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vendredi 3 avril 2020

ALAIN BORER « Le retirement du monde »



(Le texte qui suit fut édité le 1er avril

dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.

Offert en période de confinement)

 

*

 

Allons ! à l’assaut du pouvoir, de la liberté, de la terre,

De la santé, des défis, de la gaîté, de l’estime de soi,

de la curiosité ; Allons ! trêve de formules !

 

Walt Whitman, Chanson de la piste ouverte

 

Enfermés au dehors,

libres au dedans

à l ’assaut de ce qui sauve :

le vertical en nous 


André Velter, Le Grand Sursaut, 20 mars 2020

 

Pour Jean-Gab de Bueil

*

Quand même nous comptons les morts, quand même nous compterions prochainement parmi eux, la pandémie se distinguerait d’avoir été d’abord langagière, d’un mot nouveau, inconnu la veille, prononcé pour la première fois par l’humanité tout entière et simultanément, un mot à consonance latine (mais de morphologie américaine) long de cinq syllabes telle une chenille noire proliférant soudain en milliards d’occurrences, et dont taire le nom ici, quelques instants ; un seul mot, signe sûr de l’événement inouï, procédant à l’unification de ce monde (c’est le sens même d’épidémie : « tout le monde ») ! Entraînant à sa suite d’autres locutions locales, geste barrière, hydroalcoolique, confinement — et bien sûr une propagation de l’anglobal, cluster à la place de foyer, dont un ministre se fait promoteur et porteur, transmis par toutes les télévisions, tandis que le Président appelle care un comité scientifique : parlons la langue du maître pour les choses sérieuses, et le soir français à la maison.

Le pape marche seul dans les rues de Rome fantomatiquement désertes, comme s’il était le dernier survivant de l’humanité décimée. Pas un domaine n’échappe à la dérégulation générale, santé publique, économie, politique, société, la vie intime de tout humain : ainsi l’épidémie ne se laisse-t-elle pas saisir en un objet – parce qu’il n’y a pas d’extériorité d’où en parler ; comme la langue et le Réel, nous sommes à l’intérieur. Nous sommes entrés dans une période smectique : qui concerne le savon. Même ces grands témoins d’une grande époque déjà lointaine, Bardot, Belmondo, Delon, Godard, toujours parmi nous, que font-ils à cette heure-ci ? Ils se lavent les mains, probablement. À Melbourne Rod et Nicole se lavent les mains ; sur la côte Ouest Mark chante I will survive ! en regagnant sa maison enneigée du Colorado.

Trois milliards de confinés. S’agit-il encore de la « mondialisation » ? Non, il ne s’agit plus que de l’espèce humaine. On pourrait opposer les confinés aux héros, les planqués et le personnel sanitaire ; les uns montent au front pour les autres, les confinés tiennent tout autre à distance, comme ils firent avec les migrants ; et tant de morts qu’on s’en lave les mains. Les confinés succèdent à « ces bureaucrates inemployés » qui fuyaient Paris pour Versailles à la suite d’Adolphe Thiers, le 18 mars 1871 et qui, « bénéficiant d’un congé extraordinaire, attendirent la suite des événements, préoccupés seulement de savoir si l’on paierait ces deux mois de vacances non réglementaires » ; mais l’événement tient sa puissance de se dire en un seul tableau d’Albertus Pictor (1457), La Mort jouant aux échecs : pour la première fois dans l’histoire, l’humanité tout entière réagit en même temps comme un seul humain à l’approche de la mort. C’est ainsi que l’on peut reconnaître dans cet accroissement d’intensité collective tous les comportements de l’homme devant la mort qui rôde, courage et lâcheté, culpabilité, élévation d’âme, blagues proliférantes pour conjurer l’angoisse, et ce sentiment du moment ultime qui est sans doute le plus fréquent à mesure qu’elle s’approche : l’incrédulité. À l’histoire, cependant, qui réclame qu’on l’honore en entrant par une seule grande Porte à deux battants, celle du Réel économique et politique, répond soudain une petite porte dérobée, brusquement ouverte sur les utopies d’hier instantanément réalisées. Et voilà que le ciel chinois s’éclaircit ! Le pont de Brooklyn apaisé ! On entend à nouveau les oiseaux dans Paris, les trente-neuf espèces différentes ! Venise déserte, délestée de ses bateaux géants et approchée par les dauphins de l’Adriatique… L’État vous dit, face caméra : je t’interdis d’aller travailler ! Sous peine de contravention ! Les humains se répartissent harmonieusement dans la nature. Dans le temps retrouvé, veillez à votre santé, redécouvrez vos proches, apprenez à vivre avec eux. Antidote à la pandémie, par l’internet qui a aussi ses virus, la bibliothèque de la Sorbonne est en accès libre et l’on peut visiter tous les musées du monde : ce qui relève du commun est enfin accessible ! De même que les avocats leurs robes noires, les infirmières jetaient leurs blouses blanches ? Aujourd’hui la Voix dit : la santé est un trésor public, la santé échappe aux lois du marché ! Le Commandeur prend la parole à 20 heures pour dire : « lisez ! » – et non plus : bossez, payez, comprenez ! L’impossible brusquement réalisé : la suspension sine die de toutes les lois-du-marché, la décroissance immédiate, le retour à soi et à la solidarité, le grand virage écologique !

Et personne pour voir venir un tel changement planétaire. Aucune décision humaine, aucun révolutionnaire pour l’engager. Restera-t-il sans conséquence de s’être à tout le moins laissé entrevoir ? Il se peut après tout qu’un virus, en dépit ou en raison du peu de cas que nous portions à la survie de notre monde, en prenne la défense contre les excès des hommes, cette espèce animale qui aurait bientôt fini d’exterminer toutes les autres espèces et se trouvait à deux doigts de détruire la planète elle-même. Pour se tenir du côté de l’homme malgré tout, celui qui veut encore l’harmonie générale, et se réjouit d’entrevoir le rêve advenu, un espoir se fait jour : au contraire du confinement (si ce mot dit prison alors qu’il parle des confins !), cet espoir tient au retirement, d’un mot francophone réapproprié au sens d’un refus de revenir au libéralisme, à l’exploitation éhontée du monde, un retirement comme la mer se retire, et comme l’humanité elle-même le fera bien un jour complètement – un jour comme ceux-ci que nous vivons, qui en sont la répétition ou l’annonce.

ALAIN BORER


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