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dimanche 24 août 2025

Aziz CHOUAKI « Les oranges »

 


Ce n’est certes pas la première fois pour ce défi mensuel, mais Seigneur j’ai péché. Mieux : j’ai encore triché ! Relisons l’énoncé du mois : « La littérature africaine » proposé ce mois par « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka. Et c’est là que le bât blesse : « Les oranges » est-il un classique ? Pas vraiment puisqu’écrit en 1998. Mais il se trouvait sur ma pile à lire, il n’attendait qu’à être dévoré, et l’occasion était unique, donc voilà. Et pardon.

Aziz Chouaki (1951-2019) est né français puisque dans le département de l’Algérie. Il devient algérien lors de l’indépendance de son pays, qu’il quitte en 1991 pour rejoindre la France. « Les oranges » est un texte bref, entre monologue théâtral (il fut monté au théâtre), poésie hallucinée, fable et récit de vie d’un pays, l’Algérie.

Le titre est tiré de la légende de l’orange dans laquelle est planté une balle : « À partir d’aujourd’hui, tu es désigné par le Royaume des Oranges pour établir la légende de ta race. À présent, tu vas me faire le serment que voici : ‘Je jure d‘enterrer à jamais cette balle le jour où tous les gens de cette terre d’Algérie s’aimeront comme s’aiment les oranges’ ».

De 1830 à l’aube des années 2000 défilent des images, des dates fortes de l’Histoire de l’Algérie, entre allégorie et déambulation dans l’effervescence des rues d’Alger, inter générationnelles, par delà les morts et les tragédies. Ainsi nous croisons l’émir Abdelkader, Tocqueville, des écrivains français (ceux de la métropole) et tant d’autres. Les terres colonisées par la France, les premières tensions vives, la culture imposée, etc. « Voilà mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens ! ».

Entre cynisme, humour et engagement, Chouaki se souvient, énonce, évoque, dénonce. Exaction, massacres, alors que les algériens vont rejoindre l’armée française pour combattre à ses côtés lors des deux guerres mondiales. Et puis 1954, le début de la guerre d’indépendance qui ne dit pas son nom. Les yeux d’Albert Camus qui regardent le drame en cours. Basculement, sorte de révolution intérieure. Algérie libérée, marxisme proclamé. Déconstruction des apports français, volonté d’autonomie totale. Le texte scande comme au cœur d’une manifestation, le rythme est rapide, le souffle manque. Présidence autocratique de Houari Boumédiène, qui meurt en 1978, remplacé par Chadli Bendjedid jusqu’en 1992. C’est le temps de la montée inexorable des islamistes, les législatives qu’ils remportent en 1991 lors des premières élections libres dans une corruption généralisée après une insurrection sanglante en 1988 (plus de 600 morts nous dit l’auteur).

La pays bascule du marxisme à l’islam, les rues changent, les vêtement aussi, les discours bien sûr. Les élections ont été annulées et le Front Islamiste du Salut dissous. Il passe dans la clandestinité, règle leur compte aux intellectuels et écrivains, considérés comme la menace intérieure majeure. La population est prise de terreur, les assassinats, les attentats se succèdent, le pays est devenu incontrôlable et pourtant contrôlé par les fanatiques religieux.

« Les oranges » est de ces textes importants, en quelques dizaines de pages il retrace 160 ans d’histoire algérienne de la colonisation française à la décennie sanglante, il pointe toutes les dates cruciales dans un style exubérant, puissant, profond et quasi hors sol, il déborde, il prend partie, il ricane du malheur pour ne pas montrer ses larmes. La postface est signée Christiane Achour et Benjamin Stora, elle rend hommage à ce texte original et violent paru originellement aux éditions Mille et une nuits, vous savez ces tout petits livres par leur format renfermant des textes qui résonnent par delà les décennies voir les siècles.

(Warren Bismuth)



mercredi 23 juillet 2025

Jacques RANCIÈRE « Au loin la liberté – essai sur Tchekhov »

 


L’œuvre d’Anton Tchekhov (1860-1904) a déjà été abondamment commentée et continue d’inspirer nombre d’essayistes. Ainsi il en va de Jacques Rancière, écrivain fort prolifique, qui s’intéresse de près au travail de l’écrivain russe. Dans un livre de 110 pages au petit format, il analyse le message particulier ainsi que le processus d’écriture et la structure des textes, notamment des nouvelles de Tchekhov (qui en a écrit plus de 600).

L’une des marques de fabrique de Tchekhov, outre ses formats souvent très brefs, est qu’il prend ses personnages en cours et les abandonne soudainement, terminant son récit en laissant une éventuelle suite en suspens, comme pour faire participer son lectorat, en tout cas pour lui permettre de travailler son imagination.

Tchekhov est né en 1860, soit une année avant l’abolition du servage dans l’Empire russe. Ses personnages sont souvent encore imprégnés de cette pratique, aussi ils peinent à saisir le sens même du mot Liberté. Or la liberté est l’un des concepts charnière de tout l’œuvre du nouvelliste russe. La liberté et la vérité. Le peuple russe est alors toujours soumis à l’autorité, y compris aux lois ancestrales même abolies. Il lui est donc bien difficile d’entrevoir un avenir sans ces jalons qui ont rythmé sa vie. Il lui manque la vérité permettant d’entrevoir la liberté.

Pour parfaire sa réflexion, Rancière s’appuie sur quelques nouvelles, emblématiques de la pensée Tchekhovienne. Il fait même s’entrecroiser plusieurs nouvelles, complémentaires ou au contraire s’affrontant, se contredisant. Car le talent de Tchekhov réside à ne pas s’immiscer dans un dialogue ou un fait, il ne prend pas part au débat, il laisse parler ses protagonistes, sans jamais les interrompre. D’ailleurs, son lectorat ne sait jamais où il se situe puisqu’il se contente de décrire, d’évoquer. Chez lui, il serait vain de dénicher une quelconque morale, elle n’existe pas, même si « La morale de l’écrivain [Tchekhov, nddlr] tient presque toute en deux principes simples et qu’on dirait volontiers simplistes. Le premier est de ne pas mentir. La seconde est de ne pas craindre la liberté. Or la vérité est que la liberté fait peur. Si elle est loin, c’est que la servitude est encore bien là et qu’elle est d’abord dans les têtes. Il est trop simple en effet de la figurer seulement à travers la violence des puissants et de leurs gendarmes. Elle est d’abord dans l’air que l’on respire et les effet qu’il produit sur les cerveaux, ceux des gendarmes, comme celui du vagabond ».

Tchekhov met en scène nombre d’hommes de science, étant lui-même médecin. Là encore, pas de pensée personnelle, mais des joutes verbales, parfois contradictoires. Il peut nous être difficile de nous placer dans un camp ou l’autre, d’ailleurs est-ce le but ? Car Tchekhov ne veut pas être un porte-parole, seulement un passeur. S’il abandonne ses personnages, s’il ne conclut pas au terme de ses récits, c’est pour mieux laisser le débat se poursuivre en son absence, là encore il laisse le libre choix à son lectorat, la fameuse liberté. En bon pragmatique il se tient à l’écart des débats brûlants, sociétaux, il ne fait que retranscrire. Si ses personnages peuvent faire preuve d’une morale, jamais nous ne saurons si Tchekhov l’approuve ou non, car lui a chassé la morale de son esprit.

Alternances de points de vue, discussions parfois stériles, Tchekhov laisse échanger, il est l’écrivain de la consolation et de la compassion. Chaque point de vue peut être entendu. Ce qui ne signifie pas que Tchekhov est un homme froid exempt de sentiments, simplement la pudeur et la tolérance l’entraînent dans un certain mutisme de circonstance. Il se tient loin de l’agitation, tout comme il ne cherche pas à créer une fresque puisque ses récits « sont faits de tableaux qui se succèdent sans que rien ne les lie nécessairement aux précédents et aux suivants ». Ses portraits sont des instantanés, de minuscules tranches de vie dans lesquelles il propose simplement une piste.

Comme Jacques Rancière le fait justement remarquer, la musique joue un rôle non négligeable dans l’œuvre de Tchekhov, elle peut même à elle seule soumettre une idée ou une contradiction aux propos d’un protagoniste. C’est là encore au lectorat de découvrir quel en est le sens. La nature tient une place de choix, même si Rancière ne fait qu’effleurer ce fait, prenant exemple sur la longue nouvelle « La steppe », l’une des plus célèbres de l’écrivain russe.

Chez Tchekhov, pas de bouleversements, ses récits débutent alors que l’histoire a déjà commencé, et se terminent comme suspendus, scrutant l’avenir proche. Peu de violence, seules quelques scènes de crimes viennent rougir les pages. C’est aussi ce qui fait que son œuvre est unique dans la littérature russe, d’autant que ses personnages vivent des existences la plupart du temps ordinaires, bien loin des bouillonnantes aventures écrites par ses contemporains.

Sur la structure même de l’œuvre de Tchekhov, c’est Ivan Bounine, cité dans le livre, qui semble le mieux tirer son épingle du jeu dans son essai « Tchekhov ». Ainsi il résume parfaitement : « Quand un récit est terminé, il faudrait à mon avis supprimer le début et la fin. C’est là que nous mentons le plus, nous autres écrivains ». Et Tchekhov s’est appliqué à ne pas mentir. Certes le texte « pourrait continuer indéfiniment », mais Tchekhov le clôt, le laissant à l‘appréciation de son lectorat.

Jacques Rancière termine son essai sur l’un des grands thèmes Tchekhoviens : la liberté comme possibilité, c’est-à-dire comme éventuelle suite au récit. Mais sur ce point, encore une fois, seul le lectorat est capable de répondre, par son imagination, par sa volonté. « Au loin la liberté » est paru en 2024 chez La Fabrique éditions, il n’est en aucun cas une biographie, plutôt en quelque sorte une explication de texte, une analyse pertinente et enthousiaste, même s’il laisse complètement de côté l’aspect théâtral, l’humour subtil ainsi que la place prépondérante de la nature dans l’œuvre de Tchekhov. À son tour il ouvre des voies de lecture pour redécouvrir ce maître de la nouvelle. Il peut être complémentaire du livre de Korneï Tchoukovski « Tchékhov, un homme et son œuvre » de 1967 (paru en 2020 chez Interférences et qui propose une ample analyse de l’oeuvre mêlant de conséquents éléments biographiques) et de celui de Donald Rayfield « Anton Tchekhov une vie », colossale biographie de 550 pages presque au jour le jour, paru en 2019 chez Louison éditions, tous deux déjà chroniqués en ces pages. Avec ces trois références, vous devriez être outillés pour l’hiver prochain.

https://lafabrique.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 6 juillet 2025

Dee BROWN « Enterre mon cœur à Wounded Knee »

 


Lorsque paraît « Enterre mon cœur à Wounded Knee » en 1970, son auteur Dorris « Dee » Brown est loin de se douter de l’intérêt et des réactions que va susciter son livre documentaire. La parution est d’abord timide, mais elle s’amplifie rapidement jusqu’à prendre des proportions inespérées, d’autant que le sujet reste tabou dans la société américaine : le génocide des amérindiens 80 ans plus tôt. L’A.I.M. (American Indian Movement) vient de se créer aux Etats-Unis et provoque le débat sur le sort des peuples autochtones, ouvrant ainsi une brèche sur le nécessaire rappel historique, la nécessaire vérité à écrire.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est l’histoire de la conquête de l’ouest vue du côté des vaincus. Dee Brown détaille et analyse chaque date importante du massacre des Amérindiens, partant brièvement de la « découverte » du continent américain par Christoph Colomb en 1492 pour devenir plus minutieux à partir de la guerre de Sécession.

Dee Brown examine chacun des destins des principales Nations Amérindiennes, leur combat, leur anéantissement. Il en est ainsi des Navajos, des Sioux, des Cheyennes, des Apaches, des Modocs, des Kiowas, des Comanches, des Nez-Percés et de quelques autres. Chaque détail compte, est à sa place, dans une quête de vérité historique vertigineuse. Ce livre capital est entre autres construit autour de nombreux témoignages « sur le terrain », par les Indiens mais aussi par les Blancs. Et des phrases qui, remises dans leur contexte, claquent comme des fouets. À propos de la reddition des Navajos au sud-ouest du pays en 1864 : « cela nous revient moins cher de les nourrir que de les combattre », avant que l’un des derniers chefs de la tribu, Manuelito, finisse par se rendre en 1866.

Contre toutes ces Nations se retrouve le même plan orchestré par les Blancs : des discussions à tout rompre, des intimidations jusqu’à la proposition d’un traité qui, bien sûr, ne sera jamais respecté et penchera toujours pour le bien des Blancs. Quant aux procès des Indiens, ils sont bâclés, les exécutions sont nombreuses, certaines étant même des erreurs, tout simplement.

Au sein de ces nations, toujours, hélas, la même barbarie blanche à leur encontre : tortures, mutilations (ces actes seront d’ailleurs bientôt imités par des Indiens au comble de la haine), attaques éclairs, décimation des chevaux, viols, etc. Les chefs Indiens, lucides, tentent d’éviter le massacre par des pourparlers, des paroles emplies de sagesse et de bon sens. « Le Grand Esprit a fait naître l’homme blanc et l’Indien, déclara Black Cloud, mais je pense qu’il a fait naître l’Indien en premier. Il m’a fait naître dans ce pays, et celui-ci m’appartient. L’homme blanc est né de l’autre côté des grandes eaux, et son pays se trouve là-bas. Depuis qu’ils ont traversé la mer, je leur ai laissé de la place. Et maintenant, je suis entouré de Blancs. Il ne me reste plus qu’un petit morceau de terre. Le Grand Esprit m’a dit de la conserver ».

Les Indiens sont les premières victimes de la ruée vers l’or, lorsque les blancs se précipitent en masse à l’ouest du pays pour s’y installer, galvanisés par la présence du métal précieux sur des terres jusqu’alors indiennes. Des scènes vont être immortalisées sous forme de pictogrammes par des Indiens témoins. Les exécutions s’amplifient, les bisons, nourriture principale des nations Indiennes, ne vont pas tarder à être éliminés par millions, toujours par les Blancs, afin d’affamer les indiens.

C’est alors que surgit Derrière-Dur, surnom de Custer donné par les Indiens. Il participe au massacre de Wahshita en 1868. Suivent la bataille de Summit Springs en 1869, le massacres de Maris River en 1870 et de Camp Grant en 1871. L’Histoire s’accélère, se fait de plus en plus épouvantable.

Et toujours cette demande des Blancs, apparemment anodine : que les Indiens deviennent agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner leur mode de vie, leurs coutumes pour se ranger du côté des Blancs, et bien sûr délaisser leurs rites pour devenir de bons chrétiens. Les Blancs développent le chemin de fer, ce puissant moyen de transport qui apeure et fait fuir les bisons. Les mêmes Blancs qui kidnappent par milliers les chevaux des Indiens tandis que débute le véritable massacre des bisons au début des années 1870 (trois millions sept cents mille sont tués entre 1872 et 1874). Il en est de même pour les Nations Autochtones. Par exemple, les Kiowas et les Comanches périssent en moins de dix ans alors que de plus en plus d’États fédéraux se créent dans le pays.

Retour sur un traité de 1868 : « Aucun Blanc ou groupe de Blancs ne sera autorisé à s’installer ou à occuper une seule portion du territoire, ou à traverser ledit territoire sans le consentement des indiens ». Dans les faits, c’est l’inverse qui se produit. Les Black Hills (Paha Sapa) sont convoitées par les Blancs car regorgeant d’or. Mais en théorie, et suite au traité, elles appartiennent aux Indiens. Qu’importe, les Blancs sont prêts à tout pour les conquérir. L’armée américaine, les fameuses Tuniques Bleues, se déploie. En face, réaction immédiate des Indiens : tout d’abord mille guerriers parmi lesquels Sitting Bull (Tatanka Yotanka), Crazy Horse et Two Moon, qui deviennent rapidement quatre fois plus nombreux. C’est la bataille de Little Bighorn (de Greazy Grass chez les Indiens), et une victoire éclatante des Autochtones, avec la mort de Custer en prime, qui marque un tournant dans la guerre. Car dorénavant, les Blancs auront soif de vengeance après cette humiliation.

Chaque bataille est passée au peigne fin comme celle de Little Bighorn. Les chefs Indiens sont longuement évoqués, ainsi Crazy Horse jusqu’à son décès en 1877, ou encore Géronimo (Goyathlay), Cochise et bien sûr Sitting Bull (qui s’éteint en 1889), alors que de nombreuses tribus périssent de maladies et que des lois surgissent, toujours plus implacables contre les Autochtones qui tout à coup ne deviennent « pas des personnes au sens juridique du terme ». « Le 3 novembre [1883, nddlr], la Cour Suprême des Etats-Unis statue qu’un Indien est un étranger à la charge de l’État », alors que l’Indien se trouve précisément sur ses terres ancestrales.

La domination blanche s’accentue toujours plus : « Les blancs sont comme des oiseaux, expliqua Crook. Chaque année, ils ont de nombreux œufs et il n’y a pas assez de place dans l’Est, si bien qu’ils doivent aller ailleurs, dans l’Ouest, comme vous vous en êtes aperçus ces dernières années. Et il en viendra toujours plus, jusqu’à ce qu’ils aient envahi le pays tout entier. Vous ne pourrez pas les en empêcher (…). Tout est décidé à Washington à la majorité et quand ces gens arrivent dans l’Ouest et constatent que les indiens disposent d’un immense territoire dont ils ne font rien, ils disent : ‘Nous voulons ces terres’ ». Et ainsi va l’invasion Blanche. Jusqu’à la date fatale de décembre 1890 et l’ultime massacre, celui de Wounded Knee…

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » répertorie méticuleusement les grandes dates des guerres indiennes, des années 1860 à 1890, en un conséquent document historique qui a fait changer l’œil du monde sur le massacre des indiens. Ce livre de 475 pages est essentiel, même si bien sûr il est dur puisqu’il s’est donné comme mission de ne rien mettre de côté sur les atrocités commises par les futurs vainqueurs. Il est de ces ouvrages qui marquent, d’autant qu’il est ici préfacé, pour la version publiée dans la majestueuse collection Terre Indienne d’Albin Michel (la traduction originale parut en grand format en 1990 chez Arista pour le centenaire du massacre de Wounded Knee) par Jim Harrison puis Joseph Boyden, dont on apprend ici qu’il fut punk durant sa jeunesse et suivit même des groupes en tournée.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est un livre majeur sur le génocide Indien, il devrait être étudié dans toutes les bonnes institutions. Il rend hommage à tout un peuple massacré, ne serait-ce qu’en reconstituant son itinéraire, mais aussi en partie son langage, proposant plusieurs « traductions » de lieux ou de chefs. Car là aussi, le Blanc a tout pillé : il a donné son nom, en anglais, à des lieux, à des chefs Indiens, les rebaptisant, se les accaparant, c’est aussi cela la destruction de la culture Amérindienne.

(Warren Bismuth)

dimanche 1 juin 2025

Korneï TCHOUKOVSKI « Tchékhov, un homme et son oeuvre »

 


Une énième biographie sur Anton Tchekhov (auteur d’ailleurs ici écrit avec un accent aigu sur le « e ») ? Oui, mais. Car tout est dans le « mais ». Korneï Tchoukovski a travaillé pour ainsi dire toute sa vie pour ce livre sur Tchekhov dont il fut un grand admirateur. Soixante ans à construire cet ouvrage, soixante ans à le travailler, même s’il ne mit « que » trente ans à le rédiger. C’est même l’ultime œuvre du russe Korneï Tchoukovski (1882-1969), surtout connu, en plus de ses biographies, pour ses contes pour enfants, traductions (notamment de littérature anglo-saxonne), mais aussi comme critique littéraire, linguiste, et bien sûr, vous l’aurez compris, éminent spécialiste d’Anton Tchekhov.

À l’heure où retentit l’ouvrage de Jacques Rancière « Au loin la liberté, essai sur Tchekhov » (paru en 2024 chez La Fabrique, j’en parlerai très bientôt), analysant une très brève partie de l’œuvre Tchekhovienne, il n’est pas inutile de rappeler l’existence de ce livre majeur de Tchoukovski.

Le premier texte de Tchoukovski sur Tchekhov remonte à 1904, juste après la mort de ce dernier, Tchoukovski avait alors 22 ans, c’est dire si l’empreinte laissée est profonde. Quant au présent livre, il fut réellement entrepris aux débuts des années 1930, même si sa genèse est largement antérieure, et terminé en 1967.

Dans une biographie ample, Tchoukovski nous montre un Tchekhov hôte, qui reçoit beaucoup, qui dorlote des invités de toutes classes sociales, un Tchekhov facétieux et bon, qui ne fatigue jamais d’avoir sa maison pleine de monde. Nous observons aussi un Tchekhov en harmonie avec la nature, « merveilleuse », toujours à la glorifier, à se faire rythmer son train de vie par elle, il la vénère, ce qui est en partie visible dans son œuvre. Fait assez méconnu : Tchekhov a passé une partie de sa vie à planter des arbres.

Il est aussi un mécène inspirant, distribuant à son gré de l’argent pour des œuvres caritatives qui lui tiennent à cœur dès qu’il commence à bien gagner sa vie. Homme généreux, il ne fait pourtant pas étalage de ce cœur bon, il lui est tout simplement naturel, tout comme il semble lui être naturel de tirer à boulets rouges sur ses propres textes. Il est le critique le plus sévère de son œuvre, sans fausse modestie, il se considère par ailleurs comme un homme paresseux, lui qui écrira plus de 600 nouvelles (sans compter le théâtre) en moins de 25 ans.

Contrairement à l’imposante biographie que lui consacre Donald Rayfield (plus de 550 pages grand format parue en 2019 chez Louison éditions et déjà présentée en ce blog), celle de Tchoukovski s’arrête sur l’épisode du voyage de Tchekhov sur l’île de Sakhaline au nord de la Russie en 1890, entrepris à ses frais pour rendre compte des conditions de détentions des prisonniers. Ce voyage éprouvant le laisse sur le flanc, accélère ses problèmes de tuberculose, celle qui l’emportera moins de quinze ans plus tard. Tchekhov écrit ce documentaire en 1893, « L’île de Sakhaline » (aussi présenté ici en son temps), en quelque sorte son livre-sacrifice.

Nous l’avons vu, Tchekhov est un homme bon, même si la plume de Tchoukovski, pétrie d’admiration, le peint sans doute encore meilleur qu’il ne fut. Et en homme avisé, il est modeste et réfute sa gloire alors montante. De plus, il ne critique quasiment personne avec de mauvais mots, il est sans haine ni mépris, il est au contraire compassion et empathie. Tchoukovski détaille avec minutie son caractère, son tempérament, son désir constant de liberté (cette « Liberté par la sérénité » écrira Ivan Bounine). Et bien sûr son obsession de vérité qui revient dans toute son œuvre pourtant foisonnante et imposante. Dans une économie de mots propre à son style, Tchekhov ne délivre ni jugement, ni morale. Il raconte, à nous de faire le reste.

Car Tchoukovski ne se contente pas d’analyser l’homme, il en fait de même sur l’œuvre, mais aussi sur son influence sur la génération contemporaine d’hommes de lettres en mal d’inspiration, qui lui rendent des hommages plats en vers en mirlitons. Pour Tchoukovski, le talent, que dis-je, le génie de Tchékhov est incomparable : « La littérature russe compte peu d’artistes qui se délectaient tant des scènes de la vie, aspiraient tant à les noter, qui les traquaient partout et possédaient surtout un talent aussi remarquable pour exprimer à l’aide d’images simples et en apparence peu élaborées des pensées et des sentiments extrêmement complexes, subtils, presque insaisissables ». Car il est vrai que toute l’œuvre est basée sur l’analyse de scènes quotidiennes de la vie russe, sans aucun équivalent.

Au détour d’une phrase, Tchekhov peut paraître un redoutable pionnier de la pensée, ainsi ce « le climat s’est détérioré et chaque jour la terre devient plus pauvre et plus laide ». Il peut être parfois vu comme un « proto-écolo » dans ses réflexions sur l’évolution de la nature, en tout cas comme lanceur d’alerte, même si là non plus et comme jamais, il ne disserte pas à n’en plus finir, il constate en quelques mots, quelques lignes alarmantes, nous donne l’information, à nous de la traiter comme nous l’entendons. Car Tchekhov est un infatigable passeur.

L’œuvre Tchekhovienne insiste aussi sur le potentiel non exploité de chaque homme et le gâchis en résultant. Car l’humain est capable de grandes choses s’il veut bien s’en donner la peine. Tchoukovski analyse en profondeur la personnalité de Iakov dans la nouvelle « Le violon de Rothschild », il met en exergue quelques figures de cette sorte de comédie humaine Tchekhovienne pour prendre exemple sur des traits de caractères développés par l’écrivain, dans une passion contagieuse. Quant à Tchekhov, il s’efface devant ses personnages, eux seuls parlent, lui se tait, écoute sans juger, en bon écrivain laconique de la conscience, loin de la foule et la pensée unique. Oui, ce livre est une véritable biographie artistique de l’un des auteurs majeurs des lettres russes.

Pour dresser cette imposante biographie (du moins par le contenu), Tchoukovski est allé fouiller jusque dans les carnets de notes de Tchekhov, a lu de fait les premiers jets d’un texte, les corrections, et découvert un auteur contournant la censure dans ses œuvres de jeunesse, fortement imprégné par ailleurs durant un court laps de temps par Saltykov-Chtchédrine. Ces notes sont pour Tchoukovski une opportunité pour modeler un peu plus profondément son analyse de l’œuvre, dans un travail éblouissant qui, bien sûr, donne envie de se replonger dans les nouvelles (notamment) de Tchekhov, ce qui est d’ailleurs en cours.

La gloire posthume : en Russie soviétique puis en U.R.S.S., pour ne pas avoir pris frontalement part au débat, Tchekhov est vilipendé, il est l’écrivain de la bourgeoisie, de l’aristocratie, et s’installe de ce fait contre les travailleurs. Peu à peu et après un incessant travail de réhabilitation, il reprend ses couleurs et ses lettres de noblesse – si j’ose dire – et redevient celui qu’il n’a jamais cessé d’être, l’écrivain de la compassion, de l’empathie et du pardon. Ceux qui l’ont lu avec un œil « soviétique » se sont lourdement trompés, ont été lourdement trompés. Pour nous occidentaux, il est bon de savoir que, peut-être plus que pour la majorité des écrivains russes, Tchekhov est difficile à traduire, jouant avec les mots, les lettres, créant de nombreux néologismes, s’amusant avec des formules toutes russes et forcément peu aisées à retranscrire. Tchekhov avait commencé sous divers pseudonymes, dont celui de Antocha Tchékhonté, qu’il reniera toute sa vie.

Tchoukovski nous renvoie une image certes absolument dithyrambe de Tchekhov, mais propose surtout une clé de l’œuvre, précieuse, originale et utile. Il semble qu’après lecture de ce très bel ouvrage, il va être dur de ne pas lire Tchekhov avec un œil différent, peut-être plus aiguisé, plus avisé, en tout cas à coup sûr un œil neuf, du moins lavé de quelques clichés. Lisez ce somptueux travail de fond paru juste avant la pandémie mondiale (en février 2020) et de ce fait passé en grande partie sous les radars, il est un livre essentiel sur Anton Tchekhov, sorti aux toujours admirables éditions Interférences de la grande Sophie Benech et traduit du russe par Franchon Deligne. Je vous reparle d’ailleurs très prochainement de cette superbe maison, patience…

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 21 mai 2025

Guy de MAUPASSANT « À la feuille de rose, maison turque »

 


Veuillez éloigner promptement vos enfants de l’écran diffusant cette chronique ! Car aujourd’hui plus que jamais nous n’allons parler qu’entre adultes consentants. Une pièce de théâtre tout d’abord, « À la feuille de rose, maison turque », écrite en 1875 par celui qui deviendra l’un des plus grands écrivains français. Connu pour ses frasques ou phrases un brin grivoises, Maupassant n’est pourtant pas renommé pour ses images pornographiques. Et pourtant… Lisez cette pièce, elle va plus loin que tout ce que vous aviez pu espérer/redouter sur le sujet.

Beauflanquet, maire de Conville, et madame pensent se rendre dans un hôtel chic. Il s’agit en fait d’un bordel. Là travaillent quatre femmes à la langue bien pendue, ainsi qu’un vidangeur, un bègue qui vient vider la merde des chambres. Bien entendu un redoutable quiproquo aux faux airs de vaudeville en nuisette s’installe rapidement, l’hôtel étant vite dépeint aux deux clients comme un harem truc. Avec un ton d’une liberté inégalée, Maupassant passe en revue tous les tabous de sa génération (et de la nôtre) : scatophilie, urophilie et même nécrophilie. N’en jetez plus !

Grivoise oui, loufoque sans doute, burlesque très certainement, mais cette pièce est surtout d’une rare indécence. Obscène mais tellement drôle, elle repousse les limites de l’autopermission littéraire. D’autant que dame Beauflanquet ne va pas tarder à avoir des vapeurs, où des scénettes bisexuelles nous sont détaillées. Mais Monsieur ne sera pas en reste ! Théâtre joyeusement odieux, exagérément vulgaire, il n’en est pas moins jubilatoire. Devant le travail de titans exercés par les algorithmes sur la toile, traquant les plus petites allusions un peu trop prononcées au s*xe, je me garderai bien de proposer un extrait de ce pourtant joli texte. Cependant, vous pouvez le lire en intégralité sur la Toile.

« À la feuille de rose, maison turque » ne put bien sûr sortir du vivant de Maupassant. Il faudra attendre 1945 pour voir éditée clandestinement une première version (époque où la grande déconnade n’allait pourtant pas trop de mise) avant une édition officielle en 1960. De cette pièce à laquelle il fut convié, Flaubert, grand ami de Maupassant, dira « c’est très frais ».

Suivent trois poèmes issus d’anthologies de « Le parnasse satyrique ». Et là, nouvelle surprise : si les deux premiers poèmes sont érotiques mais savent se tenir (« Je n’ai point assez du baiser / Dont se contente tout le monde / Et la source où je veux puiser / Est plus cachée et plus profonde ! // De votre bouche elle est la sœur ! / Au pied d’une blanche colline / J’y parviendrai, dans l’épaisseur / D’un buisson frisé qui s’incline »), il n’en est pas de même du dernier, « 69 », ode à la pornographie et à une certaine position sexuelle fort prisée dont là aussi je m’abstiendrai de reprendre des extraits. En cherchant bien, vous pouvez néanmoins la trouver sur Internet.

Revenons à Flaubert. Car en 1880, Maupassant est visé par la justice pour un poème, « Au bord de l’eau » (qui traite du non-consentement), accusé de « Outrage aux mœurs et à la moralité publique ». Flaubert s’en esclaffe, d’autant que ce poème publié en 1875 et passé inaperçu vient de ressortir dans une feuille locale en 1880. C’est là qu’il est pointé du doigt. Flaubert s’en amuse autant qu’il s’en offusque et fait part de ses réflexions à Maupassant dans une lettre haute et en couleur ici publiée. Maupassant n’aura pas le temps de lui répondre, Flaubert décédant quelques mois plus tard. Son recueil « Des vers », il l’entame par la missive de Flaubert suivie d’une lettre d’outre-tombe à son ami et son maître. Quant au procès, il n’aura jamais lieu.

« Des vers » est un recueil de poésie le plus souvent en alexandrins faisant se succéder des scènes d’amour, de mélancolie, mais aussi des instants tragiques de vies anonymes. Maupassant n’est pas connu pour être un grand poète. Pourtant ses vers portent, l’atmosphère des scènes est assez semblable à celle de ses nouvelles, dans des régions rurales, isolées et délaissées, tout comme leurs habitants. Nous retrouvons le Maupassant drôle, cynique et provocateur dans le très beau « Sommation sans respect » où un homme fait part de ses sentiments à l’encontre du mari décédé d’une femme qu’il convoite : « Regardez-le, madame, il a les yeux percés / Comme deux petits trous dans un muid de résine. Ses membres sont trop courts et semblent mal poussés, / Et son ventre étonnant, où sombre sa poitrine, // En tout occasion doit le gêner beaucoup. / Quand il dîne il suspend la serviette à son cou / Pour ne point maculer son plastron de chemise / Qu’il a d’ailleurs poivré de tabac, car il prise. // Une fois au salon, il s’assied à l’écart, /Tout seul dans un coin noir, ou bien s’en va sans morgue / À la cuisine auprès du fourneau bien chaud car / Il sait qu’en digérant il ronfle comme un orgue ».

Sans être  d’une profonde virtuosité, « Des vers » se laisse lire. Mieux il nous fait retrouver l’ambiance du Maupassant que l’on aime, celui du travail psychologique de ses personnages ruraux en quête d’amour. Ce livre joignant son théâtre et sa poésie est paru en 2000, il n’est bien sûr pas à mettre entre toutes les mains.

(Warren Bismuth)

dimanche 18 mai 2025

Michèle AUDIN « Comme une rivière bleue »

 


« Quelle journée ! Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux ! le murmure de cette révolution qui passe tranquille et belle comme une rivière bleue » (Jules Vallès, mars 1871).

Le voici le roman de la Commune de Paris de Michèle Audin, cette éminente spécialiste du sujet, animatrice du formidable blog « Ma Commune de Paris » (allez y jeter un œil !), historienne infatigable de cette période. Alors, forcément, on va en apprendre de belles (et de moins belles) sur cet événement majeur de l’Histoire française, pensez donc, 72 jours, pas un de plus, mais 72 jours qui ébranlèrent peut-être pas le monde mais en tout cas la France entière.

On peut dire parfois d’un documentaire qu’il se lit comme un roman. Ici cela me paraît être totalement l’inverse, un roman, avec ses personnages inventés évoluant au milieu d’autres, réels ceux-ci, dans une période historique déterminée, un roman donc qui se lirait comme un documentaire, une petite encyclopédie sur la Commune de Paris.

Le récit débute comme il se doit devant le Mur des Fédérés, symbole à tout jamais de la Commune de Paris, situé au Père-Lachaise. Le narrateur de 52 ans parcourt les rues de Paris, à la recherche des lieux essentiels de la guerre civile, comparant leur architecture de la fin du XIXe avec celle de notre monde contemporain, un narrateur se moulant littéralement dans l’action, celle qu’il va raconter.

Dans cette grande épopée, nous allons croiser des anonymes, des personnages inventés, d’autres ayant eu un poids plus ou moins conséquent sur le déroulé de l’événement : Vallès, Varlin, Frankel, Flourens (lui se fait buter très rapidement), Lissagaray, Vuillaume, Vermorel, Vaillant, ou bien les grands absents des rues de Paris, tels Blanqui (emprisonné), Lafargue ou Marx.

Michèle Audin va aller fourrer son nez dans les journaux de l’époque, dans les traces écrites, et c’est une Commune de Paris journalistique qu’elle va ici mettre en scène tout en conservant scrupuleusement la vérité des faits. C’est par l’entremise des journalistes, pigistes, témoins directs qu’elle crée « sa » Commune. Tout commence d’ailleurs par un écrit, la fameuse (première) affiche rouge placardée sur les murs de Paris dès janvier 1871.

Soulèvement général le 18 mars, Commune proclamée le 28. Tout est consigné. Et sur les bas-côtés, les anonymes, toujours, qui rendent l’atmosphère de la ville au XIXe siècle, une vie soudain ébranlée par l’épopée en cours, alors que L’assemblée communale prend le nom de « Commune de Paris » le 30 mars et que s’ensuit une indescriptible joie dans des rues où tout le monde aime son prochain. Et déjà les premières propositions de lois, révolutionnaires : rendre l’instruction et l’égalité de salaires obligatoires, l’union libre possible, aider au développement de la culture (la Commune a d’ailleurs rouvert des lieux de culture, des musées notamment).

Les tensions sont vives entre les Communards et le clergé. Les premiers souhaitent en finir avec Dieu, les seconds, souvent soutiens des versaillais, voudraient au contraire voir amplifier la parole divine. Bref, l’ambiance est parfois électrique. Les actions de la Commune sont consignées dans le Journal officiel, c’est par lui que Michèle Audin déroule son histoire, reprenant patiemment des extraits d’articles, mais loin de se cantonner à cette source d’informations, elle va piocher du côté du Cri du Peuple, du Père Duchêne, du Rappel, de L’ami du Peuple, du Prolétaire notamment. La Commune expliquée par les journaux, en somme. En tout cas ceux cantonnés à Paris et Versailles.

Audin prévient : oui une part de fiction est bien présente. C’est l’autrice seule qui décide de la rencontre fortuite entre deux protagonistes, laisse planer le doute sur l’existence réelle ou l’invention d’un autre. Elle insère le monde contemporain, « son » monde, avec les mails reçus et triés par le narrateur, lui donnant quelques indications dont certaines pourraient s’avérer de première main. Elle prend soin de ne pas oublier les actions menées par les femmes, actrices majeures sous la Commune.

On y va de sa petite touche personnelle : deux guillotines brûlées pour  incarner le combat contre la peine de mort (la Commune est moderne), des ballons dirigeables s’envolant en direction de la province pour lâcher des tracts, la colonne Vendôme, symbole de la barbarie militaire, flanquée à terre. La Commune ne se contente pas de dénoncer ou de revendiquer : elle agit.

Puis bien vite, trop vite, arrive mi-mai. Et là tout bascule. Premières grosses divisions entre différents clans Communards, les Versaillais entrent à nouveau dans Paris. Et la tragédie. La semaine sanglante débute le 21 mai, un dimanche, alors qu’un gros concert a lieu au profit des veuves et des orphelins. La Préfecture et l’Hôtel de Ville sont incendiés. Puis le dimanche suivant : le 28 mai acte la fin des hostilités.

Mais Michèle Audin ne s’arrête pas là. Son enquête, ses recherches l’amènent aux jours et semaines après l’écrasement de la Commune, les morts continuant à affluer dans un Paris meurtri. Et puis commence ce qui est depuis devenu un classique : la réécriture de l’Histoire par les vainqueurs. Ainsi, un certain Victor Bunel va crapuleusement imprimer un pseudo In extenso du Journal officiel sous la Commune. En fait il coupe dans les articles, se les réapproprie, les rendant tels qu’il aurait aimé les lire. Bref, il fabrique un faux.

Michèle Audin n’oublie pas les nombreuses et nombreux exilés, les condamnés, les exécutés, les pestiférés. Il ne fait pas bon avoir été Communard dans les rues de Paris à partir de juin 1871. Curieusement, Louise Michel n’a droit qu’à quelques misérables lignes en fin de volume. Aucune ligne pour d’autres héroïnes de la Commune. Les femmes sont représentées dans cet ouvrage par des anonymes, ces anonymes qui d’ailleurs closent le volume, qui ont vécu 72 jours d’espérance, les premières étincelles d’une révolution avortée.

« Comme une rivière bleue » est sorti en 2017, il fait passionnément revivre le climat de la Commune de Paris dans les rues de la capitale, il nous la retranscrit par le biais de journaux, par des historiettes tissées et inventées, il est un vrai passage de témoin entre XIXe siècle et monde contemporain. Et cette superbe couverture représentant le drapeau Communard. Oui, « Vive la Commune ».

(Warren Bismuth)

dimanche 6 avril 2025

Charles Ferdinand RAMUZ « La guerre aux papiers »

 


Ramuz surprend toujours, dézinguant les repères stylistiques habituels. Dans ce texte par exemple, et même si le style est précisément moins déconcertant que ses œuvres antérieures, on a l’impression d’entrer en cours de récit, d’avoir loupé quelque chose d’important, de fondamental, comme si on prenait le train en courant une fois le quai quitté, alors qu’un meurtre y a déjà eu lieu.

Dans un village suisse du canton de Vaud paré d’un imposant château, vit « Borchat, Daniel Jean-Etienne, ancien soldat, 42 ans ». C’est lui que Ramuz nous propose de suivre dans cette histoire survenant en 1802. La révolution française a laissé des traces y compris dans les villages suisses isolés. Et quand le gouvernement républicain est prêt à prélever à nouveau la dîme, un impôt féodal pourtant disparu dans le pays, le peuple ne l’entend pas de cette oreille et s’organise pour se révolter.

Réunions clandestines, mise au point d’une attaque de masse. Le but est simple : détruire par le feu les documents attestant des droits féodaux de la dîme. Une longue marche va s’organiser afin d’atteindre Lausanne, lieu renfermant les archives du pays, ainsi que Morges, abritant un arsenal où dorment de précieux canons. Borchat sera au nombre des émeutiers, mais rien ne pourrait se dérouler comme prévu, d’autant que Borchat s’est entiché de la Fanchette, une femme émancipée qui voit d’un mauvais œil ce projet saugrenu.

Qu’importe, le groupe déterminé se rend à Lausanne, muni d’une sommation qu’il compte bien faire respecter, la voici : « Nous, commandant du contingent de Bossenges, agissant au nom du gouvernement provisoire, faisons sommation à Monsieur d’Épendes ou à son représentant d’avoir à nous livrer sur l’heure les papiers concernant la levée de la dîme qui sont en sa possession, étant entendu qu’au cas où il n’obtempèrerait pas, il sera fait usage de la force… ».

Comme souvent chez Ramuz, « La guerre aux papiers », de 1942 (et dernier roman de l’auteur), se sert d’événements historiques réels pour ensuite tisser son texte autour avec ces beaux personnages fictifs. Ici c’est la révolte des Bourla-Papeys (brûle-papiers) de 1802 à laquelle Ramuz rend hommage. La complexité de la besogne était de maintenir un certain équilibre entre un récit quasi insurrectionnel et deux histoires d’amours très romantiques. Ramuz est parvenu à ses fins, même si l’on oubliera rapidement l’historiette à l’eau de rose pour ne retenir que la volonté du peuple émeutier.

« La guerre des papiers » est un petit roman idéal pour découvrir l’univers et la prose singulière de Ramuz, ainsi que pour appréhender l’écrivain dans son engagement. Le texte vient d’être réédité (mi 2024) aux incontournables éditions Sillage, toujours dans les bons coups lorsqu’il s’agit de déterrer des textes oubliés appartenant au domaine public. Plus récemment encore, elles ont republié « Le règne de l’esprit malin » du même auteur, et je ne serais pas étonné de vous en parler dans un avenir plus ou moins proche.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 26 mars 2025

SÉVERINE « L’insurgée »

 


La sulfureuse Séverine, née Caroline Rémy en 1855 (et morte en 1929), est issue d’une famille bourgeoise. Femme complexe, amie de Jules Vallès, elle tente de se suicider en 1880. Toute sa vie elle lutte contre l’oppression, les inégalités, se dresse pour les figures réfractaires de son époque. Ses relations ne sont toutefois pas toujours celles de la société purement révolutionnaire, ainsi elle gardera une tendresse insubmersible et même une admiration pour le général Boulanger, ce dont ses camarades lui tiendront rigueur. Libertaire et irrévérencieuse, elle profite de la grande qualité de sa plume pour écrire des articles parfois séditieux en tant que journaliste. Dans ce recueil, ce sont 45 d’entre eux (sur plus de 6000 qu’elle a produits !), rédigés de 1886 à 1921 qui constituent une « autobiographie journalistique ».

Séverine a repris – brièvement – le journal « Le cri du peuple » lancé par Jules Vallès. Dans celui-ci, mais aussi dans d’autres périodiques, pas toujours ancrés à gauche, elle signe des articles au vitriol ou emplis de tendresse, notamment sur des figures du mouvement révolutionnaire d’alors. Elle rend par exemple un hommage appuyé aux quatre pendus anarchistes de Haymarket (Etats-Unis) exécutés en 1886 (auxquels on doit la fête internationale du Premier Mai). « L’exécuteur les a saisis. La corde ignominieuse s’est nouée autour de leur cou, les trappes ont joué – et les quatre corps se sont balancés dans l’espace, comme quatre grands battants de cloche sonnant le tocsin des représailles dans l’air épouvanté… ».

Les textes rassemblent des biographies succinctes mais néanmoins profondes de militants, souvent anarchistes : Auguste Vaillant, Jean Grave, Ravachol, Jean-Baptiste Clément, Francisco Ferrer (condamné à mort, il sera exécuté quelques jours après la parution de l’article de Séverine), Jules Bonnot (qu’elle mitraille sans fioritures), Louise Michel, etc. Si elle peut être qualifiée de rassembleuse, il n’en reste pas moins qu’elle attaque des figures majeures de son époque, notamment Jules Ferry, sur lequel elle écrit une courte nécrologie particulièrement véhémente.

Séverine n’a pas la langue dans sa poche, même si elle ne s’est pas affranchie de ses racines bourgeoises qui ressortent dans quelques réflexions purement aristocratiques. Elle s’insurge contre la condamnation d’un livre antimilitariste de 1889 de Lucien Descaves, « Sous-offs », signe parfois ses articles d’un seul prénom : Jacqueline, ou encore Renée. Quelques-uns de ses textes apparaissent dans le Gil Blas.

Séverine, bien que ne se revendiquant pas féministe (elle s’en explique), défend l’I.V.G. dès 1890. Militante, elle revient sur l’odieuse tuerie de Fourmies du 1er mai 1891 (neuf morts). Séverine n’est pas pour la violence de classe, du moins pas la violence physique, se classe plutôt du côté des pacifistes, condamnant les bombes lancés par ses camarades : « Il me semble que je suis arrivée à un carrefour empli de ténèbres : que toute clarté s’est éteinte, en moi comme au-dehors ; que la fumée de ces bombes, abattant des femmes, des enfants, en voilant de deuil le soleil, a fait la nuit sur tous mes espoirs, toutes mes vaillances, toutes mes convictions ! Et je trébuche dans cette opacité affreuse, les mains en avant, les pieds tremblant de heurter quelqu’une des victimes dont les cris me déchirent le cœur ! Où est ma route ? Quel est mon chemin ?... ». Si Séverine peut douter, elle repart pourtant toujours à l’assaut avec sa plume puissante et redoutable.

Dans une guerre sociale enclenchée, elle prend partie pour les travailleuses. Mais elle défend aussi la cause animale, fustige la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » ainsi que la colonisation. Elle est de toutes les justes causes. En infatigable militante, elle rejette, dénonce, défend. Le dernier article proposé dans cette anthologie porte sur Louise Michel, et la boucle est bouclée.

Séverine adhère au Parti Communiste Français en 1921, mais elle s’en écarte rapidement pour reprendre sa liberté. Elle n’a de cesse de rebondir sur l’actualité, contre l’oppression sociale. Anarchiste, elle prend pourtant parfois position pour les adversaires de ce mouvement, tout en expliquant son choix.

Ce livre, paru en 2022 dans la formidable collection Lampe-tempête des éditions L’échappée, est une manière fort originale d’approcher le travail et la pensée d’une contestataire libre, non inféodée, féministe souhaitant garder un ton d’indépendance. Si elle est un personnage un peu oublié de nos jours, ce recueil lui rend enfin justice.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

dimanche 2 mars 2025

Joe STARITA « Nous les Dull Knife »

 


C’est en suivant la famille Dull Knife, par son prisme symbolique, que Joe Starita s’attaque à un sujet brûlant : le traitement des nations premières, des autochtones aux Etats-Unis pendant plus d’un siècle, dans une épopée passionnante et documentée qui se termine aux tout débuts des années 1990.

Tout d’abord Guy Dull Knife Senior (il décèdera juste avant la parution du livre, une page lui est dédié en exergue), Sioux Oglala et accessoirement le dernier Lakota encore vivant de la première guerre mondiale. À près de 95 ans, bien qu’alerte, il est l’un des habitants d’une maison de retraite. Joe Starita lui rend souvent visite et sait partir loin dans le temps pour une information, une explication : « Certains anthropologues affirment qu’un bras de terre a jadis traversé le détroit de Béring, reliant ainsi l’Asie à l’Amérique du Nord, et pensent que les premières tribus indiennes sont passées par là il y a environ vingt mille ans ».

Guy a vécu 46 ans avec sa femme, Rose Bull Bear, militante, avant qu’elle décède en 1973. Ils ont eu des enfants, petits-enfants, etc. et en ces années 1990, ce sont quatre générations qui se répartissent au sein de leur famille. Mais déjà l’Histoire est en marche, celle du XIXe siècle et d’une nation décimée ainsi que sa nourriture : « C’est ainsi qu’entre 1872 et 1876, plus de six millions de bisons furent massacrés sur les grandes Plaines. L’armée américaine finit par encourager ce massacre car elle y voyait le moyen le plus rapide et le moins cher d’obliger les Indiens à quitter leurs terres sacrées et à aller s’installer sur des réserves ».

La tribu d’où proviennent les Dull Knife est Cheyenne à la base. Elle fut déplacée en 1877 dans l’actuel Oklahoma. Les tribus indiennes furent victimes de nombreuses famines, épidémies, de mal-être aussi, suite à l’éloignement de leurs terres entraînant une profonde nostalgie. C’est le cas des Dull Knife. « Ils ont survécu. C’est à peu près tout ce qu’ils ont réussi à faire ».

Dans cet ample documentaire de 400 pages, nous suivons plusieurs générations de Dull Knife pour mieux appréhender les changements au sein des Etats-Unis. La famille Dull Knife est devenue lakota par transmission. Après de nombreuses péripéties, elle échoue dans la réserve de Pine Ridge, Dakota du sud, où les enfants sont admis de force dans des pensionnats (le premier pensionnat hors réserve avait été établi en 1879). « Les traités rendaient obligatoire la scolarisation des lakotas âgés de six à quatorze ans et prévoyaient que ceux qui manqueraient à ce devoir se verraient privés de vivres. Les premières écoles de Pine Ridge n’étaient pas gouvernementales mais paroissiales ». Les indiens vont donc être « civilisés », « éduqués » dans la soumission à la pure tradition blanche chrétienne.

Des tensions décennales aboutissant au  massacre de Wounded Knee fin 1890 et au grand spectacle Wild West Show de Buffalo Bill à partir de 1892, Joe Starita avance méticuleusement dans la tragique Histoire de ceux que l’on a nommés les Amérindiens. Et de celles que l’on oublie trop souvent : les amérindiennes. « Elles n’ont pas baissé les bras et ont pris la relève tout en essayant de maintenir l’unité familiale. Les hommes, au contraire, ont abandonné la partie, plus rien n’avait de sens à leurs yeux. Pour la plupart, les années qui ont suivi Wounded Knee ont été les pires qu’ils aient connues ».

Les enfants indiens se voient peu à peu attribuer des prénoms de Blancs. Mais le peuple tient à garder certaines traditions ancestrales dont la danse des esprits qu’ils pratiquent clandestinement, malgré bien sûr les pires difficultés à allier deux cultures si différentes. Viennent les années 1960, avec leurs nouvelles générations, dont celle des Dull Knife. Guerre du Vietnam, création de l’A.I.M. (American Indian Movement) afin de rendre les droits et la dignité des peuples Indiens. Entre les horreurs, les persécutions, les stigmatisations, viennent poindre des scènes plus légères, touchantes voire presque drôles, notamment cette rencontre impromptue de certains membres de la famille avec… Elvis Presley (que d’ailleurs ils ne connaissent même pas de réputation). Au fil des décennies, cette évidence, frappante : « Après une année à Saint Louis, Guy Junior [Dull Knife, nddlr] rentra sur la réserve de Pine Ridge. Un mois plus tard, une lettre arriva à la maison de la Red Water Creek. Le 28 août 1968, le jeune homme permit à sa famille de contribuer à détenir un record : celui d’avoir participé à toutes les guerres dans lesquelles les Etats-Unis se sont engagés au cours du XXe siècle ». Et pourtant, droits bafoués, identité niée.

La création de l’A.I.M. représente une belle évolution dans les mentalités. Ce mouvement militant marche par exemple sur Washington en 1972, puis sur Wounded Knee pour commémorer le massacre de 1890. La foule est à chaque fois plus nombreuse, les sympathies – y compris blanches – fleurissent, un nouveau combat est en marche. Joe Starita revient sur le rôle du militant Leonard Peltier (dont la peine d’emprisonnement vient d’être commuée au dernier jour de la Présidence de Joe Biden, Leonard est enfin libre, plus de 50 ans après son incarcération, pour raisons de santé). Des statistiques font froid dans le dos : les Sioux Oglalas sont les gens les plus pauvres des Etats-Unis. Mais ils résistent, ils militent. Le livre s’achève sur le centenaire de Wounded Knee en 1990. Le patriarche Guy Dull Knife décède en 1995, juste après la sortie du livre, traduit ici par Hélène Fournier et paru en France en 1997 dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel. Il est préfacé, certes très brièvement – en quelques lignes -, par Jim Harrison.

Au-delà de la famille Dull Knife, ce sont bien un peu plus de cent ans d’Histoire Amérindienne ici rapportés, cent ans de souffrances, de privations, de soumission, d’obligations, mais des racines toujours vivaces. Formidable documentaire qui nous en apprend beaucoup, tant dans le global que dans l’intime des peuples amérindiens. Et vous savez quoi ?? Il n’a jamais été réédité ! La France semble peu se préoccuper de la mémoire amérindienne. Mais ce livre existe, et il est précieux, d’autant qu’il est parsemé de nombreuses photos d’époque en noir et blanc.

 (Warren Bismuth)

dimanche 9 février 2025

R.M. UTLEY & W.E. WASHBURN « Guerres indiennes, du Mayflower à Wounded Knee »

 


Ce documentaire fourmillant de détails s’emploie à retraverser plus de trois siècles d’Histoire des guerres indiennes sur le territoire des actuels Etats-Unis, débordant même sur le Mexique et le Canada. Le défi est de taille, d’autant que les combats furent nombreux au cours des 370 ans ici scrutés à la loupe.

Tout commence par le meurtre d’un blanc par un indien au début du XVIIe siècle. Puis vient la volonté des blancs de christianiser les tribus indiennes, et accessoirement de leur dérober leurs terres et ce dès l’arrivée en 1622 du bateau le Mayflower en Nouvelle-Angleterre. Partant de ce fait, les deux auteurs déroulent avec un sens époustouflant du détail les combats, les guerres, y compris internes. Car des tribus Indiennes se combattent, des Blancs se font la guerre entre eux, sans compter les alliances entre Blancs et Indiens. Des traités sont signés dès le XVIIe siècle mais, comme les suivants, ils sont sciemment mal expliqués par les rédacteurs et ensuite galvaudés.

Si les premiers chapitres du livre paraissent ardus car méticuleux sur une période lointaine pas toujours étudiée ni bien maîtrisée par le lectorat, la suite est vite plus limpide, notamment à partir de la guerre d’Indépendance et la création de la nation des Etats-Unis en 1783.

Le texte revient abondamment sur les coutumes indiennes, s’attarde sur les différentes tribus, les différents chefs, leurs lieux de vie et conditions d’existence, l’introduction du whisky, dévastateur. Le récit fait en revanche en partie l’impasse sur les grandes heures de la création des Etats-Unis et sur la guerre de sécession, l’essentiel du propos étant ailleurs, les luttes incessantes entre tribus et – désormais – américains. « Comment un Blanc pouvait-il vendre ou acheter de la terre, comme si elle lui appartenait, alors que tout Indien sensé savait que la terre était pareille à la mer, et que tous pouvaient l’utiliser ? À la rigueur, plusieurs tribus pouvaient se choisir des territoires différents, mais jamais un seul homme ne pouvait en être le propriétaire ». Car ce sont bien deux civilisations qui s’affrontent, deux modes de vie, deux pensées aux antipodes l’une de l’autre.

Diverses maladies dont la variole déciment les tribus, certaines ont même été inoculées volontairement par les Blancs, un long massacre se met en route, attisé par la ruée vers l’or du XIXe siècle. Les deux auteurs se focalisent sur les combats, nous les font revivre presque sur le terrain, décrivent les armées déployées ainsi que les techniques militaires, sans nous épargner les tortures ni les assassinats de masse. Il faut parfois avoir le cœur bien accroché pour terminer la lecture d’une scène épouvantable.

Des réserves pour parquer les Indiens sont créées un peu partout sur le territoire. Vient la bataille de Little Bighorn en 1876 et cette éclatante victoire des Indiens s’offrant la mort du célèbre général Custer. Là aussi de nombreux détails sont consignés, analysés, l’exercice est passionnant et toujours « très à cheval » (rires gras) sur le contexte historique. Suite à cet événement majeur, la tension se fait de plus en plus extrême, les déportations massives, les exécutions sommaires banalisées, les destructions de bêtes, plantes et forêts nombreuses afin d’affamer les Indiens.

« Vers 1885, il existait cent quatre-vingt-sept réserves, couvrant deux cents quatre-vingt-dix milles kilomètres carrés, où vivaient deux cents quarante-trois mille Indiens. Le bureau des Affaires indiennes, qui n’employait que trois cents personnes en 1850, en comptait maintenant plus de deux mille cinq cents, et avait un très grand pouvoir, presque de vie et de mort, sur l’ensemble des Indiens des Etats-Unis ». Car c’est bien le pouvoir, la cupidité qui fut au cœur de cette bataille de plus de trois siècles.

La « Danse des esprits » allait devenir le tombeau des Indiens, le récit nous raconte en quelles circonstances, notamment cette interception des Sioux au bord de la rivière Wounded Knee par la 7e cavalerie, qui n’était autre que l’ancien régiment d’un certain Custer. S’ensuit l’un des plus grands massacres de toute l’histoire des Etats-Unis, celui de Wounded Knee qui met fin aux guerres indiennes.

Un résumé du livre peut s’avérer totalement inadéquat devant une telle suite d’éléments terriblement précis sur une si longue période. Ce billet ne fait pas exception à la règle, il ne me semble pas retranscrire l’intensité du propos. Si seulement il pouvait vous donner envie de plonger dans ce récit, son but serait néanmoins en partie atteint.

« Guerres indiennes » est un document très éclairant, parfois complexe de par ses descriptions méticuleuses des combats, des forces en présence, de l’aspect géographique, des hostilités nées de rancoeurs. Il n’empêche que c’est un témoignage essentiel pour mieux comprendre le génocide Indien orchestré par un peuple assoiffé de sang et de puissance. Paru dans la somptueuse collection Terre Indienne de chez Albin Michel en 1992 (le texte original date de 1977), il a été réédité en poche en 2021, il est un incontournable de l’Histoire Indienne, et traduit par Simone Pellerin.

« Ils nous ont fait des promesses, dit un vieux Sioux, plus que je ne peux me rappeler, mais ils n’en ont tenu qu’une seule : ils nous ont promis qu’ils nous prendraient nos terres, et ils ont tenu parole ».

 (Warren Bismuth)

dimanche 26 janvier 2025

Nikolaï KOSTOMAROV « La révolte des animaux »

 


Ce challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores réserve décidément de bien belles surprises. Ainsi, ce thème du mois : « Les animaux ces héros comme les autres », très inspirant pour proposer une littérature autre. Des Livres Rances est allé débusquer un texte ombrageux d’un quasi inconnu : le russe Nikolaï Kostomarov afin d’illustrer sa participation avec ce titre qui ne pouvait que célébrer le défi du mois : « La révolte des animaux ».

Cette surprenante nouvelle est un texte épistolaire, plus précisément la « Lettre d’un propriétaire de Petite Russie à un ami de Pétersbourg », la Petite Russie désignant alors l’Ukraine. L’auteur de la lettre s’inquiète d’une récente révolte d’animaux domestiques dans une ferme ukrainienne tandis qu’un certain Omelko, paysan illettré, possède le don de comprendre le langage animal. « Nous avons l’habitude de considérer tous les animaux comme des êtres dénués de parole et donc de raison. Vu sous l’angle de nos conceptions humaines, cela paraît logique : ils ne savent pas parler comme nous parlons entre nous, par conséquent, ils ne pensent pas et ne comprennent rien ! Mais en est-il réellement ainsi ? ».

Un taureau hostile et fougueux prend la tête d’une future révolte animalière. Dans un discours éloquent il fustige le pouvoir des hommes sur les animaux, s’insurge contre la condition animale imposée par des êtres tyranniques. Les mots frappent, les animaux se préparant à une immense insurrection contre leurs tortionnaires, les humains, qu’ils souhaitent renverser au propre comme au figuré. Les animaux de ferme ne veulent plus être traités en esclaves et s’organisent comme en syndicat pour une révolte imminente.

Ce texte, écrit par un illustre inconnu, historien, ethnologue et folkloriste, est saisissant de modernité. Car tout le jus réside dans la date de sa conception. Probablement écrit en 1880, cinq ans avant la mort de son auteur (né en 1817, il disparaît en 1885, il y a très exactement 140 ans), il décrit précisément le calvaire enduré – aujourd’hui encore - par les animaux de ferme : les travaux des champs entraînant une grande fatigue, mais aussi le lait tiré du pis des vaches alors qu’il aurait dû être destiné à leurs veaux, qui eux-mêmes seront abattus dans de sinistres abattoirs, sans oublier les œufs extorqués aux poules, ou les poussins tués par milliers, les exemples ne manquent pas dans ce texte, véritable réquisitoire de libération animale avant l’heure.

« Les humains traient nos mères et nos femmes, privant de lait nos petits veaux, et que ne fabriquent-ils pas avec notre lait ! Or ce lait, c’est notre bien à nous, et non celui de l’homme ! Au lieu de nos vaches, ils n’ont qu’à traire leurs femmes à eux ! Mais non ! Apparemment, ils ne trouvent pas leur lait aussi bon, le nôtre, le lait de vache, est bien plus savoureux ! Mais ça, ce ne serait encore rien. Nous, les bovins, nous avons bon cœur, nous nous laisserions traire, pourvu qu’on ne nous fasse rien de pire. Eh bien non ! Regardez ce qu’ils font de nos malheureux veaux. Ils chargent les pauvres petits sur des carrioles, ils leur attachent les pattes, et ils les emmènent ! Et où les emmènent-ils ? Ils les emmènent se faire égorger, ces pauvres petits arrachés aux mamelles de leurs mères. Le tyran avide aime bien leur chair, et c’est peu de le dire ! Ils la considèrent comme la meilleure des nourritures ».

« La révolte des animaux » est d’une troublante modernité. Il amorce des sujets qui ne seront développés dans nos sociétés occidentales que plus d’un siècle plus tard. Il paraît presque un texte prémonitoire, en tout cas unique en son genre si l’on veut bien le replacer dans son époque. Avec humour mais gravité, Nikolaï Kostomarov dénonce la condition des animaux de ferme, les abattoirs, la spoliation des biens animaliers par l’homme. Cette nouvelle pourrait avoir été écrite de nos jours, elle est stupéfiante de clairvoyance dans ses moindres détails. Si le taureau est le meneur de cette révolte, il n’agit pas en autoritaire, il défend les causes de ses collègues animaux, il est un orateur hors pair et ne craint pas la punition humaine.

Quelques mots sur l’auteur de ce texte quasi extra-terrestre. Né en 1817, il se consacra à la science et à l’écriture, rédigea ses essais en russe et ses fictions et poésies en ukrainien. Membre d’un cercle pour l’avènement d’une fédération des peuples slaves, il fut emprisonné une année dans la forteresse Pierre et Paul de St Pétersbourg (tout comme Dostoïevski, également pour ses opinions politiques) puis surveillé par les autorités, interdit de publier et d’enseigner.

Sur le texte à présent. « La révolte des animaux » fut donc vraisemblablement écrit en 1880, au crépuscule de la vie de l’auteur. Il ne fut retrouvé dans ses papiers personnels qu’en 1917 puis immédiatement publié, soit plus de 30 ans après la mort de l’auteur, avant de sombrer dans l’oubli. Il ne fut réédité dans sa langue originale q’en 1991, mais jamais il n’avait alors été traduit en français. C’est enfin le cas grâce à ce travail colossal à la fois d’exhumation et mémoriel effectué avec le talent habituel de la grande Sophie Benech, qui nous permet ici de découvrir longtemps après sa rédaction un texte pourtant majeur.

En lisant cette nouvelle, il est impossible de ne pas penser à « La ferme des animaux » de George Orwell écrite en 1945, soit plus de 60 ans après « La révolte des animaux ». Là où le texte de Kostomarov reste en suspens, Orwell, sans pourtant l’avoir visiblement lu ni connu, le reprend exactement là où il s’était figé, puisque chez l’anglais, les animaux ont renversé le tyran et pris les commandes du pouvoir. La littérature donne parfois des coïncidences plus que troublantes. Rappelons-nous que le même Orwell s’inspira, pour écrire « 1984 », du roman « Nous » écrit en 1920 (soit plus de 20 ans plus tôt) par… Evguéni Zamiatine, un autre russe !

« La révolte des animaux » est un texte qui marque, à la fois par son engagement auprès des animaux et par son culot dans le ton, rédigé à une période où l’humain se moquait du sort de leurs bêtes encore bien plus que maintenant. Kostomarov étant russe, doit-on voir nécessairement dans sa nouvelle une allégorie du traitement infligé aux classes rurales et paysannes par le pouvoir tsariste alors en place ? C’est une supposition, certes gratuite, et je préfère laisser la question ouverte, n’ayant aucune information pour abonder dans un sens ou dans l’autre. Quoi qu’il en soit, ruez-vous sur ce petit livre de 70 pages paru en 2023 chez les souvent inspirées éditions Sillage, il pourrait devenir un classique sur la condition animale.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)



vendredi 29 novembre 2024

Anton TCHEKHOV « Le malheur des autres »

 


Lorsque ce recueil de 38 nouvelles est sorti en 2003, il était estampillé « Tchékhov inédit ». La traductrice Lily Denis s’explique en préambule : Tchekhov (1860-1904) a écrit pas moins de 649 récits et nouvelles dans sa pourtant courte carrière (vertige !). Au début du XXIe siècle, seules 250 d’entre eux avaient été publiés en France. La traductrice a donc lu les 399 titres manquants, en a choisi 38. Cependant cette explication est en partie fausse : j’ai repéré certains titres du recueil, titres faisant soi-disant partie (d’après la traductrice) des 399 non traduits, qui avaient pourtant déjà été publiés. Mais ce petit bandeau « Tchekhov inédit » ne pouvait qu’attirer le regard. Le commerce reste le commerce…

Le recueil s’ouvre sur « Lettre à un savant voisin » (non inédit par ailleurs) qui n’est autre que la toute première nouvelle publiée de l’auteur. Toutes les nouvelles ont été écrites entre 1881 et 1887, exceptée la dernière, rédigée en 1898. Dans ce choix de textes, on retrouve tout l’univers de Tchekhov : les médecins de campagne (Tchekhov le fut lui-même) au chevet de leurs malades, le style théâtral (Tchekhov a écrit de nombreuses pièces de théâtre qui continuent aujourd’hui de faire autorité), la compassion, le quotidien de la Russie oubliée sous le tsarisme, la cruauté humaine imbibée ou non d’alcool. Bref, une palette variée de la société russe d’alors, des aristocrates aux miséreux, dans des décors où la nature, bien que ne participant pas directement à l’action, est omniprésente et magnifiquement décrite. 

Ce qui peut être frappant chez Tchekhov pour le lectorat français, c’est justement d’une part l’influence de la culture française, mais aussi l’écriture elle-même, que l’on pourrait aisément comparer à celle d’un Maupassant (autre orfèvre en matière de nouvelles) et dans une moindre mesure à celle d’un Balzac. Tchekhov ne s’apitoie pas, au contraire il use de traits humoristiques pour peindre une situation dramatique. Pas toujours certes. Passent devant nos yeux une brochette d’ivrognes, de ratés splendides ou pathétiques dans de petites scènes du quotidien où l’œil de l’auteur est toujours aux abois pour remarquer le détail d’arrière-plan dans une action parfois comme figée.

Prenons « Lui et elle », un récit parfaitement cruel sur une célébrité, mais aussi et surtout « Ninotchka », une nouvelle de 1885 prônant l’amour libre (Maupassant est encore peut-être passé par là), ou encore « Calchas » qui ne paie pas de mine mais se trouve être la première version de ce qui deviendra la pièce de théâtre « Le chant du cygne ». Autant de nouvelles qui brassent de nombreux sujets de la société russe, sans prendre position (c’est peut-être ici que se séparent les chemins entre un Maupassant souvent très offensif et un Tchekhov simple spectateur).

Il est indéniable à la lecture de ces nouvelles que Tchekhov était aussi (et peut-être avant tout) un auteur de théâtre, tant ses récits sont imprégnés de théâtralité. Mais pourquoi prendre du temps à présenter un auteur déjà évoqué à maintes reprises dans le blog, de surcroît pour un recueil qui date de plus de 20 ans ? Eh bien, à sa lecture, je me suis simplement dit qu’il pourrait être la meilleure façon de découvrir l’atmosphère ainsi que la patte de l’auteur tant les sujets comme les climats y sont variés, tout en restant typiquement russes dans l’âme. De plus la fiction non théâtrale de Tchekhov continue à être maltraitée en France malgré la notoriété de son auteur. Moins de la moitié de ses nouvelles ont été publiées, parfois en doublon, dans des recueils qui semblent avoir pris les textes au hasard, sans grande justesse ni respect (à mon goût). Des recueils certes paraissent souvent, mais souvent aussi ils « hébergent » une partie des mêmes titres que des éditions antérieures, il peut être difficile de s’y retrouver. Et malgré l’intérêt que l’on peut porter à Tchekhov, on finit pas abandonner, certains que l’on ne pourra lire toutes les nouvelles publiées dans un ordre logique. Sans compter que l’on finira par en lire certaines plusieurs fois. Ce recueil me semble cohérent et en tout cas reflète parfaitement les thèmes chers à l’auteur.

Pour aller plus loin, il n’est pas inutile de préciser que beaucoup de recueils de nouvelles de Tchekhov se trouvent aisément en version numérique, gratuite car libre de droits. Certes, les traductions peuvent avoir vieilli, mais j’ai compté que près de 250 sont aujourd’hui disponibles sans verser un sou, et je n’ai constaté aucun doublon. Petite astuce : sur l’un de ces sites dédié aux textes entrés dans le domaine public en France y compris dans leurs traductions, j’ai pu dénicher pas moins de 14 recueils numériques (en .pdf notamment) de nouvelles de l’auteur, avec parfois plus de 30 titres. C’est une mine extraordinaire. Si ce site est pourtant fort connu, vous n’avez peut-être jamais pensé qu’il pouvait renfermer gratuitement la majeure partie des textes de Tchekhov traduits. En voici le lien :

https://www.ebooksgratuits.com/ebooks.php

 (Warren Bismuth)