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lundi 31 août 2020

Erri DE LUCA « Impossible »

 


Un ancien militant d’extrême gauche, alpiniste, est témoin d’un regrettable accident sur la montagne : un homme qui le précédait tombe dans le vide, s’écrase et meurt. Seulement voilà, une enquête est diligentée, et il se trouve que « par hasard » le témoin connaissait très bien le mort. 40 ans plus tôt, alors qu’ils combattaient ensemble, ce dernier, alors collaborateur de justice, avait dénoncé son camarade ainsi que d’autres activistes aux autorités. Un face à face musclé entre l’enquêteur et le témoin se met immédiatement en place.

De témoin, l’homme passe tout de suite à l’état de coupable, soupçon considéré comme tout naturel par le procureur, au vu du passé militant de cet homme en face de lui, et cette impossible coïncidence de l’homme mort avec lequel le témoin était naguère ami et compagnon.

Les entretiens tendus sont à la fois théâtraux et résolument politiques. Si l’enquêteur veut faire cracher le morceau à son accusé, ce dernier, tout en jouant à merveille son rôle de vrai témoin, ne renie rien de son passé politique. C’est DE LUCA au maniement su stylo, donc le récit est forcément philosophique et imagé : « Vous, vous êtes disposés à parler d’accidents du travail quand il s’agit en réalité d’homicides de travailleurs, poussés au-delà des limites de leur résistance et des conditions de sécurité. Vous qualifiez d’accidents les dizaines de milliers de blessés, et le millier de morts dus au travail manuel chaque année en échange d’un salaire. Mais ici vous doutez du mot « accident » quand il se rapporte à une activité périlleuse, ludique, avec des risques pris délibérément, en toute conscience du danger encouru ».

Entre deux interrogatoires, le témoin écrit à sa bien-aimée. Il fait part de ses ressentis immédiats des questions du procureur, il revient brièvement mais régulièrement sur son passé d’activiste. Il insiste sur le fait qu’il est un homme libre, et qu’en toute liberté il parviendra à s’adapter à sa cellule, les premiers jours seront les plus difficiles, puis il trouvera un espace, y compris spirituel, de liberté. Puis retour à l’interrogatoire.

Arrivée d’un avocat commis d’office que l’accusé récuse, désirant se défendre seul, sans rien omettre. Il développe une idée sur la responsabilité des militants en général, donne sa définition du mot « ennemi » prononcé par l’accusateur : « Vous employez le mot ennemi. Il y a eu une époque, dans ce pays, où ma génération a été traitée comme une ennemie publique. Des magistrats se consacraient entièrement à notre répression. Ils employaient tranquillement le terme de lutte. Ils s’asseyaient sur la chaise des juges en continuant à être des ennemis ».

L’accusé a vécu en acteur militant la période italienne dite des années de plomb. Il interdit à son accusateur, bien plus jeune, d’en parler par le simple biais des écrits, souvent ceux élaborés par le pouvoir. Il demande de ne pas croire l’histoire (même s’il est toujours permis de douter d’un rejet en bloc, car sur ce point, et sur ce point seulement, DE LUCA me paraît flou).

Voilà que l’enquêteur change de stratégie, respectant et même abondant dans le sens de l’accusé. « Vous m’avez offert une leçon d’histoire politique de votre point de vue, qui n’est pas celui d’un témoin. Le témoin se trouve par hasard et sur le moment. Mais vous, vous êtes partie prenante d’une époque vaincue et résolue. Votre point de vue sur les faits est nouveau et clair pour moi. Je vous suis donc reconnaissant de ces digressions ». En fait, derrière ce ton assagi en surface, le procureur cherche la faille chez l’accusé.

Mais l’accusé ne lâche rien. « C’est le parfait objectif du pouvoir, arriver au plus haut degré d’incompétence et décider de tout. Je vois la société comme une construction faite de matériaux de plus en plus mauvais au fur et à mesure qu’elle progresse vers le haut ». En fin de récit, le procureur prend la plume et écrit à son accusé.

Roman à la fois épistolaire et théâtral, ainsi qu’essai politique, historique et philosophique, « Impossible » est pourtant bref. Et percutant. Le style de DE LUCA y est ici offensif, assez loin de ses écrits poétiques ou contemplatifs, les phrases tabassent, les mots giflent, rentrent dans la couenne. Encore un cru exceptionnel de l’un des plus grands. Comme toujours ou presque, la traduction est signée Danièle VALIN. Ce roman vient tout juste de sortir et sera sans conteste l’un des événements littéraires de l’année 2020.

 (Warren Bismuth)

jeudi 20 août 2020

COURTS-BROUILLONS : Raymond PENBLANC « Fantômes »

 

DES LIVRES RANCES est heureux et ému de vous présenter une nouvelle rubrique : Courts-Brouillons. Attention, si elle est pourtant inaugurée ce jour, elle n’est pas destinée à être ponctuelle, ni à simplement « devenir ». Je souhaiterais qu’elle contienne des textes inédits d’auteurs contemporains, n’excédant pas deux pages A4. Cette rubrique sera uniquement le potentiel résultat d’un travail de partage. Première salve avec ce superbe texte inédit de Raymond PENBLANC, auteur déjà présenté ici. Raymond PENBLANC a notamment publié chez les éditions Le Réalgar et Lunatique. Fort d’une petite dizaine de romans et de nombreux récits notamment disponibles sur la toile, il nous offre ce texte puissant et évocateur, comme un cadeau venu de loin, hors des frontières, même si à cheval sur elles. Il est extrait d’un roman non publié écrit en 2011. Merci et respect, Monsieur !

 

***

 

La dernière balade avec papa, je l’ai faite dans les Alpes, à deux pas de la frontière italienne. Ne la voyant matérialisée nulle part, on s’était amusés à la dessiner nous-mêmes, de la pointe du pied, sans tenir compte de la carte d’état-« majeur », comme on disait pour se faire rire. Ensuite on s’était séparés, papa en France, moi en Italie, et on avait échangé nos impressions. Est-ce que j’avais plus chaud en Italie ? Est-ce que je parlais italien ? Est-ce que je chantais le bel canto ? Égrenant le chapelet des villes célèbres, j’avais répondu que je pouvais voir Turin, Milan, Venise, Florence et Rome, rien qu’en me haussant sur la pointe des pieds. Je pouvais même distinguer le Gran Sasso émergeant d’une couronne de nuages, tout comme j’apercevais le golfe de Gênes et la baie de Naples jusqu’au détroit de Messine, avec le Vésuve ceint d’un halo de brume, et la mer si bleue que papa à son tour avait voulu la découvrir et qu’il m’avait rejoint. Et on était restés un moment de ce côté de la frontière, en se disant que si on attendait la nuit on ne retrouverait sûrement plus notre chemin, et qu’on cesserait d’exister en tant que français pour devenir de vrais italiens, de vrais fantômes italiens, dont je regrette, aujourd’hui que papa n’est plus là, de ne pas avoir eu la présence d’esprit de lui demander de quelle matière ils étaient faits, et comment on pouvait les repérer, comment on pouvait continuer à communiquer avec eux, sans renoncer à être soi-même, sans prendre le risque de disparaître.

 

Raymond PENBLANC, 2011

LES SECRETS DE DES LIVRES RANCES (1) : pourquoi ce nom ?

 

Aujourd’hui s’inaugure une nouvelle rubrique, celle des coulisses du blog. Elle sera ponctuelle, faite d’anecdotes ou de réponses à des questions que peut légitimement se poser le lectorat. Elle m’a été en quelque sorte soufflée indirectement par le blog Ça sent le book (http://casentlebook.fr/) et son excellente rubrique « Les coulisses du blog ». Je commencerai avec la question la plus fréquemment posée sur les réseaux sociaux : pourquoi un tel nom ?

Retour éclair sur la genèse du blog pour dévoiler ce mystère. En 2017, alors que je participais au webzine L’Hirsute depuis 2014 (https://hirsutefanzine.wordpress.com/), il m’a été proposé de faire naître en parallèle un blog littéraire. Si ce projet ne vit jamais le jour (les circonstances en restent opaques et incertaines à ce jour), l’idée fit son chemin.

Si ce projet avorta, j’en avais néanmoins imaginé le nom : Des Livres Rances. En effet, à cette époque je projetais à court terme la lecture du roman « Délivrance » de James DICKEY sorti chez Gallmeister. Et dans ce titre m’apparût le mot « Livre » mêlé à « Délivrance », je voulus convertir cette apparition en concrétisation et proposai tout naturellement à ma partenaire de ce blog fantôme d’attribuer à celui-ci le nom de « Des Livres Rances » (donc une « délivrance » fragmentée et un brin provocatrice), proposition validée pour un blog inexistant.

En août 2017, L’Hirsute se saborda, l’occasion de fonder un blog littéraire, car je ne pouvais imaginer un futur sans faire partager mes idées de lecture intensive. Le nom choisi quelques mois plus tôt me revint à la mémoire. Dès le lendemain de l’annonce de la fin de L’Hirsute, Des Livres Rances naissait, le 7 août 2017.

Ce nom fut l’objet de pas mal de polémiques et controverses, notamment celle ayant trait à ce terme : « Rances ». Pourquoi accoler un nom si horrible et vilainement connoté à la plus belle des passions : la lecture ? Explication :

Sans vouloir m’étaler sur mon passé, je dois revenir sur une partie de mon parcours : je suis en effet issu de la mouvance punk radicale que j’ai découverte au beau milieu des années 80 lorsque les crêtes se dressaient déjà à grands renforts de colle à bois ou bière de piètre qualité (gâchis certes), multicolores et improbables. Toujours fidèle à ce mouvement dont l’une des forces (et peut-être des faiblesses) est la provocation, dans les actes mais aussi dans les mots et le langage, il était tout naturel de désacraliser la notion de pureté de la littérature, et ce simple mot « rances » entrait en collision violente avec « livres » qui le précédait. Mariage peut-être guère harmonieux, agressant les tympans (comme le punk, en fait), néanmoins il représente ce parcours qui fut le mien, désacralisation, jeux de mots agressifs et foireux, et en filigrane cette image de la liberté, l’une des plus belles valeurs disponibles sur terre, mais paradoxalement l’une des plus difficiles à acquérir et dompter.

Certain.es n’ont pas du tout apprécié le « rances ». Cependant je persiste : il est placé ici comme une tache volontaire, car l’essentiel me paraît ailleurs. Mais lisons l’une des définitions du mot « rance » dans le dictionnaire : « Se dit d’un corps gras qui, au contact de l’air, a pris une odeur forte et une saveur rance ». Odeur forte ne signifie pas forcément odeur pestilentielle ni désagréable, et dans « saveur rance » il y a « saveur », le « rance » pouvant être subjectif et appartient à chacun.e d’entre nous. En revanche, je ne possède aucun début d’explication pour justifier ce « corps gras », faites donc fonctionner votre propre imagination !

Dernièrement, un commentaire sur les réseaux sociaux m’a interpellé : un homme a fait preuve d’une imagination inédite, il a entrevu dans le nom du blog un lien entre les mots « livre » et « errance ». Grâce lui soit rendue ! Car ce terme « errance » est lui aussi représentatif d’une partie de mon parcours, qu’il soit au sein du mouvement punk, personnel, familial ou professionnel : des errances sans fin, mais qui toutefois m’ont forgé et forcément influencé, y compris dans le choix de mes lectures. De ce jour, ce mot « errance » associé à « livres » m’a paru très pertinent, même si le terme peu heureux de « rances » reste bien sûr la matrice du baptême et que son reniement voire son bannissement ne sont pas au programme.

Aujourd’hui, ce blog a un peu plus de trois ans, il se porte mieux que jamais après des moments difficiles, les fameuses errances, dont le doute et parfois l’envie de tout foutre en l’air, faire acte d’autodestruction littéraire, d’autodafé numérique. Mais la vie reprend toujours ses droits, et la mort de « Des Livres Rances » n’est plus du tout à l’ordre du jour. Ce blog est peut-être « rance » mais il me porte, il est une partie de ma chair, il est l’objet même de mon désir de partage. C’est vous, que ce soit dans le lectorat, l’édition ou l’écriture, qui m’avez permis de tenir, de LE tenir, et pour vous en remercier du plus profond de mon âme, je ne peux que vous promettre de nombreuses nouvelles publications, la passion au ventre, avec ou non une saveur rance.

(Warren Bismuth)

Paul ASTRUC « 1907 la révolte des vignerons »

 

Au début du XXe siècle en France, le prix de l’hectolitre de vin s’écroule. En cause, plusieurs maladies des vignes (phylloxéra venu des U.S.A. entre autres). Les petits viticulteurs sont menacés de faillite alors que se déploie le recours d’aide d’Etat aux vins artificiels sucrés et farcis de produits chimiques. Devant cette hécatombe annoncée, certains prennent les devants, notamment un certain Marcelin ALBERT.

 

Marcelin ALBERT est un vigneron d’Argeliers, petit bourg situé près de Narbonne dans l’Aude. Un poil inconscient et téméraire, Marcelin va organiser les premières manifestations en 1907 pour dénoncer l’effondrement du prix du vin et la prolifération du pinard non naturel. Ils ne sont que 87 en lutte au tout début, mais rapidement le mouvement prend de l’ampleur, notamment grâce au journal « Le tocsin », initié par ALBERT.

 

Les villes du sud-ouest de la France se noircissent de cortèges de petites gens s’insurgeant contre la politique agricole du gouvernement de CLEMENCEAU, alors président du Conseil. Les revendications pourtant ne se veulent pas politiques, les manifestants demandent simplement une remontée du prix du vin et un contrôle strict sur sa qualité pour endiguer la concurrence déloyale des pinardiers de pacotille.

 

Des maires prennent fait et cause pour le mouvement, certains en venant même à démissionner pour alerter le gouvernement. La colère connaît son apogée en juin 1907 lorsque 600 000 personnes (!!!) manifestent ensemble à Montpellier. CLEMENCEAU commence enfin à paniquer, envisage de faire capoter le mouvement. Quelques jours plus tard, nouvelle manifestation à Narbonne, mais là l’armée tire sur la foule alors que Marcelin ALBERT a pris la fuite dans le clocher de l’église de son village…

 

Lutte sociale méconnue, la révolte des vignerons fut pourtant la dernière d’envergure organisée par des paysans, elle est même un vrai symbole dans le sud-ouest. Dans cette BD originellement sortie en 1984, ici rééditée en 2015 d’après les planches originales, les dessins en noir et blanc se marient très bien avec l’ambiance insurrectionnelle, sans en rajouter. Nous pouvons suivre le parcours de ce Marcelin ALBERT, considéré comme un apôtre, homme de valeur et de conviction mais un peu « à l’ouest ». Bonhomme qui tout de suite provoque la sympathie. Le pauvre va être abusé par CLEMENCEAU lui-même qui va le rendre, par des propos incendiaires, discrédité auprès de ses frères et sœurs de combat. ALBERT mourra ignoré de tous. Pourtant, son combat n’aura pas été vain : dès 1907, des lois de protection du vin naturel seront promulguées en France. Cette révolte des vignerons aura aussi sans doute été l’une des premières batailles écologiques !

 

BD « régionale » passionnante pour cet aspect historique tout à fait frappant, elle est accompagnée d’un DVD remémorant par un court documentaire cette révolte en images, ainsi qu’une interview de Paul ASTRUC (décédé fin 2019 à 94 ans) dont le propre père avait pris part à cette insurrection. Le DVD se clôt sur des clips du groupe de musique traditionnelle moderne occitane OC. Le tout sorti aux éditions Christian SALÈS qui est également réalisateur du DVD. Bel objet pour remettre en lumière un combat courageux et plein de bon sens. Et se dire que peut-être rien n’est jamais joué d’avance.

(Warren Bismuth)

mercredi 19 août 2020

Rolf RECKNAGEL « B. Traven, romancier et révolutionnaire »

 

Le plus mystérieux des écrivains du XXe siècle a ici droit à une épaisse biographie. Enfin, le terme biographie n’est peut-être pas tout à fait approprié puisque B. TRAVEN a toute sa vie brouillé les pistes afin que l’on ne découvre pas qui ce cachait sous ce nom. Et d’ailleurs, ce patronyme, pourtant le plus connu du monsieur, n’est qu’un parmi des dizaines de pseudos dont toute sa vie il se travestira.

 

Puisque B. TRAVEN avait déclaré en 1926 que « Si on ne reconnaît pas l’homme à ses œuvres, de deux choses l’une : soit c’est l’homme qui ne vaut rien, soit ce sont ses ouvrages. L’homme créatif ne doit pas avoir d’autre biographie que ses œuvres. C’est dans ses œuvres qu’il soumet à la critique sa personnalité et sa vie », Rolf RECKNAGER a pris la balle au bond, a interrogé à la virgule près l’œuvre de B. TRAVEN. Et a pu y déceler des pistes, parfois sérieuses.

 

Le but de cette chronique n’est pas de réitérer en mode résumé et à ma façon une biographie fantasque de B. TRAVEN. Mais sachez, pour bien vous mettre l’eau à la bouche, que le mystère est épais, que les indices avancés par RECKNAGEL, si solides soient-ils, ne sont souvent que des suppositions. Le nombre d’enquêtes ouvertes par des journalistes du monde entier pour percer ce mystère a été légion. Et pourtant, hormis quelques anecdotes ou parties de vie de l’auteur, personne n’a pu définitivement lever de manière probante le secret de son identité.

 

Il serait né en Allemagne, mais peut-être aux Etats-Unis, ou ailleurs. Des rumeurs disent même qu’il serait le fils bâtard du futur empereur Guillaume II, personne ne peut donner son année de naissance avec certitude, elle se situe entre 1882 et 1890. Quant à son propre nom, n’en parlons pas. Les medias se sont quelque peu acharnés sur B. TRAVEN, lui cherchant à tout prix un passé, une identité, il fut même dit que c’était Jack LONDON en personne, en fait non décédé, qui se cachait derrière les écrits de B. TRAVEN. Tant de légendes ont émaillé sa carrière qu’il est parfois impossible de trier le vrai du faux, ainsi l’a voulu B. TRAVEN, pacifiste convaincu et ennemi du capital.

 

Le premier nom qui le fit connaître par ses écrits dans un journal révolutionnaire allemand en pleine première guerre mondiale fut Ret MARUT. Ce qui est sûr, c’est qu’il va s’enfuir d’Allemagne, passer par divers pays européens, être emprisonné une première fois (d’autres suivront) pour défaut de passeport, et atterrir au Mexique. C’est là-bas, notamment dans la région du Chiapas, qu’il passera l’une des plus grandes parties de sa vie.

 

B. TRAVEN était complètement imprégné des idées politiques anarcho-individualistes de Max STIRNER et le démontra dans ses romans. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il était un véritable érudit et ennemi des mathématiques. Les éléments de cette biographie abordant ce sujet sont par ailleurs assez ardus. Nous apprenons aussi que le bonhomme savait être particulièrement colérique, tantôt humble et tantôt sûr de lui et refusant le dialogue.

 

L’écrivain vivait reclus, contrôlait de main de maître sa carrière et les publications de ses livres. Il est bien sûr fait état dans cette biographie de sa participation à la version cinématographique du « Trésor de la Sierra Madre » et de la célèbre anecdote où il assiste incognito (du moins sous le nom de son faux impresario) à son tournage. John HOUSTON n’y verra que du feu.

 

Cet essai est avant tout une analyse profonde et détaillée des écrits - romans en particulier - de B.TRAVEN, cherchant à percer les mystères de la vie du personnage à travers ses textes. Ses romans peuvent parfois être durs à lire en français. En effet, nous apprenons qu’écrits en langue allemande, ils pouvaient être traduits de l’original vers un anglais cavalier avant d’être ensuite traduits en français à partir de l’anglais, et se trouvaient même quelquefois traduits en espagnol avant ! Lui-même réécrivait parfois en partie ses œuvres, notamment pour y biffer les références à l’Allemagne, le premier pays où il fut connu, là encore dans un désir évident de brouiller les pistes et faire disparaître son passé.

 

Il fut un temps où B. TRAVEN fit interdire ses publications au Mexique où il vivait, par souci de tranquillité. Les camarades espagnols lui demanderont de les rejoindre lors de la guerre d’Espagne, ce qu’il refusera pour la raison suivante : « Mais non, camarades, je n’irai(s) pas. Je prendrai(s) l’argent pour acheter ici de la ouate, du lait condensé, du café et des cigarettes et vous les envoyer aussitôt. Car tout comme je sais que j’aimerais visiter l’Espagne, je sais aussi que vous avez besoin de ces choses, pour gagner plus rapidement la guerre, alors que ma présence n’est pas nécessaire, ni pour gagner la guerre, ni pour vous abreuver de bons conseils. Vous savez très bien ce dont vous avez besoin et ce que vous voulez. Vous n’avez pas besoin d’écrivains, même issus des rangs des travailleurs révolutionnaires, pour vous dire comment améliorer votre situation ».

 

Le comble fut peut-être ces auteurs qui empruntèrent son nom de notoriété publique pour faire paraître des œuvres bien à eux. En effet, puisque personne ne semblait savoir qui était B. TRAVEN, il était de fait aisé d’usurper son identité.

 

Le présent livre est fait de très nombreux témoignages, mais aussi de longs extraits de ses textes, sans oublier les détails sur les enquêtes menées par les médias. Ce bouquin est dense et sur près de 500 pages il peut parfois être difficile d’accès, mais il est une mine d’or pour tenter de mieux éclaircir ce mystère opaque qu’est la vie et l’œuvre de B. TRAVEN. Sorti en 2018 chez Libertalia.

 

« Je ne suis rien d’autre qu’un produit de l’époque dont le vœu le plus cher est de se fondre dans la grande universalité, dans un complet anonymat, afin de vous hurler ses paroles (…). Je n’ai pas même la moindre ambition littéraire (…). Je ne suis pas un « écrivain », non, je hurle. Je ne veux rien être d’autre que : parole ! Et je veux la crier dans toute la mesure de mes facultés intellectuelles et matérielles ».

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

samedi 15 août 2020

Jacques JOSSE « J’ai pas mal d’écume dans le cigare »

 

Livre de moins de 20 pages en hommage à Alain JÉGOU, poète breton et ami de Jacques JOSSE, décédé le 6 mai 2013. C’est sous le coup de l’émotion que JOSSE entreprend ce récit de souvenirs le même mois, souvenirs parfois diffus – leur première entrevue arrosée dans un bar -, parfois précis – chez Alain, avec la femme de ce dernier. Les goûts en commun, les artistes artisans, qu’ils soient poètes, romanciers ou chanteurs, viendront parachever cette amitié de plusieurs décennies.

Cette Bretagne, Alain et Jacques la connaissent bien et l’adorent, pourtant ce n’est pas « leur » Bretagne : « … Prendre nos distances vis-à-vis d’une Bretagne où nous vivions à l’étroit, et qui avait certes le vent en poupe, mais où certains (il [Alain JÉGOU nddlr] les appelait « les bardes barbants ») semblaient sacraliser à outrance un passé vieux (ah duché, duchesse !) qu’ils voulaient plus ou moins réinventer, réajustant pour l’occasion des idées de fermeture dans les têtes et de checkpoint dans le bocage en oubliant les grandes turpitudes, folies, dictatures et luttes d’un présent qui dépassaient largement les contours de la petite péninsule ».

Cette amitié s’est aussi forgée par correspondance, les deux hommes échangeaient beaucoup par lettre. JOSSE fait ressentir au plus profond toute son émotion, la perte de cet ami proche, de ce poète tant vénéré. Son écriture reste égale à elle-même malgré la détresse : prodigieuse de précision et de suavité, délectable et lumineuse. Ces quelques pages sont une leçon d’humilité, d’amitié et de maniement à la perfection de la langue française.

Ironie de l’histoire : alors que j’extrayais ce bouquin de ma besace au retour d’une marche silencieuse au bord d’un magnifique étang au bord duquel j’avais grignoté un pique-nique frugal mais réconfortant, je constatai à mon grand désarroi que la couverture avait été entachée de graisse émanant de ce satané fromage breton d’une certaine « Madame » dont je préfère ici taire le nom. Quatre taches, l’une à gauche du dessin de couverture, les trois autres à droite (aucune sur le dessin), toutes trois parfaitement alignées verticalement (celle de gauche se trouvait un peu plus bas sur la couverture souillée). La plus haute des trois représente le sigle « infini » (vous savez, ce 8 horizontal), les deux autres, ainsi que celle de gauche nettes, rondes, comme trois têtes. Dans mon esprit du moment, j’y ai vu à droite les visages de JOSSE et de JÉGOU, tout en haut le sigle représentant l’éternité de leur amitié, et à droite un rond sur lequel placer le visage de la personne en train de lire le présent récit. Et ne me dites pas que Dieu y est pour quelque chose, diable !

Bouquin sorti en 2014 chez La Digitale, un vibrant hommage à un proche disparu et quelques pages précieuses.

http://www.editionsladigitale.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 12 août 2020

Jim HARRISON « En marge »

 


Vous appréciez les romans, les novellas de Jim HARRISON mais vous ignorez à peu près tout du bonhomme ? Séance de rattrapage possible et même conseillée avec ce petit pavé de quelque 500 pages, autobiographie sans fioritures de l’auteur qui remonte ses origines à partir de ses grands-parents qu’il raconte en fouillant ses souvenirs.

HARRISON a reçu une éducation calviniste qui l’a marqué pour la suite de son parcours. Féru de musique classique et de jazz, de nature et d’histoire, de femmes et de grosses bouffes, de pêche, de chasse et d’excès en tous genres, HARRISON se confie avec émotion mais sans larmichettes : son œil gauche perdu à jamais à 7 ans lors d’un incident avec une jeune fille, son père et sa sœur tués dans un accident de voiture alors que Jim a une vingtaine d’années (ces deux drames jouent un rôle prépondérant dans la vie future de l’auteur), ses débuts hésitants en tant que poète (ce n’est que plus tard qu’il se met à la prose).

Cela est loin de sauter aux yeux lorsqu’on lit l’œuvre de Jim HARRISON, mais il a pourtant traversé de nombreuses périodes de dépression, il en fait part, d’ailleurs avec pudeur, dans ce livre, à plusieurs reprises, mais sans ressasser. Une entrée dans la vie active entre déchirement de la perte de ses proches, son mariage, son militantisme (qu’il juge de pacotille) de gauche en faveur des droits civiques, des petits boulots chiants qui lui rapportent des queues de cerises, et bien sûr ces évocations sur les abus, entre alcool, cocaïne, tabac et fréquentation assidue de boîtes de strip-teases. Ici se terre le HARRISON sombre, atteint d’une sorte de déficience mentale due aux excès sur de longs épisodes de sa vie, le tout accompagné jusqu’à sa mort de vertiges et autre claustrophobie. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il aborde tout cela avec cet humour cinglant qui lui est propre.

HARRISON a toujours été passionné par l’histoire des Autochtones, ceux que d’aucuns appellent avec erreur les amérindiens. Sa compassion pour eux est énorme et sincère. Parfois il en arrive à haïr ses égaux du peuple blanc, colonisateur et dévastateur.

La littérature : bien sûr HARRISON en parle longuement dans ce texte. Entre ses amitiés avec les poètes, romanciers du XXe siècle, sa passion pour RILKE, FAULKNER et surtout pour DOSTOIEVSKI dont il cite le nom sans doute à plus de vingt reprises. D’ailleurs il nomme pas mal d’auteurs russes dans ses références de toute une vie, et se souvient de la dernière grosse dispute qu’il a eu avec sa mère avant qu’elle ne meure, c’était à propos du personnage de Kolia dans « Les frères Karamazov ».

Récit parsemé de nombreuses réflexions philosophiques ou sociétales : « J’ai maintes fois remarqué que les gens qui regardent beaucoup la télévision ne semblent plus jamais capables de s’adapter au rythme réel de l’existence. La vitesse du passage des images devient, semble-t-il, la vitesse à laquelle ils aspirent en permanence et ils manifestent souvent de l’impatience et de l’ennui avec tout le reste. J’ai lu quelque part que les enfants deviennent tellement saturés de télévision et de jeux vidéo que le Valium est pour eux la seule alternative ».

Il y a aussi les amitiés insubmersibles, notamment celles avec Tom McGUANE, Jack NICHOLSON (dont il dresse un étonnant et superbe portrait), Richard BRAUTIGAN, ceux qui ont quitté la piste trop vite par excès ou désespoir, toutes ces morts qui ont entachées son propre parcours. Il revient longuement sur son passage par Hollywood, son travail de scénariste (bien moins connu que celui d’écrivain), Hollywood avec qui il finit par se brouiller et reprend sa liberté.

Le grand Jim ne fait pas l’impasse sur l’autocritique, loin de là, il sait d’ailleurs être cruel avec lui-même : « Je ne suis spécialiste d’aucun domaine, sinon celui de mon imagination, et je dois m’en contenter car c’est tout ce que j’ai ». Et avec pudeur, il témoigne des souffrances de la vie, des tragédies qui ne l’ont pas épargné : « J’ai souvent pensé que les membres survivants d’une famille accueillent la mort violente de leurs proches avec une répugnance durable. Quarante ans plus tard, cette humeur, cette atmosphère reviennent parfois, comme si l’on jetait un linceul sur moi ».

La réputation de misogyne lui colle aux basques ? Il réplique. « Depuis belle lurette je suis convaincu que les femmes devraient occuper tous les postes gouvernementaux, moyennant quoi il y aurait moins de radotages insipides, de pets puants, de vantardises et d’épate. On pourrait y voir une solution simpliste apportée aux problèmes mondiaux, mais le fait est que j’en suis toujours convaincu ». Dans ce livre, HARRISON ne s’étend sur son obsession féminine, préfère parler de sa femme, de sa famille, comme si le HARRISON un poil obsédé, ou en tout cas attiré de manière un peu impulsive par la (jeune) gente féminine, n’avait pas sa place dans le présent récit.

Et puis bien sûr nous retrouvons avec joie ce Jim amoureux de la nature, des paysages du Michigan, du Montana, de France même (où il se rendra souvent, il fut d’ailleurs subjugué par les gorges du Tarn, lui qui a vu tant de canyons grandioses dans son pays), mais faisant la part belle à un petit coin du Nebraska qu’il juge comme le plus beau paysage visible sur terre.

Le HARRISON public, le HARRISON privé, pourtant homme fait d’un seul bloc, avec son émotivité, ses nuances, ses provocations, parfois cette sorte de j’menfoutisme masquant une profonde sensibilité derrière ses anecdotes foireuses, ces situations truffées de moments grotesques, qui bien sûr font rire aux éclats. Ces mémoires sont à la fois instructifs et touchants et, même si HARRSION ne fait que très peu référence à ses propres bouquins écrits au cours de plusieurs décennies, ce récit permet de mieux en comprendre la finalité. En refermant cette autobiographie écrite en 2002, on pourra enchaîner avec « Le vieux saltimbanque », qui en quelque sorte reprend « En marge » où HARRISON l’avait arrêté.

 (Warren Bismuth)

samedi 8 août 2020

Raymond PENBLANC « Somerland »

Survol des lieux de l’action : une île nommée Somerland, une falaise surplombée d’un château en ruine, elle aussi tombe en ruine. Aussi une poignée de prisonniers est désignée pour restaurer cette falaise. Quatre comparses s’entendant plus ou moins bien (disons moins) : Ousmane, Lestor (tous deux se détestent), Malek et le narrateur, tous entre 17 et 18 ans, condamnés pour des forfaits dont nous ne saurons pas grand-chose. Un gardien violent et furieux veille sur eux à coups de crosses, de pieds dans le bide, d’intimidations et d’humiliations quasi quotidiennes. C’est Somer, une saloperie humaine dont Malek est l’amant soumis. Lestor est, côté prisonnier, une belle ordure aussi, jolie concurrence.

 

Dans ce lieu de cauchemar, pas mal de prisonniers ont déjà été jetés à la flotte du haut de la falaise sur ordre de Somer. Aussi vaut-il mieux se tenir à carreau. Le boulot pour les détenus est monotone et épuisant : charrier des pierres à l’aide de wagonnets sur de vieux rails, puis rénover la falaise, corps suspendus au dessus du vide, juste retenus par une nacelle plus ou moins branlante munie de chaînes rouillées. Vision d’angoisse. Pour le repos, ce n’est pas gagné non plus : chambres sans portes, sans intimité. Et brimades du gardien.

 

Somer est obsédé par la propreté, bien que ses « sujets » bossent dans la crasse, la poussière, la boue. Ils doivent être rigoureux en présentation. Somer est clairement un foutraque hérité des nazis qui exerce une extrême violence psychologique pour l’obéissance soumise et aveugle de ses prisonniers. Pour ses derniers se dresse comme un objectif ultime à atteindre : se débarrasser de Somer, le faire disparaître de la surface de la terre par tous les moyens disponibles. Oui, mais une rencontre décisive survient pour le narrateur : elle s’appelle Yliane, dite la sauvageonne. Elle dit le connaître, mais qu’en est-il ? Puis il y a un lieu à explorer plus en profondeur et détails : un souterrain. Peut-être que la liberté est au fond de celui-ci. Encore faut-il parvenir à le visiter, loin des yeux pleins de haine de Somer…

 

La plume de Raymond PENBLANC est sans doute l’une des plus belles de la littérature française contemporaine : à la fois dense, fluide, poétique, violente, tranchante, sombre, on l’imagine déclamée, scandée d’une voix éraillée mais puissante. Elle envoûte la relation entre humain et environnement immédiat, de magnifiques phrases, de splendides images (pas toujours très guillerettes par ailleurs) se dressent comme un mât sur cette mer encerclant les prisonniers : « En l’absence de Somer on improvise des concours de lancers de cailloux. Ces enfantillages le font sourire. Non seulement il nous faudra les remplacer, mais il en restera toujours assez pour épuiser les générations futures. On sait qu’on n’a rien à espérer de Somer. Comme on sait qu’on a quantité de frères et sœurs encore à naître dans des milliers de ventres encore vierges. On les espère plus grands et plus forts que nous, déterminés, farouches, résistant à tout ».

 

D’autres peintures furtives donnent du poids au texte : « Les poignées de mains des filles sont déconcertantes. Ce ne sont d’ailleurs pas des poignées, ce mot est impropre. Elles se contentent de nous céder trois doigts, de les glisser entre les nôtres comme une vieille clé qu’elles abandonneraient sans qu’on sache quoi en faire. Nos mains se quittent à regret ».

 

Du passé, nous n’apprendrons pas grand-chose, l’auteur fait en partie l’impasse sur le parcours des protagonistes, même il s’étend plus volontiers sur les souvenirs d’enfance du narrateur, notamment le grand-père obsédant. Mais le propre père du narrateur aurait-il vécu sur l’île ? Si oui, en quelle qualité ? Car le passé de ce narrateur va reparaître, par bribes, avec néanmoins certaines petites touches plus précises. Le voile se lève en partie sur la raison de l’emprisonnement du narrateur : il a voulu tuer une femme, mais là n’est pas le thème essentiel, juste une « anecdote ». Le récit se déroule en majorité au présent.

 

Et puis il y a ce fameux souterrain, un sujet déjà présent près de 30 ans plus tôt dans le premier roman de Raymond PENBLANC « L’âge de pierre ». Serait-il possible d’explorer ce monde enterré, peut-être même d’y trouver une salutaire porte de sortie vers la liberté ?

 

Roman coup de poing, atmosphère singulière, personnages brumeux, paysages grandioses mais inquiétants, scénario tendu, une totale réussite pour une lecture pleine d’angoisse et de finesse. Sorti en 2019 aux superbes éditions Lunatique dont je reparlerai très prochainement.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)


mercredi 5 août 2020

Panaït ISTRATI « La jeunesse d’Adrien Zograffi »

Deuxième cycle des aventures d’Adrien Zograffi, héros et double d’ISTRATI, à travers de nouvelles errances, de nouvelles rencontres. Comme pour le premier cycle, quatre romans sont au programme, ils furent écrits entre 1926 et 1930. Romans ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr en revanche, c’est que, contrairement au premier cycle, celui-ci fut réuni dans un recueil incluant les quatre romans.


« Codine » (1926)

L’un des romans les plus connus d’ISTRATI, peut-être aussi le plus réédité en France (récemment chez Libertalia), « Codine » raconte la vie d’un ancien détenu telle qu’il va la décrire à Adrien. Ce dernier est alors chez son oncle Dimi dans l’est de la Roumanie. Dimi est un ardent travailleur doublé d’un être violent, par ailleurs oncle de l’Anghel rencontré lors du premier cycle, et joueur de flûte. Dans l’une de ses errances, en partie due aux conditions difficiles de vie avec Dimi, Adrien fait la connaissance de Codine, ancien bagnard aujourd’hui libéré. Homme de deux mètres de hauteur, colossal, excessif, une silhouette impressionnante, violent avec sa propre mère, Codine vacille entre dégoût et tendresse.

Dans ce bref volume (le format est plus proche de celui de la novella que du roman), il est question de philosophie de la Liberté, de simplicité volontaire, de révolte, mais aussi de nature et de choléra qui frappe. Adrien et Codine vont sceller une sorte de pacte d’amitié et devenir inséparables. Mais certaines vengeances sont prêtes à être assouvies et le drame n’est pas loin.

Après ce texte suit une autre nouvelle, plus courte, « Kir Nicolas ». Écrite juste avant « Codine », elle en est en fait une première version. Kir Nicolas est boulanger, Adrien son apprenti et, somme toute, « Codine » n’en est pas tout à fait une redite. Dans « Kir Nicolas », ISTRATI rend également un vibrant hommage à DOSTOÏEVSKI, écrivain qu’il appréciait particulièrement.

Dans ces deux récits, on peut noter que l’ambiance change par rapport au cycle précédent : moins d’intervenants, moins de légèreté dans les dialogues, ISTRATI semble aller plus directement au but, gagner encore en profondeur, rendant peut-être le texte plus puissant car épuré.


« Mikhaïl » (1926)

Le jeune Adrien a maintenant 18 ans, nous sommes en 1904 et Adrien se positionne comme un non-ambitieux dans les rues de Braïla (Roumanie, ville natale d’ISTRATI). « Une bonne place dans la vie ? Quoi ? Ne vivre que pour devenir un gros patron, un gros marchand ? N’y a-t-il donc que l’aisance, le bien-être matériel, qui comptent ? Ces pauvres gens et toi-même, vous voudriez que j’emploie toutes mes heures, tous mes jours, toute ma vie à apprendre la façon dont on fait fortune, et à la fin, à en faire une. Alors, vous m’estimeriez… Mais, moi, je vous dis que je ne tiens pas à cette estime et que cette fortune me laisse indifférent ». Après avoir exercé plusieurs métiers, Adrien s’essaie désormais, et sans grand succès, à la peinture en bâtiment. Vient Léana, fille de la propriétaire de l’habitation où Adrien et sa mère vivent. Léana, c’est une « vieille » connaissance, pourtant, elle et Adrien ont le même âge et ne sont pas indifférents l’un à l’autre.

Adrien est de plus en plus oisif et pris dans ses lectures, il découvre la littérature et semble prendre cette passion très au sérieux entre deux conversations avec Kir Nicolas, son ancien patron (voir volume précédent). « Flâner… N’est-ce pas une façon de vivre intensément, que de flâner parfois ? Et n’a-t-on pas le droit de « couver son ennui », de temps à autre, un jour ouvrable, en gardant la chambre ? Alors, qu’est-ce que la vie ? ».

Les errances d’Adrien vont à nouveau le faire rencontrer un nouvel homme original, une sorte de Codine, mais en plus mystérieux, peut-être plus dépouillé encore. Il s’appelle Mikhaïl, a 25 ans, travaille lui-même pour Kir Nicolas et a visiblement déjà une vie tragique derrière lui. Lui et Adrien vont mutuellement s’adopter et en quelques heures seulement devenir complices. C’est ainsi que la petite ville les soupçonne d’homosexualité.

Nous n’allons pas tarder à faire connaissance avec Petrov, personnage ambivalent plaçant immédiatement Adrien sur un piédestal, et surtout acharné à faire le bien des autres, à les sauver de leurs souffrances, presque malgré eux, un bon apôtre qui s’est donné une mission terrestre de bon samaritain.

Ce petit roman est un vibrant hommage à l’amitié, aux cœurs entiers libérés de toute contrainte. Il y souffle un air de révolte et de liberté absolue. Les descriptions de la nature sont puissantes et les rencontres nombreuses. Ce deuxième cycle entamé avec « Codine » est plus directement axé sur les personnages, sur celui d’Adrien en particulier, les dialogues sont longs, philosophiques, profonds, et rappellent de plus en plus ceux de DOSTOÏEVSKI, par leur psychologie appuyée, leurs âmes déshabillées, leurs débats contradictoires et leur passion. Comme son maître, ISTRATI est capable en quelques paragraphes de dresser le portrait d’un être qui restera longtemps gravé dans l’imaginaire collectif. Après Codine, c’est ce Mikhaïl qui hante nos songes dès le livre refermé. Du très grand art.


« Mes départs » (1927)

Un grand virage dans le cycle Adrien Zograffi s’effectue avec ce tome. Exit Adrien, bonjour Panaït ! En effet, ici ISTRATI se revendique tout entier et se raconte à la première personne du singulier. Pas de figure majeure à ses côtés comme dans les romans précédents, il est temps pour ISTRATI de cesser pour un temps de se substituer en Adrien. Dans la préface du tome suivant « Le pêcheur d’éponges », il s’expliquera : « Certains lecteurs que j’estime m’ont, tout dernièrement, demandé pourquoi, depuis « Mikhaïl (1927), j’ai « arrêté » la suite d’Adrien Zograffi. Je ne l’ai pas arrêtée, je l’ai suspendue ».

Les premiers métiers sont plutôt inintéressants, comme celui d’apprenti cabaretier dans un troquet tenu par le violent Kir Léonida, patron du jeune Panaït. Le père d’ISTRATI est mort alors que Panaït ne venait que de naître, aussi ce dernier brosse le portrait de sa mère, femme écrasante, celle qui l’a en partie élevé.

Rencontre avec le capitaine Mavromati, personnage singulier (encore un !) qui a beaucoup souffert. Un Mavromati qui a passé vingt ans sur les mers, ancien capitaine au long cours qui fut forcé de démissionner à cause de ses « amis ». Quant à l’auteur, il s’est fabriqué une sorte de bulle psychologique dans laquelle il s’isole avec son trésor, un dictionnaire offert par le capitaine. Pressé de part et d’autre, acteur de la misère et du désarroi, ISTRATI décide de quitter son pays natal, la Roumanie, pour la France avec étape à Naples où il crève la dalle. Voyage cauchemardesque en bateau, il donne de nombreux détails sur cette traversée en tous points houleuse.

« Mes départs » est beaucoup plus personnel que les précédents volumes de la saga, ISTRATI nous parle directement de lui, avec moins d’humour mais autant de pudeur. Ce récit est sombre, le narrateur sans vrai but, sinon celui de la France en terre d’accueil lointaine. Texte toujours engagé avec des mèches allumées ici et là : « Combattre une idée, combattre pour un sentiment, pour une passion ou pour une folie, mais croire en quelque chose et combattre, voilà la vie. Qui ne sent pas la nécessité du combat ne vit pas, mais végète ».

ISTRATI commence à envisager la vie de manière peu lumineuse en ce début de XXe siècle : « Je sais que je suis un homme perdu et que pour moi n’existe plus ni Dieu ni âme qui vive. Homme seul au monde, homme plus en détresse qu’un chien vagabond, homme qui n’a plus qu’à s’étendre au milieu de la rue pleine de passants et y mourir ! ». On n’en est pas encore là, les aventures continuent, mais ce volet pessimiste tranche cruellement avec le début de la série. Il s’arrête avec le voyage en bateau à partir de Naples. Durant cette traversée, la roue semble enfin tourner…


« Le pêcheur d’éponges » (1930)

Retour sur la fiction (faite il est vrai d’une copieuse autobiographie). Ce dernier volet du cycle est assez étonnant. Hétéroclite, il semble constitué de chutes de textes formant cinq nouvelles qui ne se suivent pas, n’ont pas été écrites à la même période (entre 1926 et 1930) ni ne possèdent un ton similaire. Si la première « Le pêcheur d’éponges » est une fuite en avant du petit héros Adrien, quittant sa famille à 13 ans, la deuxième « Bakär » est une nouvelle rencontre avec un inconnu qui a tutoyé la misère et sera ensuite condamné pour falsification de bank-notes internationaux.

Puis le petit Adrien va revoir son ami Mikhaïl rencontré deux tomes plus tôt, il va aller en Grèce, en Egypte. Dans la dernière nouvelle il fait la connaissance de Sotir, avec lequel il va errer puis découvrir un oncle millionnaire en Egypte alors qu’il vient pour la énième fois de quitter son pays, la Roumanie, pour découvrir le monde et les hommes. « J’avais repris ma navrante vie d’éternel chercheur d’hommes ». Cet oncle pourtant de premier abord chaleureux sera le cercueil de son amitié avec Sotir.

Dans ce roman comme dans tout le cycle, les phrases philosophiques pleuvent et font mouche. « Une vie pleinement vécue, si par vie on veut bien entendre ‘le culte de nos désirs’ ». Une plume percutante pour un tome peut-être moins intense que les précédents du cycle (il en est aussi en quelque sorte une redite, et la barre est de toute façon placée très haut), mais qu’il serait dommage de bouder tant certaines images sont fortes. Ce cycle est dans son ensemble une claque énorme pour la liberté et la simplicité volontaire. « Il y a des hommes qui ne sont heureux que dans la pauvreté. Je suis de ceux-là ».

(Warren Bismuth)


dimanche 2 août 2020

Christian CHAVASSIEUX « Noir canicule »


Eté 2003 : ça chauffe en France (et pas qu’ici d’ailleurs), la canicule commence à faire des ravages. Lily est une femme taxi au passé que l’on découvrira par petites touches tout au long de cette escapade moite et plombante. Lily doit conduire un couple de paysans âgés, vivant en pleine Loire rurale, Henri et Marie, à Cannes pour un bref aller-retour dont elle ignore tout. Henri est atteint d’un cancer, Marie est cette femme infatigable qui veille sur lui, sorte d’ange gardien. Tous deux ont un fils un peu désinvolte, Bernard, affublé d’une maîtresse, Carine.

 

Le parcours de Lily ne semble pas avoir été de toute repos. Elle a fait sa première fugue dès 1977, c’est dire. Père violent, attiré par les jeunes filles, dont l'une suicidée. Pas de chagrin ni larmes à sa mort (on pense à « L’étranger » d’Albert CAMUS). Lily a bien sûr connu l’amour. Son plus récent, Nicolas, est parti, sombre affaire qui est en filigrane de ce roman très noir à l’orée du polar. Polar car oui, autant vous le dévoiler de suite, il y a eu un mort dans cette affaire, une morte plus exactement. Concernant le présent, le père de Nicolas est au plus mal, hospitalisé… Avec Nicolas, le plaisir sexuel de Lily était situé du côté des jeux SM, de l’érotisation du rapport de force, pour rigoler, démultiplier le plaisir. C’était avant la naissance de Rose, leur deuxième fille.

 

Avant Rose, il y eut Jessica. Elle a grandi la Jessica, elle est attirée par Sèb, artiste mégalo un brin mythomane et pour tout dire insupportable, à 21 ans il croit tout savoir et écrase le monde de son mépris et de sa supériorité. Au milieu de cette galerie de personnages peu sympathiques, il semblerait bien que Lily ne soit pas étrangère à la morte évoquée plus haut…

 

Un roman du contraste : noir et glacial en pleine canicule, à la fois road-book et livre décrivant l’attachement à une terre, il est polar sans l’être puisque le meurtre ne tient qu’une place minime et l’enquête est inexistante. Le principal est ailleurs : car il est le roman d’un passé révolu, le monde paysan archaïque représenté par Henri et Marie, et celui d’une nouvelle ère en passe de s’imposer : celle du réchauffement climatique, cette ère personnifiée par les figures les plus jeunes de cette histoire. Quant à Lily, c’est l’entre-deux, c’est-à-dire celle qui se situe à la frontière des deux mondes, épaulant Henri et Marie (mais pourquoi diable vont-ils à Cannes, c’est l’un des mystères – révélés – du roman) tout en suivant l’évolution de ses filles en devenir et de ce monde en train de changer irrémédiablement, notamment par son climat auquel il va falloir s’habituer rapidement.

 

« Noir canicule » est aussi le roman de l’héritage et de la transmission : « Est-ce qu’ils avaient partagé la même conviction, ses ancêtres ? S’étaient-ils vus, eux aussi, comme les derniers ? La question ne lui était jamais apparue. De se tourner ainsi vers jadis avec cette idée, offrait un peu de réconfort. Est-ce que chacun se croit le terme, avant que le prochain endosse ce doute à son tour ? Et qu’ainsi se relaient les épouvantes, jusqu’au véritable dernier, qui ne se méfie plus ».

 

Roman fort, maîtrisé à la virgule près dans une écriture sobre, élégante, délicate, qui fait contrepoids avec la tragédie en cours. Belle histoire sombre, personnages plus que crédibles, paysages savamment décrits genre caméra filant au-dessus du sol, ambiance très bien restituée, jusqu’à la couverture qui semble parodier avec talent le cinéma noir français d’une période récente mais révolue. Si vous n’aviez pas encore compris mon appel du pied, le voici sans nuances : n’attendez pas l’hiver pour lire ce roman brillant et impossible à reposer avant la dernière page ! Je reviendrai vers Christian CHAVASSIEUX qui m’a à coup sûr tapé dans l’œil. Grand merci ! Bouquin sorti chez Phébus en 2020.

http://www.editionsphebus.fr/

(Warren Bismuth)