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dimanche 26 janvier 2025

Nikolaï KOSTOMAROV « La révolte des animaux »

 


Ce challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores réserve décidément de bien belles surprises. Ainsi, ce thème du mois : « Les animaux ces héros comme les autres », très inspirant pour proposer une littérature autre. Des Livres Rances est allé débusquer un texte ombrageux d’un quasi inconnu : le russe Nikolaï Kostomarov afin d’illustrer sa participation avec ce titre qui ne pouvait que célébrer le défi du mois : « La révolte des animaux ».

Cette surprenante nouvelle est un texte épistolaire, plus précisément la « Lettre d’un propriétaire de Petite Russie à un ami de Pétersbourg », la Petite Russie désignant alors l’Ukraine. L’auteur de la lettre s’inquiète d’une récente révolte d’animaux domestiques dans une ferme ukrainienne tandis qu’un certain Omelko, paysan illettré, possède le don de comprendre le langage animal. « Nous avons l’habitude de considérer tous les animaux comme des êtres dénués de parole et donc de raison. Vu sous l’angle de nos conceptions humaines, cela paraît logique : ils ne savent pas parler comme nous parlons entre nous, par conséquent, ils ne pensent pas et ne comprennent rien ! Mais en est-il réellement ainsi ? ».

Un taureau hostile et fougueux prend la tête d’une future révolte animalière. Dans un discours éloquent il fustige le pouvoir des hommes sur les animaux, s’insurge contre la condition animale imposée par des êtres tyranniques. Les mots frappent, les animaux se préparant à une immense insurrection contre leurs tortionnaires, les humains, qu’ils souhaitent renverser au propre comme au figuré. Les animaux de ferme ne veulent plus être traités en esclaves et s’organisent comme en syndicat pour une révolte imminente.

Ce texte, écrit par un illustre inconnu, historien, ethnologue et folkloriste, est saisissant de modernité. Car tout le jus réside dans la date de sa conception. Probablement écrit en 1880, cinq ans avant la mort de son auteur (né en 1817, il disparaît en 1885, il y a très exactement 140 ans), il décrit précisément le calvaire enduré – aujourd’hui encore - par les animaux de ferme : les travaux des champs entraînant une grande fatigue, mais aussi le lait tiré du pis des vaches alors qu’il aurait dû être destiné à leurs veaux, qui eux-mêmes seront abattus dans de sinistres abattoirs, sans oublier les œufs extorqués aux poules, ou les poussins tués par milliers, les exemples ne manquent pas dans ce texte, véritable réquisitoire de libération animale avant l’heure.

« Les humains traient nos mères et nos femmes, privant de lait nos petits veaux, et que ne fabriquent-ils pas avec notre lait ! Or ce lait, c’est notre bien à nous, et non celui de l’homme ! Au lieu de nos vaches, ils n’ont qu’à traire leurs femmes à eux ! Mais non ! Apparemment, ils ne trouvent pas leur lait aussi bon, le nôtre, le lait de vache, est bien plus savoureux ! Mais ça, ce ne serait encore rien. Nous, les bovins, nous avons bon cœur, nous nous laisserions traire, pourvu qu’on ne nous fasse rien de pire. Eh bien non ! Regardez ce qu’ils font de nos malheureux veaux. Ils chargent les pauvres petits sur des carrioles, ils leur attachent les pattes, et ils les emmènent ! Et où les emmènent-ils ? Ils les emmènent se faire égorger, ces pauvres petits arrachés aux mamelles de leurs mères. Le tyran avide aime bien leur chair, et c’est peu de le dire ! Ils la considèrent comme la meilleure des nourritures ».

« La révolte des animaux » est d’une troublante modernité. Il amorce des sujets qui ne seront développés dans nos sociétés occidentales que plus d’un siècle plus tard. Il paraît presque un texte prémonitoire, en tout cas unique en son genre si l’on veut bien le replacer dans son époque. Avec humour mais gravité, Nikolaï Kostomarov dénonce la condition des animaux de ferme, les abattoirs, la spoliation des biens animaliers par l’homme. Cette nouvelle pourrait avoir été écrite de nos jours, elle est stupéfiante de clairvoyance dans ses moindres détails. Si le taureau est le meneur de cette révolte, il n’agit pas en autoritaire, il défend les causes de ses collègues animaux, il est un orateur hors pair et ne craint pas la punition humaine.

Quelques mots sur l’auteur de ce texte quasi extra-terrestre. Né en 1817, il se consacra à la science et à l’écriture, rédigea ses essais en russe et ses fictions et poésies en ukrainien. Membre d’un cercle pour l’avènement d’une fédération des peuples slaves, il fut emprisonné une année dans la forteresse Pierre et Paul de St Pétersbourg (tout comme Dostoïevski, également pour ses opinions politiques) puis surveillé par les autorités, interdit de publier et d’enseigner.

Sur le texte à présent. « La révolte des animaux » fut donc vraisemblablement écrit en 1880, au crépuscule de la vie de l’auteur. Il ne fut retrouvé dans ses papiers personnels qu’en 1917 puis immédiatement publié, soit plus de 30 ans après la mort de l’auteur, avant de sombrer dans l’oubli. Il ne fut réédité dans sa langue originale q’en 1991, mais jamais il n’avait alors été traduit en français. C’est enfin le cas grâce à ce travail colossal à la fois d’exhumation et mémoriel effectué avec le talent habituel de la grande Sophie Benech, qui nous permet ici de découvrir longtemps après sa rédaction un texte pourtant majeur.

En lisant cette nouvelle, il est impossible de ne pas penser à « La ferme des animaux » de George Orwell écrite en 1945, soit plus de 60 ans après « La révolte des animaux ». Là où le texte de Kostomarov reste en suspens, Orwell, sans pourtant l’avoir visiblement lu ni connu, le reprend exactement là où il s’était figé, puisque chez l’anglais, les animaux ont renversé le tyran et pris les commandes du pouvoir. La littérature donne parfois des coïncidences plus que troublantes. Rappelons-nous que le même Orwell s’inspira, pour écrire « 1984 », du roman « Nous » écrit en 1920 (soit plus de 20 ans plus tôt) par… Evguéni Zamiatine, un autre russe !

« La révolte des animaux » est un texte qui marque, à la fois par son engagement auprès des animaux et par son culot dans le ton, rédigé à une période où l’humain se moquait du sort de leurs bêtes encore bien plus que maintenant. Kostomarov étant russe, doit-on voir nécessairement dans sa nouvelle une allégorie du traitement infligé aux classes rurales et paysannes par le pouvoir tsariste alors en place ? C’est une supposition, certes gratuite, et je préfère laisser la question ouverte, n’ayant aucune information pour abonder dans un sens ou dans l’autre. Quoi qu’il en soit, ruez-vous sur ce petit livre de 70 pages paru en 2023 chez les souvent inspirées éditions Sillage, il pourrait devenir un classique sur la condition animale.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)



7 commentaires:

  1. Ohhhh encore une pépite !!! Le thème et l’extrait donnent très envie de découvrir le texte. Ils publient souvent des petits bijoux méconnus chez Sillages.

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    1. Des Livres Rances26 janvier 2025 à 14:28

      Oui c'est clair, sacré grenier à (re) découvertes que cet éditeur, et des prix très abordables.

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  2. Comme tu le dis si bien, comment ne pas penser au roman d'Orwell ? (Je te l'ai peut-être déjà dit, mais j'aime particulièrement cette maison d'édition.)

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    1. Des Livres Rances27 janvier 2025 à 11:58

      Je ne pense pas que tu me l'aies déjà dit mais je plussoie, surtout pour la littérature russe (mais tu t'en doutais !).

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  3. L'ourse bibliophile28 janvier 2025 à 10:08

    Double découverte pour moi car je découvre aussi une maison d'éditions, mais surtout merci pour la présentation de cette nouvelle. J'ai, plus classiquement, lu Orwell et je ne peux qu'avoir envie de découvrir ce texte-là à présent ! Merci !

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  4. C'est amusant, j'ai présenté la BD "La ferme des animaux" (d'après Orwell) cette semaine, et on m'a parlé d'une autre BD dans le même esprit, "Le château des animaux", dans laquelle le dictateur en devenir est un taureau. Il y a beaucoup de croisements dans ces différents livres :) Tu me donnes envie de découvrir les éditions Sillage avec ce titre.

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    1. Des Livres Rances3 février 2025 à 11:10

      Je vais essayer de trouver cette BD, le sujet m'intéresse, merci beaucoup !

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