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mardi 25 février 2020

Collectif « Les montagnes de la liberté – Panorama des écritures théâtrales kurdes d’Irak »


Quelques mois seulement après l’énorme volume « De Tchernobyl à Crimée », monumental panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine, les éditions L’Espace d’un instant remettent le couvert de manière remarquée avec ce panorama du théâtre kurde d’Irak. Dans ce recueil, six pièces sont proposées, sous la direction de Shwan JAFFAR, auteur de deux des textes et par ailleurs traducteur des quatre autres pièces.

« Mem et Zine », une longue pièce de Ehmedê KHANI (1650-1707) – elle représente plus du tiers du recueil – de 1692 ! Au XVIe siècle dans les montagnes de l’empire Ottoman, deux hommes déguisés en femmes font connaissance avec deux femmes déguisées en hommes. Le Sultan de Botane, déjà marié deux fois, désire se rapprocher du Mir (le prince) par le mariage avec l’une de ses filles. Sans en dévoiler davantage, dans cette pièce menée tambour battant, il est question de conspiration, de vengeance, mais aussi et surtout d’identité kurde. Le ton et l’atmosphère rappellent les contes persans, avec une forte touche de polar pour certaines scènes, polar théâtral politico-historique serait peut-être l’expression qui conviendrait le mieux à ce texte brillant, ancien et pourtant si actuel, qui prend le biais de la satire pour parler de faits dramatiques. La pièce fut traduite en français en 1993.

« Mina, princesse de la pluie » d’Ahmed SALAR est un monodrame de 2009 traduit en 2016 dans lequel Hama parle aux murs, au propre et pas au figuré. Eux seuls peuvent le comprendre. Il évoque ses souvenirs de civil au coeur d’une guerre en Irak, les rencontres, les souffrances. En fin de monologue, il se tourne vers un miroir pour lui conter la suite de son expérience. L’écriture est poétique, ce monologue étant peut-être le moment le plus complexe, en tout cas le plus intimiste du recueil.

« Kardo » de Kemal HANIGRA fut écrit en 1983 et traduit en 1996. En 1983, dans un Kurdistan sous tutelle irakienne, un homme a été arrêté pour possession de livres séparatistes. Il dialogue tout d’abord avec sa femme enceinte mais absente, égrène ses souvenirs. Puis vient son procès. En aparté, le juge lui confie qu’il possède un fils enfui dans les montagnes kurdes, et qu’il rendra sa liberté à l’accusé s’il retrouve ce fils grâce à ses contacts. Dans cette pièce très belle, nous croisons notamment un avocat pédophile, le tout sur fond de corruption organisée.

« Azady… L’être kurde » de Shwan JAFFAR fut écrite en 1998. Dans les années 1980, Azad rencontre une femme se faisant passer pour une journaliste. Ils finissent par sympathiser (mollement cependant) et il lui confie qu’il a écrit deux livres censurés car séparatistes aux yeux de la loi, ce qui peut rapprocher le fond de celui de Kemal HANIGRA. Puis nous voyons le même Azad incarcéré. Son numéro de matricule a été mystérieusement échangé contre celui d’un autre prisonnier. Un dialogue âpre s’ouvre entre Azad, le directeur de la prison et un inspecteur. La fin magnifique est brutale et tragique. Cette pièce est (malheureusement pourrait-on dire) inspirée d’une histoire vraie.

« La ruine » de Kameran RAOOF fut pour sa part écrite en 2006. Mahmud, un homme d’une cinquantaine d’années, monologue à propos de la guerre d’Irak de 2003, fait part du quotidien sous les bombardements. Il revient sur son parcours personnel et familial. « La ruine » peut être lu comme un poème désespéré teinté de la violence incessante dans les rues d’une ville irakienne.

L’anthologie se clôt par « Les ombres de Bagdad » de Shwan JAFFAR, pièce écrite en 2005. L’action de seulement quelques pages se déroule en juin 2003, après la chute de Bagdad et la libération des prisonniers de la prison d’Abou Ghraib. Semko est l’un de ces anciens prisonniers et rencontre une femme, Nadera à qui il fait part de ses souvenirs de prison. Nadera semble peu encline à la conversation, méfiante. Tout à coup, des policiers jaillissent.

Cette anthologie est encore une fois d’une rare originalité puisque totalement consacrée au très méconnu théâtre kurde. Elle retrace plusieurs décennies de la relation entre l’Irak et le Kurdistan, les violences faites au peuple kurde. Quant à la première pièce, de 1692 donc, elle semble comme annonciatrice des cinq autres, tant politiquement que théâtralement. La réussite de ce recueil est totale. Chacune des pièces contient sa propre histoire, en formant une globale représentant des siècles de discorde, d’affrontements et de stigmatisation du peuple kurde. Elle est bien sûr à ranger précieusement à côté de « De Tchernobyl à la Crimée », elle en est même une sorte de sœur siamoise née ailleurs. Gros coup de chapeau aux éditions L’Espace d’un instant qui ont eu (encore !) l’audace de sortir un recueil original, singulier, dans lequel des voix rares viennent s’exprimer en France. Il vient juste de paraître et il repousse un peu plus les limites géographiques (mais pas seulement !) du théâtre contemporain.


(Warren Bismuth)

samedi 22 février 2020

André MARKOWICZ « Le soleil d’Alexandre – Le cercle de Pouchkine, 1802-1841 »


Cet Alexandre du titre, c’est POUCHKINE (1799-1837), considéré comme le plus grand poète russe ayant jamais existé. Mais ne nous y trompons pas, ce livre n’est pas une biographie de POUCHKINE, il est plutôt une anthologie de la poésie russe entre 1802 et 1841, et même un peu avant et un peu après. Ce volume est assez fascinant par son contenu : outre les plus grands poètes russes de la première partie du XIXe siècle et la présentation de certains de leurs poèmes jusqu’alors inédits, c’est aussi l’occasion pour André MARKOWICZ de balayer la période politique en Russie et revenir sur le sort destiné à des poètes jugés gênants par le pouvoir.

Par ordre d’apparition : Alexandre RADICHTCHEV, Nikolaï KARMAZINE, Andreï TOURGUENIEV, Vassili JOUKOVSKI, Nikolaï GNEDITCH, Konstantin BATIOUCHKOV, Piotr VIAZEMSKI, Anton DELVIG, Alexandre POUCHKINE, Wilhelm KÜCHELBECKER, Mikhaïl MILONOV, Evguéni BARATYNSKI, Kondraty RYLEÏEV, Alexandre GRIBOÏEDOV, Fiodor TIOUTTCHEV, Alexandre ODOÏEVSKI, Gavriil BATENKOV, Dmitri VENEVITINOV, Mikhaïl LERMONTOV. Environ un demi-siècle de poèmes, d’engagements, de rivalités, d’interdictions, de censure, il serait fort peu judicieux de vouloir résumer l’énormité de ce travail titanesque de près de 600 pages.

Pour le titre « Le soleil d’Alexandre », l’expression fut en fait utilisée au XXe siècle par Ossip MANDELSTAM pour désigner POUCHKINE. Il paraît évident que MARKOWICZ a voulu établir une passerelle entre le XIXe et le XXe siècle concernant le destin des poètes (voir à ce propos la fin de vie de MANDELSTAM). Au XIXe, le chemin tortueux est balisé par les plus grands noms de la poésie russe, par des exils, enfermements, suicides, folies, abus, interdictions de publier. On n’en est qu’aux prémices, mais déjà se profile l’extrême acharnement déclenché plus tard, notamment lors des purges de 1937.

Mais n’allons pas trop vite ni trop loin. L’auteur rappelle l’épisode décembriste de 1825 avec les condamnations à mort et les déportations qui ont beaucoup joué sur la poésie russe. Déjà la fin du XVIIIe a connu son lot de surprises, avec par exemple l’interdiction pour RADICHTCHEV de publier à partir de 1790 (il sera déporté pendant 10 ans et se suicidera en 1802).

Les poèmes représentent tout de même l’essentiel de ce recueil, avec des pages de tous les poètes cités ci-dessus et surtout avec des poèmes traduits par MARKOWICZ lui-même, ce MARKOWICZ déjà coupable de flamboyantes traductions de l’intégrale de DOSTOÏEVSKI (rien que ça) mais aussi de l’intégrale du théâtre de TCHEKHOV (avec son amie Françoise MORVAN) et de tant d’autres russes, dont POUCHKINE bien sûr (mon petit doigt me dit qu’il est actuellement, et entre autres, sur une nouvelle traduction du « Maître et Marguerite » de BOULGAKOV, mais c’est une autre histoire). Recentrons-nous sur le présent livre. Poèmes inédits donc, certains d’une grande beauté, poèmes d’amour, mais aussi politiques. Mais MARKOWICZ ne les propose pas sans un ordre très strict : chronologiquement, d’environ 1800 à 1850. Quelques poètes étant présentés sur plusieurs décennies, s’ils ont eu la chance de tenir la distance (ils ne sont pas très nombreux).

Dans ce volume, outre les poèmes et l’Histoire russe, notamment politique, vous découvrirez des croquis de dessins réalisés par les poètes eux-mêmes - parfois des autoportraits. MARKOWICZ nous offre même en fin de volume un petit résumé par le biais de brèves biographies des auteurs cités, mais aussi une courte mais très jolie chronologie de l’Histoire russe dans la période qui nous concerne présentement. Ce bouquin est une vraie leçon de recherche historique, de travail extraordinairement scrupuleux et minutieux, d’une organisation parfaite, et d’humilité. MARKOWICZ est l’un de ces personnages qui atterrissent de nulle part et font le boulot comme dix, qui s’épuisent mais ne veulent surtout pas avoir le temps de se poser. Grand respect.

Visiblement, c’est l’engouement pour le roman, avec par ailleurs l’arrivée de poids lourds de la littérature dans la toute fin de la première moitié du XIXe siècle (GOGOL et DOSTOÏEVSKI notamment) qui a en partie enterré la poésie et les poètes avec. En attendant ce déclin, MARKOWICZ, en fin historien d’une précision saisissante, auteur d’un travail véritablement énorme, nous colle une fois de plus un uppercut avec son érudition, sa passion, sa précision, ses détails et son envie de partager dans ce que l’on pourrait voir comme une immense fresque. Elle parut en 2011 chez Actes sud. Cela fonctionne merveilleusement bien. Merci André, vous être décidément un sacré grand bonhomme !

(Warren Bismuth)

mercredi 19 février 2020

Danielle BASSEZ « Aucune chanson n’est douce »


Une famille recomposée, décomposée plutôt. Le fils d’un premier mariage, mère décédée et père qui se remarie alors que le corps est à peine inhumé. Une belle-mère tyrannique. Enfin, surtout avec le fils, la pièce rapportée (le nouveau couple ayant eu d’autres enfants) : intimidations, aucune preuve de tendresse : « Elle ne le touche jamais. Ou seulement par nécessité, du bout des doigts, des ongles, quand elle lui lave les cheveux, qu’elle l’habille ; du plat de la main, quand elle le gifle. Elle le tient à distance ».

Cette belle-mère va se fracturer une main. Repos forcé. À la maison. Cette maison est un personnage à part entière de ce récit. Elle vibre, se décompose, le décor change, on aperçoit de moins de moins ce que fut le jadis, ce naguère sur lequel une chape de plomb s’est abattue. Un passé oublié, interdit, gommé. Le temps pourtant se fige, et la vie régresse, comme peau de chagrin. « Elle, à l’abri derrière le leurre du geste. Ne veut pas qu’on vienne l’y chercher, l’extraire, la ramener dans les complications, les affrontements. Plus envie de discuter. Veut qu’on lui fiche la paix. A droit au repos. D’abord, il y a longtemps, a fermé le rideau devant la porte de la véranda. Repoussé dehors les bêtes qui risquaient d’entrer, mouches, tortues, chats. Toujours détesté les chats. A descendu les stores, l’été, pour la chaleur. Ne les a plus relevés. A laissé dehors la lumière, le jardin. S’est mise à vivre dans trois pièces, puis deux, à l’étroit. La cuisine, le salon. L’hiver, adossée au frigo, dans le coin, contre le mur ».

Personne n’est nommé, pas de prénoms, ni de noms, un anonymat total, comme si cette histoire pouvait survenir partout, dans toutes les chaumières à tout moment. Indifférence impossible, ici il est bien question de haine réciproque entre un fils délaissé et une belle-mère enragée. Aucune place pour l’amour, la complicité.

La langue est froide, glaciale, percutante, petites phrases, nombreuses ponctuations, rythme rapide sans échappatoire, elle est pure et parfaitement ciselée, maîtrisée. Danielle BASSEZ réussit pleinement un court roman, celui de la désolation. Nous ne saurons rien de ce qui passe au-dehors de cette maison, à part quelques bribes au cimetière. Texte désespéré, sans solution, un peu Simenonien dans l’atmosphère poisseuse et puante, poussiéreuse et gluante. La comparaison s’arrête là. Car le style de Danielle BASSEZ est bien celui emprunté à la poésie, celle qui frappe, qui claque, qui laisse des rougeurs, celles des coups. Il n’y est bien sûr nullement question d’avenir ni de projection, à part celle de vouloir précipiter une tête – celle de l’autre - contre un mur. Suffocant.

« Au bout du lit, un berceau, et ce à quoi on ne s’attendait pas, un avorton rougeaud, qui laisse perplexe. Qui ne vous est rien, qui ne vous dit rien, qu’on n’a pas voulu. Dont on sent, vaguement, qu’il est un danger, qu’il vous nie, qu’il est là, comme une pierre posée sur une tombe, pour empêcher que les morts reparaissent. Mais que néanmoins, sur le champ, on est pressé de trouver admirable, d’aimer, d’embrasser, et vous voilà contraint de plonger dans cette moiteur écoeurante, remugle de couche et de bave, d’effleurer de la bouche cette face à odeur de lait ».

Roman paru en 2013 dans la collection Grands fonds de chez Cheyne éditeur, il ne vous réconciliera peut-être pas avec la race humaine, mais vous fera prendre conscience que l’écriture est une arme redoutable, qu’elle peut en quelques dizaines de pages vous déstabiliser, résonner en vous comme un cauchemar.


(Warren Bismuth)

lundi 17 février 2020

Jean CASSOU « La mémoire courte »


Nous tenons là un vrai brûlot, chaud devant ! Paru initialement en 1953 aux éditions de Minuit, il se veut une réplique à la « Lettre aux directeurs de la Résistance » de Jean PAULHAN, publiée en 1951 déjà aux éditions de Minuit.

Ce texte est fractionné en plusieurs parties : Espagne, la France allemande, la Résistance, France. Il est aussi bref qu’offensif, voire virulent. Jean CASSOU est un écrivain déjà reconnu lorsque se déclenche la seconde guerre mondiale. Il va rapidement se positionner dans la Résistance. Fils d’une espagnole, il avait auparavant prêté main forte aux Républicains espagnols victimes du franquisme. Arrêté fin 1941, c’est pendant ses deux mois en captivité qu’il rédigera, uniquement par sa mémoire, le recueil de poèmes « Trente-trois sonnets composés au secret ».

Mais revenons à ce livre-dynamite dans lequel Pétain y est « Ce traître ». L’État français accusé de lâcheté bien plus que de négligence, bien sûr pour collaboration avec l’ennemi durant l’occupation, mais aussi, et peut-être en premier lieu, pour le non-interventionnisme contre FRANCO dès 1936, en plein Front Populaire. « AZAÑA (Président de la République espagnole nddlr) déclarait qu’il lui suffisait de cinquante avions pour étouffer la rébellion. Et il ne comprenait pas que la France, la France du Front populaire, sa France, hésitât un instant ». CASSOU  (1897-1986) est un auteur engagé, il fut proche du parti communiste français avant de s’en éloigner lorsqu’il condamna le stalinisme et se rapprocha de pays comme la Yougoslavie.

Pour l’heure, CASSOU attaque : après avoir pointé du doigt la France dans la dérive espagnole, il épingle l’État vichyste collaborateur et dénonciateur, mais aussi une partie du peuple qui lui a donné son aval. Parmi ceux-ci, les écrivains dits collaborationnistes. CASSOU s’enorgueillit d’avoir, dès 1938, écrit à Louis-Ferdinand CÉLINE qu’il était « Un saligaud ».

La Résistance, combat ô combien précieux pour CASSOU, qui a vécu par elle, pour elle. « Nous avons été des rebelles. Nous avons été aussi des malins. Nous avons préservé notre honneur. Nous avons fait les dégoûtés et mis des gants. Et à présent nous montrons nos mains propres, que nous n’avons pas voulu tremper dans ce cloaque où s’absorbait notre pays. Et c’est pourquoi aujourd’hui il ne nous reconnaît pas ».

CASSOU invective, avoine, remet les pendules à l’heure. Il évoque l’aristocratie française, celle qui avait le plus à perdre, il ne fait pas l’impasse sur celles et ceux qui ont fermé les yeux alors que lui et ses amis avaient pris le maquis. Il brocarde même la notion fallacieuse de suffrage universel. Et puis il imagine les traces qu’aura laissé le XXe siècle décidément délirant : « Le XXe siècle portera dans l’histoire le nom de siècle du totalitarisme. Jamais si épaisses ténèbres n’auront couvert le monde. Car le totalitarisme est un système qui, par sa prétention à tout embrasser, produit nécessairement l’obscurantisme. Il règle une fois pour toutes les méthodes de la pensée et en borne le domaine, il la fixe dans une orthodoxie, il l’ordonne à des fins tactiques ou de propagande ; ici il brûle des livres ; là il proteste contre ces autodafés au nom de la liberté de la culture, mais parce qu’à ce moment-là, dans cette conjoncture-là, la défense de la culture convient à sa stratégie ; ce n’est pas un principe, c’est un slogan, qu’il rejettera lorsqu’il ne lui sera plus utile, et en toute sérénité il se mettra alors à dire aux écrivains comment il faut faire des livres sous peine de déportation ».

Ce pamphlet est violent, nécessaire, c’est un grand coup de gueule ainsi qu’une piste pour comprendre un peu mieux l’Histoire. Il est aussi une manière de dire en quelques dizaines de pages seulement qu’il est intolérable d’entendre « On ne savait pas » ou « je croyais bien faire ». CASSOU n’est pas un ami de la langue de bois, il le prouve brillamment ici dans cet essai réédité en 2017 aux éditions Sillage et préfacé par Marc Olivier BARUCH. Comble du raffinement, il est à très bas prix, il n’est plus possible de passer à côté.


(Warren Bismuth)

mardi 11 février 2020

Laurent CACHARD « Aurelia Kreit »


Un grand roman russe… français ! Un livre aux relents XIXe siècle façon TOLSTOÏ, une grande fresque historique épaulée par des personnages inventés et magnifiques. Attardons-nous sur ce texte…

Une genèse bien singulière pour ce roman ambitieux : un groupe de new-wave du côté de Lyon entre 1983 et 1988, le futur romancier Laurent CACHARD est ado et accroc. Le nom du groupe ? Aurelia Kreit. Vous savez, tous ces groupes des 80’s qui se reforment, bon an mal, inspirés ou non. Le XXIe siècle est un terreau de résurrections en tout genre. Pour Laurent CACHARD, OK pour reformer Aurelia, mais pas en musique, en mots plutôt.

L’auteur aura souffert pour Aurelia, 10 ans de travail, d’abandons, de reprises, de démotivations, de volonté, d’acharnement. Fin 2019, le voici enfin le bouquin, et le public n’a pas attendu en vain !

Aurelia Kreit, c’est un peu la personnification de l’Ukraine, pays dont vient sa famille. Aurelia est née au tout début du XXe siècle, et avec ses parents Olga et Anton, avec son frère Igor, elle va traverser les épreuves comme les pays. La famille Kreit est très liée avec les Bolotkine, juifs comme eux, le « chef » de famille Nikolaï, sa femme Varvara, elle-même jumelle de Pavline, la sœur restée en France, mariée au mystérieux Oskar. Et le fils de Varvara et Nikolaï, Vladislav, qui s’avèrera d’un caractère volcanique et inflammable. Pour l’heure, vers 1904, c’est la survie qui est en jeu, pour des juifs victimes de pogromes en Ukraine, Russie tsariste. Les deux familles vont faire front, voyager ensemble, fuir les persécutions, notamment celles des ouvriers comme Dachkovitch. Nous allons les suivre pendant une dizaine d’années, en divers pays d’Europe, eux aussi théâtres de violences antisémites.

La particularité de ce roman est que l’on voit peu l’héroïne qui lui a pourtant donné son nom. Elle reste dans l’ombre, en filigrane, comme absente, et pourtant elle hante le récit du début à la fin. À moins de 15 ans, elle possède déjà un impressionnant capital souffrance, frappée notamment d’aphasie. Je ne dévoilerai rien de l’intrigue, sauf que dans cette fuite, pas mal de protagonistes vont y laisser des plumes voire la vie. L’antisémitisme s’étend de manière inquiétante sur toute l’Europe alors que le siècle numéro vingt vient tout juste de s’amorcer.

Dans ce roman, le chemin de fer prend une place prépondérante, d’une part car certains personnages gagnent leur vie au sein de fonderies qui, entre autres, fabriquent des rails, mais aussi parce que ces mêmes familles utilisent le train pour s’enfuir au plus vite de la folie antisémite. Odessa sera la ville témoin d’une première tragédie qui, malheureusement, ne sera que le point de départ d’une longue dramaturgie. « C’est la bêtise qui fait l’opinion, et l’opinion qui fait les guerres ».

Certes, les personnages de CACHARD sont fictifs, mais ils vivent en ses pages, ils souffrent, ils réfléchissent, ils appréhendent, ils espèrent, ils ne sont pas faits tout d’un bloc, non, ils sont tout en nuances, parfois paradoxaux, humains quoi ! Les femmes sont fortes, déterminées, les hommes parfois faibles : « Les hommes qui aiment ont toujours peur qu’on ne les aime pas assez, alors ils occupent le terrain. Même la maladresse est touchante quand c’est l’amour qui la dicte ». Quant au peuple, est-il prêt à tous ces changements qu’il peut pourtant lui-même réaliser ? « Le problème de l’ouvrier, c’est qu’il refuse les changements brutaux, alors que les opprimés attendent que les choses changent, même violemment. Nous les femmes, faisons partie des exploitées, mais les partis qui veulent réformer la classe ouvrière ne parlent que des hommes ! Il faudra bien qu’on revendique, au plus vite, le salaire égal, qu’on ne se contente pas de l’inscrire dans un programme électoral, ça bousculerait tous les privilèges ! (…) On crée une aristocratie ouvrière alors que l’aristocratie devrait ne plus exister ! ».

Voilà un roman passionnant, dans lequel on a du mal à lâcher les héros, charpentés, magnifiquement dépeints. Son format de près de 450 pages est très loin de celui généralement choisi par les éditions Le Réalgar, qui ont pris un vrai risque en publiant ce livre, et nous ne pouvons que les en remercier, car tant fictionnellement qu’historiquement il est prenant. Documenté aussi, puisque c’est une sorte de petite encyclopédie de l’antisémitisme en Europe dans les deux premières décennies du XXe siècle. L’histoire se déplacera, atteignant Paris puis Lyon et même Saint Étienne, comme pour aller géographiquement chercher un espoir de vie meilleure, d’est en ouest. Un récit qui fait vibrer, qui fait écho. Il est à lire, à offrir et à conseiller, paru fin 2019 chez le Réalgar, il vaut le déplacement. En train ou pas.

Pour la sortie du roman, le groupe Aurelia Kreit s’est reformé pour un concert, c’est aussi cela la magie des mots, lorsque la réalité rejoint la fiction.


(Warren Bismuth)

dimanche 9 février 2020

Marie COSNAY « À notre humanité »


Le livre s’ouvre sur un court portrait de Gustave COURBET, peintre du XIXe siècle, acteur de la Commune de Paris en 1871, accusé d’être l’un des instigateurs de la destruction de la colonne Vendôme. Cette Commune, Marie COSNAY va la décrire, au présent, se rapprocher des barricades, au plus près. D’autres figures marquantes de cette révolution manquée vont être dépeintes dans ce récit résolument politique.

De l’intrépide Gustave FLOURENS à Charles DELSCLUZE ou Eugène VARLIN, Auguste VERMOREL (tous quatre paieront leur engagement de leur vie) en passant par l’insaisissable Louise MICHEL et son ami Théophile FERRÉ sans oublier les frères Élie et Élisée RECLUS, Maxime LISBONNE (entraperçu) mais aussi les anonymes, tous ceux et toutes celles (car les femmes furent nombreuses à se battre) qui ont construit la Commune, cette utopie prenant vie au cœur de la capitale française alors exsangue. Les noms des victimes tuées sur le champ de bataille vont être égrenés, comme sur un monument commémoratif.

Marie COSNAY raconte, revient chronologiquement en arrière comme si elle avait oublié des détails en chemin. Elle s’est en partie basée sur l’une des plus grosses références de cette insurrection, l’indispensable « Histoire de la Commune de Paris » de Prosper LISSAGARAY écrite dans le feu de l’action (lecture marquante il y a pourtant bien longtemps). L’auteure expurge avec minutie, livrant l’essentiel dans le chaos assourdissant d’une période où le chassepot donne le rythme. « À Satory, 1685 prisonniers sont enfermés, les uns contre les autres, dans un magasin de fourrage. Ils se relaient pour s’allonger un moment sur la paille humide et n’ont pour boire que l’eau de la mare où pissent les gardiens ».

Retour en arrière avec le sinistre Arthur de GOBINEAU (qui sera aussi romancier) et ses écrits sur l’inégalité des races dès 1853, Marie COSNAY en profite pour glisser quelques lignes sur la colonisation. L’Histoire se croise, s’entremêle, notamment par la figure d’Emmy/Madeleine qui traverse avec souffrances ce XIXe siècle.

Et ces questions, incessantes, nécessaires : « À quel besoin de l’homme répond l’action révolutionnaire ? La solitude est-elle l’essence de la condition humaine ? Quels sont les nombreux facteurs, éminemment dignes d’intérêt, d’où naissent les actions révolutionnaires de masse ? ».

Étape essentielle avec le programme de la Commune, égalitaire, inconcevable pour les troupes réactionnaires de Versailles, d’où les exécutions sommaires, la Seine qui se teinte de rouge, témoin privilégié d’une barbarie sans nom. Ce livre est un hommage sans conditions à celles et ceux qui ont essayé, pensé sinon la révolution, en tout cas la révolte et l’insurrection.

Marie COSNAY n’est pas naïve, elle rappelle les nombreux infiltrés au sein des Communards, les flics déguisés en émeutiers. Et puis les écrivains qui se sont levés contre ce dangereux idéal : George SAND, Gustave FLAUBERT, Alphonse DAUDET, Théophile GAUTIER, ces bourgeois qui craignaient pour leurs privilèges personnels.

La Commune, mais pas seulement : images brèves d’un Henry-David THOREAU construisant les fondements d’une société égalitaire et apaisée aux États-Unis, de ce Père Ramon SENDER combattant avec les anarchistes dans l’Espagne de 1936. Le livre se clôt au Paraguay. L’insurrection a sa place partout, préconisée et déifiée.

Dans une année, nous fêterons les 150 ans l’avènement de la Commune de Paris, peut-être avec flonflons et force espoir, certainement avec le respect qui s’impose. Ce bouquin est là pour nous permettre de réviser un peu plus l’Histoire, et pourquoi pas recommencer ? Sorti en 2012, pour la version papier ce sont les impeccables Quidam qui ont permis la parution. Pour la version électronique, ce sont les non moins talentueux publie.net, on ne peut que s’en réjouir.



(Warren Bismuth)

mardi 4 février 2020

Nadejda MANDELSTAM « Sur Anna Akhmatova »


Cette biographie n’en est pas tout à fait une, en tout cas pas tout à fait sur une seule personne, malgré son titre. Une petite introduction s’impose : Nadejda MANDELSTAM, femme puis veuve du poète russe Ossip MALNDELSTAM, mort d’épuisement en 1938 quelque part du côté d’un camp de transit de la Kolyma. Anna AKHMATOVA, célèbre poétesse, amie d’Ossip donc par ricochets de Nadejda. Par conséquent l’auteure de cette biographie sur Anna AKHMATOVA y voit beaucoup son mari Ossip, l’évoque, puis dirige sa plume vers lui, comme sans même s’en rendre compte, aimantée.

Anna AKHMATOVA est née GORENKO et prendra son pseudo en hommage à son arrière grand-mère. Alors qu’elle s’initie à la poésie, la Russie s’empare d’un nouveau destin. AKHMATOVA va souffrir plus qu’il n’est possible. Premier mari, le poète GOUMILIOV, fusillé en 1921 (ils avaient divorcé en 1918), le troisième mort dans les camps staliniens, le fils arrêté trois fois. Et bien sûr, l’un de ses plus proches amis, MANDELSTAM, mort en transit. Comme si ce n’était pas assez lourd, AKHMATOVA se voit interdite de publication à partir de 1924, pendant une vingtaine d’années, puis autorisée de nouveau à faire paraître ses poèmes en 1940, mais uniquement partiellement. Les mots sont une arme, ceux d’AKHMATOVA paraissent trop aiguillés aux yeux des autorités. Elle ne sera éditée que cinq fois de son vivant.

Ossip MANDELSTAM, poète. Arrêté en 1934 pour son poème coup de poing « Épigramme contre Staline » de 1933, mari de Nadejda, ami d’Anna, déporté, mort en 1938 après 20 ans de vie commune avec Nadejda. Cette dernière est attirée par les souvenirs et les mots qui en découlent. Sa propre silhouette s’immisce entre Ossip et Anna, de fait nous avons une sorte de triple biographie où la mémoire se mélange. N’oublions pas que Nadejda fut la principale passeuse des poèmes de son mari, que lorsqu’il était interdit d’écrire, c’est elle qui apprenait ses poèmes par cœur pour ensuite les partager avec des proches puis avec des éditeurs pour notamment les faire publier en samizdats.

Et puis tout à coup, le visage d’Anna AKHMATOVA semble changer aux yeux de Nadejda MANDELSTAM (la raison en est expliquée en postface de l‘ouvrage). Elle la juge sévèrement : autoritaire, égocentrique, jalouse, maladivement portée sur ce que sa personne peut dégager en public, toujours dans l’attente du malheur. Pourtant, visiblement, le portrait est bien plus édulcoré qu’un autre que dressera Nadejda et lisible dans « Contre tout espoir » (trois tomes en tout). AKHMATOVA va vivre dans le dénouement, le manque, de manière pauvre, étriquée.

En même temps, ce récit est beaucoup axé sur la poésie, plus précisément de techniques de poésie, celles des deux personnes déjà évoquées bien sûr, mais aussi d’autres poètes, puis évocations des courants de pensée, comme les acméistes auxquels appartenaient AKHMATOVA et MANDELSTAM. Des poètes arrêtés, condamnés, exécutés, il en est question. Au XXe siècle, le destin des poètes russes semble avoir été lié à une perpétuelle épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Et enfin, l’Histoire en marche, avec le dégel à partir de 1956, le communisme qui semble prendre un visage humain, laissant quelque répit aux poètes persécutés. Le livre est écrit en 1966, juste au moment où les exactions reprennent, il n’en sera donc pas fait état dans ce récit.

Cette biographie, c’est tout cela brodé ensemble dans un seul tissu, un ouvrage fait de souvenirs, souvent durs, avec en fond l’ombre à la fois planante et enracinée d’Ossip MANDELSTAM. La traduction et l’excellente préface sont assurées comme toujours sans accrocs par Sophie BENECH, la courte postface signée Pavel NERLER. C’est sorti fin 2019 aux éditions Le bruit du temps en version poche pour une somme modique.


(Warren Bismuth)

samedi 1 février 2020

Isabelle FLATEN « Adelphe »


Un livre qui existe grâce à un autre, étonnant destin ! En effet, au début des années 1920, peu de temps après l’armistice et dans une France encore en morceaux, Gabrielle, paroissienne, offre à « son » pasteur Adelphe, la quarantaine, un exemplaire du prix Goncourt 1920, le roman « Nêne » d’Ernest PÉROCHON (quasi unanimement oublié par la mémoire collective), ajoutant que tout est dans ce bouquin. Alors Adelphe va le lire, n’y trouvant pas franchement ce que Gabrielle voudrait lui faire deviner. Ce « Nêne » va circuler de mains en mains entre les ouailles, même la servante illettrée Blanche aimerait en connaître les pages, alors Adelphe va le lui lire, puis il va apprendre à lire à Blanche. Qui va devenir sa femme. Pour le meilleur et pour le pire.

« Nêne » va délier les langues, chaque lectrice, chaque lecteur n’y voyant que ce qu’il/elle a envie de comprendre, pas toujours dans le sens de la personne qui le lui a transmis ni du roman, y cherchant sa propre vie, son propre parcours. Nêne, la servante soumise, trop soumise, qui va donner pourtant des idées à ses lectrices Gabrielle et Blanche.

Peu de personnages jalonnent cette histoire d’un temps ancien. Nous avons donc tout le temps de faire connaissance avec eux, et même de nous y attacher. Car ils sont beaux ces personnages, touchants, émouvants, complexes. Mais en trame de fond, outre le Goncourt 1920, c’est bien la condition de la femme qui est mise en exergue, cette femme qui a fait fonctionner la nation de l’intérieur en 14/18 lorsque l’homme allait se faire zigouiller du côté de l’est du pays par exemple, c’est grâce à la gente féminine que le pays peut repartir fin 1918. Alors elle décide qu’elle a désormais son mot à dire. « Elle juge inadmissible qu’un groupe de vieux croûtons fasse pression pour durcir la loi contre l’avortement, en quoi cela les concerne-t-il ? Qu’ils laissent les femmes disposer de leur corps. Est-ce qu’Adelphe imagine ce qu’il adviendrait de lui si l’on décrétait que la semence appartenait à l’État, que toute éjaculation non vouée à la procréation relevait d’un tribunal correctionnel ? Elle en a assez de vivre dans un monde indigne où seuls les hommes ont le choix d’être ce qu’ils veulent, tandis que les femmes sont domestiquées pour leur bon vouloir. Ça suffit ».

Adelphe est l’un de ces pasteurs ancrés dans le passé, avec ses certitudes et ses clichés, notamment sur les femmes. Or il est entouré par des dames. Gabrielle la féministe, bien sûr, pour laquelle il en pince et qui tombera enceinte (l’un des grands mystères de ce roman), Blanche la servante qui deviendra sa femme puis la mère de Jacques. Il n’y a guère que Marcel, le curé, qui représente le sexe « fort ». Et encore, curé moderne, pas vraiment convaincu par sa position et qui finit par déteindre sur Adelphe : « Pourtant s’il osait, il leur dirait que Dieu n’est pas un ami, inutile de le tutoyer, qu’il n’est pas un esprit non plus, pas la peine de le prier, Dieu n’est qu’un repère, une balise pour la route, rien de plus. Il est le phare vers lequel les hommes doivent tourner leur regard, une exhortation à se hisser au-delà du médiocre, à ambitionner la noblesse du geste. Et le pasteur leur sert seulement de guide ».

Vous l’aurez compris, ce roman est féministe, avec un Dieu caché mais définitivement absent. L’écriture est tassée mais pas suffocante, pour tout dire elle est même un enchantement de par sa précision, sa sonorité, des lignes dans lesquelles sont soigneusement distillées des pointes d’humour. La période pendant laquelle s’étend l’histoire est de 1920 à 1960 environ, sur deux générations. Il ne sera fait quasiment aucune allusion à la deuxième guerre mondiale. En revanche, le rôle des femmes sera débattu, sera imposé à un Adelphe un peu trop avare de ses privilèges de mâle. C’est le roman de l’émancipation, des femmes qui s’affirment, décident, mais aussi celui des secrets de famille. C’est pour finir un roman sur la transmission, la force et la magie des mots, sur la passation de la littérature pour qu’elle demeure vive et reste une source d’inspiration et de décisions.

Beaucoup de morts vont émailler le récit, comme si le roman devait se terminer en peau de chagrin. Pourtant l’espoir est bien au bout. Un livre magnifique, un style impeccable, des personnages charpentés, une histoire maîtrisée, qu’attendre de mieux d’un roman ? Sorti fin 2019 aux éditions Le nouvel Attila, il m’a échappé à sa sortie, mais le rappel valait le coup, à vous de jouer ! D’ailleurs nous reviendrons vers cette auteure, notamment grâce à des publications dues aux excellentes éditions du Réalgar.


(Warren Bismuth)