Le présent livre est une réaction agacée suite à une méprise survenue fin 1928 en U.R.S.S. : à cette date paraît un livre, celui de la légende de Till l’Espiègle (« Till eulenspiegel ») traduit par le poète russe Ossip Mandelstam. Or il est en fait une refonte d’une traduction antérieure d’Arkadi Gornfeld et d’un certain Kariakine. Les principaux intéressés n’ont pas été prévenus de la nouvelle traduction et leur nom même en a disparu. Le 13 novembre 1928 Mandelstam fait paraître une lettre d’excuse dans le journal Vetchernaïa Mokva et décide de reverser la totalité de ses bénéfices au droit de cette traduction à Gornfeld. Mais ce dernier réplique dès le 28 novembre dans le même journal par une lettre véhémente à l’encontre de Mandelstam.
Ici, c’est toute l’affaire dont traite Mandelstam avec ses armes : les mots. En 1930 il écrit le sulfureux « La quatrième prose », non pas en poésie mais bien dans une forme de pamphlet violent et vindicatif dans ce qu’il juge être une « dégradation littéraire ». En effet, sans ressources car ostracisé suite à cette affaire, Mandelstam ne peut plus vivre de son art. Il dépeint l’état de la littérature en U.R.S.S. et dans le monde : « Toutes les œuvres de la littérature mondiale, je les partage en deux groupes – celles qui sont permises, et celles qui sont écrites sans permission. Les premières – c’est du vomi, les autres – un peu d’air qu’on dérobe. Les écrivains qui font de l’écriture permise, je veux leur cracher à la figure, leur cogner le crâne à coup de bâton et les faire tous asseoir à la même table… ».
Mandelstam insiste sur le caractère quasi frauduleux de la traduction de Gornfeld, loin de ce que l’on peut attendre d’un travail de traducteur qu’il défend à tout rompre. Pour lui, reprendre le travail de Gornfeld était naturel tellement le texte avait souffert d’une mauvaise traduction. Il en profite pour s’insurger contre la peine de mort dégainée à tout-va dans son propre pays.
Mandelstam évoque l’architecture sociale et l’humanisme en U.R.S.S., les poètes russes et les raisons du choix de l’écriture en général, dans un texte abrasif dans lequel n’est fait aucun prisonnier. Car nombreux sont ceux qui en U.R.S.S. se croient poètes (et ainsi indispensables à la vie artistique) mais n’offrent que des vers de mirliton. Mandelstam dénonce, tape du poing, défend la culture non gouvernementale. Texte paraissant avoir été écrit d’un jet, sous le coup d’une colère noire, et tout en évoquant brièvement la figure tant aimée de Sergueï Essenine, il résonne fortement.
Il résonne tellement que suite à « La quatrième prose », le recueil, après qu’ont été insérés des textes de Mandelstam de 1923 à 1929 sur la traduction en général, les trop nombreuses publications de livres entraînant une perte de qualité, ou encore sur l’état du cinéma en U.R.S.S. (« Bienvenue, citoyens cochonnants en blouse soviétique, au ciné-théâtre d’État – la ciné-ration se distribue comme le pain, avec les livrets de rationnement »), après qu’a été proposée un texte sur une tentative avortée de Mandelstam pour un scénario destiné au cinéma, le livre se concentre sur l’affaire Gornfeld proprement dite. Retour sur les raisons de la discorde, sur la rupture de contrat par le journal qui payait Mandelstam (tout ceci, c’est le poète qui l’écrit). Sont incorporées des lettres qu’il fait parvenir à des acteurs majeurs du monde des livres d’alors, sur le sujet ô combien épineux de la traduction notamment.
Le livre propose également un article de Mandelstam, toujours emporté, dans un journal, dénonçant les traductions bâclées, « une production à grand tirage et sans droit d’auteur ». Celui qui se désigne comme un « Ouvrier du mot » règle ses comptes avec les ambassadeurs de la culture, se fait critique de (mauvais) critiques littéraires. Il tient la littérature en très haute estime et ne compte pas la voir récupérée par les aficionados du système politique ou capitaliste.
« La quatrième prose » est un témoignage haut en couleur de l’atmosphère délétère dans le monde des arts sous le stalinisme, il se fait porte-parole des proscrits, des censurés, des interdits. C’est toute une facette de la littérature russe et soviétique qui est dévoilée dans ce recueil aussi brutal que nécessaire. Le tout est préfacé et traduit par André Markowicz, qui a également établi le choix des textes parus dans ce livre en 1993, réédité en poche en 2006. Les éditions Mesures de – justement – André Markowicz font paraître en cette année 2025 une nouvelle version de « La quatrième prose ».
(Warren
Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire