit même où ABBEY a rédigé « Désert solitaire ».

Il est évident que, pour la partie biographique de ABBEY, PEACOCK a voulu affiner particulièrement les derniers jours de son pote. Il les évoque avec tendresse et émotion, lui qui l’a suivi jusqu’à son dernier souffle, avant de l’enterrer (avec la dernière lettre qu’il lui a adressé). PEACOCK réalise l’amitié débordante et inestimable qu’il avait pour ABBEY une fois ce dernier mort. Dur avec lui-même, PEACOCK se veut lucide, sans violons ni guimauve. Il ne passe pas sous silence la maladie de son cher Ed, qui se savait condamné à court terme, et qui est allé jusqu’au bout de ses forces, dans un combat inégal et ô combien acharné, avant de s’éteindre au milieu du désert en 1989.

« Le gang de la clé à molette » de ABBEY (1975) fut un tournant dans la littérature engagée, se vendant à des dizaines de milliers d’exemplaires et influençant grandement la pensée écologiste (toujours vivante et active aujourd’hui), à la base de la création de l’association Earth First !

Ce texte époustouflant, vrai, est teinté de spiritualité, notamment lorsque PEACOCK découvre les pétroglyphes laissés par de lointains Autochtones, doté d’une puissante introspective et mâtiné de philosophie de vie centrée sur l’essentiel, totalement débarrassée du superflu. L’humilité tient une place prépondérante dans ce texte : « On est ici au cœur des terres sauvages et de la nature, on y est de tout son être. On n’a pas d’autre choix, en ce royaume, que de se fondre dans le flux ancestral de la vie. Ce n’est pas le genre d’endroit où l’on tient à loisir le journal de ses aventures et de son retour aux sources ».

En fin d’ouvrage, PEACOCK entreprend une longue marche en guise d’hommage, une randonnée que ABBEY n’a jadis jamais pu terminer. Il se remémore une fois de plus leur amitié indéfectible, ces deux rebelles évoluant presque main dans la main, ABBEY divorcé trois fois et grognon, ronchon, parvenu au bout du voyage. PEACOCK tourne les pages des carnets d’un ABBEY en fin de vie. Séquence émotion. Car son ami se dévoile, évoque la souffrance physique et la mort prochaine, plusieurs années avant qu’elle le terrasse.

Parallèlement, PEACOCK entreprend la lecture du dernier roman écrit par son vieil ami : « Le retour du gang », dans lequel réapparaît Hayduke, son double détesté. Il n’en confie pas un mot, comme pour pudiquement faire comprendre qu’il n’adhère pas à ce personnage.

Publié originellement chez Gallmeister en 2008 dans la somptueuse et malheureusement défunte collection « Nature writing » (à coup sûr l’une des plus belles et savoureuses collections jamais parues en France), ce récit s’intitulait « Une guerre dans la tête », titre peut-être pas si judicieux, vu que la guerre n’est pas si présente en ses pages, n’étant là que pour expliquer la suite, les troubles de la personnalité notamment. Cette réédition, en poche cette fois-ci dans la collection Totem, fraîchement sortie des presses, se nomme plus justement « Marcher vers l’horizon ». Inspiration directe à aller chercher du côté des carnets d’un certain Edward ABBEY qui écrivait : « TRISTE… CONDAMNÉ. Consumé dans l’autoflagellation. Amertume. Dégoût face au monde littéraire, politique, artistique. Ça me donne envie de marcher jusqu’à l’horizon, de trouver un canyon confortable, de m’allonger, de me recroqueviller, de disparaître… ».

À 80 ans, Doug PEACOCK continue à célébrer le souvenir de son vieux pote, son frangin. Deux personnages incontournables du nature writing Etats-Unien, deux esprits libres de cette nature. Ce témoignage possède une force quasi surhumaine, fait partie de ces récits de vie puissants et inoubliables, il est le porte-parole de deux vies de combats, parallèles et complémentaires. Et il nous fait regretter amèrement une fois de plus la disparition de cette collection incontournable de chez Gallmeister. Il est traduit par Camille FORT-CANTONI et se révèle un chef d’œuvre du genre. À découvrir entre deux livres de Edward ABBEY par exemple, par souci de complémentarité, il est à coup sûr l’une des rééditions fleuve de 2022.

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 28 août 2022

Jorge Luis BORGES « L’auteur et autres textes »

 


Le challenge < Les classiques c’est fantastique > des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores rend hommage ce mois-ci à la littérature d’Amériques centrale et du sud avec le thème « Sur un air latino ». Des Livres Rances est allé explorer un recueil de poésie de Jorge Luis BORGES.

Jorge Luis BORGES (1899-1986) est un poète argentin prolifique qui a grandement influencé la littérature internationale. Ce recueil de poésie parut en 1960 puis fut traduit en France à partir de 1965.

Poésie en prose sur la moitié de l’ouvrage, elle se mue soudain en vers libres. De petites historiettes en forme de mini scènes de vie (mais elles pourraient être issues de l’imagination de l’auteur) comprenant des touches historiques plus ou moins accentuées. Elles peuvent paraître parfois énigmatiques, dans une atmosphère fantastique, qui n’est pas sans rappeler le climat de Leopoldo LUGONES (1874-1938), lui-même argentin (le premier texte lui est d’ailleurs dédié) et déjà présenté sur ce blog.

BORGES rend hommage à des figures publiques, des célébrités disparues, avec une prééminence pour la silhouette de Jules CÉSAR. Ces morts célèbres apparaissent en revenants, de manière pouvant être gothique (on pense à Edgar Allan POE), surgissant des ténèbres de l’Histoire ancienne, celle des périodes obscurantistes, ou plus contemporaine. L’écriture, particulièrement envoûtante, est soignée, d’une précision totale, ramassée, expurgée à l’extrême. « Dans l’étable, presque à l’ombre de la nouvelle église de pierre, un homme aux yeux gris et à la barbe grise, étendu dans l’odeur des animaux, cherchait humblement la mort, comme on cherche le sommeil. Le jour, fidèle à de vastes lois secrètes, déplace sans cesse et mélange les ombres dans l’humble enceinte. Dehors, des terres labourées, un caniveau aveuglé de feuilles mortes et quelque trace de loup dans la boue noire où commencent les bois. L’homme dort et rêve, oublié ».

Dans cette omniprésence de la mort se succèdent d’anciens dictateurs et héros fictifs, charpentés, parfois issus d’autres auteurs, comme ce portrait de Don Quichotte : « Vaincu par la réalité, par l’Espagne, don Quichotte mourut dans son village natal aux environs de 1614. Miguel de Cervantes lui survécut peu de temps. Pour l’un et pour l’autre, pour le rêveur et pour le rêve, cette trame entière consista dans l’opposition de deux mondes : le monde irréel des romans de chevalerie, le monde quotidien et banal du XVIIe siècle ».

Car ce sont bien des oppositions, deux mondes qui s’affrontent ici, l’ancien et le nouveau (du moins lors de la rédaction des poèmes), les êtres réels et ceux inventés de toutes pièces. Il est fort difficile de ne pas penser à l’univers onirique, païen et abstrait de Fernando PESSOA, dont l’ombre planant sur le texte « Borges et moi » pourrait bien être son double tout en se défendant d’être celui de BORGES : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page ». Ambiance pouvant se faire mythologique, voire surréaliste, pour revenir sur terre, notamment grâce à la figure de Robert Louis STEVENSON. Et puis cette récurrence de l’apparition du tigre.

Textes brefs et empruntant à divers styles et diverses ambiances, ils sont puissants et mêlent savamment la réalité et un monde parallèle, peut-être, tout compte fait, pas si éloigné du nôtre. Recueil de grande qualité pouvant s’apparenter à une ouverture d’esprit originale dans le fond comme dans la forme.

 (Warren Bismuth)



dimanche 21 août 2022

Léon TOLSTOÏ « Ce qu’il faut de terre à l’homme »

 


Pakhom, un moujik russe, doit régulièrement payer des amendes à une propriétaire terrienne car son bétail va paître sur ses terres à elle. Ladite propriétaire envisageant de vendre ses biens, les moujiks se rassemblent afin de lui demander de leur en réserver les terres, Pakhom en souhaitant une partie pour lui et sa famille. Pour se faire, il vend lui-même quelques biens et loue son fils pour des tâches de ferme. Pakhom obtient un terrain mais déchante vite : un matin, tous ses tilleuls ont été coupés. C’est alors qu’il entend parler d’un lieu lointain et paradisiaque où le travail de la terre rapporte énormément en peu de temps. Voulant s’émanciper et gagner gros, il se lance dans l’aventure.

Arrivé sur place, il demande un contrat légal afin d’obtenir une grande surface de terre, mais ce que les autochtones lui proposent est on ne peut plus étonnant : « Tu partiras d’un endroit que tu choisiras. Nous y resterons, tandis que tu feras le tour. Nos garçons te suivront à cheval et, là où tu l’ordonneras, planteront des jalons. Puis, d’un jalon à l’autre, nous tracerons un sillon avec la charrue. Tu pourras englober autant de terre que tu voudras. Seulement, sois revenu à ton point de départ avant le coucher du soleil. Tout ce dont tu auras fait le tour sera à toi ».

Cette brève nouvelle de 1886 pourrait être aisément classée parmi les contes de TOLSTOÏ. Elle est écrite de manière légère et détachée, mais pour mieux faire passer un véritable message social, condamner la vanité, la cupidité, la soif d’argent, de pouvoir. Tout en recensant brièvement certaines lois alors en cours pour la paysannerie ainsi que les croyances ancestrales (apparition du Diable en rêve), TOLSTOÏ s’applique à appuyer son propos derrière une apparente candeur. « Ce qu’il faut de terre à l’homme » fait partie de ces petits chefs d’œuvre qui, en quelques dizaines de pages, vous assène un coup de pied monumental dans le fondement. Ce conte peut être vu comme une sorte de revendication « proto-décroissante » déterminée, la dernière phrase vous cueille à froid et vous cimente. A-t-on fait aussi fort dans un format aussi bref ? Je n’en suis pas persuadé. James JOYCE voyait en ce texte « La plus grande histoire jamais écrite ».

Le moujik Pakhom (c’est d’ailleurs sous ce titre que le texte apparaît parfois dans des recueils) est de ces hommes vils qui pourraient être les exemples parfaits des premiers capitalistes du XIXe siècle : « Une heure à souffrir, un siècle à bien vivre » en profitant naturellement du travail des autres. Derrière une sorte d’allégorie, son personnage est loin d’être caricatural, même s’il est difficile de le développer en si peu de pages (40, et encore l’aération est de rigueur). Après avoir donc paru dans de nombreux recueils (il a cependant été jadis plusieurs fois disponible seul en monographie), après avoir été adapté avec talent en bande dessinée par Martin VEYRON (« Ce qu’il faut de terre à l’homme » en 2016, voir la chronique en ces pages), après avoir même été adapté de fort belle manière en album pour tout petits par Annelise HEURTIER et Raphaël URWILLER sous le titre « Combien faut-il de terre à un homme ? », il est de nouveau disponible dans sa version originale, avec la première traduction française, celle d’Ély HALPÉRINE-KAMINSKY publiée la même année que la rédaction du texte en 1886. Cette réédition de 2020 est due aux éditions Sillage, spécialisées dans les publications de vieux textes parfois oubliés et appartenant au domaine public. Allez faire un tour sur leur site, il renferme quelques petits bijoux, notamment en littérature russe. Ce texte inoubliable et écrit simplement est un ravissement de bout en bout, d’une puissance rare pour un format aussi court.

https://editions-sillage.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 17 août 2022

Vinnie TWOPENS « Dès Ciney c’est gagné » 3/3

 


Achet est le théâtre d'âpres duels volatiles, voici que j'assiste à la bataille d'un passereau avec son propre reflet dans un rétroviseur de voiture. Je décolle de la banquette avec la sensation cuisante de marcher sur des lames de couteaux et avance vers un somment en pente douce. Des papillons virevoltent autour de moi, les oiseaux batifolent quand j'arrive à une petite et coquette maçonnerie avec une statue de la vierge. Un bouquet et une bougie me laissent penser que ce lieu est entretenu à tel point qu'il y a même deux chaises. Comme si des grenouilles de bénitier avaient l'habitude de venir ici confortablement se confesser.

 

Hamois apparaît au creux du vallon en face recouvert de tapis jaunes et mauves. D'agréables effluves de corydales et ficaires saluent mon arrivée dans le patelin. Un vieillard somnole derrière sa porte-fenêtre entrouverte au son des croassements lugubres des corneilles qui tournoient dans l'azur. Je franchis encore le Bocq. L'office du Tourisme est fermé et encore une fois le manque d'accès à l'eau potable se fait sentir paradoxalement à la présence de toutes ces rivières, ruisseaux et rus. Obligé d'aller quémander de l'or bleu à l'officine locale. Je m'autorise une halte à la terrasse lumineuse de la Taverne Restaurant Le Tramino pour un coca et une clope qui m'étourdit quelque peu. Des vieux sirotent leur bière au comptoir en taillant le bout de gras, deux quinquagénaires cyclistes arrivent et commandent des Chimay Blanches. Il me reste une douzaine de kilomètres pour atteindre Ciney. Je profite du coup de boost du sucre du soda pour me remettre en route.

Par le ravel à l'emplacement de l'ancienne gare, je longe un wagon-restaurant gastronomique et quitte Hamois sur la pointe des pieds. Les méandres gracieux du Bocq dessinent le paysage en contrebas, je m'éloigne du concert des corvidés ondoyants tandis que les clochent de l'église Saint Pierre et Paul sonnent dans mon dos 14h30. Des mouchettes tourniquent autour de moi, sans doute attirées par mes relents de plus en plus prononcés de transpiration. Des éoliennes sont plantées dans le panorama avec en avant plan des vagues de boue de terre labourée figées par la sécheresse.

Brusque changement de cap à gauche pour décroître vers Emptinne. Ce nom sonne vide à mes oreilles habituées à l'anglais... J'aperçois au sud-ouest par delà le vallon la paroisse caractéristique de Ciney. Ma première rencontre avec le village se fait avec un groupe grisâtre de maisons modernes. Peut-être est-ce pour rester dans le ton des vieux foyers en pierre du pays qui s'étendent autour de l'église au clocher octogonal. Je me sustente d'une mandarine au pied de ce dernier au milieu des chiures de pigeons. Mes épaules sont lasses de mon bagage bien trop pesant et rechignent un peu devant les 6 derniers kilomètres.



Après avoir enjambé une dernière fois le Bocq, j'emprunte quelque peu le ravel en passant par un tunnel sous la Nationale 4.

Des tags grossiers recouvrent ses murs, souvent la médiocre signature d'un raté en quête de reconnaissance. C'est dingue ce besoin de toujours laisser des traces insignifiantes de son passage mais qui gâchent le vagabondage des yeux.
Je l'avais repéré de loin cette grimpette qui gravit l'autre flanc de la cuvette vers un zoning terne faisant la réclame de la Mai­son idéale. Je préfère encore être sdf si telle est LA demeure de rêve.

Tout en philosophant tout haut sur cette variété de crotte de nez qui colle opiniâtrement aux doigts et ayant réussi à m'en débarrasser d'une chiquenaude, je sursaute à l'appel d'une sonnette de vélo.

- Comment ça va ?

Je ne connais pas la locutrice et devant mon air interrogateur elle poursuit:
- ...depuis toute à l'heure ?

Je comprends qu'il s'agit d'une des deux vélocipédistes croisée plus tôt à la taverne hamoisienne.
A ma démarche échinée, elle m'invite au repos chez elle et me propose même de m'emmener à la gare en voiture. Elle acquiesce à mon refus obstiné et comprend mon entêtement à vouloir aller jusqu'au bout m'interrogeant même sur les origines de mon accent suisse (sic).

Elle prend congé en me souhaitant du courage pour atteindre ma destination finale par mes propres jambes.




Redescente jusqu'au Ravel, encore !? Je traverse une Nationale pour parcourir un chemin caillouteux le long d'un autre domaine Vivaqua. Je gravis encore une affreuse route sur un étroit accotement, les voitures me frôlant à toute vitesse. Le beffroi cinacien se rapproche toujours plus derrière le triste spectacle d'un entrepôt puant les produits chimiques. Un sentier longe le grillage pour traverser une voie ferrée désaffectée et dans un ultime raidillon, je pénètre enfin la capitale condruzienne. Je rejoins la Place Monseu point de départ et d'arrivée du GR 575/576.
Je n'ai même pas le temps de profiter d'une Ciney sur l'espla­nade car il me reste encore 1 km à avaler pour atteindre la gare m'amenant au total 33,1 km en 9h30 pour cette journée. Je me rabats sur l'épicerie attenante à la station mais elle n'a même pas ce nectar local au frais !

Une honte ! Face à une marée humaine, je gagne les quais clopinant toujours plus et prend le train jusque Namur. Sur place, la correspondance ne tarde pas à me conduire à Huy. En quittant le tortillard j'ai l'impression de devoir parcourir une étendue goudronnée infinie avant de déposer mon postérieur sur un banc devant la gare hutoise. Je résiste à la tentation de m'abreuver au Buffet de la Gare préférant bouquiner une demi-heure avant l'arrivée du dernier bus 126A.


J'ai oublié mon titre de transport et espère me fondre dans la masse à l'ouverture des portes. Mais je suis le seul passager et le chauffeur ne tarde pas à s'enquérir de ma destination.

Goguenard il me laisse prendre place m'avertissant juste que je devrai assumer les conséquences en cas de contrôle.

Quel contrôleur perdrait son temps en ces heures vespérales sur des lignes rarement empruntées et vouées à disparaître ?


Il est 20h00 quand pour finir, je retrouve en boitant la place de Grand Marchin, 32 heures après l'avoir quittée avec au total 59,6 km dans les pattes avant de regagner mes pénates.



Cette double boucle de Grande Randonnée avec ses variantes totalise près de 360 km à travers le Condroz namurois et liégeois. Il m'aura fallu 12 jours en tout pour le parcourir totalement. Probablement moins sexy et fréquenté que le GR 16 par exemple qui voit des hordes de marcheurs envahir les méandres de la Semois à la belle saison. Peut-être peut-on expliquer cela par son accès difficile même avec les transports en commun. Il faut une organisation millimétrée pour se rendre aux points de départ et repartir des arrivées, enchaînant parfois plusieurs bus clairsemés et trains.


Je comprends que les boucles à la journée ou de quelques heures ont la côte, mais parcourir l'entièreté de ces chemins au long cours relèvent un peu du défi...
Pour mieux profiter du calme, doit-on se réjouir du sentiment de déréliction ou s'alarmer du manque d'intérêt croissant pour la marche (quoique la crise du covid ait provoqué un regain de sympathie pour cette activité) ? Déracinée de la Terre, la société devient de plus en plus technologiquement interconnectée. La fonction créant l'organe, bientôt nos jambes disparaîtront au profit de doigts agiles qui glissent sur un écran de smartphone.

 

Vinnie TWOPENS

lavidanche@hotmail.com

- Avril 2022 -



dimanche 14 août 2022

Fernando PESSOA « Lisbonne revisitée - Anthologie »

 


Ce petit livre paru en 2018 est un recueil de textes de Fernando PESSOA sur ses impressions alors qu’il arpente sa ville natale, Lisbonne, celle même où il sera emporté en 1935. PESSOA a passé son enfance sur les bords du Tage et des images fortes lui sont restées, il s’en confie ici. Certes, il a vécu en Afrique du sud de 1896 à 1905, mais cette année-là il revient dans la capitale portugaise pour ne plus jamais la quitter.

L’œuvre de PESSOA est vertigineuse par le nombre de feuillets laissés (et retrouvés pour la plupart dans une malle à sa mort). Ce livre est un hommage appuyé à Lisbonne et à ses habitants. PESSOA observe et retranscrit à sa manière ses émotions. Nous sommes loin de son « Livre de l’intranquillité » par exemple, ici c’est un PESSOA tantôt contemplatif, tantôt empreint de nostalgie ou de son éternelle introspection, qui rédige une prose dans un style comme toujours poétique. Il signe parfois de son propre nom (sa fameuse orthonymie) mais aussi sous certains des noms des auteurs qu’il a montés de toutes pièces, ses hétéronymes, chacun dans un style qui lui est propre.

L’hétéronyme le plus proche de PESSOA est Bernardo Soares, « l’auteur » du « Livre de l’intranquillité ». Nous retrouvons dans ce recueil un projet de préface à ce livre, mais aussi un extrait de « Message », le seul publié du vivant de PESSOA et écrit sous son nom, l’hétéronyme Álvaro de Campos étant représenté avec deux poèmes. Cependant, la majorité des extraits assemblés ici sont bien signés PESSOA.

Le PESSOA qui souffre du mal de vivre, du mal de mort, n’est jamais bien loin : « J’ai envie de hurler dans ma tête. Je veux arrêter, écraser, réduire en miettes cet impossible rouleau gramophonique qui résonne en moi dans une autre maison, intangible bourreau. Je veux ordonner à mon âme d’arrêter, pour qu’elle puisse, tel un véhicule déjà occupé, continuer seule et m’abandonner. Je deviens fou à force de l’entendre. Et finalement c’est moi, dans mon cerveau odieusement sensible, dans ma peau pelliculaire, dans mes nerfs à vif, c’est moi qui suis ces touches frappées en d’incessantes gammes, ô ce piano horrible et personnel de ma mémoire. Et toujours, toujours, comme si une partie du cerveau devenait autonome, résonnent, résonnent, résonnent en bas, là-haut, les gammes de la première maison de Lisbonne que je suis venu habiter ».

PESSOA scrute « sa » ville, celle qu’il connaît par cœur, lui le casanier solitaire qui voyage certes beaucoup, mais surtout dans son esprit. « Si vous détenez la vérité, gardez-la ! ». Puis il trouve l’inspiration dans cette impasse au nom presque choisi pour lui, celle du Parle-Tout-Seul. PESSOA écrit sur les quartiers populaires et leur ambiance villageoise, il aime sa ville, pour lui c’est LE monde, nul besoin d’aller fureter en d’autres lieux, l’imagination s’en charge.

Il dépeint, lentement : « Les maisons s’inégalisent dans un agglomérat retenu, et le clair de lune, maculé d’incertitude, traîne sa nacre sur les mornes secousses de la confusion. Il y a des toits de tuile et de la nuit, des fenêtres et du Moyen-Âge. Nulle part pour les faubourgs. Une lueur de lointain flotte sur tout ce que l’on voit. Par-dessus l’endroit où je regarde, il y a des branches noires d’arbres, et je porte le sommeil entier de la ville dans mon cœur dissuadé. Lisbonne au clair de lune et ma fatigue du lendemain ! ».

Une longue et très soignée préface de Maria José DE LANCASTRE et une introduction riche de Joanna CAMEIRA GOMES viennent nous éclairer sur la chronologie de la biographie de PESSOA, la construction de son monde imaginaire, mais aussi sur les choix des extraits présents dans ce recueil. Elles nous confient également quelques éléments d’importance sur l’enfance du poète, notamment ce premier hétéronyme, le Chevalier de Pas, alors qu’il a tout juste… 6 ans ! Ouvrage paru en 2018 aux éditions Chandeigne, spécialisée en littérature portugaise, c’est aussi Michel CHANDEIGNE qui, en spécialiste de PESSOA, en a traduit ici les textes.

« Je ne trouve la sérénité que là où j’ai été ».

https://editionschandeigne.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 10 août 2022

Samuel WESTERN « Canyons »

 


En 1970 dans l’Etat de l’Idaho au nord-ouest des Etats-Unis, une virée de trois jeunes gens d’une vingtaine d’années tourne au drame : Ward tue accidentellement par arme à feu sa petite amie Gwen sous les yeux de son frère jumeau à elle, Eric.

1994, Eric est devenu musicien professionnel, il s’occupe d’arrangements de parties d’enregistrements ratés d’autres artistes. Parallèlement il est criblé de dettes. 1998 ; Eric et Ward se recroisent, près de vingt ans après la tragédie. Ward est marié à une femme très pieuse, Lorraine, avec laquelle il a trois enfants quasi sur la frontière des Etats du Wyoming et du Montana, Eric toujours en dérive, musicale, affective et financière. Les deux hommes sont tendus, il va falloir revenir sur le passé, reparler de l’inexorable. Ward invite Eric à une partie de chasse au cerf en plein cœur des majestueuses Bighorn Mountains.

« Canyons » est un roman lent, sombre, froid. Samuel WESTERN ne s’embarrasse pas de mots complexes, c’est dans la simplicité d’un vocabulaire, dans un style précis, sans fioritures qu’il déroule son intrigue. Si ses personnages ne sont pas particulièrement touchants, ils représentent bien une partie des citoyens des U.S.A., avec leur passé enfoui, leur relation parfois intime et embarrassante avec la religion, avec leur fascination pour les armes à feu, leur volonté de faire justice eux-mêmes.

Ce roman est aussi celui de la rédemption : comment faire face au souvenir d’un vieux drame nous revenant de plein fouet ? Il interroge sur l’isolement dans une région rurale, sur la faiblesse de l’homme, sa fierté : « Eric attrapa la glacière. En s’éloignant, il fut soudain pris de vertige. Il ralentit le pas, la glacière claquant contre ses cuisses. Lorsqu’il atteignit la sellerie, il avait la nausée. Il posa la glacière et s’agenouilla sur le sol en caoutchouc, les coudes sur le couvercle. Il ne voulait pas que Ward le voie dans cet état ».

« Canyons » est enfin un roman sur l’amitié, le pardon. La fin du texte est par ailleurs empreinte d’une forte religiosité, ce qui peut heurter un athée irrécupérable comme moi. Néanmoins, ce roman est fort, à la fois glaçant et plein d’enseignements. Il sait regarder au dehors et Samuel WESTERN décrit merveilleusement la nature sauvage, notamment lors de la fameuse et longue séquence de chasse au cerf.

Attention, âmes sensibles s’abstenir : une longue description du dépeçage d’une biche au cœur du récit n’est pas de tout repos. Mais l’ensemble de l’histoire est addictif, presque paradoxalement, tant nous avons du mal à prendre en pitié les protagonistes, et pourtant avec ce quelque chose proche de l’empathie qui se déclenche, et l’on a envie de les suivre tout au bout de leur périple. La figure de Lorraine, entre sainte énervante et grâce non assumée, bien qu’écrasée par les deux hommes, surnage et fait bien plus que de la figuration, entre deux types qui aiment échanger sur la philosophie, celle de la théorie, mais surtout celle de la vie, sur le terrain, fut-il accidenté. En résumé, un très bon millésime de Gallmeister, ici traduit par Juliane NIVELT. Paru en 2015 aux Etats-Unis avant une édition française en 2019, il entre pile dans ces romans d’atmosphère à lire en été, ce qui tombe bien.

https://www.gallmeister.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 7 août 2022

Georges SIMENON « Maigret chez le coroner »

 


Pourquoi donc présenter sur ce blog un volet de la série des Maigret de Georges SIMENON alors que tout le monde connaît ce commissaire ? Pour plusieurs raisons : tout d’abord, j’en continue la lecture, jusqu’à ce que mort s’en suive, ou plutôt jusqu’à avoir épuisé l’intégralité de ses enquêtes, défi entamé il y a 15 ans, qui touche à sa fin, et dont je vous reparlerai dans une prochaine intervention. Deuxièmement car il me semble être devenu un personnage incontournable de la littérature du XXe siècle et qu’il faut bien de temps à autre le déterrer afin de l’aérer. Enfin, cet épisode de Maigret est sans nul doute l’un des plus audacieux et des plus originaux de la saga (forte de 75 romans et 28 nouvelles tout de même, sans compter les 5 romans de SIMENON publiés alors sous pseudo et ébauchant les premiers traits et les premières manies du futur commissaire, regroupés sous le titre « Maigret entre en scène »).

Invité par le F.B.I., le pourtant pantouflard Maigret se rend en Arizona afin d’assister à un procès, pour mieux se rendre compte de la manière de travailler de la police Etats-unienne. Au menu une morte, retrouvée près d’un rail de chemin de fer, elle a été percutée par la locomotive. Accident, meurtre ou suicide ? Ce soir-là, ils étaient six jeunes (Bessy la victime ainsi que cinq hommes) à faire la fête et boire plus que de raison. De séductions en disputes et tromperies sur fond de saoulerie mémorable, le drame survient.

Aux Etats-Unis, pas d’interrogatoires en privé mais des procès gigantesques et médiatisés devant public et journalistes. Et bien sûr la foi sous serment de ne dire que la vérité, toute la vérité. Entre souvenirs évasifs, hésitations et sans doute force mensonges, les acteurs de la soirée se confient à la barre…

Pourquoi « Maigret chez le coroner » est-il un tome original de la série ? En premier lieu car le commissaire français assiste au procès, mais ne participe pas. S’il aimerait parfois intervenir pour demander des éclaircissements ou faire part d’un détail qu’il juge erroné, il se contente d’écouter, il est peu actif (alors que d’habitude son imposante et lourde carrure est omniprésente). Ce qui est étonnant, c’est aussi qu’il découvre le confort tout relatif et matérialiste de la société américaine : de l’électroménager dernier cri au développement des assourdissants juke-box, en passant par les limousines de luxe, les yeux du commissaire s’écarquillent, pas toujours par acquiescement. SIMENON montre les Etats-Unis tels qu’ils sont à l’époque (le roman fut écrit en 1949), donnant de nombreux indices sur la technologie montante et galopante.

Maigret aimerait la jouer à l’ancienne, se rendre sur le terrain du drame. Mais aux Etats-Unis, on ne procède pas ainsi, les méthodes du commissaire semblent être devenues obsolètes. S’il est parfois séduit par le pays, le plus souvent il ne le regarde que d’un œil suspicieux, sans jugement toutefois.

Une autre originalité dans ce roman : souvent, SIMENON avait besoin d’avoir quitté une région pour ensuite mettre en scène l’une de ses histoires en ces lieux, il lui était nécessaire de prendre un certain recul géographique pour mieux en dépeindre les contours, comme dans un souvenir de l’essentiel. Il écrit pourtant « Maigret chez le coroner » alors qu’il réside non seulement aux Etats-Unis, mais dans l’Etat d’Arizona, situé près de la frontière mexicaine. Cependant, fidèle à son habitude, il ne s’embarrasse pas de descriptions de la nature et en l’occurrence des grands espaces, il s’en tient à ce qu’il sait faire : explorer l’âme humaine, en tirer des éléments purement psychologiques.

Autre caractéristique de ce roman : si Georges SIMENON est parfois tombé voire a sombré dans la facilité et la caricature sur la notion de race, il se plaît ici à défendre les noirs et un chinois impliqué dans l’affaire. Car il se souvient que Maigret ne juge pas, qu’il sait être empreint d’un humanisme que son auteur n’a certes pas toujours.

Cette enquête de Maigret est déroutante, de par le décor – un huis clos lors d’un procès – dans un pays lointain, mais aussi parce que Maigret est discrètement « posé » dans cette affaire de moeurs. On finit par oublier qu’il s’agit d’une histoire le mettant en scène, on se surprend à croire que nous sommes plongés dans un roman noir américain des années 40 ou 50. Et puis il y a ces réflexions intérieures du commissaire qui constate que les américains boivent beaucoup, alors que la plupart de ses aventures en France se déroulent en partie dans un bar ou devant un verre de bière, de vin ou d’alcool plus nerveux. Il paraît étouffer dans ce monde trop moderne, trop bruyant. Pourtant il ne relève pas que des points négatifs, même s’il reste estomaqué par le fait que là-bas, plusieurs centaines de kilomètres supplémentaires au volant d’un véhicule ne sont « qu’un simple détour ». Ce monde lui semble trop grand, trop rapide, trop superficiel, trop « tape à l’œil ». C’est pourtant là que SIMENON habite en 1949.

« Maigret chez le coroner » se coupe de l’atmosphère habituelle des enquêtes du commissaire, il est un volet singulier dans l’œuvre et il est à déguster tranquillement, lentement, au calme.

 (Warren Bismuth)

mercredi 3 août 2022

Vinnie TWOPENS « Dès Ciney c’est gagné » 2/3

 


Je ne m'attendais pas à avoir autant de peine dans un acte aussi primitif que celui d'allumer un feu alors que je suis muni d'un briquet. Un emballage de pain et des branches de sapin me servent d'allume-feu, très vite il s'éteint. Je ramasse plus de petit bois et avec l'aide d'encore quelques rameaux de conifère, une belle flamme jaillit de l'obscurité. Un reste de riz et de chili préparé la veille réchauffé dans ma vieille gamelle sur le réchaud me servira de repas. Cette roborative pitance auprès du feu me déglace mal assis sur mon imperméable. Le bois de sapin de mes maigres fagots se consume vite.


Repu, j'éteins ma frontale et profite du spectacle des étoiles bien visibles loin des villes. Cela faisait un bout de temps que je ne m'étais plus laissé aller à la contemplation de la voie céleste.

N'y connaissant pas grand chose en astronomie, je repère seulement la Grand Ourse mais me délecte quand même de cette multitude de points lumineux de l'infini. Je profite des dernières calories émises par les ultimes braises mourantes tout en bouquinant. Une miction met un point final à la crémation et je me glisse dans mon sac de couchage.


Attentif aux moindres bruits, je n'arrive pas vraiment à trouver le sommeil entre le bêlement lointain d'une chèvre, le vrombissement des avions qui passent au dessus de ma tête toutes les dix minutes et les rares voitures sur la route proche. Ces sons s'espacent de plus en plus à mesure que la nuit avance.

 

J'ai carrément l'impression de ne pas dormir du tout, essayant de trouver une position confortable sur ce sol inégal et quelque peu pentu. Le froid se fait des plus mordants vers la fin de la sorgue et l'empilement de ma garde-robe au complet n'aura pas raison de mes frissons.



A la limite de mes facultés thermiques, l'aube finit par pointer le bout de son nez d'abord avec la mélopée du rouge-queue noir puis du rouge-gorge et du merle. Je me mets à me demander si les oiseaux n'ont jamais froid ? Le piaillement du faisan se joint au concert de l'aurore. Il est maintenant 7h00 et il va falloir donner un grand coup de motivation pour m'extraire des plumes et enfiler mes vêtements humides, chausser mes bottines trempées par la rosée.

 

Grelottant, je fais chauffer un café soluble que j'avale avec deux barres de muesli. La brume rampe à l'horizon lorsque y surgit soudain le soleil. Son ascension pour s'extraire du lointain est fulgurante et déjà ses rayons me parviennent. Malgré tous ces inconforts de la nuit, il n'y a que comme ça, me dis-je, qu'on peut assister au réveil de la nature et presqu'en faire partie.

Je remballe mon sac de couchage et secoue la toile de tente pour lui ôter son collier de perles de condensation. Son re­pliage complet achèvera ma remise à niveau calorifique.

 

A 8h00, le beffroi résonne, mon exode est imminent. J'enjambe quelques plaques de givre qui jouent à cache-cache avec le roi des astres. Brassant les herbes mouillées de mes pas, je rejoins le tracé du GR foulé la veille pendant 1km jusqu'à l'église de Failon. Je m'enfonce dans les brumes du vallon et des bois. La partition du récital avien débutée à l'aube comporte maintenant toutes les portées de l'orchestre, rythmée par les percussions des pics. Je m'avance dans une mise à blanc rendue fantomatique par le brouillard. Tels des corps sur un champ de bataille, des souches jonchent le sol éventré. Arrivé au hameau de La Foulerie et ses longues maisons en grès, je descends encore un peu plus à flan de colline dans le val. Ces sentes foulées jadis par Marie Pirsoul la reine des sorcières, auraient été le théâtre de ses rencontres avec le Diable. Des charmes et sortilèges se dégageraient encore de la ravine, peut-être ai-je croisé le che­min du Diable en voyant un lapin détaler à l'instant ? Version plus pragmatique, elle fut sans doute simplement une femme émancipée du joug patriarcal, une "originale" qui prodiguait des remèdes à base de plantes pour aider les gens.


Elle fut brûlée vive par l'inquisition le 31 mars 1652 il y a presque 370 ans jour pour jour. Des habitants de Failon ont depuis 2012 lavé la mémoire de Marie en la requalifiant de martyre, de grand mère.



Je franchis la Somme et entame l'ascension d'un sentier encaissé. Les premières gouttes de sueur de la journée perlent et me picotent les yeux. Au sommet un rapace m'observe du haut d'un tas de fumier. Des tronçonneuses entonnent au loin leur macabre requiem sylvestre.

Tournant de 90° à droite pour pénétrer sur le tige de l'impressionnante propriété de Ramezée et son château du XVIIIème siècle marquant la limite entre le Condroz et la Famenne.

Un étrange pavillon octogonal dénote au milieu de cette abondante diversité d'essences, de haies taillées avec soin et de pelouses rasées de près. De précis élagages dans ces palissades végétales de thuya laissent parfois entrevoir la vaste bâtisse. De l'autre côté de la drève apparaît au bout du paysage le début des forêts de l'Ardenne nimbé d'évanescents nuages.

Un majordome qui se prélasse dans sa mini-jeep absorbé par son smartphone ne fait même pas mine de tourner la tête à mon passage. Sûrement est-il harassé par la masse de travail que demande l'entretien d'un tel espace ?


Tout en m'éloignant de cette nature domptée à travers un boqueteau je m'approche du Chêne au Gibet. Vénérable arbre classé de 5,5 m de circonférence auquel furent pendus quelques brigands du XVIIIème siècle.

Juste après dans une trouée alignée de miradors, je me mets à spéculer sur le gibier qui en cet endroit n'a aucune chance de salut. Quels stratagèmes l'Homme déploie pour satisfaire son goût du sang ! Quelle fierté peut-on tirer d'une pseudo régulation des espèces dites nuisibles quand on nourrit, élève des animaux pour justifier leur abattage ? Un peu comme à la fête foraine où "on repart toujours gagnant".

Plus loin même constat devant ces savants aménagements d'écluses et de chenaux qui alimentent des marais d'aquiculture.



A l'orée de Barvaux en Condroz, comme pour appuyer mes réflexions, rencontre inattendue avec 2 gros sangliers en virée. Un homme leur parle et leur ordonne de rentrer dans l'enclos orné de ferronnerie cynégétique. Je longe une route jusqu'à l'église et un modeste monument aux morts. Une dame sourit en relevant son courrier. Un remboursement qu'elle n'espérait plus ? Des nouvelles de parents éloignés ?

Une voie en asphalte cabossé me mène jusqu'à Porcheresse, charmant village aux maisons en vieilles pierres. Je me gratifie d'une plus longue pause sur un banc près de l'église pour manger une banane et même me faire chauffer un caoua. Après seulement 11,2 km, mes arpions commencent à se faire sonner les cloches. Tendant l'oreille à ce tintinnabule plantaire douloureux, je me maudis d'avoir enfilé hier matin ces vieilles chaussettes de l'armée en laine qui n'adhèrent pas bien aux pieds.

S'ensuit de grandes étendues de labours à perte de vue. Négligeant la variante vers Mozet (j'y reviendrai), je m'engage dans de longues lignes droites rébarbatives parfois égayée par la traversée d'une futaie.

Re-ligne droite avant un beau chemin forestier qui s'élève vers les crêtes. Les champs retournés sont recouverts d'une poudre grisâtre comme du ciment. Dès que je dépose mon sac, j'ai l'impression de m'envoler. Je bifurque devant le bourg de Scoville où je n'aperçois pas d'échelle…

Le village d'Achet se dévoile, un couple d'étourneaux se chamaille, l'accent du "bonjour" sonne déjà dinantais. Je traverse le Bocq pour me reposer sur un banc face à une chic demeure près de l'église pour dîner de tartines. Tiraillé entre la performance et la flânerie, je m'interroge sur la faisabilité d'atteindre Ciney en 3h alors qu'il me reste 16km à parcourir. Je décide que je ne vais pas cavaler et simplement profiter des paysages, du beau temps et peut-être même d'un verre en terrasse si l'occasion se présente.

 

(Vinnie Twopens)