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dimanche 29 octobre 2023

Ivan BOUNINE « Le village »

 


Dans le cadre du challenge « Les classiques c’est fantastique », le thème du mois, qui ouvre de grands perspectives, est un (ou plusieurs) ouvrage à présenter issu des palmarès de Prix Nobel de littérature ou Prix Goncourt, autant dire que l’éventail est large. Moka et Fanny des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores ne manquent décidément pas d’inspiration ni de ressources pour dégoter des thèmes attractifs. Je possédais depuis, disons, quelques années, ce roman de Ivan BOUNINE, premier russe à avoir obtenu le Prix Nobel de littérature (en 1933), l’occasion m’était donné de l’explorer.

Ce roman est le premier de l’auteur. Et il est d’un intérêt tout au moins littéraire quant à sa forme et son contenu. Écrit en 1909, il n’est pas encore l’un de ces romans aboutis dont la littérature russe a fait œuvre. Cependant, il est bien plus qu’une esquisse, il est même un véritable exercice de style.

Les frères Krassov, Tikhon et Kouzma, ont grandi ensemble, puis se sont brouillés, ont tracé leur chemin, chacun de son côté. À 50 ans, Tikhon, sans enfants (sa femme Nastasia Pétrovna a plusieurs fois accouché d’enfants morts), tient une auberge, tandis que Kouzma, se revendiquant anarchiste, vient de faire publier un recueil de poésie. Tikhon l’embauche comme administrateur et parallèlement tombe amoureux d’une jeune femme dont le mari est subitement mort. D’ailleurs, l’a-t-elle ou non empoisonné ? Tikhon entretient des relations explosives avec ses moujiks, Kouzma en est témoin, triste et impuissant.

« Le village » n’est pas fait d’un bloc, il est une analyse dans son jus des mœurs de la Russie rurale et profonde du début du XXe siècle. Mais il est loin de l’enjoliver ! Bien au contraire, il tire à boulets rouges sur ces mentalités considérées comme dépassées. Les dialogues sont en langue populaire, forts de nombreuses apostrophes pour couper les mots, comme s’ils étaient mâchés et recrachés par ceux qui les prononcent. On peut y voir l’influence de Nikolaï LESKOV, romancier russe à l’atmosphère rurale marquée, mais sous l’emprise d’une poésie envoûtante : « La pluie se calmait, le soir tombait : devant la télègue, sur un pacage vert, un troupeau galopait vers les isbas. Une noire brebis aux jambes fluettes s’était écartée, et une femme la poursuivait, se couvrant de sa jupe mouillée, pieds nus, montrant de blancs mollets lustrés. À l’ouest, au-delà du bourg, le ciel s’éclaircissait ; à l’orient, sur le fond poudreux et moiré d’une nuée, au-dessus des blés, deux arcs décrivaient leur courbe, verts et violets. Une senteur dense et moite venait des herbes champêtres, une odeur tiède – des habitations ».

BOUNINE (1870-1953) ne rangeait d’ailleurs pas cette œuvre dans la catégorie ‘Roman‘, il y voyait plutôt comme une longue poésie en prose. Et c’est vrai que la langue narrative est riche, dense, précise, musicale, exactement à l’opposé des dialogues. BOUNINE décrit par exemple avec force détails une foire aux bestiaux ainsi que les échanges verbaux des protagonistes, les deux styles tranchent, se font face. L’auteur semble n’avoir aucune empathie pour ces villageois qu’il décrit parfois de manière abrupte, proche de la caricature, alors que ses deux personnages principaux, les frères Krassov, sont emplis de mélancolie, regardant avec nostalgie leur lointain passé.

Les repères concernant la date approximative de l’action sont rares mais assez nets : préparation de la guerre entre la Russie et le Japon (débutée en 1904), prémices puis fin de la révolution de 1905, dissolution de la Douma (en 1907). Ce qu’a voulu faire BOUNINE ici est sans doute de tester son style. En effet, l’intrigue est légère, presque inexistante. En revanche les longues phrases magnifiques par leur enrobé sont nombreuses, leur musicalité est bien présente, même si la traduction de Maurice PARIJANINE (de 1922), par ailleurs fort bien exécutée, ne reflète sans doute pas toute l’ardeur de ce travail. L’action ouvre pas mal de portes quant à une piste de scénario, mais les referme aussitôt : beaucoup de questions sont soulevées, aucune réponse n’est proposée, le roman reste constamment en suspens, ce qui peut en gêner en partie la lecture.

Les villageois de BOUNINE sont cruels, racistes, ils s’organisent pour faire expulser des exploitations les travailleurs non natifs de la région pour les faire remplacer par des locaux. Dans ces coins reculés, on tombe malade, on ne peut pas se soigner. Les chapitres sont brefs, mais le tout souffre parfois d’une certaine longueur pour montrer peut-être un peu impudiquement une population rurale à l’agonie, comme le régime d’alors (qui tombera huit ans plus tard, c’est-à-dire presque le lendemain).

BOUNINE amorce la révolution manquée de 1905, ne s’y attarde pas, fait miroiter des horizons sur la pensée socialiste révolutionnaire, les referme aussitôt, ce n’est pas le but de ce roman. Il esquisse, s’en contente, se focalise sur son style, les impressions, dépeint la société villageoise à la façon d’un impressionniste, presque sans héros, à part ces deux frangins qui ne crèvent pas non plus « l’écran » de leur présence. BOUNINE cherche visiblement à se rassurer, à se montrer qu’il est capable de fournir une œuvre littéraire pouvant se faire remarquer. Il semble déjà en partie affranchi de l’influence théâtrale et burlesque de GOGOL même si elle se fait encore sentir avec force par moments, débarrassé également en partie des formes presque naturellement imposées pour la littérature russe par DOSTOÏEVSKI ou TOLSTOÏ. Il a trouvé un style même si le fond est encore un peu brouillon.

Si vous ne connaissez pas la littérature russe, il n’est peut-être pas du tout judicieux de la découvrir par l’entremise de ce titre, qui ne la repréente pas particulièrement. Même réflexion si vous ne connaissez pas BOUNINE, ce n’est pas son œuvre la plus significative. BOUNINE fut le premier écrivain russe à recevoir le Prix Nobel de littérature, c’était en 1933, il était alors exilé en France, il ne rejoindra jamais sa Russie.

« Le village » existe en version numérique et petit prix aux éditions Bibliothèque Russe et Slave, les éditions Ginkgo l’ayant réédité récemment en version papier.

https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

(Warren Bismuth)



mercredi 27 janvier 2021

Alexei PISSEMSKI « Mille âmes »

 


Alexei PISSEMSKI (ou PISEMSKI) possède deux points communs d’envergure avec DOSTOÏEVSKI : mêmes années de naissance et de mort (1821-1881). PISSEMSKI est même décédé seulement quelques jours avant DOSTOÏEVSKI. Cette remarque n’est pas innocente. En effet, ce « Mille âmes » pourrait être comparé aux longs romans de DOSTOÏEVSKI par son ambiance, son message et sa psychologie fouillée des personnages. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de PISSEMSKI, il est grand temps de le redécouvrir.

 

Dans une petite ville russe appelée ici E…, Pierre Mikhaïlitch Godnieff est un principal de collège prêt à partir à la retraite. Veuf, il a une fille, Nastenka, en âge d’être mariée. Vient un certain Kalinovitch, jeune homme ambitieux qui va remplacer Godnieff à son poste. Très rapidement, il s’éprend de Nastenka, alors que Godnieff voit en lui un homme quasiment parfait et que le frère de Godnieff, Phlégont Mikhaïlitch, capitaine en retraire, se met sournoisement à espionner le couple dès ses premiers balbutiements.

 

Kalinovitch s’essaie parallèlement à la littérature, venant d’écrire une nouvelle. Godnieff lui propose de l’aider à la faire publier. Ce sera bientôt chose faite. Mis le pied à l’étrier, Kalinovitch, par ailleurs noceur et amateur de jeunes femmes, s’expatrie à Saint Pétersbourg (alors capitale de la Russie) afin d’y faire les bonnes rencontres littéraires. Il abandonne Nastenka, celle qu’il a pourtant promis d’épouser, mais il fuit également son nouveau poste de principal.

 

« Mille âmes » est sans conteste l’un de ces grands romans russes du XIXe siècle. S’il est à rapprocher de DOSTOÏEVSKI, ce serait peut-être avec l’œuvre « Humiliés et offensés » (d’ailleurs écrite une poignée d’années après « Mille âmes ») qu’il y aurait le plus de similitudes. Roman de mœurs de la société russe du milieu du XIXe siècle, il s’inscrit dans la tradition de romans amples tel « Les Golovlev » de Mikhaïl SALTYKOV-CHTCHEDRINE, même si ce dernier sera écrit deux décennies plus tard. Quant aux évocations de bals, elles peuvent bien évidemment faire penser à TOLSTOÏ.

 

Rédigé en 1858, « Mille âmes » est aussi l’une des dernières œuvres écrites en Russie avant la fin du servage (qui interviendra trois ans plus tard). Mais il est avant tout le roman des prémices du délitement tsariste. Roman fresque, il suit quelques personnages sur toute leur carrière, les montre vieillissant comme semble l’être la société russe en partie représentée par ce Kalinovitch, calculateur, manipulateur, sacré coquin, menteur et opportuniste.

 

Cette étude de moeurs très aboutie est aussi un roman sentimental, mais en version russe, c’est-à-dire sombre, pour ne pas dire désespéré. Il est celui de liaisons manquées, de l’arrivisme égocentrique, des mensonges, des manigances et des tromperies. D’un roman agréable mais sans beaucoup d’aspérités, il se transforme tout à coup à la moitié du volume en roman fleuve, intense et d’une noirceur toute russe. Il est une étude de la Russie de son temps : « Vous aurez beau dire, moi, je considère le fonctionnarisme comme un dieu cruel auquel s’immolent chaque année des centaines de jeunes intelligences ».

 

PISSEMSKI, malgré un fond tout en désenchantement, choisit cependant la tangente du cynisme et de la causticité : « Enfin, à Pétersbourg, ce ne sont pas les coureurs de dot qui manquent : il y a déjà des généraux, des aides de camp de l’empereur qui se sont mis sur les rangs… ». Car oui, comme tout grand roman russe qui se respecte, « Mille âmes » nous plonge au cœur de la politique, de la bureaucratie, et ce n’est pas toujours très joli à voir, même si l’aspect théâtral allège et en même temps habille le propos. Roman bavard mais dans le bon sens du terme, puissant, analysant finement un peuple et ses gouvernants, il fait pourtant partie des oubliés de l’Histoire. En effet, pour la France, sa dernière version papier date de… 1886 ! La traduction de Victor DERÉLY, quoique imparfaite, semble la seule disponible en langue française. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a réédité cette œuvre forte et impitoyable il y a quelques années en version numérique d’après la traduction de 1886. Sur leur site, il est également disponible en version pdf si vos yeux sont suffisamment musclés pour lire sur écran ces 600 pages saisissantes.

http://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

(Warren Bismuth)

dimanche 24 janvier 2021

Karel ČAPEK « R.U.R. » + « La guerre des salamandres »

 


Pour célébrer la participation de Des Livres Rances à un challenge interblogs initié par les blogs Au milieu des livres (lien direct vers le défi mensuel « Les classiques c’est fantastique ») et Mes pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le sujet « Big brother is watching you », deux chroniques au menu du jour.

Karel ČAPEK est un écrivain tchèque (on disait alors tchécoslovaque) aujourd’hui un peu oublié, mais qui pourtant fut reconnu dans la première partie du XXe siècle. J’ai choisi de présenter deux de ses œuvres ensemble car elles me paraissent complémentaires, pourraient même être vues comme une série. Deux formats différents, théâtre et roman, pour un sujet commun : l’avidité, la folie des hommes dans le développement de la science, mais traitée ici en science fiction sauce anticipation. Et surtout deux immenses chefs d’œuvre de la littérature, deux gifles monumentales.


« R.U.R. » est une pièce de théâtre écrite en 1920 et originellement sous-titrée « Comédie utopiste en trois actes et un prologue ». La présente version en est la première traduction française, datant de 1924. Dans cette traduction, la version choisie pour l’extension du sigle est « Rezon’s Universal Robots » (il existe plusieurs traductions différentes). Le contexte : « R.U.R. » se déroule dans le futur, alors qu’une usine, dirigée par un certain Domin, vient de mettre sur le marché des humanoïdes, c’est-à-dire des machines ressemblant traits pour traits aux hommes. Ce sont des Robots. On peut sourire de ce terme aujourd’hui, en ayant vu défiler tant et tant. Pourtant, dans cette pièce, non seulement le nom prend une majuscule, mais c’est la première fois qu’il est publié ! En d’autres termes, le mot Robot est inventé dans cette pièce, même si l’idée de départ vient de Josef, le frère de ČAPEK.

Des humanoïdes donc. Fabriqués à des centaines de milliers d’exemplaires pour servir l’Homme, faire les besognes à sa place, les travaux ingrats. Les patrons se les arrachent car leur main d’oeuvre, et pour cause, est bon marché, de plus l’utilisation de Robots pourrait dans un proche avenir rendre l’homme oisif et jouisseur : « Avant dix ans, les Rezon’s Universale Robots auront fait tant de froment, tant de tissus et de tout, que nous dirons : les choses n’ont plus aucune valeur. Que chacun prenne ce dont il a besoin. Il n’y a plus de misère. Oui, ils seront sans travail. Mais il n’y aura plus de travail du tout, car les machines vivantes feront tout. Les Robots nous vêtiront et nourriront. Les Robots feront des briques et construiront des maisons pour nous. Les Robots écriront pour nous des chiffres et balaieront nos escaliers. Le travail sera supprimé. L’homme ne fera que ce qu’il aimera faire. Il sera débarrassé des soucis et de l’humiliation du travail. Il ne vivra que pour se perfectionner ».

L’usine R.U.R. est devenue une vraie curiosité. Ainsi, Hélène, la propre fille du Président du pays va visiter la fabrique. Seuls des Robots y travaillent, exceptés les décisionnaires, c’est-à-dire une poignée de dirigeants. Hélène est membre de la Ligue pour l’Humanité et, à ce titre, souhaiterait que les Robots soient traités comme des humains et non comme des machines. Pourtant les Robots ne semblent avoir ni âme ni sensations.

Ellipse. Dix années ont passé, les Robots ont été perfectionnés, ont même été armés. Ils ont participé à tant de guerres, tué tant d’humains, répondant à des ordres, soldats obéissants et efficaces. Ils ont envahi les lieux de travail. L’Homme devenu inutile a fini par s’ennuyer, la natalité a drastiquement baissé, rendant l’espèce humaine en danger. « On ne daigne même plus allonger son bras pour prendre la nourriture, on la leur met droit dans la bouche pour leur éviter de se lever. Ah ! Ah ! Les Robots de Domin se chargent de tout ! Les femmes n’engendreront pas pour les hommes qui sont devenus inutiles ».

Parallèlement, les Robots se sont émancipés, « humanisés », réclamant leur part de pouvoir, se montant en syndicats. Ils représentent un dixième de la population mondiale.

Le vent tourne. Les Robots se révoltent et leurs inventeurs, les dirigeants de l’usine R.U.R. doivent mettre fin à la jacquerie, alors que désormais les Robots existent depuis une trentaine d’années seulement. Le manuscrit de fabrication des Robots existe en unique exemplaire, or lui seul peut permettre de continuer à développer les humanoïdes…

Ne nous y trompons pas : « R.U.R. » n’est pas un simple récit de science fiction, il est surtout un pamphlet politique et social pacifiste. Écrit au lendemain de la première guerre mondiale, il se dresse contre les guerres, contre les ventes d’armes internationales. Il est une revendication humaniste allégorique et puissante. En somme, en quelques dizaines de pages, il peut être vu comme un petit chef d’oeuvre d’intelligence appuyé par une fin épique. Une dystopie, sans aucun doute, mais sur un ton drôle, qui cependant s’aggrave au fil des pages. Cette pièce de théâtre est un véritable coup de maître, l’un de ces textes qui changent la littérature, à l’instar d’un « Nous » du russe ZAMIATINE, dystopie sortie la même année, et qui pour sa part a influencé ORWELL pour son « 1984 » (écrit près de 30 ans plus tard !) et HUXLEY pour « Le meilleur des mondes ». « R.U.R. » est incontestablement une pierre à l’édifice de la future littérature contre-utopique. La version proposée est la numérique de la Bibliothèque russe et slave, à partir d’une traduction de 1924.

https://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

16 ans après « R.U.R. », en 1936 ČAPEK reprend en quelque sorte son chantier, en format roman, c’est-à-dire plus ample, plus ambitieux, plus spectaculaire, plus varié aussi.

Le livre démarre comme un gentil petit roman d’aventures sans prétention. Un capitaine de cargo au long cours, Van Toch (que l’on pourrait penser échappé d’une histoire de Robert-Louis STEVENSON), alors à la pêche d’huîtres perlières, se trouve nez à nez avec des sortes de bêtes du diable près de l’île de Tana Masa. Bestioles d’allure hybride, un peu poissons, un peu mammifères, avec des caractéristiques tout humaines. Cette découverte va faire basculer le monde.

En plein été, et alors que la planète semble se reposer sur ses lauriers, deux journalistes partent en chasse de scoops afin d’alimenter leurs colonnes. Ils ont vent de cette découverte d’animaux antédiluviens par le capitaine. Sont-ce des lézards ? Quoi qu’il en soit, les reporters rencontrent Van Toch. Qui souhaiterait apprivoiser ces animaux. Qui par ailleurs ne va pas tarder à quitter le plancher des vaches. Alors que les animaux vont enfin être appelés salamandres.

Dans ces personnages hauts en couleur se distinguent quelques figures, notamment celle d’une femme de théâtre, dans un roman lui-même fortement imprégné de jeu théâtral. Elle assiste à l’évolution de ses salamandres, des êtres qui savent parler et apprendre par cœur, les journaux notamment. Un vaste projet de développement et d’exploitation de la main d’œuvre des salamandres est monté. Il va falloir fabriquer des salamandres qui accompliront les travaux les plus pénibles à la place de l’homme. Elles sont endurantes, solides et pleine d’ardeur. Des élevages vont se former un peu partout.

« Grâce à leur instinct naturel et à leur remarquable sens technique, les salamandres se prêtent surtout à la construction de digues, de levées et de brise-vagues, à creuser des ports et des canaux, à nettoyer les bas-fonds et à déblayer les voix fluviales ; elles peuvent contrôler et aménager les côtes, élargir les continents, etc. Dans tous ces cas, il s’agit de grands travaux, exigeant des centaines et des milliers de travailleurs ; des travaux si étendus que la technique la plus moderne ne s’y attaquera que lorsqu’elle disposera d’une main d’œuvre infiniment bon marché ».

D’un ton léger, aventurier, délicieusement kitsch, pas très éloigné d’un Jules VERNE aux accents H.G. Wellsiens, le récit se dramatise tout à coup, pour devenir parfois étouffant. Un certain Povondra a permis la publicité sur cette découverte majeure. Depuis, il collectionne chaque coupure de journaux en faisant état. Il possède une véritable encyclopédie chez lui et réalise pleinement l’essor des salamandres, leur potentielle révolte, car « Seuls les puissants de ce monde peuvent faire le bonheur des autres sans dépenser un sou ».

La prolifération des salamandres entraîne une refondation totale de la société. Elles se multiplient tellement qu’elles ont de plus en plus besoin d’espaces côtiers vitaux, donc elles rognent les côtes, font des canaux pour obtenir plus de place. Elles se comptent désormais en plusieurs dizaines de milliards d’individus, se rebellent contre l’homme, totalement dépassé par ce que pourtant il a développé.

 ČAPEK sait se faire philosophe et sociologue : « L’homme est-il, a-t-il jamais été capable de bonheur ? L’homme certes, comme tout être qui vit, mais pas le genre humain. Tout le malheur de l’homme réside dans le fait qu’il ait été obligé de devenir l’humanité ou qu’il l’est devenu trop tard, quand il s’était déjà irréparablement différencié en nations, races, croyances, castes et classes, en riches et en pauvres, en hommes éduqués et en ignorants, en maîtres et en esclaves. Rassemblez de force en un même troupeau des chevaux, des loups, des brebis, des chats, des renards et des biches, des ours et des chèvres ; parquez-les dans un même enclos, forcez-les à vivre dans cette mêlée insensée que vous appellerez l’Ordre Social et à respecter les mêmes règles de vie ; ce sera un troupeau malheureux, insatisfait, fatalement divisé, où nulle créature ne se sentira chez elle ».

Ce récit, à première vue de science fiction, est en fait un puissant roman politique. En 1936, ČAPEK voit son pays la Tchécoslovaquie de plus en plus menacé par l’Allemagne nazie. Les salamandres du livre, c’est le peuple tchécoslovaque, le nazi étant représenté par l’homme. Dans cet ouvrage, ČAPEK imagine l’invasion du pays par les forces ennemies (qui se réalisera un peu plus de 2 ans plus tard). « La guerre des salamandres » est un pur chef d’œuvre tout en variations : de roman d’aventures quasi picaresque aux accents théâtraux, il se transforme en récit d’anticipation, allégorique sur la politique européenne de son temps, sous couvert de science fiction. Il se fait aussi visionnaire et en fin de volume, l’auteur Karel ČAPEK se met en scène dans un style d’essayiste : en effet, il s’interroge sur la chute de son roman, la jugeant trop dure, il fait part de ses pensées, ses ressentis. « La guerre des salamandres », pour tout ceci, est une clé majeure de la littérature dystopique du XXe siècle. Souvent réédité, il le fut par exemple en 2012 par les éditions Cambourakis.

Mais son histoire ne se termine malheureusement pas là. Les ténors nazis verront la moutarde leur monter au nez après diverses parutions de livres de ČAPEK, dont cette « guerre des salamandres ». Ils mettront tout en œuvre pour le détruire. En 1939, ils arrêtent ČAPEK, ignorant qu’il est décédé l’année précédente. C’est Josef, son frère, qu’ils traînent, croyant avoir à faire à Karel. Josef est déporté, il mourra en détention quelques années plus tard, pris pour son frère.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 13 février 2019

Fyodor RECHETNIKOV « Ceux de Podlipnaïa »


Nous détenons ici une rareté pour plusieurs raisons. Ce roman du russe RECHETNIKOV (1841-1871) est le seul qu’il a écrit (terminé en tout cas), il fut peu traduit et donc peu édité. Mieux : il aurait pu ne jamais voir le jour, puisqu’en 1863 un jeune écrivain de 22 ans envoie un manuscrit à un éditeur qui, immédiatement intéressé, voudrait le publier. Or l’écrivain n’a laissé aucun contact accompagnant le manuscrit, et l’éditeur devra faire passer une annonce sur le journal local afin de retrouver l’auteur du roman, un certain Fyodor RECHETNIKOV.

Rien que la traduction du prénom de l’auteur prête à confusion, comme souvent chez les russes : tantôt écrit Fyodor, Tantôt Théodore, mais aussi Fédor, Fiodor, Teodor, Theodor, faites votre choix !

Sans être l’un des chefs d’œuvre incontestés de la littérature russe, ce roman présente quelques aspects intéressants. D’une part car, comme écrit plus haut, il émane d’un jeune auteur de 22 ans, inconnu, timide, effacé. Il arrive à une période où peu de grands auteurs russes ont percé. Si POUCHKINE et GOGOL sont déjà morts et que TOURGUENIEV a déjà écrit pas mal de romans, DOSTOIEVSKI n’a encore à cette date écrit aucun de ses grands romans (« Humiliés et offensés » écrit en 1861 n’est pas, et de façon parfaitement injuste, considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre), et TOLSTOI vient juste de boucler son premier roman (loin d’être son meilleur) : « Les cosaques ». En replaçant ce texte de RECHETNIKOV dans son contexte, il peut apparaître comme une nouveauté, l’un des premiers chaînons de l’épopée littéraire romanesque russe moderne.

La trame est assez simpliste : deux amis du village de Podlipnaïa en Sibérie, Pila et Syssoïko, après bien des malheurs dont des morts parmi leurs proches (la fille de Pila notamment) et une redoutable misère, après avoir crevé de faim et bouffé des écorces au sens propre, vont trimarder afin de devenir Bourlaki, c’est-à-dire constructeurs de grosses barques servant à transporter les vivres et autres matériaux en tous genres sur les rivières et fleuves russes, d’autant que Pila est un homme robuste, de ce fait d’ailleurs considéré comme un sorcier et craint, sauf par sa femme Matriona, fainéante et envahissante. Derrière la noirceur du quotidien et de la situation, une ambiance bon enfant, légère même.

Ce roman peut se lire comme un roman d’aventures. Les péripéties des deux acolytes sont nombreuses et parfois drôles, les liens entre Pila et ses enfants, présents sur le même chantier, s’aggravent au fil des pages, jusqu’à devenir presque détestables. Attention, l’écriture n’est pas soignée, elle sort sans filtre, sans chichis, sans fioritures, les phrases ne sont pas toujours très équilibrées, les redites, les répétitions sont nombreuses, mais l’atmosphère à la GOGOL pour ses écrits ruraux respire une Russie rustique et arriérée, une paysannerie découvrant le monde. Lorsque nos villageois vont être confrontés au progrès, ils vont restés bouche bée à de nombreuses reprises, ils vont y voir le diable, dans cette Russie très croyante. Les superstitions sont nombreuses, les rites respectés, déifiés.

RECHETNIKOV a laissé peu de traces dans la littérature, et pour cause : après cet essai pas si mauvais en fin de compte, il va entamer un autre roman, mais frappé par la maladie, il disparaît à moins de 30 ans en 1871, sans l’achever. Sa vie aura été faite d’injustices, d’abandons, de raclées, de larcins. RECHETNIKOV est l’un des premiers romanciers russes à être de basse extraction, à avoir côtoyé la misère au jour le jour, c’est ce qui fait de son texte un témoignage plus qu’un roman. Et même s’il souffre de maladresses de jeunesse ou d’inexpérience (écrit à 22 ans je le rappelle), il est à prendre comme tel pour rendre au mieux le vrai sens de la vie rurale dans ce XIXe siècle perturbé. La fin est très bien menée, faisant de ce roman un écrit qui n’est pas à négliger pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la littérature russe. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a sorti une version epub de ce livre déjà paru à plusieurs reprises en version papier, la dernière étant l’œuvre des éditions de Syrtes en 2011. Phénomène curieux : en 1967, les éditions Rencontre de Lausanne ont fait paraître ce roman, couplé avec l’excellentissime « Les Golovlev » de SALTYKOV-CHTCHEDRINE (que je ne saurais trop vous conseiller). Le lien n’est pas évident à déterminer entre les deux oeuvres, mais pourquoi pas après tout. Un roman de RECHETNIKOV pour les aspects anecdotiques et historiques, à replacer absolument dans son contexte avant de l’entreprendre, c’est aussi le seul récit traduit disponible de l’auteur.


(Warren Bismuth)

dimanche 3 février 2019

Stefan ZWEIG « Dostoïevski »


Pas vraiment une biographie. Certes quelques éléments distillés, du privé, de l'intime, mais ce texte des années 1920 est avant tout une étude de l'écrivain DOSTOIEVSKI (1821-1881), pas de l'homme privé, une analyse de DOSTOIEVSKI, mais à travers les personnages sortis de son imagination. ZWEIG (1881-1942), en idolâtre convaincu, « vend » son DOSTOIEVSKI à la perfection. Il lui rend vie, tout comme à ses personnages les plus remarquables et inoubliables.

Une analyse de l’œuvre toute en puissance, un style élevé, enlevé. ZWEIG s'est tout particulièrement comporté comme si DOSTOIEVSKI, par l'au-delà, puisse lire un jour ces lignes. ZWEIG se sent petit, minuscule, faible devant l'épaisseur du travail de toute une vie de l’auteur russe. DOSTOIEVSKI, l'athée recherchant désespérément Dieu sans jamais le trouver, DOSTOIEVSKI qui aimerait aimer Dieu et les hommes. DOSTOIEVSKI qui a souffert comme personne, qui a connu plusieurs vies en une seule, qui aurait dû mourir jeune, qui a pourtant été gracié, à l’ultime instant, sur le poteau d'exécution, envoyé au bagne à la place. Il en restera traumatisé. Il est difficile de lire DOSTOIEVSKI sans avoir cette partie de sa vie en tête.

Les personnages de ses livres défilent comme des fantômes, mais attention : peut-être pour la première fois dans l'histoire de la littérature, l'auteur leur donne un fort aspect psychologique, ils ne sont ni bons ni mauvais mais faits de plusieurs âmes, de plusieurs peaux, de plusieurs gènes. Jamais un écrivain n'est allé si profondément, si entièrement aux tréfonds de la complexité humaine. DOSTOIEVSKI est plus psychologue que n'importe quel psychologue de métier, comme une vocation transformée en don. Il cherche la lumière dans chaque être, n'y trouve pourtant que les ténèbres, qui s'obscurcissent de plus en plus. Ses personnages évoluent dans la misère, le doute, la crasse, l'alcool, le vécu tragique, le poids de la vie, la maladie, les couples qui périclitent ou n'existent jamais, la recherche de Dieu, la recherche de la vérité au milieu de miasmes et de fumées toxiques.

Toujours la souffrance, la noirceur, les immeubles pourris, crados, sombres, les escaliers branlants, les appartements spartiates aux chaises boiteuses, tables bouffées par les vers, meubles fatigués, parquets moisis, livres entamés par les mites. Un visuel unique des personnages, leurs figures imaginées par le lecteur (DOSTOIEVSKI donne sur ce point toujours très peu d'indices, rendant le lectorat actif et imaginatif).

Oui DOSTOIEVSKI a souffert, ZWEIG tient bien à mettre ce point en lumière. Pour lui cela explique la suite. DOSTOIEVSKI n'aurait pas pu vivre autrement, pas pu écrire une œuvre différente, peut-être la plus puissante de toute la littérature mondiale. Tous ses personnages, en étant fondamentalement différents les uns des autres, tendent au même idéal inatteignable : la rédemption. Mais ils ne croisent que le chaos, la vilenie, la merde.

Peut-être que DOSTOIEVSKI est le père spirituel dans l'imaginaire de ZWEIG, ce dernier né la même année que celle de la mort de l'écrivain russe, une sorte de continuité.

L'écriture de ZWEIG est un joyau, il vibre en DOSTOIEVSKI, il se laisse emporter par le flot de son œuvre, le tutoyant même à la fin de son étude, l'attendant, le rendant coupable d'un nouveau mode de pensée ancré à jamais. Il est impossible de choisir la moindre phrase de cette biographie, chacune est un élément entier du travail de ZWEIG pour qui DOSTOIEVSKI est le maître incontesté, indéboulonnable. Cette étude était sortie dans un recueil, « Trois maîtres », comportant trois analyses, avec celle sur BALZAC et DICKENS (mais rien que l'étude sur DOSTOIEVSKI prend la moitié du volume, c’est dire la place très spéciale que ZWEIG lui donnait). Mais cette étude était également sortie séparément, la première fois en 1928, puis en 1932, autant dire il y a trop longtemps. Chaque fois, c’est la traduction d’Henri BLOCH qui fait foi, inaltérable, jamais défiée. Cette fois-ci c'est la Bibliothèque Russe et Slave qui ressort en ce début d'année 2019 cette subtile et envoûtante analyse en version e-book, toujours avec la même source de traduction. Impossible, pour tout admirateur de DOSTOIEVSKI, de ne pas se laisse tenter puis chavirer.


(Warren Bismuth)

dimanche 20 janvier 2019

Ivan CHMELIOV « Le soleil des morts »


Ivan CHMELIOV n’est pas précisément connu pour être l’un des grands romanciers de la Russie post-révolutionnaire. Et pourtant. Dans « Le soleil des morts », il décrit ce qu’il a vu : la Crimée de 1921-1922, juste après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks et alors que la Russie s’appelle désormais depuis quelques mois seulement l’U.R.S.S. Les premières exactions ont commencé, la guerre sans nom est entamée, la famine s’invite à table, le sport national deviendra la survie, et ce n’est pas un euphémisme. L’armé rouge semble aux portes de chaque isba afin de surveiller chaque citoyen et exécuter sans sommations chaque être suspecté d’être contre-révolutionnaire.

Ce qui frappe dans ce roman résolument politique qui pourrait aussi être considéré comme un long poème de prose dans ses parties narratives (d’ailleurs le narrateur n’est autre que le double de CHMELIOV), c’est l’humain réduit au même niveau que l’animal. La Crimée est rurale, les animaux de ferme sont nombreux, font partie du quotidien. Dans le récit ils prennent une très grande place et possèdent même autant d’importance que leurs maîtres, comme s’il fallait absolument supprimer la notion de propriété et d’humanité. CHMELIOV va plus loin : le monde qu’entoure chaque citoyen est un tout : la nature, les minéraux, même les constructions de l’homme semblent humaines, semblent parler, s’être résignées, tout comme le bétail, tandis que les armes vont parler, elles aussi. « On ne peut pas penser : portes grandes ouvertes, le désert crie. La vache meugle d’un meuglement qui sort de ses entrailles ; une carabine détone dans la montagne : elle cherche quelqu’un ».

Les chevaux sont abandonnés, crèvent agonisants et affamés sur les bords des chemins. Le paysage : de misère, post-apocalyptique, plus rien ne repousse, la nature semblant avoir été assassinée elle-même, anéantie, apathique. Chaque contact physique de jadis avec un objet aimé est remémoré presque comme une relation charnelle : « Mes livres… J’y pense souvent ! À l’entrée de ma maisonnette, ils forment en un coin sombre une pile abandonnée. Mes livres « de chevet » ! Les regarder fait mal. Et ils sont déjà « déportés » eux aussi quelque part. La patte sanglante s’est étendue sur eux ». Cette patte sanglante, le pouvoir, l’armée rouge, qui a déjà presque tout pris : une partie des animaux pour se les bouffer, les biens pour se les garder ou les revendre. Juste un exemple : plus grand monde en Crimée en 1921 ne porte guère de montre, tout a été pillé, connaître l’heure est devenu inutile puisque la (proche) fin de l’histoire est connue. Même les arbres, majestueux pourtant, ne résistent pas à la folie, ils préfèrent mourir eux aussi, ne pas voir la suite.

Et pourtant, les communistes avaient promis : la propriété, la décence, la liberté, le partage, le repos. Tout l’inverse en fait. Paysage de désolation, de déshumanisation, malgré les tatares, implantés là, qui voudraient bien aider, mais qui crèvent aussi. Alors on se met en tête que seule la nature résiste : « Tous mes sens sont aiguisés et fins… Je sens même les pierres et puis converser avec la route vide. Elle me raconte maintes choses… Peut-être me fondrai-je bientôt avec le tout et n’aurai-je plus de limite… ». Des souvenirs, des bribes, en forme de regrets : « Ce qu’on en a tué de monde !... Où est-elle donc, la justice ? Et c’est pourtant par nous-mêmes qu’elle a été démolie… » On dirait un enfant qui a cassé ses jouets. Et puis les arrestations, les humiliations, la torture, les exécutions, c’est le pain quotidien, et c’est même le seul pain puisque la famine est immense, cheffe de meute désespérée. On repense au poète LOMONOSSOV, on voudrait transmettre ses vers. Mais l’apocalypse, mais l’avenir assassiné, mais la déshumanisation. D’ailleurs, les personnages de ce roman glacial deviennent presque secondaires, se ressemblant dans leur perte, dans cette logique impitoyable de La destruction, la sélection, matérialisés dans la nature, près des précipices.

Ce texte d’une grande richesse et d’une rare densité est intéressant à plus d’un titre : Il est sans doute l’un des premiers romans à parler du régime bolchevik et de l’U.R.S.S. qui vient tout juste de se former quelques mois auparavant (écrit à peu près en même temps que « L’année nue » de PILNIAK). En outre, ce qui pourrait passer pour un roman d’anticipation très dystopique est en effet la réalité telle que la voit CHMELIOV de sa fenêtre, il est en Crimée durant cette année terrible de 1921-1922, il voit crever les siens autour de lui, il voit les animaux errants. S’il a cru à la révolution de février 1917, il a rapidement déchanté à celle d’octobre. Il rêve d’un monde meilleur, il ne voit que misère « Assis sur un tertre, je regardais, par-delà la vie des morts. Quand le soleil se couche, la chapelle du cimetière flamboie magnifiquement. Le soleil rit aux morts. Je regardais, en résolvant le problème vie et mort. Le miracle peut-il exister ? Le ciel s’ouvrira-t-il ? Et existe-t-il quelque part, ce ciel ? ». Il écrit ce roman désespéré alors que, invité par la famille BOUNINE, il vient tout juste de rejoindre le sud de la France en exil en 1923, il espère alors une terre promise, un Eden. Là aussi il déchantera bien vite : ignoré par les français et lui-même toujours aussi fasciné par le peuple russe, il finira seul et mal en point dans une profonde misère. Celui qui n’avait trouvé que la perdition en Russie devenue U.R.S.S. ne trouvera aucune libération en France, lui qui écrivait « Quand donc les pierres nous couvriront-elles ? ». Ce fut en 1950 pour lui, loin de son pays d’origine, après l’oubli. Peu de ses écrits ont été traduits en France, alors prenons ce « Soleil des morts » comme un don du ciel et savourons-le sans modération.

En bonus de cette chronique, la courte nouvelle « Sang étranger » dans laquelle un soldat russe, Ivan Cratchov, est fait prisonnier par l’armée allemande en pleine première guerre mondiale. Il va tomber amoureux, mais d’une allemande, Thérèse, elle-même promise à un officier allemand, Heindrich. Ivan n’aura de cesse de montrer la force physique des russes pour attirer l’œil de Thérèse qui ne semble pas indifférente. Il gardera précieusement un rouble de son pays natal dans une poche, comme un talisman. Jusqu’à ce qu’un drame se produise. Une nouvelle pessimiste, totalement empreinte de l’âme russe chère à CHMELIOV, elle fut écrite en 1922, donc sans doute pendant que CHMELIOV crevait de faim au fin fond de la Crimée. CHMELIOV est un auteur à retenir, à réhabiliter, nous en reparlerons ici. Pour les lectures présentées ici, reportez-vous d’urgence sur le superbe site de la Bibliothèque Russe et Slave, porteur de tant de talents oubliés, vous pourrez notamment y lire « Sang étranger » en intégralité et gratuité.


(Warren Bismuth)

samedi 23 décembre 2017

Boris PILNIAK « L’année nue »


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Je me trouve présentement avec un bien charmant bâton merdeux entre les mains pour rédiger cette chronique. En effet, dire que ce roman de Boris PILNIAK est original serait faire preuve d’un euphémisme exacerbé. Disons-le tout de suite, je ne suis pas certain d’avoir bien compris ce que l’auteur décrit. Le savait-il lui-même ? Mais cela suffit, détaillons les faits. Le livre écrit en 1920 évoque la nouvelle Russie post révolutionnaire, tout juste née et déjà malade, plus précisément cette année nue de 1919. Ici pas de personnages principaux, mais des tas de figures se croisant, de tous bords, de toutes obédiences. En toile de fond, la famine, la misère, un pays reconstruit à partir de bouts de ficelles, qui avance à l’aveuglette. Cette espèce d’immense épopée se passe en grande partie dans les steppes d’une Russie rurale près de l’Asie. On s’y suicide en masse, on avorte à gogo, on picole, les fêtes ressemblent à une caricature grotesque d’un peuple heureux, des orgies païennes et mémorables. Heureux, ce peuple l’est pourtant dans les champs, décidé à ne plus rien posséder, tout laisser à la collectivité, à la communauté. Mais rien que la structure narrative est complexe, alternant le présent avec un passé ancestral garni de rites, de coutumes, de légendes. Les chapitres sont bizarrement découpés, on peut y lire des chansons populaires, des extraits de bouquins, d’affiches, les nombreux personnages présents sont effacés, comme inexistants. Sur ce point je dirais que l’auteur a voulu pointer le mal que fait cette Russie bolchevique, en annihilant l’humain en tant qu’individu. Ce roman me paraît expérimental dans son tronçonnement, les anecdotes très variées survenant comme un cheveu sur la soupe. Il serait même plausible que des parties aient été écrites comme des cadavres exquis. Ce dont on est sûrs, c’est qu’il s’agit d’un puzzle de l’auteur. En effet, ce roman est tissé à partir de nouvelles et autres écrits de PILNIAK avant 1920. Détricoté aussi. Car lorsque l’auteur se lance par exemple sur la piste des « Verts », ces contestataires individualistes qui refusant toute obéissance, se terrent dans les bois pour y vivre, c’est pour mieux les abandonner ensuite, sans que l’on sache vraiment ce qu’il advient d’eux. Il en est de même pour les groupuscules anarchistes plus ou moins organisés. Ils échouent, mais dans un brouillard opaque. L’horloge omniprésente (peut-être le personnage le plus important du récit) égrène les heures, les minutes. Le folklore russe est très représenté et nous permet de connaître un peu plus la vie jadis dans ces régions rudes, reculées et glaciales. On y parle magie noire. Et on en vient au grand questionnement : et si ce livre complètement morcelé était un chef d’œuvre ? Morcelé, comme la Russie de 1919, éparpillé tout comme elle. Souvenez-vous des bouts de ficelle évoqués plus haut dans cette chronique, le livre semble lui-même avoir été écrit de cette façon, avec des bouts de chandelles, sur des ruines, accouchant d’une fresque présentée en puzzle, comme l’est cette Russie dynamitée, qui comme le récit, fait du neuf avec du vieux. PILNIAK appelle les bolcheviks « Les hommes en vestes de cuir ». La cruauté s’immisçant partout, STALINE lui-même reprendra cette expression dans ses discours. Précisons que PILNIAK était anarchiste, férocement opposé au bolchevisme. On se demande si dans ce livre se cachent des pensées subliminales, si la structure même n’est pas là rien que pour brouiller les pistes. Car en plus de ce patchwork sans nom, concernant les noms des personnages justement, PILNIAK s’amuse à en prénommer deux de la même façon, mais parfois sans rajouter le patronyme, ce qui nous fait douter de l’identité de l’interlocuteur. Cette « Année nue » pourrait être classée du côté des dystopies, mais elle est trop décalée pour ceci. Elle n’est pas complètement historique, car bien que le fond le soit franchement la forme déroute, elle est par ailleurs en tout point novatrice (un grand bravo aux traducteurs et éditeurs pour les nombreuses notes nous éclairant). Peut-être qu’en fin de compte on y trouve ce que l’on veut bien y trouver et que ce « truc » hybride peut être compris de différentes façons. Il est considéré comme le tout premier roman dénonçant le bolchevisme, d’où sa valeur historique. Quoi qu’il en soit, GORKI va tirer sur PILNIAK à boulets rouges, un PILNIAK au centre de la scène devenant un paria et accusé de trotskysme. Il est fusillé en 1938. La traduction de ce présent livre date de 1926 mais elle a été remaniée en 1998, car la version précédente avait entre autres passé à la trappe le dernier chapitre et la conclusion ! Une superbe postface de Dany SAVELLI accompagne cet ebook (le bouquin s’achète aussi en version papier mais j’en ignore les traductions et s’ils sont ou non amputés), c’est la BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE qui a eu la très bonne idée de l’éditer en 2016 en version numérique et de le vendre pour une bouchée de pain. Si vous décidez de vous attaquer à ce livre, n’y allez pas au trot, les mains dans les poches et en sifflotant, vous pourriez changer de mélodie après seulement quelques pages, constatant que vous ne contrôlez plus une monture qu’il vous faudra pourtant ménager pour parvenir au terme de cette tumultueuse aventure.

(Warren Bismuth)