Cette
superbe BD est la chronique d'un phare breton (inutile de faire le jeu de mots
avec le far breton, on a déjà donné ! Et j'ai épuisé mon stock de farine
hilarante). Présenté comme ça, le côté glamour vous échappe. Oui mais voilà.
Les dessins sont admirables, le métier de marin est précisé : les nombreux
naufrages au large de l'île de Sein entre 1703 et 1866, les bateaux s'abattant
contre des récifs invisibles, des pièges tendus par la mer, les équipages qui
boivent la dernière tasse de leur existence. La décision est prise de
construire un phare au milieu de nulle part, juste au-devant des montagnes
englouties, des morceaux de rocs immergés, pour prévenir les marins, tout à
l'ouest, loin des terres.
C'est
la pugnacité qui a construit ce phare. Lors de la proposition de projet, la
population n'était pas d'accord. En effet, si les bateaux s'échouent moins, il
n'y aura plus rien à piller, plus de nourriture à trouver dans les épaves. La
Bretagne ouest va crever de faim, alors il faut que les autorités fassent les
yeux doux et laissent miroiter du travail à profusion pour que le peuple se
range derrière le projet comme un seul homme.
Puis
on passe à l'étape de la construction. Laborieuse. Les assises du phare
prennent vie sur un minuscule bout de rocher balayé en permanence par les
vagues, les vents, les pluies. Les péripéties vont se succéder, romanesques. La
construction aura duré 15 ans de 1866 à 1881), durant lesquels auront eu lieu
295 accostages pour des travaux ne représentant parfois que quelques minutes de
travail effectif, 1421 heures de boulot acharné au total (moins de 8 heures par
mois ! Des conditions difficiles rendant l’accès presque impossible), un mort à
déplorer. D'immenses vagues auront fichu le château de carte dans la mer, on
repartira de zéro. On inventera d'autres techniques. On tentera de minimiser
une épidémie de choléra en cours sur l’île de Sein.
Une
fois la construction terminée, il faudra dénicher des hommes assez cramés pour accepter
de vivre dans cette tour de 32 mètres jaillissant de la mer. L'enfer des
enfers. Le phare donne l'impression de flotter comme un bateau lorsqu'on le
foule. Le mal de mer, mais sur de la pierre. Ar-Men va être habité pendant plus
de 100 ans, avant d'être automatisé en 1990. C'est sur les murs mêmes de la
tour que se révélera une partie de ses secrets, récits patiemment rédigés par
divers gardiens de phares ayant vécu l'enfer et dont les messages furent
redécouverts alors que l'on faisait de menus travaux et que les truelles
besognaient allègrement sur les crépis. La BD va en outre s'articuler autour de
légendes bretonnes. C'est là que l'on remarque le style original du
dessin : sautant de siècle en siècle il se dilue pour bien nous faire
saisir une atmosphère qui colle parfaitement à la période qu'il décrit.
Clou
d'un spectacle pourtant déjà éclatant : LEPAGE dessine la mer à la
perfection, il nous éclabousse les yeux à chaque page, nous invite à plonger
(voir entre autres la couverture de l’album).
On
a déjà là un objet assez singulier et de grande qualité, mais imaginez que l'on
vous a concocté en bonus un DVD, rien que pour le plaisir, en l'occurrence un
documentaire de 52 minutes réalisé par Herlé JOUON sur les phares de Bretagne
et en particulier cet Ar-Men, le reportage avait été initialement tourné pour
l'émission maritime « Thalassa ». C'est visuellement exceptionnel. On
suit le photographe Jean GUICHARD, spécialiste des phares, ici en pleine
prouesse en direct d'un hélicoptère duquel il tire ses clichés somptueux. Et
puis on est témoins de la mission que s'est donné Emmanuel LEPAGE pour prendre
la température avant d'entamer le travail de sa BD. Tel un trapéziste ou un
funambule en équilibre, il se balance au bout d'une corde avant d'atterrir (amerrir
?) sur le pont de la tour du phare. Les images sont spectaculaires, les
couleurs vivifiantes. La nature est montrée dans sa nudité, son apaisement
comme dans son hostilité. L'odeur des embruns nous pénètre. Une BD, un DVD,
faire d'une pierre deux coups pour un document tout à fait digne d'intérêt.
Sorti en 2017 chez FUTUROPOLIS.
(Warren Bismuth)
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