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dimanche 19 janvier 2025

Michèle AUDIN « La maison hantée »

 


En 1992, Delphine Maugein, sorte de double de l’autrice, est mutée à la Bibliothèque animale des sciences de Strasbourg. C’est dans cette ville qu’elle achète un appartement situé rue Dunat-Diehr où elle fait la connaissance posthume de Emma, concierge de l’immeuble dans les années 1930 et évacuée en 1939. Delphine s’intéresse immédiatement au destin de cette inconnue, et c’est par elle qu’elle va faire remonter les souvenirs de toute une ville, toute une région, de l’aube de la seconde guerre mondiale à la libération et même après.

Michèle Audin nous plonge, documents à l’appui, au cœur d’une région dans une période historique hallucinante. Car l’Alsace et la Moselle n’ont pas connu la seconde guerre mondiale comme le reste du pays. Elles furent par ailleurs allemandes entre 1871 et 1918, donc selon leurs âges, les habitants y ont appris le français ou l’allemand. Pour Emma, c’est la mobilisation de son mari Fabien, mobilisé au sein de l’armée française en 1939, alors qu’elle et une partie de sa famille sont évacuées à Périgueux avant que leur département, comme deux autres, ne repasse sous bannière allemande.

Michèle Audin, jonglant entre chapitres sur Emma comme représentante de l’Alsace-Moselle d’alors, et la propre destinée de Delphine, fait résonner l’itinéraire de toute une population en des temps troublés. Les évacués, mais aussi les « maintenus » (ceux qui sont restés sur place malgré l’occupation puis l’annexion), les « rentrés » (les évacués revenus après l’annexion). L’Histoire est parfois peu banale, c’est le cas pour les départements français jouxtant l’Allemagne hitlérienne. Et ces lois, nouvelles, comme l’interdiction de parler français à l’école, ou ces rues rebaptisées à l’allemande, tandis qu’entre en fonction le premier camp d’extermination de la région, le Struthof, inauguré en 1941.

Michèle Audin n’oublie pas les « malgré-nous », ces soldats partis rejoindre l’armée allemande pour combattre contre ce qui fut leur pays quelque temps auparavant (à ce propos elle nous apprend l’existence des « malgré-elles » dont on ne parle jamais), et cet autodafé public en décembre 1940, supprimant en une étincelle des milliers de livres sélectionnés car jugés indignes ou dangereux. En effet, « Il faut des livres allemands dans les librairies alsaciennes ; il ne peut y avoir deux cultures dans une librairie. Il fallait donc se débarrasser des livres français. Même traduits en allemand. La collecte a commencé le 15 décembre 1940. Atlas, romans, propagande, journaux illustrés… ».

L’Alsace s’est en partie nazifiée, même les esprits sont tournés désormais du côté du Reich, la presse, comme une partie de la population, s’emballe, dithyrambise, notamment lors de la célèbre bataille de Stalingrad : « Attaqués par les bolchéviques, les Allemands défendent Stalingrad » ou encore après la défaite nazie à l’issue de la même bataille « L’héroïque résistance des forces européennes à Stalingrad a pris fin ». Les repères sont inversés, tout comme le mode de pensée et les valeurs.

Comme souvent avec Michèle Audin, le livre est abondamment documenté et chiffré, truffé d’anecdotes oubliées ou saugrenues, comme ici les étranges voyages des vitraux de la cathédrale de Strasbourg. Elle n’oublie pas les peuples alsaciens et mosellans, rappelle que leurs jeunes furent incorporés dans l’armée allemande, certains participant même à l’incendie du village d’Oradour-sur-Glane, où d’ailleurs furent froidement assassinés… des alsaciens ! Une partie de l’Histoire peu aisée à raconter, tellement elle paraît hors sol, loin de tout rationalisme. Mais Michèle Audin s’y emploie et y parvient avec une grande dextérité par le truchement de la fiction, et la force maîtresse de ce récit, en prenant comme point d’appui un immeuble strasbourgeois. Pourtant il est difficile d’accoler à « La maison hantée » le simple format « Roman » tant il bouillonne de l’Histoire du XXe siècle, qu’elle soit française ou allemande, le tout dans un espace géographique resserré, où se sont joués des enjeux que l’on pourrait qualifier de délirants.

Comme une partie de l’« écurie » de la collection Arbalète de chez Gallimard, Michèle Audin vient de rejoindre les prestigieuses éditions de Minuit, pour notre plus grand bonheur, ce livre qui vient de paraître en est issu. J’en profite pour vous glisser à l’oreille que l’autrice tient ce qui est peut-être le plus riche blog consacré à la Commune de Paris dont elle est une spécialiste de longue date, et ceci n’a pas de prix, ne sera jamais négociable.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

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