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mercredi 5 août 2020

Panaït ISTRATI « La jeunesse d’Adrien Zograffi »

Deuxième cycle des aventures d’Adrien Zograffi, héros et double d’ISTRATI, à travers de nouvelles errances, de nouvelles rencontres. Comme pour le premier cycle, quatre romans sont au programme, ils furent écrits entre 1926 et 1930. Romans ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr en revanche, c’est que, contrairement au premier cycle, celui-ci fut réuni dans un recueil incluant les quatre romans.


« Codine » (1926)

L’un des romans les plus connus d’ISTRATI, peut-être aussi le plus réédité en France (récemment chez Libertalia), « Codine » raconte la vie d’un ancien détenu telle qu’il va la décrire à Adrien. Ce dernier est alors chez son oncle Dimi dans l’est de la Roumanie. Dimi est un ardent travailleur doublé d’un être violent, par ailleurs oncle de l’Anghel rencontré lors du premier cycle, et joueur de flûte. Dans l’une de ses errances, en partie due aux conditions difficiles de vie avec Dimi, Adrien fait la connaissance de Codine, ancien bagnard aujourd’hui libéré. Homme de deux mètres de hauteur, colossal, excessif, une silhouette impressionnante, violent avec sa propre mère, Codine vacille entre dégoût et tendresse.

Dans ce bref volume (le format est plus proche de celui de la novella que du roman), il est question de philosophie de la Liberté, de simplicité volontaire, de révolte, mais aussi de nature et de choléra qui frappe. Adrien et Codine vont sceller une sorte de pacte d’amitié et devenir inséparables. Mais certaines vengeances sont prêtes à être assouvies et le drame n’est pas loin.

Après ce texte suit une autre nouvelle, plus courte, « Kir Nicolas ». Écrite juste avant « Codine », elle en est en fait une première version. Kir Nicolas est boulanger, Adrien son apprenti et, somme toute, « Codine » n’en est pas tout à fait une redite. Dans « Kir Nicolas », ISTRATI rend également un vibrant hommage à DOSTOÏEVSKI, écrivain qu’il appréciait particulièrement.

Dans ces deux récits, on peut noter que l’ambiance change par rapport au cycle précédent : moins d’intervenants, moins de légèreté dans les dialogues, ISTRATI semble aller plus directement au but, gagner encore en profondeur, rendant peut-être le texte plus puissant car épuré.


« Mikhaïl » (1926)

Le jeune Adrien a maintenant 18 ans, nous sommes en 1904 et Adrien se positionne comme un non-ambitieux dans les rues de Braïla (Roumanie, ville natale d’ISTRATI). « Une bonne place dans la vie ? Quoi ? Ne vivre que pour devenir un gros patron, un gros marchand ? N’y a-t-il donc que l’aisance, le bien-être matériel, qui comptent ? Ces pauvres gens et toi-même, vous voudriez que j’emploie toutes mes heures, tous mes jours, toute ma vie à apprendre la façon dont on fait fortune, et à la fin, à en faire une. Alors, vous m’estimeriez… Mais, moi, je vous dis que je ne tiens pas à cette estime et que cette fortune me laisse indifférent ». Après avoir exercé plusieurs métiers, Adrien s’essaie désormais, et sans grand succès, à la peinture en bâtiment. Vient Léana, fille de la propriétaire de l’habitation où Adrien et sa mère vivent. Léana, c’est une « vieille » connaissance, pourtant, elle et Adrien ont le même âge et ne sont pas indifférents l’un à l’autre.

Adrien est de plus en plus oisif et pris dans ses lectures, il découvre la littérature et semble prendre cette passion très au sérieux entre deux conversations avec Kir Nicolas, son ancien patron (voir volume précédent). « Flâner… N’est-ce pas une façon de vivre intensément, que de flâner parfois ? Et n’a-t-on pas le droit de « couver son ennui », de temps à autre, un jour ouvrable, en gardant la chambre ? Alors, qu’est-ce que la vie ? ».

Les errances d’Adrien vont à nouveau le faire rencontrer un nouvel homme original, une sorte de Codine, mais en plus mystérieux, peut-être plus dépouillé encore. Il s’appelle Mikhaïl, a 25 ans, travaille lui-même pour Kir Nicolas et a visiblement déjà une vie tragique derrière lui. Lui et Adrien vont mutuellement s’adopter et en quelques heures seulement devenir complices. C’est ainsi que la petite ville les soupçonne d’homosexualité.

Nous n’allons pas tarder à faire connaissance avec Petrov, personnage ambivalent plaçant immédiatement Adrien sur un piédestal, et surtout acharné à faire le bien des autres, à les sauver de leurs souffrances, presque malgré eux, un bon apôtre qui s’est donné une mission terrestre de bon samaritain.

Ce petit roman est un vibrant hommage à l’amitié, aux cœurs entiers libérés de toute contrainte. Il y souffle un air de révolte et de liberté absolue. Les descriptions de la nature sont puissantes et les rencontres nombreuses. Ce deuxième cycle entamé avec « Codine » est plus directement axé sur les personnages, sur celui d’Adrien en particulier, les dialogues sont longs, philosophiques, profonds, et rappellent de plus en plus ceux de DOSTOÏEVSKI, par leur psychologie appuyée, leurs âmes déshabillées, leurs débats contradictoires et leur passion. Comme son maître, ISTRATI est capable en quelques paragraphes de dresser le portrait d’un être qui restera longtemps gravé dans l’imaginaire collectif. Après Codine, c’est ce Mikhaïl qui hante nos songes dès le livre refermé. Du très grand art.


« Mes départs » (1927)

Un grand virage dans le cycle Adrien Zograffi s’effectue avec ce tome. Exit Adrien, bonjour Panaït ! En effet, ici ISTRATI se revendique tout entier et se raconte à la première personne du singulier. Pas de figure majeure à ses côtés comme dans les romans précédents, il est temps pour ISTRATI de cesser pour un temps de se substituer en Adrien. Dans la préface du tome suivant « Le pêcheur d’éponges », il s’expliquera : « Certains lecteurs que j’estime m’ont, tout dernièrement, demandé pourquoi, depuis « Mikhaïl (1927), j’ai « arrêté » la suite d’Adrien Zograffi. Je ne l’ai pas arrêtée, je l’ai suspendue ».

Les premiers métiers sont plutôt inintéressants, comme celui d’apprenti cabaretier dans un troquet tenu par le violent Kir Léonida, patron du jeune Panaït. Le père d’ISTRATI est mort alors que Panaït ne venait que de naître, aussi ce dernier brosse le portrait de sa mère, femme écrasante, celle qui l’a en partie élevé.

Rencontre avec le capitaine Mavromati, personnage singulier (encore un !) qui a beaucoup souffert. Un Mavromati qui a passé vingt ans sur les mers, ancien capitaine au long cours qui fut forcé de démissionner à cause de ses « amis ». Quant à l’auteur, il s’est fabriqué une sorte de bulle psychologique dans laquelle il s’isole avec son trésor, un dictionnaire offert par le capitaine. Pressé de part et d’autre, acteur de la misère et du désarroi, ISTRATI décide de quitter son pays natal, la Roumanie, pour la France avec étape à Naples où il crève la dalle. Voyage cauchemardesque en bateau, il donne de nombreux détails sur cette traversée en tous points houleuse.

« Mes départs » est beaucoup plus personnel que les précédents volumes de la saga, ISTRATI nous parle directement de lui, avec moins d’humour mais autant de pudeur. Ce récit est sombre, le narrateur sans vrai but, sinon celui de la France en terre d’accueil lointaine. Texte toujours engagé avec des mèches allumées ici et là : « Combattre une idée, combattre pour un sentiment, pour une passion ou pour une folie, mais croire en quelque chose et combattre, voilà la vie. Qui ne sent pas la nécessité du combat ne vit pas, mais végète ».

ISTRATI commence à envisager la vie de manière peu lumineuse en ce début de XXe siècle : « Je sais que je suis un homme perdu et que pour moi n’existe plus ni Dieu ni âme qui vive. Homme seul au monde, homme plus en détresse qu’un chien vagabond, homme qui n’a plus qu’à s’étendre au milieu de la rue pleine de passants et y mourir ! ». On n’en est pas encore là, les aventures continuent, mais ce volet pessimiste tranche cruellement avec le début de la série. Il s’arrête avec le voyage en bateau à partir de Naples. Durant cette traversée, la roue semble enfin tourner…


« Le pêcheur d’éponges » (1930)

Retour sur la fiction (faite il est vrai d’une copieuse autobiographie). Ce dernier volet du cycle est assez étonnant. Hétéroclite, il semble constitué de chutes de textes formant cinq nouvelles qui ne se suivent pas, n’ont pas été écrites à la même période (entre 1926 et 1930) ni ne possèdent un ton similaire. Si la première « Le pêcheur d’éponges » est une fuite en avant du petit héros Adrien, quittant sa famille à 13 ans, la deuxième « Bakär » est une nouvelle rencontre avec un inconnu qui a tutoyé la misère et sera ensuite condamné pour falsification de bank-notes internationaux.

Puis le petit Adrien va revoir son ami Mikhaïl rencontré deux tomes plus tôt, il va aller en Grèce, en Egypte. Dans la dernière nouvelle il fait la connaissance de Sotir, avec lequel il va errer puis découvrir un oncle millionnaire en Egypte alors qu’il vient pour la énième fois de quitter son pays, la Roumanie, pour découvrir le monde et les hommes. « J’avais repris ma navrante vie d’éternel chercheur d’hommes ». Cet oncle pourtant de premier abord chaleureux sera le cercueil de son amitié avec Sotir.

Dans ce roman comme dans tout le cycle, les phrases philosophiques pleuvent et font mouche. « Une vie pleinement vécue, si par vie on veut bien entendre ‘le culte de nos désirs’ ». Une plume percutante pour un tome peut-être moins intense que les précédents du cycle (il en est aussi en quelque sorte une redite, et la barre est de toute façon placée très haut), mais qu’il serait dommage de bouder tant certaines images sont fortes. Ce cycle est dans son ensemble une claque énorme pour la liberté et la simplicité volontaire. « Il y a des hommes qui ne sont heureux que dans la pauvreté. Je suis de ceux-là ».

(Warren Bismuth)


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