Un livre qui existe grâce à un autre,
étonnant destin ! En effet, au début des années 1920, peu de temps après
l’armistice et dans une France encore en morceaux, Gabrielle, paroissienne,
offre à « son » pasteur Adelphe, la quarantaine, un exemplaire du
prix Goncourt 1920, le roman « Nêne » d’Ernest PÉROCHON (quasi
unanimement oublié par la mémoire collective), ajoutant que tout est dans ce
bouquin. Alors Adelphe va le lire, n’y trouvant pas franchement ce que
Gabrielle voudrait lui faire deviner. Ce « Nêne » va circuler de
mains en mains entre les ouailles, même la servante illettrée Blanche aimerait
en connaître les pages, alors Adelphe va le lui lire, puis il va apprendre à
lire à Blanche. Qui va devenir sa femme. Pour le meilleur et pour le pire.
« Nêne » va délier les langues,
chaque lectrice, chaque lecteur n’y voyant que ce qu’il/elle a envie de
comprendre, pas toujours dans le sens de la personne qui le lui a transmis ni
du roman, y cherchant sa propre vie, son propre parcours. Nêne, la servante
soumise, trop soumise, qui va donner pourtant des idées à ses lectrices
Gabrielle et Blanche.
Peu de personnages jalonnent cette histoire
d’un temps ancien. Nous avons donc tout le temps de faire connaissance avec
eux, et même de nous y attacher. Car ils sont beaux ces personnages, touchants,
émouvants, complexes. Mais en trame de fond, outre le Goncourt 1920, c’est bien
la condition de la femme qui est mise en exergue, cette femme qui a fait
fonctionner la nation de l’intérieur en 14/18 lorsque l’homme allait se faire
zigouiller du côté de l’est du pays par exemple, c’est grâce à la gente
féminine que le pays peut repartir fin 1918. Alors elle décide qu’elle a
désormais son mot à dire. « Elle
juge inadmissible qu’un groupe de vieux croûtons fasse pression pour durcir la
loi contre l’avortement, en quoi cela les concerne-t-il ? Qu’ils laissent
les femmes disposer de leur corps. Est-ce qu’Adelphe imagine ce qu’il
adviendrait de lui si l’on décrétait que la semence appartenait à l’État, que
toute éjaculation non vouée à la procréation relevait d’un tribunal
correctionnel ? Elle en a assez de vivre dans un monde indigne où seuls
les hommes ont le choix d’être ce qu’ils veulent, tandis que les femmes sont
domestiquées pour leur bon vouloir. Ça suffit ».
Adelphe est l’un de ces pasteurs ancrés dans
le passé, avec ses certitudes et ses clichés, notamment sur les femmes. Or il
est entouré par des dames. Gabrielle la féministe, bien sûr, pour laquelle il
en pince et qui tombera enceinte (l’un des grands mystères de ce roman),
Blanche la servante qui deviendra sa femme puis la mère de Jacques. Il n’y a
guère que Marcel, le curé, qui représente le sexe « fort ». Et
encore, curé moderne, pas vraiment convaincu par sa position et qui finit par
déteindre sur Adelphe : « Pourtant
s’il osait, il leur dirait que Dieu n’est pas un ami, inutile de le tutoyer,
qu’il n’est pas un esprit non plus, pas la peine de le prier, Dieu n’est qu’un
repère, une balise pour la route, rien de plus. Il est le phare vers lequel les
hommes doivent tourner leur regard, une exhortation à se hisser au-delà du
médiocre, à ambitionner la noblesse du geste. Et le pasteur leur sert seulement
de guide ».
Vous l’aurez compris, ce roman est féministe,
avec un Dieu caché mais définitivement absent. L’écriture est tassée mais pas
suffocante, pour tout dire elle est même un enchantement de par sa précision,
sa sonorité, des lignes dans lesquelles sont soigneusement distillées des
pointes d’humour. La période pendant laquelle s’étend l’histoire est de 1920 à
1960 environ, sur deux générations. Il ne sera fait quasiment aucune allusion à
la deuxième guerre mondiale. En revanche, le rôle des femmes sera débattu, sera
imposé à un Adelphe un peu trop avare de ses privilèges de mâle. C’est le roman
de l’émancipation, des femmes qui s’affirment, décident, mais aussi celui des
secrets de famille. C’est pour finir un roman sur la transmission, la force et
la magie des mots, sur la passation de la littérature pour qu’elle demeure vive
et reste une source d’inspiration et de décisions.
Beaucoup de morts vont émailler le récit,
comme si le roman devait se terminer en peau de chagrin. Pourtant l’espoir est
bien au bout. Un livre magnifique, un style impeccable, des personnages
charpentés, une histoire maîtrisée, qu’attendre de mieux d’un roman ?
Sorti fin 2019 aux éditions Le nouvel Attila, il m’a échappé à sa sortie, mais
le rappel valait le coup, à vous de jouer ! D’ailleurs nous reviendrons
vers cette auteure, notamment grâce à des publications dues aux excellentes
éditions du Réalgar.
(Warren
Bismuth)
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