Autant prévenir tout de suite, la bête
pèse 2,5 kilogrammes sans vêtements pour près de 700 pages en grand format. Un
truc à ne pas lire dans les transports en commun. Dans cet outil pour
haltérophiles avertis que trouve-t-on ? Tout simplement une compilation
des 100 ans de l'histoire d'un journal français hebdomadaire et satirique,
devenu une institution dans le pays et même largement au-delà. Des articles de
qualité glanés çà et là sur toutes les périodes du journal, agrémentés de
dessins, d'époque également. C'est savoureux de se replonger dans un siècle de
politique, de social, de faits divers, de guerre, en France (surtout) comme à
l'étranger. Et puis retrouver ce ton : caustique, provocateur, chantre du
jeu de mots qui tue et de la contrepèterie maison, et jamais tout à fait neutre.
Ne pas omettre l'évolution. Né de la
première guerre mondiale (premier pied de nez, créé par un certain MARÉCHAL
!!!) en 1915 avec une bannière outrageusement anarcho-pacifiste, belliqueuse
mais contre la guerre, « Le Canard » va se « civiliser »
peu à peu, lentement, pour devenir plus « rassembleur » mais en
gardant cette distance concernant les idéologies politiques, même si celle
qu'il déteste le plus est à l'extrême droite de l'échiquier. Chacun en prend
pour son grade.
En 1940, en pleine occupation, le journal
se sabordera pour reparaître à la Libération, pas envie de tomber dans
l'escarcelle d'un quelconque totalitarisme. Précision importante : « Le
Canard » appartient à ses salarié.e.s, ici pas d’actionnaires ni
publicité, une autogestion parfaitement huilée, une indépendance d'esprit
tirant sur le sublime, comme ce salarié ayant obtenu la légion d'honneur,
licencié car « il ne fallait pas la
mériter ». Quelques pointures de la littérature ou du cinéma écriront
dans ces colonnes, citons rapidement René FALLET, Roland DORGELÈS ou Henri
JEANSON. Excusez du peu.
Au fil des décennies, « Le Canard »
va se faire journal d'instigation, fouille-merde d'opposition incessante,
caillou dans la chaussure des politiciens corrompus, de nombreux scandales
éclateront grâce au « Canard », inutile de les énumérer ici, de toute
façon ils sont trop nombreux. Ce pavé est une mine d'informations, un vrai
puits sans fond.
En bonus, et inséré dans le volume, un
« Roman du Canard » du talentueux Patrick RAMBAUD, qui reprend cette
histoire tumultueuse, aventureuse, passionnée, un parcours qui ne souffre ni
les curés ni les militaires ni les fachos ni la corruption. Il est clairement
impossible de faire une liste exhaustive. RAMBAUD cite de nombreux longs et
savoureux passages de plusieurs périodes distinctes du « Canard ».
Ce bouquin est difficile à manœuvrer car
lourd et au format imposant, cependant c'est un mal nécessaire pour se délecter
de ce destin hors norme, un journal influent bien qu’indépendant, à la
conscience grosse comme ça, pour qui le mot liberté représente un mode de vie.
L'émotion s'empare de nous lorsque nous lisons par exemple les premières lignes
du premier numéro du « Canard », ou que nous découvrons son point de
vue d’époque sur de vieux dossiers. Il est déjà là sur l'affaire STAVISKY en
1934, il le sera tout autant pour commenter le suicide de SALENGRO en 1936 ainsi
que pour tant d'autres affaires ou faits divers. Journal faisant la part belle
à la France, mais s'internationalisant au fil du temps.
On notera certes l'évolution du ton, mais
aussi celle du trait, les dessins se diversifiant, leur humour aussi. En
revanche, pas grand changement au niveau de la maquette du journal, fait très
rare dans un média, qui souvent surfe sur l'esthétisme (et souvent au détriment
de la qualité éditoriale). Ici quasiment aucune différence entre la version de
1916 et l'actuelle, même le logo est le même.
Je ne vais pas vous en écrire des
kilomètres, mais vous l'aurez compris, ce bouquin est d'une utilité totale, à
se farcir en intraveineuse ou tout ce que vous voulez, de préférence sur les
chiottes, mais allez-y, c'est de la bonne et elle n'est pas nocive. Et la mise
en page est très différente de celles du journal, colorée et bien fichue. Entre
engagement et rire, vous comprendrez mieux la France, les IIIème, IVème et bien
sûr Vème Républiques !
C'est sorti en plein pendant les
commémorations des 100 ans du journal (d'où son nom, quelle stratégie !) en
2016. Car oui, même si « Le Canard » date de 1915, il a rapidement
fait long feu pour reparaître définitivement cette fois-ci en 1916. Passage
émouvant après la tuerie de « Charlie Hebdo » durant laquelle le
dessinateur CABU, par ailleurs salarié et pilier du « Canard », sera
assassiné. Pour le reste, pas de modération sur son utilisation, allez-y
franco, le breuvage est sain et approuvé !
(Warren
BISMUTH)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire