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dimanche 29 mai 2022

Joseph ROTH « Croquis de voyage »

 


Top départ de la saison 3 du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, avec ce thème qui fleure bon le voyage : « Tour d’Europe ». Pour honorer le défi, je me suis lancé dans une fort passionnante lecture de « Croquis de voyage » de Joseph ROTH, qui se moule parfaitement dans le thème du mois.

Il est de ces écrivains dont on appréhende la lecture. Précédé par les rumeurs de littérature exigeante, on démarre avec une approche méfiante, non pas envers l’œuvre, mais envers nous-mêmes, inquiets de ne pas être à la hauteur. Peut-être est-ce pour ceci que jamais encore je ne m’étais frotté à Joseph ROTH, et l’opportunité qui m’a été donné ne fut pas vaine, loin de là.

L’écrivain Joseph ROTH a entrepris d’arpenter l’Europe entre 1921 et 1931. Il en rédige des chroniques pour des journaux dont le présent ouvrage est un recueil. Juif né en Galicie en 1894 (à l’époque région de l’Empire Austro-Hongrois, aujourd’hui ukrainienne), ROTH s’est beaucoup déplacé durant son existence. Ici c’est le journaliste qui s’exprime. La première image qu’il nous présente est saisissante, c’est celle de milliers de juifs des pays de l’est fuyant les pogroms en Allemagne pour tenter l’aventure aux Etats-Unis. Nous ne sommes qu’au tout début des années 20 et déjà l’extrême tension antisémite est palpable. Dès le 6 janvier 1924 ROTH souligne « Et dans ces lieux de réunion où l’on ne faisait autrefois que boire du schnaps et s’embrasser, voilà qu’aujourd’hui, sur les murs crasseux, on dessine des croix gammées et des étoiles rouges ». Il disserte sur les conditions ouvrières ou le peuple qu’il découvre dans les trains. Certaines de ses réflexions peuvent aujourd’hui paraître comme pionnières : « Ici, on détruit la terre pour la fertiliser ».

Durant ses voyages, ROTH note ce qui se déroule sous ses yeux : le quotidien des habitants des pays traversés, le paysage, les coutumes et fêtes locales traditionnelles, les mentalités, les préjugés, l’architecture, les vestiges notamment religieux, l’art, mais brosse aussi une réflexion fort subtile sur la géopolitique. Mais ce qui frappe c’est que selon les pays dans lesquels il se trouve il ne retient pas les mêmes images. Si sur l’Allemagne, il évoque pêle-mêle un peu tout ceci, les visites en France (entre 1925 et 1927) sont plus particulièrement axées sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, lieux où le tourisme se développe de manière malaisante (c’est le début du tourisme historique de masse).

Puis ces instantanés : « Voici le cimetière, il est rempli de croix de fer, non pas de celles qui sont accrochées sur les poitrines, mais de vraies croix, de celles qui se dressent sur les tertres funéraires. C’est le cimetière allemand de Bovincourt. Ici sont enterrés 40000 soldats inconnus. C’est ici que viennent les survivants à la recherche des disparus. Le gardien, un Français qui va et vient, serre la main de chaque Allemand qui se présente, et lui demande : « Camarade, pourquoi nous sommes-nous donc battus ? ». Sempiternelle question que posent tous les gardiens de cimetières militaires. On devient aisément pacifiste parmi ces 40000 soldats inconnus ». ROTH longe le Rhône en s’autorisant de nombreuses étapes. Dans le sud de la France, il assiste avec dégoût à un spectacle de tauromachie. Il n’est ni avare ni maladroit pour donner son point de vue sur les classes sociales.

Entre 1925 et 1928, ROTH sillonne la Russie, il en retient cet esprit politique, tout semble politique dans ce vaste pays qui a vu naître le bolchevisme quelques années plus tôt. Surprise : il rencontre de nombreux bourgeois, dresse un parallèle avec le régime en place. En 1926 il assiste aux festivités tronquées du neuvième anniversaire de la Révolution d’octobre. Il s’étend sur l’état calamiteux de la culture entièrement contrôlée par l’Etat, superficielle car obéissante à la direction ultra-autoritaire du pays. Il met en exergue la religion, ou plutôt une certaine absence et se fait très critique envers la révolution en cours (il semble être l’un des premiers intellectuels non russes à s’opposer avec violence à la dictature du prolétariat en cours, devançant de peu KAZANTZAKI ou ISTRATI).

En 1927, ROTH se rend successivement en Albanie et en Serbie. Dans le premier pays, là encore la dictature, vicieuse et épouvantable, teintée de corruption alors que les tensions sont fortes entre l‘Albanie et la Yougoslavie. C’est d’ailleurs à Sarajevo qu’il se remémore avec émotion le déclenchement de la première guerre mondiale.

En 1924 voyage dans sa région natale, la Galicie. Plusieurs incursions en Pologne entre 1924 et 1931, il évoque avec tendresse les poètes polonais, sans oublier les instantanés du quotidien qui jalonnent le recueil qui se termine par un voyage en Italie en 1928. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il décide de clore ce compte rendu de voyages par ce pays qui a subi la première expérience fasciste (celle de MUSSOLINI) dès 1922. Là-bas, il n’y voit que dictature, asservissement, corruption (notamment celle de la presse qui lance une propagande gigantesque en faveur du Duce). Le contrôle et l’endoctrinement sont totaux. « La profession de journaliste supposant des dispositions hautement individualistes (ou y contribuant pour le moins), il va de soi qu’il est absolument impossible de l’exercer dans un Etat sous administration fasciste. Il se crée alors une nouvelle sorte de journalistes, de commentateurs de la doctrine et de l’activité fascistes : c’est le journalisme ennuyeux ».

ROTH combattit rudement le fanatisme, lutta contre le fascisme, le nazisme. Il s’enfuit d’Allemagne en 1933 dès l’arrivée de HITLER à la chancellerie du Reich. Censuré, interdit, il arpente à nouveau l’Europe avant de s’éteindre. Lui qui fut un activiste antifasciste, il disparaît en mai 1939, quelques mois avant le début des hostilités de la deuxième guerre mondiale. Il est aisé de faire un parallèle entre Stefan ZWEIG et Joseph ROTH (les deux hommes étaient amis), le dernier étant peut-être une version plus engagée socialement que le premier (ZWEIG se suicide en 1941, deux ans après le décès de ROTH). Célèbre pour son roman « La marche de Radetzky », mais en écrivain prolifique, ROTH laisse une œuvre conséquente. Dans ce « Croquis de voyage », il peut être vu comme un visionnaire ou en tout cas un lanceur d’alerte concernant les premiers pas, d’un côté du fascisme d’Etat et de l’autre du bolchevisme, mais aussi alarmant sur le nazisme alors en pleine expansion. Rien que pour ceci (mais le reste est également fort instructif), cet ouvrage de pourtant 500 pages est digne d’être lu. La brève préface est signée Valérie ZENATTI, la traduction étant assurée par Jean RUFFET.

 (Warren Bismuth)



dimanche 17 avril 2022

Jean-Luc PORQUET « Le grand procès des animaux »

 


« Un procès à grand spectacle. Sous l’œil des caméras du monde entier. On fait défiler des animaux. Chacun d’eux doit expliquer pourquoi, d’après lui, son espèce mérite d’être préservée. Pourquoi les humains devraient s’évertuer à protéger son territoire, son écosystème ». Ainsi commence le préambule…

Quel livre original que voici. Mais commençons par le commencement : durant l’été 2021, le Canard Enchaîné fait paraître une rubrique de Jean-Luc PORQUET intitulée « Le grand procès des animaux ». Durant plusieurs semaines, ce feuilleton est présenté tous les mercredis en page centrale de l’hebdomadaire et met en scène des procès fictifs où des animaux en voie d’extinction viennent expliciter leur rôle déterminant dans notre monde, dans sa biodiversité, dans la chaîne alimentaire, dans l’équilibre environnemental.

Quelques mois plus tard, ces textes paraissent, agrémentés d’autres, toujours sur le même principe. Un chapitre par bestiole, du hibou grand-duc au renard, en passant successivement par la martre, l’arénicole (ver de vase), le martinet noir, le sanglier, la vipère d’Orsini et le papillon Vulcain. Tous viennent défendre les raisons mêmes de leur existence dans un huis clos théâtral avec un président de séance.

Des traits d’humour viennent colorer l’ambiance, le grand-duc déclarant « Mon ouïe est inouïe », quand la martre accuse l’humain frontalement : « Ma mauvaise réputation, c’est votre mauvaise conscience », elle qui avec sa maturité tardive n’est pas rentable en captivité. Ici, les modes de vie, les particularités mais aussi l’ancienneté sur terre des animaux présentés sont mises en avant de manière pédagogique, jamais pompeuse quoique technique, le message est simple et accessible. On s’y amuse mais on apprend beaucoup, avec cet étonnant martinet qui jamais ne se pose, la vipère d’Orsini autant victime du réchauffement climatique que…  du ski ! Et ce fascinant portrait du Vulcain, un papillon. Pour finir sur la sulfureuse image (à tort) du renard.

En fin de volume, le jugement, entre philosophie, pamphlet écologique et simple bon sens, il est puissant, engagé. « Toute espèce vit, se transforme, s’adapte aux conditions éternellement changeantes sur cette Terre. Puis elle disparaît. Vos savants s’en sont aperçus, aucune espèce n’est éternelle. Rares sont celles qui dépassent les cinq millions d’années. Tel est donc le temps qui vous reste. N’est-ce pas énorme, inimaginable, magnifique ? C’est comme si vous étiez un gamin de trois ans ayant toute la vie devant lui ».

Discours offensif mais pas agressif, lucidité sur le désastre en cours, et pourtant, cette lueur d’espoir propre à PORQUET, journaliste central du Canard Enchaîné depuis 1994, militant écologiste, plutôt libertaire, infatigable bonhomme sur tous les fronts dès que la planète est en danger. Il est l’une des consciences du Canard, il en est l’un de ses piliers. Il est accompagné dans cet ouvrage par un autre « Canard historique », Jacek WOŹNIAK, dessinateur depuis 1986 dans le journal, et qui croque ici avec talent des animaux qui peuvent nous être peu familiers. Entre théâtre illustré, essai, documentaire, ce livre à la sobre et efficace couverture cartonnée vient à point nommé dans un bouleversement environnemental majeur. Il est sorti en 2021 aux toutes nouvelles éditions du Faubourg dont je vous recommande chaudement le catalogue. Pour aller plus loin, plusieurs pages bibliographiques à la fin du présent volume. Et un coup de cœur de plus dans la musette, ça change des cadavres d’animaux ! Merci monsieur PORQUET pour tout votre travail depuis des décennies.

https://editionsdufaubourg.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 8 juillet 2020

Jean STERN « Canicule – En souvenir de l’été 2003 »



Le récit démarre par un hommage à Mireille KNOLL, vieille dame juive ayant échappé à la rafle du Vel d’hiv, assassinée sauvagement en 2018 à 93 ans, dont la photographie rappelle à l’auteur un très pénible séjour à l’hôpital Tenon de Paris durant l’été 2003, celui de « La » canicule.

 

À cette période, le journaliste Jean STERN doit se faire opérer d’une sigmoïdite du colon (j’y reviendrai). À l’hôpital et en pleine chaleur étouffante, il partage sa chambre avec un vieux monsieur ayant pris un abonnement télé pour suivre les informations. Alors que l’hôpital semble saturé pour des cas graves d’hyperthermie et déshydratation dues à la canicule chez les personnes âgées, les journaux télévisés se concentrent sur l’assassinat de Marie TRINTIGNANT par son conjoint Bertrand CANTAT.

 

Les animaux de ferme sont particulièrement touchés par la chaleur et tombent comme des mouches. Mais jusqu’ici tout va bien, le gouvernement français de Jean-Pierre RAFFARIN reste droit dans ses bottes, maîtrise totalement la situation, un coup de chaleur, voilà tout. Les hauts dirigeants sont interviewés en direct de leurs résidences d’été. Qui a dit obscène ?

 

Pour Jean STERN, l’opération approche, elle sera la dernière de tout l’hôpital avant au moins une semaine. La cause : admissions en cascade de patients touchés de plein fouet par la canicule. Durant cet été 2003 se joue une véritable tragédie, longtemps sous-estimée.

 

STERN est opéré, il est conscient de ne pas être passé loin de la mort. Son voisin est déplacé, le manque de lits se fait cruel. Pour STERN, et afin de soulager ses violentes douleurs physiques, une pompe à morphine en auto-injection, ça plane pour lui. Rêves pornographiques et tout le toutim. Mais dans l’hôpital même, la situation semble devenir incontrôlable.

 

Un gouvernement insouciant sous-évaluant de manière délirante la canicule, des hôpitaux sous-équipés pour un désastre sanitaire historique, tel est le climat – si je puis dire – de ce récit-témoignage poignant et bouleversant.

 

Jean STERN va garder un vrai lien social grâce aux visites de son petit ami Philippe, de sa mère aussi. Affaibli, il va cependant reprendre presque « naturellement » son métier de journaliste en essayant de comprendre les enjeux de cette crise sanitaire, pour lui-même, démêler le vrai du faux, chercher une vérité cachée.

 

Je vais devoir revenir un peu sur mon parcours personnel dans cette chronique, je m’en excuse mais la lecture de ce texte fut fortement influencée par ma propre expérience. En effet, cinq ans après Jean STERN, j’ai moi-même subi une opération similaire, je suis moi-même passé près de la mort. Ce que dépeint STERN quant aux diverses étrapes de son opération est exactement et à la virgule près ce que j’ai vécu, avec les douleurs, la morphine (pour moi elle fut un cauchemar et j’ai dû la stopper en urgence), les insupportables déchirements physiques dans le ventre, la sonde urinaire, le lent retour à la normale, etc. Chaque mot résonnait dans ma tête et me ramenait plus de dix ans en arrière, il fut donc impossible pour moi de lire ce récit de façon neutre et détachée. Quant à la canicule, je l’avais vécue en direct sous une toile de tente (ambiance sauna assurée), mais ceci est une autre histoire.

 

Le texte fait la part belle aux phrases et images choc dans une atmosphère de désolation : « Aux urgences le pire ce n’est pas la mort, c’est la solitude qu’elle révèle ». Ce témoignage d’une infirmière concernant les morts de personnes âgées qui n’ont plus eu le temps de se réhydrater : « Je n’avais plus qu’à téléphoner aux pompiers, qui parfois ne venaient que quelques jours plus tard, ils trouvaient les petits vieux décomposés face à leur carafe pleine ». Et ces frigos de Rungis : « Les pompes funèbres viennent de réquisitionner les chambres froides du pavillon des viandes de Rungis pour entreposer les morts. Les vieux à la place des carcasses de bœufs, les médias en parleront deux jours plus tard, après la torpeur généralisée ».

 

Ironie de l’histoire : ce texte sur ce que des médecins ont qualifié d’épidémie fut pour la première fois disponible (en avant-première je précise) en France durant le confinement (résultant aussi d’une épidémie), en version Epub ET gratuite alors que sa sortie papier n’interviendra que fin août chez les toujours très pertinentes éditions Libertalia. Ce récit est bouleversant et je vous invite fortement à lire ces quelques dizaines de pages qui ne peuvent laisser de marbre. Radioscopie d’une période, d’une société, d’un drame. Plus de 15000 personnes y laisseront la vie en France.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)


mercredi 1 janvier 2020

Luc BLANVILLAIN « Le répondeur »


Baptiste, pas encore la trentaine, est un imitateur talentueux mais de seconde zone qui évolue dans un petit théâtre indépendant dirigé par Vincent, qui épaule baptiste. Un soir que ce dernier a laborieusement terminé sa prestation devant une foule colossale de 27 personnes, il est visité dans sa loge par son romancier favori, « Goncourt à la toute fin du vingtième siècle », Pierre Chozène. Ce que va lui demander Chozène paraît stupéfiant. Il prépare un nouveau livre, or il est sans cesse assailli d’appels sur son téléphone, ses amis, ses proches, son éditeur, des journalistes, tous semblent s’être ligués pour que Chozène n’ait plus cinq minutes à lui pour travailler.

Le service est le suivant : Baptiste peut-il devenir son « répondeur » ? C’est-à-dire imiter la voix de Chozène en gardant le téléphone portable de l’auteur afin de répondre à sa place mais avec sa voix aux importuns ? Bien sûr le romancier le rétribuera. Mieux, il lui confiera sa « bible », un bloc-notes composé de feuilles de bristol noircies des impressions de l’auteur sur les personnes qui l’appellent le plus souvent. Baptiste n’aura qu’à apprendre cette bible au fur et à mesure des appels afin de posséder quelques pistes utiles à ses réponses téléphoniques. Baptiste accepte, quitte le théâtre pour devenir en quelque sorte le « nègre » vocal de Chozène. Il quitte également son poste en agence d’intérim pour devenir la voix, le double et la conscience de Chozène.

Les premières imitations sont décourageantes : « Quoi de pire, qu’un mauvais imitateur ? C’était une double imposture ». Toutefois, la progression est rapide et il semble enfin en mesure de pouvoir doubler vocalement le célèbre romancier. D’ailleurs, les proches de Chozène tombent immédiatement dans le panneau, croyant parler à l’écrivain. C’est ainsi que Baptiste va faire connaissance avec Elsa, artiste peintre et fille de Chozène, entichée d’un certain Husson, journaliste et inconditionnel de l’auteur, un Husson qui deviendra promptement l’ennemi car, oui, Baptiste en pince pour Elsa.

De coups de fil en dialogues, Baptiste entre dans les secrets de la vie de Chozène, jeu morbide qu’il finit par affectionner. Il va même s’offrir quelques situations cocasses ou embarrassantes, toujours sous la voix de Chozène, que ce soit avec des journalistes, Elsa, Husson (jeu dangereux), Mona la maîtresse enfouie, Nathalie l’ex femme, et même avec le propre père de Chozène, tout en avalant des sucreries à faire pâlir une bonbonnière. « En fait, il ne se contentait plus d’imiter Chozène, il développait son personnage ».

Les conversations de Baptiste vont faire ressurgir le passé de Chozène, Baptiste commençant à devenir Chozène et s’ingéniant à pousser le bouchon toujours plus loin. Or, c’est bien son propre passé qui va finir par remonter à la surface, ce qui devient rapidement moins drôle. Baptiste va même se prendre les pieds dans le tapis, va se tromper dans ses voix, rendant la situation alarmante, surtout pour l’écrivain, jusqu’au décès de papa Chozène…

Sans toutefois dévoiler l’intrigue, ce roman est à plusieurs dimensions : la farce bien sûr, le jeu d’acteurs, un jeu théâtral, des situations poussant Baptiste et Chozène à mentir sans vergogne (l’une des « pattes » éditoriales de Quidam, l’éditeur du présent livre), mais derrière est très visible la relation humaine sur les réseaux sociaux où somme toute l’on se fait passer pour qui l’on n’est pas, où l’on exagère, invente, où l’on peut entrer par de simples clics dans l’intimité d’autrui, où l’on dialogue avec des inconnus en toute négligence, sans se douter que le pire peut advenir.

Là, c’est Baptiste qui, dissimulé derrière le téléphone, s’autorise des dérapages. Il va plus loin : il utilise la notoriété de Chozène pour placer ses propres billes, quitte à entacher la réputation du romancier que pourtant il admire. La farce tourne au vinaigre, l’imitateur s’empêtre, comme l’on peut s’empêtrer sur les réseaux sociaux par des contrevérités.

La langue est belle, choyée, précise, chaloupée et juste, agrémentée d’un vocabulaire riche et varié. Roman malicieux, drôle, pardon, très drôle voire burlesque, même s’il s’épaissit dans les 70 dernières pages puisqu’il devient moins aisé de sourire devant une situation virant au tragique. Ce Baptiste amuse, fait parfois pitié, finit par révolter, agacer, lui cet imitateur au parcours un brin similaire à ces artistes en fin de carrière flirtant avec des fans aux têtes de gondoles d’hypermarchés de campagne, Baptiste qui justement souhaiterait devenir populaire et profitera d’un contrat passé trop naïvement avec Chozène pour prendre une place trop grande, trop étouffante même.

Ce roman moderne et difficile à lâcher est celui de la facilité avec laquelle on peut se laisser emporter dans le monde où tout va très vite derrière des écrans, où l’on peut abuser de supercheries, où l’on ment. C’est le roman de la dérive par l’anonymat, la manipulation par le numérique. Il est aussi celui d’un monde à l’agonie, avec ses références à la collapsologie : « Peut-être la proximité du grand effondrement ne permettait-elle plus les raffinements dilatoires des conversations Grand Siècle. On causait entre sursitaires, la coquetterie aristocratique était désormais supplée par la douce désinvolture des naufragés ». Mais en toile de fond, ne serait-il pas autre chose ? En effet, Chozène, ce Goncourt de la fin du XXe siècle, est l’anagramme d’ECHENOZ, le célèbre écrivain français (Goncourt 1999). Et BLANVILLAIN joue avec les mots, les scènes, comme ECHENOZ (qui avait par ailleurs préfacé le précédent Quidam), parfois il écrit comme lui, on dirait qu’il le singe (sans le sens péjoratif, plutôt avec un profond respect), ses personnages sont construits comme des figures Echenoziennes, l’atmosphère n’a rien à envier à celle du romancier des Editions de Minuit (la comparaison s’arrête là, la trame étant différente). Alors, sans être du tout un plagiat, ce roman peut être lu comme un hommage, voire une révérence à Jean ECHENOZ, et ce n’est bien sûr pas nous qui nous en plaindrons. Première parution 2020 pour Quidam qui réalise là une belle prouesse et propose un roman à la fois divertissant et profond.


(Warren Bismuth)


dimanche 24 novembre 2019

Pierre VIDAL-NAQUET « La torture dans la république (1957-1978) »


Le titre annonce la couleur, ou plutôt la douleur : longue dissertation sur l’un des sujets les plus tabous en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. VIDAL-NAQUET, comme toujours, va aller chercher avec les dents et une patience redoutable tout ce qui a bien pu être publié en France sur le sujet, notamment sur les exactions commises durant la guerre d’Algérie entre 1954 et 1962. Le présent bouquin est d’abord corrigé en 1972, le temps pour l’auteur de se laisser un peu de recul pour bien digérer le plat un peu indigeste sur la torture en Algérie.

Corrigé en 1972, oui. Mais écrit dès les jours suivants la fin de la guerre, il sortit en 1963 à peu près simultanément en Angleterre et Italie. Pour la version française, entre le sujet qui semblait éculé et le lectorat pas encore près à affronter le double thème brûlant de la guerre d’Algérie (que l’on n’appelait par ailleurs pas guerre) et la torture pratiquée, il faudra patienter et donc relire, corriger, afin qu’une première version soit présentable 10 ans après la guerre. Mais pour que l’existence même de la torture en Algérie puisse être expliquée, il faut revenir sur la situation du peuple algérien avant les événements qui prennent comme point de départ les violences du 1er novembre 1954. C’est ce que fait brièvement mais précisément l’auteur.

« La torture dans la république » est une immense fresque atroce de la torture : sa naissance dans l’Histoire, son développement, et jusqu’à sa singulière utilisation durant la guerre d’Algérie, sans oublier certaines propositions de lois pour la rendre légale (on n’a pas dit « obligatoire », mais dans nombreux cas on n’en pense pas moins). Refus du gouvernement de la faire figurer dans la constitution, mais néanmoins protection et couverture pour les acteurs de tortures (souvent des militaires).

Durant la « pacification », la torture fut employée tout d’abord en Algérie. Nombreux sont ceux qui pensaient qu’elle s’y cantonnerait. Mais elle finit pas passer la Méditerranée et se répandre en métropole. Des algériens ou marocains furent même désignés pour la faire subir à leurs frères, il faut pour les généraux pouvoir se défendre en cas de procès.

Des procès, il y aura, entre flops et déceptions, charbons ardents et tabous, le sujet va être peu évoqué ou développé en profondeur pendant ceux-ci. Car les militaires ne sont pas seuls impliqués ou en tout cas défenseurs de la torture des années noires : l’Eglise se positionne par moments de manière fort troublante voire absolvante. Quant à l’État, officiellement il remue peu, pas de vagues, sujet sensible, poudrière assurée. L’envers du décor est tout autre : entre justifications, motivations, il apparaît, surtout les premiers temps, qu’il a sinon encouragé, en tout cas légitimé et couvert la torture.

Les médias semblant s’être désengagés du sujet, même si les premiers articles sont parus dès 1957. Le pays est comme figé, pratiquant l’autocensure. Ce sont des éditeurs comme les éditions de Minuit ou Maspero qui vont mettre le feu aux poudres en sortant de véritables pamphlets contre la torture, en partie sous formes de témoignages à charge (nous en avons présenté plusieurs sur notre blog). D’où les procès, d’où l’effet boule de neige, d’où la position de l’autruche intenable de la part de l’État, d’où le retour de de GAULLE aux affaires, d’où l’escalade de violence fomentée par l’O.A.S., tout se tient.

VIDAL-NAQUET fut un historien talentueux et méticuleux, jamais il ne s’enflamma même s’il prit parti. Ici il pèse chaque mot (les procès il connaît), il ne diffame pas, il apporte des preuves irréfutables, montre du doigt l’ère des soupçons, le silence médiatique, la peur, la souffrance, l’arbitraire. Il revient sur des épisodes précis de la guerre d’Algérie, notamment la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris qui se solde par une charge phénoménale de la police française, tuant, noyant. VIDAL-NAQUET y emploie le mot de pogrom. Il revient sans relâche sur sa suite, les assassinats du 8 février 1962 au métro Charonne. Il enfonce les clous avec des sujets qu’il connaît bien pour les avoir étudiés en profondeur, notamment la disparition puis l’assassinat en Algérie du militant communiste Maurice AUDIN.

Il serait ennuyeux de vous tartiner ici des pages et des pages sur tout ce qui peut se ressentir en lisant un tel essai. Pour la vérité, pour l’Histoire, pour le souvenir, pour la mémoire, il faut le lire. Il fut réédité à plusieurs reprises aux éditions de Minuit, la dernière réédition en cours, toujours disponible, est celle de 2007. Elle est un poil corrigée mais absolument pas réécrite, elle reste ce jet d’encre post 1962 et elle est palpitante et brillante.


(Warren Bismuth)


samedi 9 novembre 2019

Svetlana ALEXIEVITCH « La supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse »


Svetlana ALEXIEVITCH livre encore une fois au grand public un document d’une envergure colossale. Avec « La Supplication », le lecteur va une nouvelle fois apprendre, sortir des sentiers battus et se libérer de ce qu’on lui a donné comme informations, ici au sujet de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en avril 1986.

Il faut avoir le cœur et les tripes bien accrochés pour lire ce récit. Les événements sont rapidement résumés puis le micro de la journaliste se focalise sur les témoins et les survivants. Témoignages, non pas dans le feu de l’action, mais près de 10 plus tard, lorsque le monde commence à se poser de vraies questions sur l’héritage de Tchernobyl, les dégâts irréversibles, des peuples entiers sacrifiés, condamnés sur l’autel du progrès nucléaire.

La première chose, le titre. On s’interroge, pourquoi ce titre ? Il est suivi d’une précision : « Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse ». Pour comprendre véritablement, il faut attendre la fin de l’ouvrage. Le récit est encadré par deux témoignages plus longs que les autres : le premier, qui illustre le prologue, est celui d’une femme enceinte dont le mari décède suite à l’exposition brutale aux radiations dès le début de la catastrophe nucléaire. Le dernier, nommé conclusion, est aussi celui d’une femme, d’une mère. Quatorze jours d’agonie ou une année de souffrance, ne reste que l’amour qui est vain quand il s’agit de combattre l’horreur : la radiation.

« Dix années ont passé… Tchernobyl est devenu une métaphore, un symbole. Et même une histoire. Des dizaines de livres ont été écrits, des milliers de mètres de bande-vidéo tournés. Il nous semble tout connaître sur Tchernobyl : les faits, les noms, les chiffres. Que peut-on y ajouter ? De plus, il est tellement naturel que les gens veuillent oublier en se persuadant que c’est déjà du passé… » (auto-interview de l’auteure, 1997). L’ouvrage est très dense, la somme des informations est incroyable, le travail de recueil est titanesque. Encore une fois, ALEXIEVITCH est la passeuse des voix que l’on n’a pas entendues.

Après un prélude à la catastrophe, divers acteurs ou simples spectateurs du désastre vont prendre la parole, raconter leur quotidien, leur destin qui a basculé en avril 1986, notamment en Biélorussie (terre natale de l’auteure) et en Ukraine. Radiations, terres empoisonnées, thyroïdes défectueuses, cancers, leucémies provoqués par l’accident. Des habitants qui racontent la souffrance, l’horreur, les enfants qui naissent, soit morts soit difformes. Des animaux monstrueux visibles un peu partout dans les villes, les campagnes. Et l’exode, comme pour une guerre.

Femmes de liquidateurs, chercheurs, scientifiques, parents d’enfants à venir et d’enfants déjà nés, un témoignage polyphonique autour de la seule catastrophe de Tchernobyl. Le contexte dans un premier temps : 1986. Les événements de la Seconde Guerre Mondiale ne sont pas si lointains. Souvenez-vous, dans une chronique précédente, celle de « Derniers témoins », on peut écouter la voix des enfants pendant l’occupation nazie de la Russie. Ces enfants sont adultes, et on leur demande de se comporter comme en temps de guerre : on laisse tout derrière soi, les meubles, les souvenirs, les reliefs de repas encore fumants sur la table, les animaux de compagnie, de ferme, et on évacue. Mais pourquoi partir alors que l’ennemi est invisible ? Comment accepter de laisser les potagers en devenir, promesse d’abondance, pour partir sans avoir aucune réelle explication ? Les traces de la famine, de la rigueur sont encore présentes dans les esprits et les recommandations se heurtent à ce paradoxe de nature qui semble perdurer, le printemps qui s’installe doucement, les animaux qui se réveillent, la vie, finalement, qui s’écoule comme si rien ne s’était passé.

Beaucoup sont ceux qui évoquent la guerre, en ce temps ils savaient quoi faire, comment combattre, comment survivre. Mais comment lutter contre un ennemi sans aucun visage humain ? Tout est pollué. Des habitants ont souhaité rester clandestinement sur la zone interdite, ils sont nés là, ils veulent mourir là. Certes, il y a eu le pillage des maisons abandonnées, mais l’exode a aussi entraîné un déplacement des biens (radioactifs), un peu partout dans le pays. Alors foutu pour foutu, les irréductibles ne bougeront pas d’un pouce. De toute façon, au lendemain de la catastrophe, les autorités n’allaient quand même pas distribuer des masques faciaux aux autochtones, il ne fallait pas faire grimper la psychose, la panique. « … je sais que l’on a volé et sorti de la zone contaminée tout ce qui était transportable. En fait, c’est la zone elle-même que l’on a transportée ici. Il suffit de regarder dans les marchés, dans les magasins d’occasion, dans les datchas… Seule la terre est restée derrière les barbelés… Et les tombes… ».

Si en France on a eu peu d’informations sur la catastrophe (majoritairement de la désinformation), les locaux ne sont pas en reste : les communautés scientifique et politique sont muettes. Celles et ceux qui tirent la sonnette d’alarme sont ceux qui viennent nettoyer les radiations, qui travaillaient à la centrale et qui connaissent les risques considérables pris par la population qui ne bouge pas d’un iota. Mais où aller ? Car les habitant-es de Tchernobyl deviennent rapidement des parias : le mal des rayons n’arrive pas immédiatement après l’exposition, l’état se dégrade en 14 jours pour les plus atteints et celles et ceux qui ont été contaminés peuvent ressentir les effets délétères bien plus tard. Alors les autres, les « sains » les évitent, les médecins ne soignent pas, les infirmières ne peuvent entrer soulager les mourants dans les chambres.

Les Tchernobyliens sont stigmatisés. Les enfants qui naissent sans vie, ces jeunes femmes auxquelles on doit expliquer qu’enfanter sera impossible, ces hommes qui reçoivent pour consigne de ne pas procréer. Mais l’on se bat contre un ennemi invisible : qu’est-ce qui est contaminé et qu’est-ce qui est sain ? On ne fournit rien à la population qui permettrait d’évaluer le risque réel, et pour cause : les seuils sont allègrement dépassés, les compteurs Geiger trafiqués, histoire de contenir la population qui n’y comprend finalement plus rien. On doit quitter les lieux, pourtant l’Etat qui se veut garant de la sécurité minimise. Vous voulez vous protéger : la vodka voyons ! Plusieurs litres ingurgités vont vous nettoyer de toute cette radiation nocive. Les nettoyeurs partent avec leurs bouteilles, et l’ambiance est plutôt bonne dans les forêts de Pripiat.

Le graphite sur le toit de la centrale éventrée. Même les robots envoyés sur place ne répondent plus. Alors l’humain, encore. Avec des protections dérisoires, des hommes vont balayer les toits hautement dangereux, expédier les gravats dans le cœur du réacteur. Il leur en coûtera au mieux la santé, au pire la vie. Ce sont les liquidateurs.

Même eux, protégés par des vestes de fortune et des chaussures ordinaires, ceux qui arpentent les gravats radioactifs, ceux-là même dont les veuves confient leurs témoignages, finissent par chasser les animaux sauvages pour se nourrir et parfois se servent dans les potagers abandonnés pour se rassasier. Crime contre l’humanité, non pas génocidaire mais crime affreux, passé sous silence, où encore une fois ce sont les plus pauvres, les petites mains qui sont envoyés en première ligne. A la clé, beaucoup d’argent : ces hommes y voient l’avenir de leur famille, la douce promesse d’un futur serein à l’abri du besoin.

La suite : la radiation va rester active durant des milliers d’années sur terre, peut-être des millions, même les spécialistes ne sont pas à même de donner une fourchette approximative. Alors les survivants se retranchent parfois dans la littérature, seule bouffée d’oxygène non souillée : « Tchernobyl est un sujet à la Dostoïevski. Une tentative pour donner une justification à l’homme. Et peut-être est-ce tout simple ? Peut-être suffit-il s’entrer dans le monde sur la pointe des pieds et de s’arrêter sur le seuil ? ».

Cet ouvrage est un exemple criant de désinformation de masse, un crime insoutenable, des mensonges, propagés dans toutes les sphères, pas seulement au niveau national mais au niveau international. Le nuage s’est arrêté à la frontière française nous a-t-on dit.

Ce bouquin indispensable a été adapté en mini-série télévisée en 2019. Oui oui, il s’agit bien de l’excellente série États-unienne « Chernobyl », qui s’appuie sur les témoignages, les monologues du récit pour en extraire un scénario solide, même si l’adaptation suit en particulier un homme-clé parmi les scientifiques : Valeri LEGASSOV, suicidé en 1988. On retrouve dans les images certaines scènes décrites dans le livre, les scénaristes n’ont pas eu besoin d’ajouter de l’hémoglobine tant la vérité a largement dépassé la fission.

Svetlana ALEXIEVITCH, grande dame dont l’œuvre est un gigantesque doigt d’honneur à la langue de bois, aux énarques tout puissants, merci pour elles, merci pour eux, merci pour nous, de nous donner cette vérité à laquelle tout individu a droit.

« Amène-moi là-bas. Ne souffre pas ». Il a rempli de supplications tout notre cahier. Il m’a obligée à donner ma parole. »

Livre majeur paru en France une première fois en 1997 et régulièrement réédité depuis. La catastrophe nucléaire de Tchernobyl semble avoir été le premier clou sur le cercueil de la feue U.R.S.S., et les cercueils défilent depuis, irradiés souvent…

(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

dimanche 18 novembre 2018

« Ford Blanquefort – Même pas mort ! » Collectif


Un ouvrage collectif, un recueil, une compilation. Un peu plus de 80 pages avec comme point central l'usine Ford en Gironde, à Blanquefort, usine qui devrait fermer en 2019. Bon, certains pourront dire – avec raison - qu'une usine de fabrication de bagnoles qui ferme, c'est un peu la planète qui respire mieux, l'humain qui pollue moins. C'est un fait. N'empêche que 900 salariés devraient se retrouver sur le carreau direction Pôle Emploi, d'où cette mobilisation à laquelle Les Éditions Libertalia prennent plus que leur part en réalisant ce petit bouquin ou cette grosse brochure, c'est selon, qui vient juste de sortir et issu de diverses contributions.

L'un des buts du recueil est de se faire rencontrer deux mondes : le prolétariat et l'art. Ce sont ici les artistes qui font le premier pas, comme certains écrivains du XIXe siècle ou du début du XXe pouvaient le faire en France, en Europe, mais aussi aux États-Unis pour les plus célèbres. Ils offrent une matière première à réflexion, puisent dans leurs tripes pour proposer des textes de toutes formes. On y trouve aussi des personnages publics engagés.

À commencer par Philippe POUTOU et son discours énergique même s'il devrait réviser l'écriture inclusive qui pique un peu les yeux dans cet écrit. Puis Sorj CHALANDON, mon préféré du recueil (tiens donc ?) qui livre une nouvelle poignante très DAENINCKXienne, un texte de la chanteuse JULIETTE qui parle de la chanson en général dans la lutte y compris celle des classes, Serge HALIMI et sa plume toujours acérée prête à monter au créneau, Monique PINÇON-CHARLOT et Michel PINÇON pour qui les riches sont responsables des maux de la société.

Suivent des petits textes très bien sentis de la romancière Dominique MANOTTI, du romancier Laurent BINET, du tendre mais révolté comédien François MOREL. Passons sur le très (trop!) prévisible Didier SUPER (son discours provo facile peut finir par lasser et faire bailler) pour retrouver un texte très court de l'humoriste Guillaume MEURICE suivi de quelques pages du romancier Didier CASTINO. Hervé LE CORRE quant à lui propose une nouvelle assez proche de celle de CHALANDON dans l'esprit. Le volume se termine par une courte analyse lexicale de Philippe BLANCHET sur le langage utilisé par les médias locaux pour rendre compte de la lutte sociale à Blanquefort.

N'oublions pas le centre du volume : quelques pages drôles ou enragées de dessinateurs assez proches de la mouvance libertaire, tels FAUJOUR ou LASSERPE. Ils sont tout de même 17 crayonneux à participer à l'aventure, dont PLANTU.

Un petit objet qui fait chaud au cœur, tant on a le sentiment que les mobilisations actives contre l'ogre capitaliste tendent à se raréfier en ces temps où réussir peut être précisément écraser l'autre (la compétition, mère de tous les vices). Les artistes du présent recueil se sont mouillés, les mains enfouies bien profond dans l'encrier, pour en ressortir leurs mots propres sur un sujet collectif. Très belle initiative, très joli résultat, couverture toujours soignée, rouge et noire comme pour nous rappeler quelque chose.

http://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

jeudi 18 octobre 2018

Frédéric SONNTAG « B-Traven »


Véritable moment de grâce : une pièce de théâtre polyphonique et résolument moderne sur la vie, ou plutôt la tentative de reconstitution de la vie de B-TRAVEN, l’énigmatique auteur insaisissable qui a parcouru le monde. Cinq histoires distinctes. Celle d’Arthur et Léon entre 1914 et 1940, Léon c’est TROTSKI, Arthur étant Arthur CRAVAN, poète et boxeur contestataire. L’histoire de Dalton entre 1947 et 1955 dans laquelle il va être fortement question de cinéma. Cinéma aussi mais pas seulement pour l’histoire d’Olivier (1994) et celle d’Alex (2009) qui sont par ailleurs reliées et dont la première commence dans un squat. Quant à l’histoire de Glenda en 1977, elle est celle de deux journalistes cherchant à écrire une biographie de B-TRAVEN à partir de documents et de témoignages.

Nous avons déjà présenté B-TRAVEN dans ce blog :
Aussi attardons-nous ici sur la pièce de théâtre. Elle se joue donc sur plusieurs époques avec différents personnages mais aussi différents lieux et contextes. Le tour de force de Frédéric SONNTAG est de la mener comme un polar, avec ses questionnements, ses rebondissements. Retracer la vie d’un homme aussi mystérieux que B-TRAVEN va s’avérer ardu pour ne pas dire impossible. En effet, de fausses pistes en fausses preuves, de légendes urbaines ou non en impasses, aucune suggestion ou piste ne semble véritablement fiable.

Cette pièce évoque toutes ces légendes, comme celle qui a tenté de faire croire que l’auteur du « Trésor de la Sierra Madre » ou encore du « Vaisseau des morts » et autre « La révolte des pendus » aurait été le commanditaire sinon l’assassin de TROTSKI (ce dernier étant aussi l’objet d’une enquête dans la pièce puisqu’il aurait été figurant dans un tout vieux film). B-TRAVEN a été toute sa vie un artiste politisé mais reclus, loin du progrès et des micros, vivant chichement et se contentant de peu. Anarchiste à la fois collectiviste et individualiste, personnage ô combien complexe qui file entre les doits telle une anguille. Pourtant la rumeur le fit passer pour le fils illégitime du Kaiser GUILLAUME II.

Cette pièce est assez magique : plus les protagonistes tentent de suivre les fils en déliant les nœuds, plus ces derniers se multiplient. Tentative labyrinthique pour faire indirectement parler un homme qui toute sa vie s’est tu et terré. Les situations en deviennent parfois comiques. En fond il est question de la lutte révolutionnaire aujourd’hui, ses fondements, ses enjeux, son impact.

Sans mauvais jeu de mots, je serais tenter d’écrire que nous avons là une pièce maîtresse, pièce par ailleurs mise en scène le 12 mars 2018 par le même Frédéric SONNTAG. Dans le style on détient là un vrai petit bijou à la fois drôle, plein de suspens et historiquement documenté (mention spéciale pour l’histoire politique et saisissante de l’implantation de Coca-Cola en Amérique du sud). On y croise au détour de quelques pages l’ombre et la plume de Rosa LUXEMBOURG ou encore celles du sous commandant MARCOS, puisque bien sûr cette aventure un brin rocambolesque nous amènera jusqu’au Chiapas, où B-TRAVEN a longtemps vécu. Quant à la plume de B-TRAVEN, elle est elle-même bien représentée, régulièrement, par le biais de phrases cueillies çà et là, insurrectionnelles.

« Je n’ai pas envie d’être de ces gens qui se
tiennent sous les feux de la rampe. Comme
travailleur, je me trouve immergé au sein de
l’humanité, anonyme et obscur
comme tout ouvrier qui apporte son lot de
contribution pour faire progresser l’humanité. Mes
œuvres ont de l’importance, moi, je n’en ai pas ».

Pourtant les protagonistes de cette pièce essaieront de le hisser pour le mettre sous les feux de la maudite rampe. En vain. Pourtant la propre femme de B-TRAVEN est interviewée. Pourtant le perroquet empaillé du romancier tient un rôle prépondérant dans cette affaire compliquée. Pourtant de nombreux témoins vont être visités. Mais B-TRAVEN reste le mystère qu’il a bâti, impalpable et pourtant si présent. Une biographie qui risque fort de finir en eau de boudin.

« Ma biographie ne vous décevrait pas, mais elle ne
regarde que moi et je veux la garder pour moi.
La biographie d’un créateur n’a aucune importance.
Si la personne ne peut pas être reconnue ou comprise
Par son œuvre, alors elle ne vaut rien,
Pas plus que son œuvre ».

B-TRAVEN aura ainsi vécu en homme libre de toutes contraintes, dissimulé quelque part dans la jungle, loin des projecteurs. Et pour parvenir à un tel degré d’invisibilité, croyez-moi, il faut une sacrée dose de génie. John HOUSTON n’aurait pas contredit, ne reconnaissant pas le romancier pourtant sur le tournage de l’adaptation cinématographique du « Trésor de la Sierra Madre », qui tirera discrètement sa révérence en 1969.

« Quand je sentirai venir ma fin prochaine,
je me réfugierai comme un animal sauvage
dans la brousse la plus touffue,
où personne ne pourra me suivre ».

Cette phrase est celle d’un certain RET MARUT, l’un des pseudonymes de B-TRAVEN, ils sont plus d’une trentaine, comme pour mieux brouiller les pistes. Mission impeccablement accomplie pour SONNTAG et Les Éditions Théâtrales qui ont sorti cette perle en 2018.


(Warren Bismuth)

jeudi 26 juillet 2018

Erwan LARHER « Le livre que je ne voulais pas écrire »


C'est un tour de force qu'accomplit Erwan LARHER dans « Le livre que je ne voulais pas écrire ». Au moins à deux niveaux : nous avons été noyés sous les images choc, suite au 13 novembre 2015, les textes à sensation des meRdias, comme si la course à l'horreur était plus forte que l'histoire humaine qui se déroule en arrière-plan. Erwan LARHER écrit plus tard, au moment où nous sommes abreuvés de préjugés sensationnalistes, les yeux et la tête embrumés par les traces de sang du pavé parisien. Il faut sortir de cela, revenir à l'humain, à l'individu, au groupe, pour tenter de narrer l’inénarrable.

L'auteur se livre beaucoup tout au long de ces pages, plus qu'un documentaire sur la chronologie des événements, Erwan LARHER se met à nu, nous confie ses sentiments, ses ressentis, ses peurs et ses angoisses. Une large part de son œuvre est laissée à ses proches : les chapitres s'emmêlent, entre récit de sa vie passée, retour sur l'horreur et témoignages de ses amis, de sa famille, sur leur point de vue pendant le drame. Et c'est précisément – à mon sens – ce qui fait de cet ouvrage une véritable œuvre : il y a l'impliqué, celui qui est au centre du maelström, qui est un caillou, qui ne bougera pas pour échapper aux regards des bourreaux (que l'on nous présente d'ailleurs, ce qui est fort intéressant car cela recentre le débat : il s'agit d'une histoire d'humains avant d'être une histoire de fanatisme et d'extrémisme), il y a toutes celles, tous ceux qui se sont agités (ou pas), à l'extérieur, entre Facebook, les sites d'infos, la télévision en continu, les numéros d'urgence, la grande chaîne qui s'est formée au-delà du Bataclan. L'auteur l'avoue lui-même : il a été plus que soutenu, il a été porté.

Ce témoignage, ce récit de vie et de mort est aussi très intéressant car il fait la part belle à l'après. On traite trop peu de l'après, comme si le simple fait d'avoir réchappé vivant à l'enfer permettait aux individus de clore ce chapitre et de continuer leur vie. Que nenni, ce serait trop simple. Il y a les séquelles physiques (la douleur de la balle, les soins interminables, l'hospitalisation, le questionnement quasi obsessionnel sur le retour possible de la virilité), mais aussi les séquelles psychologiques. Pendant longtemps, à travers les pages, l'auteur est dans le déni. Non, il ne fait pas de cauchemars, il ne rejoue pas la scène, il plaisante, rigole et s'entoure de ses ami-es, de sa famille, et semble passer à travers. Jusqu'au moment où il se rend compte que la douleur est tenace, qu'elle ne passe pas. Le trauma se joue aussi à travers la somatisation, et c'est là qu'interviennent les individus méritants qui peuplent les hôpitaux, les cabinets privés, qui questionnent l'être jusqu'à extraire le mal de la chair. Il y a d'ailleurs un très beau plaidoyer pour le personnel hospitalier, les petites mains qui réparent les corps et les âmes.

Erwan LARHER met un point d'honneur à contextualiser l'événement, pourquoi est-il allé à ce concert notamment, avec un retour sur son enfance et son adolescence, pourquoi y est-il allé seul. Véritablement, l'auteur donne à voir les mécanismes de défense qui lui permettent d'avancer de la meilleure manière qui soit : humour et rationalisation.

Loin des récits chocs et autres témoignages macabres, voyeuristes primaires, passez votre chemin. Ici on est dans le vrai, dans l'humain et la note qui reste en bouche après avoir refermé le roman c'est l'espoir. L'espoir et la joie. Le thème de base n'est pas tant cette soirée au Bataclan que l'humain, dans son essence, face aux violentes aspérités que la vie nous balance injustement en pleine face, sans qu'on s'y attende, sans qu'on ait pu le pressentir.

Je vous engage donc vivement à lire « Le livre que je ne voulais pas écrire », sorti aux éditions Quidam en 2017. Quant à moi je vais aller fouiner dans la bibliographie d'Erwan LARHER dont le style m'a beaucoup touchée.

Et je vous engage aussi à regarder le très poignant documentaire réalisé par Netflix , « 13 novembre : Fluctuat Nec Mergitur ».


(Émilia Sancti)

mercredi 4 juillet 2018

Thomas CADENE & Christophe GAULTIER « La tragédie brune »


En 1934, le journaliste français Xavier de HAUTECLOCQUE publiait « La tragédie brune », un ouvrage ô combien prémonitoire résultant de ses nombreux voyages en Allemagne, à Berlin surtout. Au fil des années, il avait pu observer le changement radical dans les mentalités, conséquence de la crise économique et de l’accession d’HITLER au pouvoir. Il dénonçait la montée en flèche du racisme, de l’antisémitisme, les délations, les nouvelles lois visant les juifs, l’anticommunisme haineux, le début des camps de travail, disciplinaires, de concentration fleurissant dans le pays, les rafles de plus en plus gigantesques, toujours irrationnelles. Il cherchait à comprendre comment l’Allemagne en était arrivée au point de non retour, notamment par les discours d’HITLER, d’une violence inouïe. Après la sortie de ce bouquin, il retourna voir l’étendue des dégâts en Teutonie nazie, c’est là qu’il sera empoisonné par ces mêmes nazis, le 3 avril 1935.

Cette BD n’est pas une fiction, c’est une version en vignettes de ce livre. Elle relate point par point la régression au sein de l’Allemagne, la catastrophe irréfutable à venir. L’auteur de ce bouquin ne se nourrit pas de rumeurs, il va au cœur de l’action, allant jusqu’à s’infiltrer dans les murs de la Gestapo. Il va se glisser tout près des chemises brunes, des noires, va entrer en contact avec des informateurs allemands qui vont lui faire part de la réalité, le faire visiter Dachau et d’autres camps (de l’extérieur uniquement, trop dangereux de pénétrer intra muros) dans une Allemagne sombrant dans la folie, le chaos et la haine, les bitures gigantesques de soldats prêts à tout pour la gloire de leur patrie. Mieux : les anciens adversaires du nazisme reconvertis comme par enchantement à la grandeur de la nation. Un véritable lavage de cerveau orchestré par le IIIe Reich. En effet, aux élections de 1933, les électeurs sont prévenus : s’ils ne votent pas pour le parti nazi durant les législatives ou s’ils s’abstiennent, il leur en cuira, notamment par une interdiction de territoire allemand. Le peuple sait aussi être soumis à l’autorité, et c’est exactement ce qui a lieu quelques années avant le déclenchement de la guerre.

Aujourd’hui tout paraît limpide, cette montée inexorable du nazisme, les pays adversaires impuissants ou tout simplement ignorants de la gigantesque purge en cours en Allemagne. Pourtant, certains savaient, avaient averti. Xavier de HAUTECLOCQUE fut ce que l’on nommerait aujourd’hui un « lanceur d’alerte », il le paiera de sa vie, et la guerre qu’il redoutait tant aura pourtant bien lieu avec les conséquences que l’on connaît. Cette « Tragédie brune » entre dans les documentaires de devoir de mémoire, pour bien rappeler que tous les journalistes ne sont pas des ventres mous, certains font leur métier dignement, dangereusement, y jouant leur vie à chaque minute. HAUTECLOCQUE fait partie de ces téméraires, qui ont certes parlé ou écrit dans le vent, mais qui de nos jours apparaissent comme de véritables paratonnerres. C’est parce que les autorités n’ont pas voulu savoir que la suite a pu prendre forme.

Certes ce n’est pas tout à fait aussi schématique, pourtant on ne peut s’empêcher de refaire l’Histoire dans notre tête et nous sentir révoltés en lisant parfois qu’avant la guerre personne ne savait. Non, la politique de l’autruche était le sport à la mode, à grands renforts d’inutiles négociations. Cette BD est un magnifique exemple de résistance passée et, à l’heure où des locaux fascistes ou néo-nazis s’ouvrent un peu partout en toute légalité, cet album sorti en 2018 aux Editions Les Arènes BD est un bon moyen pour réfléchir sur l’avenir que l’on désire.

Après une telle lecture et le goût amer, âpre en bouche, j’allais oublier de donner quelques précisions sur les dessins, sobres, sombres, très « old school », parfois plus colorés sans être bariolés, ils montrent le primordial, celui qui marque, ne s’attardant pas dans des détails qui pourraient sonner comme une digression. Et comme décidément ce bouquin est complet, en fin de volume vous pouvez retrouver les 12 premiers chapitres de « La tragédie brune » de Xavier de HAUTECLOCQUE, comme pour vous pousser à continuer les investigations, comme pour vous amener à lire l’intégralité de l’original de la matière première de cette BD. Vous en ressortirez certes horrifiés, mais en vous disant que le futur n’est pas tracé à l’avance et qu’il n’est jamais trop tard pour écouter les lanceurs d’alerte. Il existent, parfois ils se sacrifient pour l’humanité, à nous de les dénicher.


(Warren BISMUTH)

dimanche 25 mars 2018

Lilian MATHIEU « Columbo : la lutte des classes ce soir à la télé »


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Quelle idée formidable que cet essai sociologique sur la série « Columbo » ! Quand comme moi on est un inconditionnel du célèbre lieutenant à l’imperméable élimé, on se doit de lire ce petit bouquin. L’histoire de la série est à elle seule pleine de rebondissements : commencée en 1968 comme simple téléfilm, le succès de celui-ci pousse les créateurs à passer en mode série trois ans plus tard, en 1971. Après un épisode pilote, « Columbo » démarre vraiment la même année pour une première saison. En 1978, à la fin de la saison 7, la série s’arrête brutalement. Mais elle reviendra sur les écrans en 1989, et ne les quittera plus jusqu’en 2003, au terme de 18 saisons dont les 8 dernières ne comporteront qu’un à deux épisodes.

Peter FALK campe un lieutenant issu des classes populaires. Dans chacune de ses 69 enquêtes, il est confronté à la haute bourgeoisie Etats-unienne, souvent même à des célébrités publiques. La plupart sont arrogantes, possèdent une forme de pouvoir et mésestiment parfois jusqu’au mépris un type insignifiant fringué comme un clodo, qui de surcroît ne paraît pas avoir inventé la machine à tourner les coins de rue. C’est pourtant lui qui va faire mettre à genoux les puissants, les aristos, ceux de la « haute ».

Columbo est un homme simple, peu érudit, pas très « consommateur », se contente de peu d’éléments externes pour vivre. Néanmoins il est d’une curiosité à toute épreuve, et s’il cache certaines convictions, on les devine aisément : il n’aime pas la violence, les armes, le pouvoir, les politiciens. Il n’abuse pas non plus des règles de la communauté (sa voiture pourrie l’atteste en partie), il est indépendant (il préfère travailler seul et au calme) mais très fidèle. Il adore sa femme (qui indirectement l’aide à résoudre certaines énigmes, bien qu’on ne la verra jamais) et se passionne pour son chien. Il a les goûts de l’américain moyen, y compris culinaires, comme s’il s’interdisait d’aller au-delà de son monde, celui de la classe populaire.

Cette étude sociologique de 2013 va détailler cette sorte de lutte des classes permanente. Le petit fonctionnaire un brin minable, un peu crado, descendant d’une famille italienne prolétarienne, qui ne brille pas par son intelligence, va débusquer la preuve qui tue et confondre l’assassin. Lilian MATHIEU a passé la série au crible et donne de nombreux exemples précis tirés de diverses situations. Il nous apprend quelques anecdotes savoureuses et toujours bonnes à lire, notamment celle des fringues de Columbo qui venaient directement de la garde-robe personnelle de Peter FALK. Il scrute aussi le comportement de Columbo envers les meurtriers, déférent, emprunté, gauche (il a conscience d’appartenir à une classe sociale bien plus basse que celle de ses interlocuteurs), qui peu à peu se fait plus piquant, envahissant, et va jusqu’à jouer avec les nerfs de ses adversaires afin de les pousser à la faute en un jeu de dupes parfaitement orchestré.

La culture Etats-unienne de la seconde partie du XXe siècle est très présente dans « Columbo », notamment les découvertes, les inventions du moment. La bourgeoisie puissante des protagonistes de la série possède bien sûr les derniers produits ou matériels en vogue, Columbo les découvre, s’y intéresse, aussi afin de bâtir une certaine proximité avec l’assassin. La ville de Los Angeles est très bien représentée puisqu’elle héberge la majeure partie des épisodes. On pourrait parfois se croire dans un film de John CASSAVETES (par ailleurs ami proche de Peter FALK) avec les décors urbains.

Tout cela est raconté dans ce petit bouquin, sérieusement, précisément. Je ne parviens pas à me mettre à la place d’un lecteur qui lirait ce bouquin en méconnaissant ou même ne connaissant pas du tout la série, même si je pense qu’il faut avoir vu plusieurs épisodes pour bien digérer ce que l’auteur développe. C’est en tout cas une lecture proprement jubilatoire pour un adepte comme moi, surtout lorsque Lilian MATHIEU ose une comparaison – pertinente par ailleurs – avec l’illustre ancêtre de Columbo, j’ai nommé le commissaire Maigret (séquence émotion). Bref, après cette lecture, vous serez incollable sur le lieutenant, sa femme, son chien, sa 403, et surtout sur la personnalité même de l’homme à l’imper râpé. Et qui sait, vous aurez peut-être l’envie incontrôlable de regarder l’intégralité de cette série singulière, ce que je ne peux que vous encourager à faire dès ce soir.

(Warren Bismuth)

jeudi 15 mars 2018

« Le Canard Enchaîné, 100 ans – Un siècle d’articles et de dessins »


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Autant prévenir tout de suite, la bête pèse 2,5 kilogrammes sans vêtements pour près de 700 pages en grand format. Un truc à ne pas lire dans les transports en commun. Dans cet outil pour haltérophiles avertis que trouve-t-on ? Tout simplement une compilation des 100 ans de l'histoire d'un journal français hebdomadaire et satirique, devenu une institution dans le pays et même largement au-delà. Des articles de qualité glanés çà et là sur toutes les périodes du journal, agrémentés de dessins, d'époque également. C'est savoureux de se replonger dans un siècle de politique, de social, de faits divers, de guerre, en France (surtout) comme à l'étranger. Et puis retrouver ce ton : caustique, provocateur, chantre du jeu de mots qui tue et de la contrepèterie maison, et jamais tout à fait neutre.

Ne pas omettre l'évolution. Né de la première guerre mondiale (premier pied de nez, créé par un certain MARÉCHAL !!!) en 1915 avec une bannière outrageusement anarcho-pacifiste, belliqueuse mais contre la guerre, « Le Canard » va se « civiliser » peu à peu, lentement, pour devenir plus « rassembleur » mais en gardant cette distance concernant les idéologies politiques, même si celle qu'il déteste le plus est à l'extrême droite de l'échiquier. Chacun en prend pour son grade.

En 1940, en pleine occupation, le journal se sabordera pour reparaître à la Libération, pas envie de tomber dans l'escarcelle d'un quelconque totalitarisme. Précision importante : « Le Canard » appartient à ses salarié.e.s, ici pas d’actionnaires ni publicité, une autogestion parfaitement huilée, une indépendance d'esprit tirant sur le sublime, comme ce salarié ayant obtenu la légion d'honneur, licencié car « il ne fallait pas la mériter ». Quelques pointures de la littérature ou du cinéma écriront dans ces colonnes, citons rapidement René FALLET, Roland DORGELÈS ou Henri JEANSON. Excusez du peu.

Au fil des décennies, « Le Canard » va se faire journal d'instigation, fouille-merde d'opposition incessante, caillou dans la chaussure des politiciens corrompus, de nombreux scandales éclateront grâce au « Canard », inutile de les énumérer ici, de toute façon ils sont trop nombreux. Ce pavé est une mine d'informations, un vrai puits sans fond.

En bonus, et inséré dans le volume, un « Roman du Canard » du talentueux Patrick RAMBAUD, qui reprend cette histoire tumultueuse, aventureuse, passionnée, un parcours qui ne souffre ni les curés ni les militaires ni les fachos ni la corruption. Il est clairement impossible de faire une liste exhaustive. RAMBAUD cite de nombreux longs et savoureux passages de plusieurs périodes distinctes du « Canard ».

Ce bouquin est difficile à manœuvrer car lourd et au format imposant, cependant c'est un mal nécessaire pour se délecter de ce destin hors norme, un journal influent bien qu’indépendant, à la conscience grosse comme ça, pour qui le mot liberté représente un mode de vie. L'émotion s'empare de nous lorsque nous lisons par exemple les premières lignes du premier numéro du « Canard », ou que nous découvrons son point de vue d’époque sur de vieux dossiers. Il est déjà là sur l'affaire STAVISKY en 1934, il le sera tout autant pour commenter le suicide de SALENGRO en 1936 ainsi que pour tant d'autres affaires ou faits divers. Journal faisant la part belle à la France, mais s'internationalisant au fil du temps.

On notera certes l'évolution du ton, mais aussi celle du trait, les dessins se diversifiant, leur humour aussi. En revanche, pas grand changement au niveau de la maquette du journal, fait très rare dans un média, qui souvent surfe sur l'esthétisme (et souvent au détriment de la qualité éditoriale). Ici quasiment aucune différence entre la version de 1916 et l'actuelle, même le logo est le même.

Je ne vais pas vous en écrire des kilomètres, mais vous l'aurez compris, ce bouquin est d'une utilité totale, à se farcir en intraveineuse ou tout ce que vous voulez, de préférence sur les chiottes, mais allez-y, c'est de la bonne et elle n'est pas nocive. Et la mise en page est très différente de celles du journal, colorée et bien fichue. Entre engagement et rire, vous comprendrez mieux la France, les IIIème, IVème et bien sûr Vème Républiques !

C'est sorti en plein pendant les commémorations des 100 ans du journal (d'où son nom, quelle stratégie !) en 2016. Car oui, même si « Le Canard » date de 1915, il a rapidement fait long feu pour reparaître définitivement cette fois-ci en 1916. Passage émouvant après la tuerie de « Charlie Hebdo » durant laquelle le dessinateur CABU, par ailleurs salarié et pilier du « Canard », sera assassiné. Pour le reste, pas de modération sur son utilisation, allez-y franco, le breuvage est sain et approuvé !

(Warren BISMUTH)