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mercredi 29 avril 2020

Fabrice HUMBERT « Le grand révélateur »



(Le texte qui suit fut édité le 20 avril

dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.

Offert en période de confinement)

*

À l’âge de dix-huit ans, durant une période chaotique de ma vie, je rêvais d’aller en prison pour y être tranquille, séparé de tous et réduit à moi-même. Bien des années plus tard, me voilà confiné. Et dans les rares moments de calme, entre nos enfants en bas âge qui explosent trente fois par jour, les tâches domestiques permanentes et une « continuité pédagogique » à assurer tant bien que mal, j’essaye de réfléchir à la situation.

D’abord les choix de vie se révèlent. Dans l’intimité de la famille, du couple ou dans le repli des solitudes, chacun est face à lui-même, à son passé et à la vie qu’il s’est construite, avec la part de chance qu’il y a à cela. Je n’ai rien appris que je ne sache mais à l’évidence, les lignes sont plus nettes, la lumière plus crue. Dans l’horizon bref des appartements, dans la somme concentrée des gestes, paroles, sentiments, dans l’esquisse aux traits innombrables d’une journée confinée, voilà que nous payons notre passé, ou que notre passé nous paie. C’est le salaire de notre vie, qu’il soit juste ou non. L’injustice de la violence, l’injustice parfois de l’amour qu’on reçoit mais aussi la part de choix justes, en conscience, puisque cela existe aussi. Aimer l’être ou les êtres avec qui l’on vit, être aimé, voilà que notre horizon s’arrête d’abord à ces évidences premières.

Et brusquement aussi, dans cet horizon rétréci mais aussi concentré et intensifié, l’espace de l’appartement devient l’espace suprême. Chaque mètre compte, chaque espace de repli, chaque fenêtre, chaque place pour les enfants. Le jardin sauve (pour notre cas sauverait, nous en parlons souvent), sans parler des heureux qui ont la nature devant eux. L’endroit qu’on a choisi – notre place dans le monde. L’endroit qui nous a été imposé. Les rues autour de l’immeuble, de la maison. L’intensité presque oppressante de la rue en bas de l’immeuble, du paysage qui s’offre à nous – immuable, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine – puisque cette même rue que je ne voyais que distraitement en partant au travail ou en en revenant, voilà qu’elle est absolument et totalement ma rue, celle que je vais arpenter dans mes rondes d’une heure, en tournant autour de mon pâté de maisons.

Ce que nous offre le virus, c’est notre vie – surexposée par les lumières avides de l’éternel retour.

Mais ce virus radiographie aussi les êtres par-delà le cercle intime, eux-mêmes rendus translucides par l’aveuglante lumière. Les commerçants deviennent des créatures imposantes – c’est eux qui détiennent les réserves de nourriture, eux qui détiennent le ticket d’entrée dans les nouvelles cavernes d’Ali Baba puisque la denrée est vaguement menacée, elle n’a plus en tout cas cette évidence du flux ininterrompu, et parfois elle manque, sous la forme fugitive, inconséquente, d’un pot de crème, qui éveille une inquiétude plus élémentaire. Les silhouettes dans la rue acquièrent une autre forme de présence, vaguement inquiétante là encore (ne passe pas trop près de moi), tandis que certains révèlent leurs natures de flics autoproclamés ou de donneurs de leçons – une minorité puisque dans l’ensemble, les gens suivent les règles, sans excès ni défaut. Les amis numériques font passer des messages sur smartphones, des dessins comiques, des vidéos, des graphiques, des analyses personnelles et tout cela dessine leur horizon intellectuel, qui n’est rien d’autre qu’un tempérament : l’anxieux voit les morts, l’optimiste voit l’occasion et le bienfait, le raisonneur dessine des courbes exponentielles, le sceptique est… sceptique. Sous des apparences rationnelles parfois très élaborées, je ne lis que des tempéraments, avec une frontière : ceux qui ont peur et ceux qui n’ont pas peur.

Parfois, dans la tension de certains échanges, numériques ou réels (les rues deviennent agressives), dans l’irritation de certains commerçants, affleure le couple de la peur et de la violence, et ce qui se joue alors, présence fantomatique, c’est la répétition générale d’une crise plus importante, plus létale qui confronterait vraiment les êtres : l’absence de nourriture dans ces rayons à peine vidés, l’absence d’argent, la violence de tous contre tous.

Si la pandémie est révélatrice de nos propres existences, l’est-elle du monde qui nous entoure ? Celui-ci s’offre à nous, très souvent, sous la forme d’un petit écran où défilent des nouvelles, un objet de petite taille qui nous relate la grandeur du monde dans ce moment étrange où le monde entier partage la même pensée, où la moitié de l’humanité partage l’expérience du confinement. Nous écoutons les médecins puis nous devenons nous-mêmes médecins, épidémiologistes, virologues mais aussi économistes, politiques, spécialistes universels. Les articles tronqués faute d’abonnements défilent : amorces de tribunes enflammées, d’éditoriaux définitifs : ce virus est grave, il n’est pas si grave, le nombre de morts est effrayant, ce n’est rien par rapport au tabac, il faut changer la hiérarchie sociale des métiers, que valent des traders face aux infirmières, aux caissières des supermarchés et aux médecins, le monde d’après arrive, non il n’arrive pas, rien ne sera plus comme avant, l’État a failli, il faut plus d’État, non, l’État est obèse et impuissant, le lien à la nature est rompu, ce virus n’a rien à voir avec l’écologie, c’est la faute à la mondialisation, non cela n’a rien à voir, l’Europe n’est pas à la hauteur, si, quand même, regardez le plan de sauvetage, la crise va tout changer et voilà comment on va faire parce que la révolution arrive qui n’est pas une révolution et… Commentaires, bavardages, idiosyncrasies. Tout est vrai et faux, pourtant tout concourt à un mode plus général d’appréhension du monde et même le virus des complotistes (mon Dieu ! rencontrer un complotiste, tâcher de le comprendre…) destiné à supprimer l’humanité y contribue, parce que le délire est lui aussi une composante de notre monde. Oui, ce sont des bavardages mais c’est le bavardage immense des hommes, pusillanime, agité, hystérique, profond, mesquin, méchant, généreux, informé parfois, et c’est ce flot qui modèle à tout instant la réponse politique, bonne ou mauvaise, parce que celle-ci relève autant des conseils scientifiques, plus ou moins avisés, que de l’Opinion – d’une crainte de l’Opinion disons.

La journée est scandée par l’information, avec la radio du matin, le smartphone du jour et le chiffrage morbide du soir. Et dans cette scansion il y a une forme de narration dramatique, au sens théâtral du terme, avec des personnages (Macron, Trump – encore plus animateur télé que d’habitude –, le truculent professeur Raoult, bon personnage – le marginal contre le système –, le ministre Véran, le directeur de la Santé Salomon, très notable dans sa sombre apparition quotidienne…), une courbe narrative qui est celle de la courbe sanitaire (le pic comme climax des scénaristes anglo-saxon), avec des « records » de morts, est-il à chaque fois précisé, des micro-narrations quotidiennes, comme des intrigues insérées, avec des témoignages vécus, le plus souvent à sensation, des titres accrocheurs aussi, une mise en valeur des héros de la santé, tout un spectacle vaguement obscène qu’on ne peut récuser, d’abord par l’énormité de la mise en scène mais aussi parce que je pense que c’est une caractéristique de notre espèce, et que la crise, là encore, ne fait que manifester.

D’autant que cette dramatisation du réel correspond à une situation en effet tragique, au sens propre du terme, d’abord par la mort mais aussi à travers le fameux conflit des tragédies antiques. Entre Antigone, qui défend l’idée qu’il faut enterrer les morts et donc son frère Polynice, et Créon, le roi de Thèbes, qui a ordonné de ne pas donner de sépulture à son neveu parce qu’il a trahi la cité en l’attaquant à la tête de troupes étrangères, Sophocle ne définit pas une bonne ou une mauvaise position, mais deux visions irréconciliables qui ont chacune leur part de vérité, parce que l’existence même est tragique. Et cette conception problématisée de l’existence, cet agôn des tragédies, je l’ai retrouvée sous la forme du très courant « le remède n’est-il pas pire que le mal ? ». Oui, il y a ceux qui estiment que sauver l’économie mondiale et préserver les libertés individuelles étaient l’essentiel, même au prix de la mort de certains. Et oui, il y a ceux qui estiment que sauver les gens, même les plus vieux et les plus faibles, était l’essentiel, même au prix de la ruine, même au prix d’une suspension des libertés. Ces deux positions sont irréconciliables, du moins dans l’état d’impréparation où nous nous trouvions : personne ne peut gagner et tout le monde doit perdre, d’un côté ou de l’autre. Et ce n’est pas l’affrontement des affreux spéculateurs et financiers contre les généreux humanistes. D’abord parce qu’un effondrement économique provoque des morts beaucoup plus nombreuses que le Covid-19, notamment dans les pays pauvres, ensuite parce qu’il y a des êtres pour qui la liberté est une valeur supérieure à la santé.

Le problème, c’est que le spectacle tragique provoque en effet terreur et pitié, alors que la peur, si compréhensible soit-elle, est le pire ennemi de la réflexion parce qu’elle déforme jusqu’à la racine des faits, elle est une vision troublée du réel. La pitié est selon moi d’un abord plus complexe : il faut éprouver de la pitié et se mettre à la place de l’individu souffrant, parce que sinon nous ne sommes que des machines. Mais n’éprouver que de la pitié, ne penser que l’individu, c’est aussi s’empêcher de penser le général et donc d’agir efficacement. Je suis très marqué par une réflexion du docteur Rieux dans La Peste de Camus, roman qui présente une réflexion profonde sur l’abstraction – le règne de l’administration, des statistiques – face à la situation individuelle – la souffrance de chaque malade, l’aspiration au bonheur de ceux qui veulent s’enfuir. Rieux, qui s’est pourtant battu contre certaines décisions officielles, déclare : « Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler ».

La crise est aussi une révélation du Pouvoir. Notre rapport au politique s’est soudain tendu, comme une corde d’habitude lâche soudain se tend et ligote. Soudain on s’aperçoit qu’il y a un Pouvoir, et même un pouvoir tout-puissant, capable d’ordonner le confinement, de m’interdire mon sport entre 10 heures et 19 heures, de m’interdire de rester sur un banc. On s’aperçoit que ces gars vaguement moqués sur qui on déverse en permanence des tombereaux d’injure, eh bien ils ont le Pouvoir. Un homme parle dix minutes à la télé et tout le pays s’arrête. Un homme parle dix minutes à la télé et tout le pays reprend vie. En fait, ce gars est un Dieu et on ne l’avait pas compris. La parole devient acte. Duerte peut dire : s’ils sortent, tuez-les ! Macron peut dire : fermez toutes les écoles, restez chez vous. Et ensuite par une cascade de micro-pouvoirs – Premier ministre, préfet, maire, policiers… – la parole s’accomplit. Et c’est alors que nous sentons l’emprise physique du Pouvoir, en comprenant avec une évidence incomparable que le lien vague qui nous lie aux politiques est en réalité un choix existentiel. De façon étrange, un peu ridicule, si l’annonce du confinement ne m’a pas surpris, parce qu’il semblait fondé, l’interdiction du sport entre 10 heures et 19 heures m’a soudain oppressé physiquement : j’avais du mal à respirer. Ce que j’éprouvais, c’était la puissance de l’arbitraire. Je ne le dis pas pour condamner le pouvoir politique. Les annonces de Cour de Justice, de procès innombrables me semblent des aberrations, encore une fois irrationnelles, et de façon générale la mise en accusation systématique des politiques me paraît à la fois infantile, au sens propre, et dangereuse pour la démocratie. Mais la Constitution et les contre-pouvoirs ne sont pas des hochets et tout arbitraire est haïssable.

Enfin, cette crise manifeste notre rapport à la mort. On le sait, la valeur d’un individu n’a plus rien de commun avec celle qu’elle a pu avoir dans le passé. L’Europe a perdu la moitié de ses habitants pendant la Peste Noire, la grippe espagnole a fait des dizaines de millions de morts mais ces comparaisons n’évoquent rien, ne nous disent rien, parce qu’à une époque où certains transhumanistes proclamaient la mort de la mort, la mort est impossible. Alors que Montaigne ne savait même pas exactement combien il avait perdu d’enfants en bas âge, la nouvelle de la mort d’un enfant de cinq ans en Angleterre parcourt la planète. Apprendre que les maladies respiratoires font déjà plusieurs millions de morts chaque année dans le monde, que la grippe saisonnière même cause chaque année dans notre pays des milliers de morts, est déjà une surprise pour la plupart d’entre nous. Il y a une forme de révélation de notre rapport à la mort mais aussi à l’extrême faiblesse : images de vieillards dans les Ehpad, évocation des services de réanimation, de la dureté des traitements, du tri initial, qui n’est pas le tri de services débordés mais de soignants qui savent qu’après 80 ans, on ne survit pas à la réanimation. Plus que la mort même, ce qui touche, c’est ce désarroi de l’agonie, cet homme qui pleurait parce qu’il ne reverrait pas sa femme et ses enfants avant de mourir. Tout cela nous renvoie à notre condition sans doute mais aussi, plus profondément, à notre propre mort, notre propre choix de mort, si ce mot peut exister. J’ai revu la semaine dernière One million dollar baby, le film de Clint Eastwood dans lequel un vieil entraîneur conduit jusqu’au championnat du monde une boxeuse, combat au cours duquel sa moelle épinière est brisée. Paralysée dans le lit d’une clinique, incapable même de respirer par elle-même, elle demande à son entraîneur de la délivrer en lui donnant la mort. Il refuse mais elle finit par le convaincre en lui disant qu’elle a eu tout ce qu’elle voulait, tout ce qu’il lui fallait dans la vie, et qu’elle ne peut pas vivre dans ces conditions. Et ce film que j’aimais modérément autrefois, dont le pathétique m’agaçait, je l’ai soudain beaucoup aimé parce qu’autrefois j’étais trop jeune justement, j’étais bête et je n’avais pas compris qu’il y a un moment dans la vie où l’on peut se dire : j’ai eu tout ce qu’il me fallait. Ma tante de quatre-vingt-huit ans, que j’aime beaucoup, est très affaiblie et recluse à l’hôpital depuis novembre. En plus de ses autres maux, elle a déclaré le Covid-19, qui a achevé de l’affaiblir. Je sais, je sens – jamais elle ne l’exprimera – que cette dépendance infinie provoque chez cette femme qui s’est toujours tenue droite, une détresse tout aussi infinie. Et plus que tout, ce que je retiendrai de cette pandémie, c’est cela : la détresse d’un moment où l’on n’est plus soi, où toute la pauvre liberté que nous avions laborieusement acquise au cours de notre vie, nous la perdons. 

FABRICE HUMBERT


dimanche 26 avril 2020

Arno CAMENISCH « Ustrinkata » + « Derrière la gare »


Il s’en passe de belles au café l’Helvezia situé dans la montagne du canton des Grisons à l’est de la Suisse, pour la dernière soirée avant sa fermeture définitive. La tenancière va s’exiler en Espagne. Alors on fête son départ, ses adieux de manière excessive. Tous les piliers de comptoir sont là, la voie haut perchée, gouailleuse et chargée d’alcool. Parce que forcément, la fermeture d’un bar ça s’arrose. Alors on picole en fumant cigarettes sur cigarettes, et surtout on égrène les souvenirs, on est là pour se remémorer le passé tandis que, comme pour le faire revivre, les aiguilles de l’horloge de la salle tournent à l’envers.

 

L’éboulement d’une montagne en 1927, celle-ci, faudrait pas que ce qu’il en reste dégringole à son tour, les dégâts avaient été jadis importants, et on y avait dénombré des morts. Chacun y va de son anecdote, les boissons aidant : les exploits, les rigolades, les tragédies locales, et puis bien sûr la météo. La tante, qui est aussi la patronne, sert les verres comme une virtuose, d’autant qu’elle est toujours encombrée d’une cigarette. Sitôt que l’une s’éteint, elle en rallume une autre.

 

Pour les clients, pas question de gâcher la bière ni le piccolo, les dalles sont en pente, les gestes incertains et les langues déliées. Souvenirs d’hôpitaux : « J’ai été content quand finalement quelqu’un a ramené sa fraise, ce sera sûrement une gentille doctoresse que je me suis dit, mais que nenni, c’était une doctoresse plus rustre que le premier équarisseur qui passe. Et puis ils te donnent des médocs que le lendemain tu sais même plus le nom de ton canasson ».

 

En fond une radio grésille, mais personne n’y porte attention. L’important est de combler le silence, le vide, et de vider les chopines tout en remplissant les cendriers. Les dialogues sont imbriqués dans le récit, ils en forment la majeure partie, sont déclamés dans une langue verte, populaire, emplie d’images et de mots approximatifs ou carrément détournés, échanges fusant sans laisser aucune place à la respiration, les phrases s’entrechoquent, se montent les unes sur les autres, il faut tout raconter en une soirée comme si on n’avait pas eu le temps avant, et que justement ce temps est désormais compté.

 

Dans cet exercice de style pied au plancher, décalé, théâtral et souvent hilarant, on peut y entendre des voix proches de celles des romans de René FALLET les plus festifs ou bien des bribes des dialogues les plus imbibés de Michel AUDIARD. Exercice d’équilibriste qui à tout moment pourrait bien se casser la figure, mais qui chaque fois miraculeusement retombe droit sur ses pattes. Ça s’appelle le talent. Et la maîtrise.

 

« Derrière la gare » est également un court roman, indissociable du précédent, et pourrait représenter son point de départ en quelque sorte. Dans celui-ci, l’Helvezia ne s’apprête visiblement pas à fermer. Ici le narrateur est un enfant du village, neveu de la tenancière de l’Helvezia, et amène le lectorat hors des murs de l’auberge pour nous faire découvrir le quotidien de la population. La langue est de fait plus enfantine, mais truffée là aussi de néologismes dont certains amusent beaucoup. Nous voyons ces autochtones dans leur travail, leurs loisirs, on fait connaissance avec de vieux métiers. Les situations cocasses, drôles, se succèdent tandis que les enfants jouent au ballon, y compris dans la cuisine. Parfois les punitions tombent pour condamner les turbulences : « Pour nous punir, la Maman nous a acheté des chaussures trop grandes. On a l’air de clowns avec. Vous allez bien grandir des pieds ». Le jeune narrateur décrit la préparation des fêtes de Noël par exemple, ou bien des journées à la neige (abondante dans les Grisons). Des petites tranches de vie rapportées avec une grande tendresse : « Le Gion Bi est debout sur le seuil. Il porte le manteau de fourrure de sa mère morte. Sur la table du salon, le Gion Bi a un sacancuir à rabat. Il appartenait aussi à sa mère. Quand il arrive à l’Helvezia, il a son manteau de fourrure et son sacancuir à rabat avec lui. Dedans il met ses poesias, qu’il sort en s’asseyant avec les habitués. Dans sa poche, il prend ses lunettes décaïe, les pose sur son nez et lit la poesia à voix haute jusqu’à ce que la table soit vide et que la tata dise bon basta ».

 

J’ai jadis fort bien connu la Suisse et je peux vous assurer que certaines expressions, certains mots « exotiques » issus de ces deux volumes sont typiquement suisses, bravo à la traduction très vivante de Camille LUSCHER. Ces deux livres ne pourraient en former qu’un seul, ils sont disponibles chez l’excellent Quidam éditeur depuis février 2020 et les deux couvertures sont absolument superbes.

http://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)


dimanche 19 avril 2020

Nina BERBEROVA « L’affaire Kravtchenko »


En 1949 se prépare à Paris le procès considéré comme celui du siècle, pas moins. En 1947 fut publié en France l’essai « J’ai choisi la liberté » de Vladimir KRAVTCHENKO. Le 13 novembre de la même année, l’hebdomadaire français Les Lettres Françaises accuse KRAVTCHENKO de ne pas être l’auteur du bouquin, et même d’être piloté par les services secrets états-uniens, dans un article virulent signé par un certain Sim THOMAS. KRAVTCHENKO porte plainte pour diffamation.

 

Que contient « J’ai choisi la liberté » ? Une critique vive de l’U.R.S.S. stalinienne (alors que STALINE est toujours à la tête du pays), et surtout, sacrilège ultime, la dénonciation des camps de travail, des goulags. Sujet sensible et même tabou. KRAVTCHENKO est désormais exilé aux Etats-Unis, donc un citoyen russe passant au vitriol un pays qu’il a quitté pour se réfugier chez l’ennemi, rien que ceci devient louche aux yeux de communistes militants dont font partie Les Lettres Françaises. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le peuple russe et pour le monde entier, pour que tous les hommes sachent que la dictature soviétique, ce n’est pas le progrès mais une barbarie ». Quant à l’auteur de l’article initial, Sim THOMAS, il demeure introuvable…

 

Nina BERBEROVA est la seule journaliste russe anticommuniste à assister au procès. Il devait initialement se tenir sur 9 jours, il s’étendra finalement sur 25. Le livre incriminé, KRAVTCHENKO assure l’avoir entièrement écrit « Ce n’est pas moi qui ai décidé, c’est la vie même qui l’a fait à ma place », y compris pour certains manuscrits retrouvés et immédiatement soupçonnés d’être l’œuvre d’un autre. Des personnes publiques vont venir témoigner, de l’écrivain VERCORS poussif dans son témoignage, à l’ancienne déportée Margaret BUBER-NEUMANN, dont la déposition va en revanche faire grand bruit.

 

Un procès russe se tenant en France, de quoi voir se déplacer les foules dans une salle pouvant contenir 300 personnes. Les témoignages des russes victimes du stalinisme sont attendus, Les Lettres Françaises vont devoir répondre à leurs accusations de fantasme sur la situation catastrophique en U.R.S.S.

 

D’un côté les communistes, vissés à leur idéal, de l’autre les anti-staliniens, tout de suite mis au rang des anti-communistes, DONC des soutiens d’HITLER (qui n’est pas avec moi est contre moi, on connaît la rengaine). Tous les coups sont permis, et on finit par en apprendre de belles « On a falsifié les chiffres de la population de l’U.R.S.S. Ne parlons pas de ces chiffres, mais disons simplement que le recensement de 1937 fut détruit, qu’il en fut fait un autre en 1939 parce que le premier fut déclaré « inopportun » et qu’une partie des gens qui en avaient eu la charge avaient été « purgés » à tout jamais ». Dans la bouche de KRAVTCHENKO, STALINE devient Adolphe STALINE, KRAVTCHENKO compare le régime soviétique au nazisme (soit plusieurs années avant que Vladimir GROSSMAN le fasse à son tour dans « Vie et destin »). Grosse ambiance.

 

Ce procès est un peu surréaliste. Nina BERBEROVA retranscrit les échanges, les moments forts, les coups bas, les rebondissements. Ce témoignage est d’une grande utilité : imaginons le même procès mais à Moscou, il eut été, comment dire… mis en scène ? Tronqué ? Aurait-il tout simplement eu lieu ? En tout cas il y a fort à parier que KRAVTCHENKO en fut sorti les pieds devant. Ce procès français est empreint d’une certaine démesure, dans les paroles, les actes, les réactions, avec une mention spéciale pour les prétendues conspirations, complots, etc. Quant à la traduction de la présente édition, elle est assurée par la famille MARKOWICZ, Irène et André, donc forcément une raison supplémentaire pour se procurer ce livre de poche tout à fait saisissant.

 

(Warren Bismuth)


vendredi 17 avril 2020

POÈMES EXPRESS à la manière de Lucien Suel (1)

Lucien Suel est un poète français né en 1948, qui a en partie popularisé en France le Poème Express (qui existait cependant depuis longtemps). En résumé, vous arrachez une feuille d’un livre dont vous souhaitez vous débarrasser (une édition bon marché de préférence), vous vous munissez d’un marqueur, biffez des mots, des phrases, des ponctuations, et ne laissez surnager que le strict nécessaire, la substantifique moelle, quelques mots, phrases qui donneront un sens tout nouveau au texte. C’est ce que nous ferons désormais ponctuellement dans notre blog, vous proposant nos propres « Poèmes Express », présentés 5 par 5 en rang d’oignon. N’hésitez pas à nous faire part de vos réactions, elles nous seront précieuses. Bien entendu, nous tairons le titre du ou des livres sacrifiés. Première publication :

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Warren Bismuth


mercredi 15 avril 2020

Roland SIEGLOFF « Les voyageurs de nuit »


Trois destins s’entrecroisent dans ce roman : ceux de Norbert Grebbe, fonctionnaire du ministère allemand de l’intérieur, Johanna Schwarz, éducatrice de musée, et Aryan Shukrula, afghan tentant de fuir son pays en guerre pour rejoindre Copenhague. Les trois protagonistes voyagent en train, Johanna et Aryan ensemble, sans se connaître, du moins au début. Les trois destinations sont différentes.

 

Grebbe est une sorte d’idéaliste un peu loin des réalités dans sa vie installée et confortable. Il croit par ailleurs fermement à l’Europe, et porte en lui une conviction humaniste un brin utopiste. « Il rêve d’un monde où il n’y aurait pas à discuter d’oppositions politiques. Où le bien de l’homme serait au centre, et non le profit et la plus-value. Où tous les enfants apprendraient des choses intéressantes. Où chacun aurait de quoi manger et un toit solide au-dessus de la tête, où chacun pourrait vivre avec ses amis et sa famille. Où ce ne seraient pas la voiture la plus puissante, le smartphone le plus perfectionné, la maison la plus grande ou le compte en banque le mieux garni qui décideraient du bien-être des gens ». Il revient d’une convention européenne sur l’accueil des réfugiés.

 

Aryan vit le moment au jour le jour. Il a décidé de quitter l’Afghanistan par train, payant cher son ticket, il est même muni d’un passeport. C’est dans l’un de ces trains qu’il fait la connaissance de Johanna, femme engagée, altruiste, qui voit tout de suite en lui un fuyard en danger. Elle qui vit en collectivité dans un ancien squat de Berlin décide qu’elle l’aidera coûte que coûte, qu’elle le prendra sous son aile dans sa demande d’asile.

 

Beaucoup de paysages, villes et gares traversés dans un roman résolument social et politique. En fond mais très prégnant cependant, le parcours de ces migrants, traversant des frontières au péril de leur vie, tantôt la douane, les autorités, tantôt l’extrême droite déclenchant des rixes pour les décrédibiliser, tantôt les passeurs plus ou moins honnêtes qui vendent à prix d’or une aide pas toujours convaincante. « Certains perdent des yeux leur but. Ils trébuchent, sont ralentis par des maladies, une frontière se révèle infranchissable, ils confient naïvement leurs derniers dollars à un escroc. Mais celui qui réussit appartient au monde des braves, des forts. Il peut bien venir des bas-fonds et être moqué, humilié, méprisé dans son nouvel environnement – il a fait preuve d’une constance dont peu sont capables ». Et puis les morts, partis sur des bateaux, tout ceci pour chercher un peu de bonheur et d’apaisement sur une terre qu’ils espéraient accueillante.

 

Au-delà de ces sujets, nous ferons connaissance avec le parcours des trois personnages, tous porteurs d’un passé douloureux. Où l’on réalise qu’une rupture sentimentale peut être prise aussi au sérieux, selon le côté où l’on se place, qu’une fuite d’un pays en guerre. Pour le sort des exilés, le livre est très précis sur les démarches, les refus, le chemin de croix pour traverser chaque frontière. Et les obstacles, toujours plus nombreux malgré l’Europe et les accords de Schengen. D’un côté les lois, la théorie, représentées par Grebbel. De l’autre les fuites, les migrants, le parcours en direct, concret, représenté par Ayan. Entre les deux, un peuple parfois incrédule mais solidaire, ce peuple c’est Johanna.

 

Un roman allemand court, touchant autant que révoltant par l’inhumanité des lois et pratiques de certains pays, roman à la fois plein de tendresse et d’engagement, traduit ici par jacques DUVERNET. Il aurait dû sortir en mars aux superbes éditions Le ver à Soie, mais la pandémie actuelle a ajourné de fait sa parution. Soyez présents lorsque cette sortie sera effective, vous aiderez une maison d’édition tout en apprenant le parcours d’un migrant par les temps qui courent, en lisant avec votre coeur. Mais d’ores et déjà, vous pouvez passer commande en version électronique.

 

https://www.leverasoie.com/

 

(Warren Bismuth)


samedi 11 avril 2020

Erri DE LUCA « Le plus et le moins »


Un recueil de 37 nouvelles qui pourraient pourtant être lues comme un roman autobiographique, comme une suite de témoignages de l’auteur. Comme toujours chez DE LUCA, les sujets sont variés et la plume flirte avec la perfection. Tous les thèmes de l’écrivain de 70 ans (il en avait 65 lors de la rédaction) semblent ici être abordés tour à tour : sa jeunesse dans les quartiers de Naples, la place prépondérante du père, les luttes politiques dans les organisations d’extrême gauche des années 70, le travail en usine (là aussi le combat politique et syndical), l’alpinisme ou comment un homme peut dépasser ses limites, sans oublier la traduction de l’hébreu à partir de textes religieux.

 

Portraits de petites gens rencontrés çà et là, une évocation toujours pudique et diablement documentée de l’intime à l’international, des souvenirs personnels aux actualités mondiales des époques relatées, l’engagement, très présent. Les anecdotes un peu futiles qui font la force de DE LUCA viennent se joindre au tout, on apprend par exemple que son vrai prénom n’est pas Erri. Et puis ces paysages, de la mer à la montagne, l’enfermement, sans paysages celui-ci.

 

DE LUCA livre encore une fois un récit judicieux, en tous points magique. On pourra nous rétorquer qu’il écrit un peu toujours la même chose. C’est absolument faux. Certaines de ces présentes histoires atterrissent sur le papier sans jamais avoir été contées avant. Et ici, dans certains des textes, DE LUCA se souvient de sa mère, pas si souvent dépeinte dans ses livres. De plus, DE LUCA raconte généralement à partir de ses souvenirs, c’est-à-dire des années 50. Ici, une nouvelle est consacrée au bombardement de Guernica en 1937, soit avant sa naissance.

 

N’oublions pas que, ayant décidément toutes les cordes à son arc littéraire, DE LUCA est également poète. Il clôt ce récit en nous en proposant quelques uns, évidemment d’une beauté sans nom. DE LUCA, c’est ce petit bonhomme sec au visage creusé et au cœur immense qui porte sa foi sans Dieu, qui fait partager ses souvenirs sans jamais se mettre en avant et, en fin de compte sans jamais franchement parler de lui, il préfère esquiver, porter son regard ailleurs, juste à côté, sur les autres, mais aussi et peut-être surtout sur la nature. Sur les langues aussi, il en maîtrise désormais tellement.

 

DE LUCA est l’un de ces rares intellectuels humbles, justes, timides, humanistes, qui s’effacent tout en ingurgitant une culture surhumaine. Il la recrache par gouttelettes, sans jamais en rajouter, sans jamais se passer la brosse à reluire, sans jamais rouler les mécaniques ou moraliser le discours. Je crois qu’à ma réincarnation, je désirerais être lui. Ou son message.

 

« Le plus et le moins » est un récit de 2015, parfait si vous voulez découvrir l’univers de l’auteur, il le résume tout en laissant de fortes parts aux questionnements. Son écriture est une prouesse permanente, son style est peut-être le plus beau de tous les auteurs contemporains. Bon, si après un tel dithyrambe vous hésitez encore, j’abandonne !

(Warren Bismuth)

 


vendredi 10 avril 2020

Arundhati ROY « La pandémie, portail vers un monde nouveau »


(Le texte qui suit fut écrit le 2 avril et édité le 8 avril 2020

dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.

Offert en période de confinement)

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Qui peut utiliser aujourd’hui l’expression « devenu viral » sans l’ombre d’un frisson ? Qui peut encore regarder un objet – poignée de porte, carton d’emballage, cabas rempli de légumes – sans l’imaginer grouillant de ces blobs invisibles, ni morts ni vivants, pourvus de ventouses prêtes à s’agripper à nos poumons ? Qui peut penser embrasser un étranger, sauter dans un bus, envoyer son enfant à l’école sans éprouver de la peur ? Ou envisager un plaisir ordinaire sans peser le risque dont il s’accompagne ? Qui de nous ne s’intitule du jour au lendemain épidémiologiste, virologiste, statisticien et prophète ? Quel scientifique, quel médecin ne prie sans se l’avouer qu’un miracle se produise ? Quel prêtre ne s’en remet à la science, serait-ce secrètement ? Et au même moment, alors que le virus se répand, qui ne serait transporté par le crescendo des chants d’oiseaux dans les villes, la danse des paons aux carrefours de bitume, le silence des cieux ?

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À l’heure où j’écris, le nombre de cas détectés dans le monde frôle dangereusement le million. Près de 50 000 personnes sont décédées de la maladie. Des projections suggèrent qu’elles seront des centaines de milliers, peut-être plus. Le virus s’est déplacé librement le long des voies du commerce et du capital mondialisés, et la terrible maladie qu’il a propagée dans son sillage a confiné les humains à l’intérieur de leurs frontières, de leurs villes et de leurs foyers.

Contrairement au flux du capital, ce virus ne cherche pas le profit, mais la prolifération. Ce faisant, il a renversé par inadvertance, dans une certaine mesure, le sens du courant. Il se joue des contrôles d’immigration, de la biométrie, de la surveillance digitale et de toute sorte d’analyse de données. Il a frappé le plus durement – jusqu’ici, du moins – les nations les plus riches et les plus puissantes, forçant le moteur du capitalisme à un arrêt brutal. Temporaire, peut-être, mais assez long pour que nous puissions soumettre les composants du système à l’examen et en dresser une évaluation avant de décider si nous voulons contribuer à sa réparation ou en chercher un meilleur.

Les mandarins qui gèrent l’épidémie aiment à parler de guerre. Ils font même du terme un usage littéral et non métaphorique. Pourtant, s’il s’agissait réellement de guerre, qui mieux que les États-Unis y eût été préparés ? Si, au lieu de masques et de gants, leurs soldats avaient eu besoin de bombes surpuissantes, de sous-marins, d’avions de chasse et de têtes nucléaires, aurait-on assisté à une pénurie ?

Nuit après nuit, aux antipodes de l’Amérique, nous sommes plusieurs à regarder la diffusion des annonces à la presse du gouverneur de New York avec une fascination difficile à expliquer. Nous suivons les statistiques, nous entendons parler d’hôpitaux états-uniens submergés, d’infirmières sous-payées et surmenées qui en sont réduites à se fabriquer des équipements de protection dans des sacs-poubelle et de vieux imperméables, prenant tous les risques pour secourir les malades. D’États forcés de se disputer des respirateurs aux enchères, de médecins acculés au dilemme de choisir entre les patients qui en seront équipés et ceux qu’ils devront laisser mourir. Et nous nous écrions en nous-même : « Mon Dieu, l’Amérique, c’est ça ! ».

La tragédie est là, au présent, épique. Elle se déroule sous nos yeux dans sa réalité. Mais elle n’est pas nouvelle. C’est le déraillement d’un train qui roule en vacillant sur les rails depuis des années. Qui n’a gardé en tête les vidéos où l’on voit des malades, encore vêtus de leur seule chemise d’hôpital, postérieur à l’air, jetés discrètement à la rue ? Aux États-Unis, les portes des hôpitaux sont trop souvent fermées aux citoyens les plus démunis, quels que soient le stade de leur maladie ou l’étendue de leur souffrance. Du moins en était-il ainsi, car aujourd’hui, à l’ère du virus, la pathologie d’un individu pauvre est susceptible d’affecter la santé de toute une société prospère. Et pourtant, encore aujourd’hui, on considère comme déplacée, jusque dans son propre parti, la candidature à la Maison Blanche du sénateur Bernie Sanders qui défendait infatigablement dans sa campagne l’accès à la santé pour tous.

Et que dire de l’Inde, mon pays, mon pays pauvre et riche, suspendu quelque part entre féodalisme et fondamentalisme religieux, caste et capitalisme, gouverné par des nationalistes hindous d’extrême droite ? En décembre, tandis que la Chine combattait l’éruption du virus à Wuhan, le gouvernement de l’Inde était aux prises avec le soulèvement de centaines de milliers de ses concitoyens protestant contre la loi sur la citoyenneté, éhontément discriminatoire, qu’il venait de promulguer après son adoption par le parlement.

Le premier cas de Covid-19 détecté en Inde a été annoncé le 30 janvier, quelques jours après que l’invité d’honneur de la parade du Jour de la République, Jair Bolsonaro, dévorateur de la forêt amazonienne, négateur du Covid-19, a quitté Delhi. Mais le parti au pouvoir avait un agenda bien trop chargé en février pour y réserver une place au virus. Il y avait la visite officielle de Donald Trump, prévue la dernière semaine du mois. On avait appâté le président des États-Unis avec la promesse d’un public d’un million de spectateurs dans un stade de l’État du Gujarat. Tout cela nécessitait de l’argent et beaucoup de temps. Ensuite, venaient les élections législatives de Delhi, perdues d’avance pour le Bharatiya Janata Party (BJP) à moins qu’il ne passe à la vitesse supérieure, ce qu’il a fait en déchaînant une campagne nationaliste haineuse, dominée par la menace de recourir à la violence physique et d’abattre les « traîtres ».

Il n’en a pas moins perdu. Il a donc fallu infliger un châtiment aux musulmans de Delhi, à qui l’on imputait l’humiliation de la défaite. Des bandes armées de miliciens hindous soutenues par la police ont attaqué les musulmans des quartiers ouvriers du nord-est de Delhi. Maisons, boutiques, mosquées et écoles ont été incendiées. Les musulmans qui s’étaient attendus à cet assaut ont répliqué. Plus de cinquante individus, musulmans et hindous, ont été tués. Des milliers de personnes ont trouvé refuge dans les cimetières avoisinants. On extirpait encore des cadavres mutilés du réseau d’égouts putrides à ciel ouvert le jour où les autorités gouvernementales ont tenu leur première réunion sur le coronavirus, le jour où la plupart des Indiens ont découvert l’existence d’un nouveau produit : le désinfectant pour les mains.

Le mois de mars a été bien rempli, lui aussi. Les deux premières semaines ont été consacrées à renverser le parti du Congrès au pouvoir dans l’État de l’Inde centrale du Madhya Pradesh afin de le remplacer par un gouvernement BJP. Le 11 mars, l’OMS a haussé le développement du Covid-19 du niveau d’épidémie à celui de pandémie. Le 13, le ministère indien de la Santé déclarait que le corona ne représentait pas une « urgence sanitaire ». Enfin, le 19 mars, Le Premier ministre s’est adressé à la nation. Il n’avait pas beaucoup planché sur ses dossiers, calquant ses stratégies sur celles de la France et de l’Italie. Il a parlé de la nécessaire « distanciation sociale » (concept aisément assimilable par une société rompue aux pratiques de la caste) et appelé la population à respecter un « couvre-feu populaire » le 22 mars. Au lieu d’informer les gens des mesures qu’allait prendre son gouvernement pour faire face à la crise, il leur a demandé de sortir sur leurs balcons, de sonner des clochettes et de taper sur des ustensiles de cuisine pour rendre hommage aux soignants. Il n’a pas mentionné le fait que l’Inde avait continué jusqu’alors à exporter du matériel de protection et des équipements respiratoires au lieu de les conserver pour le personnel de santé des hôpitaux et d’autres structures.

Sans surprise, la requête de Narendra Modi a soulevé l’enthousiasme. On a assisté à des marches de percussions domestiques, à des danses traditionnelles, à des processions. Peu de distanciation sociale. Les jours suivants, on a vu des hommes sauter à pieds joints dans des barils de bouse sacrée et des partisans du BJP organiser des fêtes arrosées à l’urine de vache. Afin de ne pas se trouver en reste, maintes associations musulmanes ont déclaré que le Tout-Puissant était la réponse au virus et appelé les croyants à s’assembler en grand nombre dans les mosquées. Le 24 mars à 20 heures, Modi est passé à la télévision pour annoncer qu’à partir de minuit, l’Inde tout entière entrait en confinement. Les marchés seraient fermés. Tous les moyens de transport publics et privés étaient interdits. Cette décision, a-t-il ajouté, il ne la prenait pas seulement en tant que Premier ministre, mais en tant qu’aîné de la famille que nous formons. Qui d’autre, sans consulter le gouvernement de chacun des États qui allait devoir en affronter les conséquences, aurait pu décider qu’une nation d’un milliard trois cent quatre-vingts millions d’habitants allait être confinée sous quatre heures sans la moindre préparation ? Ses méthodes donnent vraiment l’impression que le Premier ministre de l’Inde voit les citoyens de son pays comme une force hostile qu’il est nécessaire de prendre en embuscade, par surprise, et à laquelle il ne saurait être question de faire confiance.

Confinés donc nous avons été. De nombreux professionnels de la santé et épidémiologistes ont applaudi cette mesure. Ils ont peut-être raison en théorie. Mais nul doute qu’aucun d’entre eux n’aurait pu donner son aval au manque calamiteux d’anticipation et à l’impréparation qui ont changé le confinement le plus gigantesque et le plus punitif du globe en l’opposé exact de ce qu’il est censé accomplir.

Le grand amateur de spectacles a créé le plus formidable de tous les spectacles.

Sous les yeux effarés du monde, l’Inde a révélé son aspect le plus honteux, son système social inégalitaire, brutal, structurel. Son indifférence et son insensibilité à toute souffrance. Le confinement a agi à la façon d’une réaction chimique mettant d’un seul coup en lumière des éléments cachés. Tandis que boutiques, restaurants, usines et chantiers fermaient leurs portes et que les classes aisées se claquemuraient dans leurs colonies résidentielles encloses, nos villes et nos mégapoles se sont mises à rejeter leurs ouvriers et travailleurs migrants comme autant d’excédents indésirables. Des millions de personnes appauvries, affamées, assoiffées, congédiées, pour un grand nombre d’entre elles, par leurs employeurs et propriétaires, jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, malades, aveugles, handicapés n’ayant plus nulle part où aller, sans moyen de transport public en vue, entamèrent une longue marche de retour vers leurs villages. Ils ont marché des jours durant à destination de Badaun, Agra, Azamgarh, Aligarh, Lucknow, Gorakhpur – à des centaines de kilomètres de leur point de départ. Certains d’entre eux sont morts en cours de route.

En rentrant chez eux, ils savaient pouvoir s’attendre à y mourir lentement de faim. Peut-être même se savaient-ils porteurs potentiels du virus, susceptibles de contaminer leur famille, leurs parents et leurs grands-parents une fois arrivés, mais ils avaient désespérément besoin d’un semblant de toit, de relations familières et de dignité aussi bien que de nourriture, sinon d’amour. En chemin, certains ont été brutalement frappés et humiliés par la police chargée de faire respecter scrupuleusement le couvre-feu. Des jeunes hommes ont été forcés à s’accroupir et à avancer en sautillant comme des grenouilles sur la route. Un groupe, arrêté aux environs de Bareilly, a été rassemblé et aspergé collectivement de désinfectant chimique au tuyau d’arrosage. Quelques jours plus tard, inquiet à l’idée que cette population puisse répandre le virus dans les campagnes, le gouvernement a donné l’ordre de fermer les frontières interétatiques, y compris aux piétons, et ceux qui marchaient depuis si longtemps ont été obligés de rebrousser chemin vers des camps dans les villes qu’ils avaient été forcés de quitter.

Pour certains des plus âgés, la situation rappelait la Partition, ce transfert de populations qui a eu lieu en 1947 quand la division de l’Inde a donné naissance au Pakistan. À la différence près que l’exode de 2020 n’était pas une affaire de religions, mais de divisions de classes. Il ne s’agissait pas pour autant des citoyens les plus pauvres. Ils avaient (du moins jusqu’alors) un travail à la ville et un foyer où retourner. Quant aux sans-emploi, aux sans-abri et aux désespérés, ils étaient restés là où ils étaient, dans les villes comme dans les villages où une profonde détresse allait se creusant depuis longtemps, bien avant que survienne cette tragédie. Tout au long de cette période horrible, Amit Shah, le ministre de l’Intérieur, est resté totalement absent de la scène publique.

Quand la marche a commencé au départ de Delhi je suis partie, munie d’un laissez passer délivré par un magazine dans lequel j’écris souvent, en voiture pour Ghazipur, à la frontière entre le territoire de Delhi et l’Uttar Pradesh.

C’était une vision biblique. Ou peut-être pas. La Bible n’aurait su connaître de telles multitudes. Le confinement destiné à assurer la distanciation sociale a eu le résultat inverse : la contiguïté physique à une échelle inconcevable. Le même phénomène se produit dans les villes grandes et petites de l’Inde. Les voies principales peuvent bien être vides, les pauvres sont enfermés dans des espaces exigus à l’intérieur de bidonvilles et de baraquements.

Le virus inquiétait chacun des marcheurs à qui j’ai parlé. Mais il était moins préoccupant, moins présent dans leurs vies que le manque de travail, la faim et la violence policière qui les guettaient. J’ai parlé à un grand nombre de personnes ce jour-là, y compris à un groupe de musulmans qui avaient réchappé à peine quelques semaines plus tôt au pogrom anti-musulman. Les paroles de l’un d’entre eux m’ont particulièrement troublée. C’était un charpentier du nom de Ramjeet, qui avait prévu de marcher jusqu’à Gorakhpur, près de la frontière népalaise.

« Peut-être que quand Modiji a décidé ça, personne ne lui avait parlé de nous. Peut-être qu’il ne sait pas ce que nous vivons », m’a-t-il dit. Par « nous », il faut entendre environ 460 millions de personnes.

En Inde (tout comme aux États-Unis), les gouvernements des États ont fait preuve de plus de cœur et de compréhension dans cette crise. Syndicats, citoyens, collectifs distribuent nourriture et rations d’urgence. Le gouvernement central a été lent à réagir à leurs demandes désespérées d’aide financière. Il s’avère que le Fonds de Secours national manque d’argent disponible. À sa place, les dons des bonnes volontés se déversent dans les caisses passablement opaques du PM CARES, le nouveau fonds attaché à la personne du Premier ministre. Des repas préemballés à l’effigie de Modi ont fait leur apparition, tandis que le Premier ministre partage ses vidéos de yoga nidra (1) dans lesquelles un avatar à tête de Modi et au corps de rêve exécute des postures pour aider ceux qui le regardent à combattre le stress de l’isolement.

Ce narcissisme est profondément dérangeant. Peut-être Modi devrait-il inclure à ses asana une posture requête par laquelle il en appellerait au Premier ministre français pour qu’il annule le très embarrassant contrat signé pour l’achat de chasseurs Rafale, dégageant ainsi 7,8 milliards d’euros pour venir en aide d’urgence à quelques millions d’affamés. Nul doute que les Français se montreraient compréhensifs.

Tandis que l’on entre dans la deuxième semaine de confinement, les chaînes d’approvisionnement sont rompues, les médicaments et les fournitures essentielles se raréfient. Des milliers de camionneurs sont immobilisés le long des autoroutes, avec un accès limité à la nourriture et à l’eau potable. Les récoltes prêtes à être moissonnées pourrissent sur pied. La crise économique est là, la crise politique se poursuit. Les médias grand public ont attelé le Covid-19 à la campagne anti musulmane venimeuse qu’ils mènent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Tablighi Jamaat, une association qui a tenu une réunion à Delhi avant le confinement, est montré du doigt et étiqueté « super-contaminateur », qualificatif par lequel on entend stigmatiser et diaboliser les musulmans. La tonalité générale suggère que ce sont les musulmans qui ont inventé le virus pour le propager délibérément dans une forme de jihad.

La crise du Covid-19 reste à venir. Ou pas. Nous n’en savons rien. Si et quand elle éclatera, nous pouvons être sûrs qu’elle sera traitée avec tous les préjugés de religion, de caste et de classe intacts et bien en place. Aujourd’hui (2 avril), en Inde, il y a près de 2 000 cas confirmés et 58 morts. Ces chiffres sont probablement inexacts, étant donné le nombre dramatiquement bas de tests effectués. L’opinion des experts connaît des variations vertigineuses. Certains prédisent des millions de morts, d’autres beaucoup moins. Nous ne connaîtrons peut-être jamais les courbes de la crise, même lorsqu’elle nous frappera de plein fouet. La seule chose que nous savons, c’est que la ruée vers les hôpitaux n’a pas encore commencé.

Les hôpitaux et les dispensaires sont incapables de faire face au million, ou presque, d’enfants qui meurent chaque année de diarrhée et de dénutrition, aux centaines de milliers de tuberculeux (un quart des cas mondiaux), à la vaste population de mal nourris et d’anémiques, vulnérables à toutes sortes d’affections mineures qui dans leurs cas s’avèrent mortelles. Il leur sera impossible d’affronter une crise du même ordre de gravité que celle à laquelle sont confrontés aujourd’hui l’Europe et les États-Unis. Tous les soins sont plus ou moins suspendus, moyens et personnel des hôpitaux ayant été mis au service au virus. Le centre de traumatologie du légendaire All India Institute of Medical Sciences (AIIMS) de Delhi a fermé, les centaines de patients cancéreux connus sous le nom de « réfugiés du cancer » qui vivent sur les trottoirs devant l’énorme hôpital en sont chassés comme du bétail.

Des gens tomberont malades et mourront chez eux. Nous ne connaîtrons peut-être jamais l’histoire de chacun d’eux. Sans doute n’entreront-ils même pas dans les statistiques. Notre seul espoir est que l’hypothèse de scientifiques (qui fait débat) selon laquelle le virus aime le froid se confirme. Jamais peuple n’a souhaité aussi ardemment et avec autant d’irrationalité un été torride et impitoyable.

Quelle est cette chose qui nous arrive ? Un virus, certes. En tant que tel, il ne constitue ni ne véhicule aucun message moral. Mais c’est aussi, indubitablement, plus qu’un virus. Certains croient qu’il s’agit de l’instrument de Dieu par lequel Il nous rappelle à la raison. Pour d’autres, c’est le fruit d’une conspiration de la Chine pour prendre le contrôle du monde.

Quoi qu’il en soit, le coronavirus a mis les puissants à genoux et le monde à l’arrêt comme rien d’autre n’aurait su le faire. Nos pensées se précipitent encore dans un va-et-vient, rêvant d’un retour à la normale, tentant de raccorder le futur au passé, de les recoudre ensemble, refusant d’admettre la rupture. Or la rupture existe bel et bien. Et au milieu de ce terrible désespoir, elle nous offre une chance de repenser la machine à achever le monde que nous avons construite pour nous mêmes. Rien ne serait pire qu’un retour à la normalité. Au cours de l’histoire, les pandémies ont forcé les humains à rompre avec le passé et à réinventer leur univers. En cela, la pandémie actuelle n’est pas différente des précédentes. C’est un portail entre le monde d’hier et le prochain.

Nous pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles de nos préjugés et de notre haine, notre cupidité, nos banques de données et nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l’enjamber d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde. Et prêts à se battre pour lui.

ARUNDHATI ROY

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR IRÈNE MARGIT

 

(1). Yoga du sommeil (NdT).


mercredi 8 avril 2020

Marina TSVETAÏEVA « Mon Pouchkine »



À l’occasion du centenaire de la mort d’Alexandre POUCHKINE en 1937, considéré comme le plus grand poète russe de tous les temps, la poétesse Marina TSVETAÏEVA lui rend hommage à sa façon, en poésie bien sûr.

 

Il serait impossible de cataloguer cet ouvrage tant il est singulier. À travers l’œuvre de POUCHKINE, TSVETAÏEVA évoque ses propres souvenirs de jeunesse, marqués par la lecture du grand Alexandre. Mieux : sa famille déjà très imprégnée par POUCHKINE a de temps à autre reçu ses descendants. Ceci, TSVETAÏEVA s’en souvient, elle les a vus. Les écrits de POUCHKINE et la mémoire de Marina ne font plus qu’un, sentiment qu’elle s’est émancipée grâce à l’œuvre de son maître, que lui seul a su par l‘héritage littéraire lui donner la force et l’envie d’écrire à son tour.

 

La statue de POUCHKINE, exécutée par le sculpteur OPÉKOVCHINE, que presque tout le monde a oublié depuis, est le fil directeur du récit d’une poétesse engagée. « La statue de POUCHKINE est la preuve – présente – que les théories racistes ne sont qu’immonde et mort, la preuve – présente – que leur inverse, seul, est vrai. Pouchkine est le fait où les théories se ruinent. Avant que le racisme naisse, Pouchkine, par sa vraie naissance même, le ruine ». Cette statue est ici comme déifiée par TSVETAÏEVA (qui se donnera la mort 4 ans après ce texte).

 

Mais c’est aussi l’occasion pour TSVETAEÏVA de proposer une analyse de l’œuvre de POUCHKINE, qu’elle dissèque sur de courts exemples d’écrits. La prose de TSVETAÏEVA est très poétique, parfois onirique, peut s’avérer ardue à lire. Parle-t-elle de sa jeunesse à elle, de celle de POUCHKINE ou des personnages de ses œuvres ? La mère de Marina fut un pilier en or massif pour lui faire découvrir le poète, mais aussi lui donner certains éléments pour le comprendre.

 

Mais n’oublions pas le plus important peut-être de ce texte : son titre. En effet, le centenaire de la mort de POUCHKINE est célébré en 1937 en Russie, c’est-à-dire en pleines purges staliniennes, alors que tout le monde semble se réapproprier le poète révolutionnaire. TSVETAÏEVA refuse cette convention en écrivant « Mon Pouchkine », le poète, l’homme exilé, celui dans lequel elle se reconnaît en tant que russe s’élevant contre STALINE. « Mon Pouchkine », c’est celui qui subsiste dans son propre cœur, mais aussi celui qui est sali par cette commémoration.

 

La traduction de main de maître est signée André MARKOWICZ. Il l’écrivit en 1987, l’année des 150 ans de la mort de POUCHKINE, ce n’est pas un hasard. Nous avons là trois sortes de génies dans un seul et bref livre (sorti en poche en 2012 chez Actes Sud) : une grande poétesse qui rend hommage au plus grand d’entre tous par la transcription du plus grand des traducteurs de la langue russe. Le résultat est certes un brin abscons par instants, mais définitivement de toute beauté.

 

(Warren Bismuth)

 


dimanche 5 avril 2020

Panaït ISTRATI « Les récits d’Adrien Zograffi »



Jusque là j’avais fait l’impasse sur l’oeuvre de Panaït ISTRATI (1884-1935), croyez bien que je le regrette amèrement, je plaide coupable. Romancier roumain, conteur devrais-je dire, de langue française, qu’il a méticuleusement apprise en seulement sept ans, écrivain vagabond libertaire ayant connu toutes les misères et les calomnies, sa vie est une suite de rencontres et d’embûches. Errant un peu partout dans le monde, débarqué de bateaux en des ports inconnus, il tente de se suicider en 1921 en se coupant la gorge. Une lettre sur lui et destinée à Romain ROLLAND va atteindre son récepteur et faire définitivement basculer la vie d’ISTRATI.

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« Kyra Kyralina » (1923)


« Kyra Kyralina » est le premier  roman d’ISTRATI, mais aussi le premier du cycle en quatre tomes « Les récits d’Adrien Zograffi » (deux autres cycles comprenant ce personnage seront écrits par la suite). Il est peut-être plus judicieux de le qualifier de conte. Au XIXe siècle du côté de la Roumanie, L’Adrien en question rencontre Stavro, un homme ayant souffert, qui va lui décliner non seulement son identité mais son parcours d’adolescent tourmenté. Frère de Kyra, de quatre ans son aînée, pour laquelle il voue un amour sans bornes. Et comme toute la famille vit sous le joug d’un père violent et dément, il racontera comment sa mère sera victime de violences conjugales, y perdant un œil. D’ailleurs lui et sa sœur subiront aussi des coups lourds et intensifs. Sa mère tant aimée est bien plus riche que son père, la violence n’en est que plus régulière, d’autant que la dame, sexuellement libérée, s’offre de nombreux amants. « Tout le bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier ».

Cette mère va s’évaporer en pleine nature. Stovra et Kyra vont alors être recueillis par deux oncles, puis Kyra va être forcée de rejoindre un harem. Stovra, alors appelé Dragomir, va errer dans tout le Moyen-Orient (on voyage beaucoup dans ce livre) à la recherche de sa sœur disparue et de sa mère peut-être morte. Mais c’est surtout la Liberté qu’il va tenter de trouver, oui, avec un grand L, car ce roman est une ode à la liberté absolue. Stovra se considère lui-même comme un être immoral et malhonnête. Son vagabondage va être émaillé de picaresques rencontres, souvent philosophiques. Il va connaître la faim, la peur, la prison après avoir pénétré dans un harem. « L’abjection humaine était telle qu’on ne pourrait la comparer qu’à elle-même, car seul le genre humain, de toutes les créatures de la terre, peut se dégrader à ce point ». Il fera la connaissance d’un sage, Barba Yani, puis sera déporté.

Malgré les indices donnés dans cette chronique, le roman est loin d’être sombre ou triste, car le talent d’ISTRATI est, à la manière des contes orientaux, de susciter l’humour et la cocasserie. Jamais en panne d’anecdotes flamboyantes, ISTRATI déroule son scénario avec légèreté et pourtant avec une immense profondeur philosophique, regardant « sans cesse dans le gouffre de l’âme humaine ».

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« Oncle Anghel » (1924)



Cet oncle Anghel est fâché à peu près avec tout le monde depuis qu’il estime avoir gâché sa vie. Mauvais mariage avec une très belle femme, morte depuis, qui lui a donné deux beaux enfants, morts depuis. Il s’est retiré du monde des vivants, vit en ermite, patibulaire et aigri.

Sa demeure, sorte de maison du bonheur, a brûlé. Mais Anghel fut aussi victime de bandits, de voleurs, de malfaisants, fut physiquement attaqué. Il sait qu’il va bientôt mourir, mais avant de passer l’arme à gauche, il veut s’entretenir avec son neveu Adrien afin de lui conter sa vie, celle d’Anghel, mais aussi celle du propre neveu, celui qui lui sert son alcool, son poison, au moindre coup de sifflet. Anghel a souffert, a connu la déchéance : « Ce qu’on aurait pu considérer comme la délivrance pour lui, la mort, ne vint point, et personne n’a su pourquoi cet homme ne s’était pas tué. Il ne se tua point. Mais il mourut tous les jours, en absorbant sans cesse de petits verres de son eau-de-vie la plus forte. Il devint son meilleur client ». Au dernier souffle de vie arrive Jérémie, fils plus ou moins naturel de Cosma. Lui aussi en a gros sur la patate et a besoin de se délester, de se raconter…

Un monde de vagabonds, de sans grades, de petites gens, d’errants aux costumes miteux, tel est celui d’ISTRATI, il prend forme en Roumanie, le récit oscillant entre roman et conte savoureux aux nombreuses péripéties. Deux des thèmes principaux en sont la croyance (les croyances plutôt) et le reniement absolu de la famille, ce qui en fait un roman à la fois picaresque mais sérieux sur le fond.

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« Présentation des haïdoucs » (1924)


Suite de ces portraits empreints de tendresse et d’émotion. Dans ce tome nous ferons connaissance avec les haïdoucs, des combattants du peuple roumain contre la tyrannie, les riches et les puissants. C’est Floarea Codrilor qui ouvre le bal, cette fille d’une borgne aux trois enfants. Elle est jadis tombée amoureuse de Groza, le capitaine des haïdoucs. Quelques témoins vont se succéder au crachoir : tous expliqueront pourquoi ils sont devenus haïdoucs ou au moins en ont retiré une forte sympathie. Elie le sage, Spilea le moine, Movila le vataf, jusqu’à Jérémie dont le récit finira en apothéose mais sera aussitôt contré, rendant la fin du présent volume quasi dantesque.

Ici les pauvres luttent : contre l’oppresseur, le puissant, mais en poètes, en philosophes justiciers. Les contes persans ne sont pas loin, la doctrine libertaire également. Le narrateur – l’Adrien du titre de la série – est un récipendiaire d’histoires, il écoute et enregistre dans sa mémoire les témoignages, qui dans ce volume savent se faire féministes : « La résistance sincère de la femme est sans effet sur les désirs de l’homme vulgaire. Il ne sait pas où finissent les embarras de la femmelette et où commence le dégoût profond de la dignité féminine. Tout est permis à cette brute qui maîtrise la terre ». ISTRATI est à la fois ancien, moderne et intemporel. La forme est légère et toute en suavité, alors que le fond est grave et révolutionnaire.

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« Domnitza de Snagov » (1926)


Floarea est devenue la meneuse du peuple haïdouc combattant contre la tyrannie des boïars, la domination des turcs et grecs. Les boïars asservissent les paysans, leurs prennent leurs terres, pillent, réquisitionnent. Les haïdoucs, pourtant plutôt versés dans l’amour de son prochain, s’organisent et décident de lutter. Dans ce dernier volume des récits d’Adrien Zograffi, les haïdoucs se construisent comme un peuple libre, résistant à l’oppresseur, avec des convictions libertaires et pacifistes, face à la violence de l’envahisseur, à la corruption des religieux, allant même jusqu’à recevoir le soutien de napoléon III. Leur vision du monde est moderne, utopique diront certains.

Ce volet est peut-être le plus politique des quatre, sans doute le plus concret sur les aspirations d’un peuple, il résonne d’une modernité assez stupéfiante, tout en gardant ce style de conte ou fable persane. Il se base sur des faits réels, et derrière l’apparente légèreté de ton, c’est bien toute l’Histoire de la Roumanie du XIXe siècle qui défile sous nos yeux, histoire que bien sûr nous occidentaux méconnaissons parfaitement : le rôle des ottomans, des russes, les relations avec les pays limitrophes, etc. Ce dernier volume semble le plus abouti, en tout cas pour la description du peuple haïdouc. Je referme cette série avec regret, mais sans douleur aucune, puisque déjà j’aperçois les pages flamboyantes de la suite de cette saga, le cycle (1926-1930) « La jeunesse d’Adrien Zograffi », là encore quatre volumes la composent : « Codine », « Mikhaïl », « Mes départs » et « le pêcheur d’éponges ». Nous y reviendrons. Hâte ! Et au cas où, les douze romans de la série « Adrien Zograffi » appartiennent au domaine public donc gratuitement disponibles.

(Warren Bismuth)