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samedi 29 septembre 2018

Adeline DIEUDONNÉ « La vraie vie »


Premier roman, auteure bruxelloise, il n’en fallait pas davantage pour que j’attaque « La vraie vie », d’Adeline DIEUDONNÉ. La quatrième de couverture m’offre manifestement une thématique qui m’est chère : l’adolescence et les familles dysfonctionnelles. Quelle aubaine !
Ça ne commence pas vraiment comme un conte de fées : il y a les parents, une mère timide, effacée, manifestement violentée, par les mots et par les poings ; le père, ce tortionnaire, adepte de la chasse au grand gibier et qui sanctuarise une pièce du logement pour y créer une sorte de cabinets de curiosités, à base d’animaux empaillés, issus de ses traques. Traques qui servent manifestement de soupape puisqu’il s’avère que sa violence se déchaîne d’autant plus qu’il n’est pas allé poursuivre son dessein meurtrier.
Qui dit parents dit enfants : l’aînée, la narratrice, dont le prénom reste inconnu et le petit frère Gilles, auréolé d’innocence. Il y a le chien, animal fidèle, qu’il faudra sauver, plusieurs fois.
Il y a le cadre, le « Démo », quartier fait de bric et de broc après qu’un promoteur eut l’idée de construire des habitations à la fois modernes et pas chères, le tout étant bétonné, asphalté, et de très mauvais goût. Seule la forêt environnante permet de donner à l’ensemble un aspect à peu près acceptable.
Ce tableau plutôt vert de gris, va se noircir définitivement à cause d’un cornet de glace à la chantilly. Le monde déjà fragile bascule complètement et la narratrice n’aura de cesse que de trouver des astuces, entre autosuggestion et magie, pour récupérer son paradis perdu, ses jeux d’enfant dans une casse. Tout est brisé : le petit frère, le visage de sa mère et même le peu qui la liait encore à son père, autant craint qu’adulé, auquel elle lutte pour plaire. Et il y a la hyène, à la fois animal empaillé et poison qui se distille lentement, mauvais œil qui la traque et qui la torture, qui éloigne l’innocence de la maison où il en demeurait bien peu.
La narratrice grandit et la petite fille laisse place à l’adolescente : l’œil du père se modifie, son regard change, il perd son travail dans un parc d’attractions. Petit prodige en sciences et plus particulièrement en physique, elle est repérée par son professeur de sciences qui la recommande chaudement à l’un de ses amis professeur émérite qui va se charger de nourrir son esprit et qui va, sans le savoir, la sauver du marasme familial. Pour payer ses cours, elle va faire du baby-sitting, ce qui lui permet, par l’intermédiaire du valeureux Champion, de découvrir son corps, ses premiers émois.
L’ambiance du roman va crescendo, et autant dire qu’avec ses 265 pages, le lecteur n’a pas le temps de souffler. Lu d’une traite, en marchant même, on ne peut se résoudre à laisser cette jeune fille seule à la merci de cette gangrène familiale. L’acmé est atteinte dans les bois, comble de la noirceur, sorte de battle royale à laquelle on peine à croire tant ce passage est empreint de violence (familiale).
Plus un roman noir qu’un véritable roman d’apprentissage (bien qu’il ait des deux), La vraie vie ne nous laisse aucun répit. On le referme avec une bouffée d’optimisme bien qu’il en coûte de quitter une narratrice aussi attachante.
Adeline DIEUDONNÉ est une auteure dont il faut absolument surveiller les sorties futures, en quête d’une autre pépite. Foncez dessus en librairie, c’est édité chez L’Iconoclaste.

 (Emilia Sancti)

vendredi 28 septembre 2018

Arno BERTINA « Des lions comme des danseuses »


Dans ce très court texte, Arno BERTINA imagine le monde de la Culture seulement quelques mois après qu’il l’ait écrit, en 2014. Entre 2016 et 2019, les évènements se précipitent : le Cameroun demande à la France la restitution des œuvres camerounaises exposées au musée du Quai Branly à Paris, arguant que ces oeuvres appartiennent au patrimoine africain et non européen. Devant le refus embarrassé (voir plus loin), réclamation pour la gratuité de l’entrée de ces mêmes musées pour les ressortissants camerounais qui ne devraient pas avoir à payer pour contempler des œuvres façonnées par leurs propres aïeuls, appartenant à leur culture. Le Cameroun va jusqu’à solliciter la gratuité des visas pour les camerounais se rendant en France dans le but de voir les œuvres exposées.

Enclenchement soudain d’un effet boule de neige, puisque de nombreux pays, surfant sur l’intérêt suscité par le sujet, réclament les mêmes droits. Pour en revenir à la France, elle est gênée aux entournures par les requêtes du Cameroun, puisque les œuvres affichées ont soit été pillées, soit échangées, soit payées illégalement, le plus souvent durant la période coloniale. Nouvelle doléance du Cameroun : il souhaite que les œuvres européennes puissent être exposées dans les musées africains pour que leurs habitants en profitent aussi. Les tractations s’annoncent ardues.

Un texte bien plus ingénieux qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. Derrière le ton détaché, comme neutre, serti d’un humour féroce, distancié là aussi, c’est bien la Françafrique qui ressurgit, la colonisation qui refait les gros titres, la généalogie qui est scrutée (l’humain a su se mélanger et c’est tant mieux, comment peut-on aujourd’hui bâtir des frontières culturelles alors que les œuvres voyagent et s’exposent partout dans le globe ?). BERTINA tient un discours par l’absurde pour retomber avec maestria sur ses pattes et nous mettre le nez dans notre crotte : certaines œuvres majeures, véritables figures de proue de musées, ne pourraient-elles pas être réclamées par les pays d’origine, qui eux ne voient pas une seule pièce de l’argent collecté ? Ce texte aborde la gratuité dans la culture (un sujet qui fâche et divise !), mais aussi, et assez subtilement, le sort des migrants. Pourquoi, à l’instar de leurs œuvres, ne pourraient-ils pas s’implanter un peu partout dans le monde sur des terres accueillantes ? On ouvre nos portes aux arts mais bâtissons des frontières imaginaires aux humains descendants de ceux qui les ont fabriqués.

Ce texte me semble aussi être à la fois une réponse et un pied de nez au discours de Dakar de SARKOZY en 2007, quand le alors tout nouveau Président de la République Française avait déploré que l’Afrique ne fût pas entrée dans l’Histoire (sic !). Des œuvres d’art montrent le contraire sans contestation possible. Un petit texte très vite lu mais que je vous engage à parcourir d’urgence, chaque phrase pose question, lance un débat, se transforme en pavé dans la mare. C’est un vrai petit bijou de 60 pages format minuscule paru en 2015 dans la collection Fictions d’Europe des géniales Éditions de La Contre Allée. Encore !


(Warren Bismuth)

dimanche 23 septembre 2018

Paul GREVEILLAC « Maîtres et esclaves »


« La révolution n’est pas une visite de courtoisie ». Certes. Tian Kewei naît en 1950 dans la toute nouvelle République Populaire de Chine emmenée par MAO Zedong. Derrière l’image quelque peu idyllique, un pays en totale déconfiture, une tyrannie communiste rendant exsangue toute une nation. Kewei, fils de paysan artiste peintre, transporte de la merde, des excréments, des matières fécales dès l’âge de 7 ans. Il va ainsi faire quelques petits boulots peu émancipateurs, peu égayants avant l’âge adulte.

Ce roman très documenté va balayer la période de la Chine politique, sociale, sociétale, de 1950 et l’avènement de cette « République Populaire » jusqu’aux évènements de la place Tian Anmen en 1989, avec postface allant jusqu’à nos jours. L’auteur parle d’une Chine repliée sur elle-même, archaïque, désirant imposer un nouveau communisme, forcément totalitaire. S’ensuit la récession, les assassinats, les goulags locaux, les intellectuels et artistes muselés, surveillés, emprisonnés, tués. Les anecdotes sont nombreuses, les faits divers pléthoriques. Devant le manque de matière première, d’argent, etc., les journées de travail sont parfois fixées à 5 heures par jour. Famine, nombreux morts.

La délation bat son plein, il est déconseillé de s’éloigner de la ligne de conduite étatique. Pour Kewei, le personnage central de cette grande fresque, l’heure des soucis commence avec la mort de son père Yongmin, rétif à la politique de MAO. Quant à la Chine de MAO elle ne veut voir qu’une tête et tient à contrôler tous les milieux possiblement incendiaires. JIANG Qing, femme de MAO, règne par exemple sur l’art. Les femmes doivent toutes porter un uniforme gris-bleu. Pas de différenciation entre les êtres, tout le monde doit ressembler au voisin. MAO est partout, son visage en tous lieux publics, le culte de la personnalité bat son plein, la mégalomanie a de bons restes. Pour les dissidents, c’est bien simple : on coupe des langues comme de vulgaires ongles, on déporte, on fait taire, tous les moyens sont bons. Culturellement, c’est le monopole du fameux « Petit livre rouge » érigé en Bible Prolétarienne.

Kewei, ce fils de paysan peintre, devenant peintre à son tour malgré les réticences de sa mère, peintre censuré qui, une fois possédant du poids et un poste au sein du Parti, censurera les œuvres. Monde absurde ou la liberté individuelle semble l’ennemi à abattre.

Mais voilà, MAO n’est pas éternel. Le Grand Timonier, investigateur de la Révolution Culturelle, casse sa pipe en 1976. Il était temps. Il avait demandé la crémation, elle lui est refusée par les autorités. Le pays va devoir se reconstruire, entre nostalgie et regard vers le futur, l’international : « Mao, c’était ce vieux grand-père auquel, par déférence, on ne s’oppose pas. C’était ce sage du passé, qui n’entend plus rien au monde, et qu’on n’ose pas contredire. C’était cet être qu’on a aimé, mais qu’on ne comprend plus. Alors on le craint. Alors on le hait. Le peuple chinois avait choisi de mettre sa liberté en viager. Le peuple chinois attendait la mort du Maître. Et ce ne fut que lorsque passa dans l’autre monde, s’il en est un, celui qui fut, à proprement parler, le dernier empereur de Chine, que la première révolution véritable put éclater. Que l’acte de naissance authentique de la Nouvelle Chine put être contresigné ».  Les capitaines de navire se nommeront HUA Guofeng, puis TENG Xiaoping. Mais c’est une autre histoire.

Ce roman est résolument politique et ne se contente pas d’observer. Il est dense, parfois complexe pour les novices de l’histoire chinoise contemporaine, il faut savoir s’accrocher aux wagons. Le travail fourni par l’auteur est assez exceptionnel car empreint de force détails, précis, cohérent. Vous l’aurez compris, les personnages fictifs sont là pour faire prendre forme et donner du poids à cette Chine du XXe siècle au destin singulier, un totalitarisme à la fois « classique » et pourtant voulant se démarquer des autres politiques autoritaires internationales. Roman sans temps mort, sans pathos, sans voyeurisme, une page d’histoire très bien restituée. L’auteur avait écrit il y a deux ans un roman sur la Russie post Stalinienne, je ne serais pas étonné d’aller y faire un tour à l’occasion (un hiver, bien sûr !). Quant au présent ouvrage, il est paru en 2018 dans la collection Blanche de chez Gallimard.

(Warren Bismuth)

jeudi 20 septembre 2018

Cécile PORTIER « De toutes pièces »


Un narrateur à qui a été proposé un travail bien rémunéré : dresser une sorte d’inventaire à la PRÉVERT, genre de version moderne de la chanson « La complainte du progrès » de Boris VIAN. Plus que d’objets hétéroclites, il s’agit de fabriquer des articles à partir de bouts de minéraux, végétaux, animaux, humains même. À quoi vont servir ces trouvailles et autres créations folles ? Au business, tout simplement, destinées à être vendues à des particuliers en mal de sensations.

Car aujourd’hui tout s’achète, surtout si les produits sont précédés par une légende, vraie ou fausse. Alors on va refaire le monde, l’Histoire même : ce cil offert dans un écrin aura appartenu à Marilyn MONROE, puis on va recréer en version miniature la DS du général de GAULLE mitraillée lors de l’attentat du Petit Clamart en 1962, de nombreuses autres curiosités sont inventées, tout est bon pour vendre, faire s’esbaudir l’acheteur. Mais qui est le commanditaire de ce marché ?

Le narrateur travaille dans un grand hangar près de la frontière luxembourgeoise dans lequel il entrepose sa collection douteuse, il y croise des gardiens, des vigiles, mais jamais de patron (il n’en verra pas la queue d’un). Tout cela fonctionne comme une multinationale, ou comme une société écran, on ne sait trop : « Parfois le vertige me prend : peut-être mon commanditaire n’existe-t-il pas, et alors quoi faire de toute cette liberté ? ». Il reçoit des « pop-up », des messages auxquels il n’est pas possible de répondre, dans lesquels se sont glissées des instructions à suivre. Il doit tenir à jour des tableaux de l’inventaire, faire parler les chiffres. Il va mettre le paquet, de plus en plus, se transformer en faussaire de l’Histoire : réinterprétation de la provenance d’objets : « Il y a la pipe d’écume. Et la fumée sans feu ».

Les limites n’existent plus, la ligne rouge est atteinte, il va finir par « jouer » avec les grands massacres de l’Histoire, il est urgent d’oublier tout aspect déontologique. Roman de l'absurde, en reflet avec le monde absurde qui est décrit, où l'on entasse les moutons à cinq pattes en charge d'asservir les individus. Le chat comme un rayon de soleil, un retour à l'essentiel, seule chose animée, vivante, dans cet enchevêtrement de numéros obscurs qui ne nous révèlent rien de leur signification cachée si ce n'est une localisation, dans un entrepôt gigantesque. Tout se fait à distance, la relation humaine, même, devient e-relation et se règle à grands coups de formulaires à compléter on-line.

Derrière cette carrière professionnelle, on perçoit des thèmes effrayants : la déchéance d’un homme surmené puis déshumanisé, employé par une multinationale, son destin raté (il est clairement passé à côté de sa vie), l’obsolescence programmée de tout produit mais aussi de tout individu, la surconsommation à outrance entraînant la disparition de nombreuses espèces et la désertion des petits villages écrabouillés par la rude concurrence des e-boutiques, la mégalomanie galopante et la cupidité sans fin des grandes entreprises, la nature saccagée jusqu’à un point de non retour, la rupture est consommée.

Les relations IRL (in real life) sont presque fantasmées, notre anti-héros pourrait même être soupçonné d'avoir développé une pathologie empêchant tout élan social mais il semble plutôt qu'il soit l'incarnation de la société de consommation qui dépasse toutes les frontières grâce à cette ère numérique que nous subissons. Il mettra du temps à aller vers les gardiens, qu'il observe de loin... lutte de classe ?

Mais Le Grand Capitalisme est en marche, les lois sont faites pour ces entreprises délirantes, ces trusts qui saccagent tout, sans principes, sans morale, alors pourquoi se gêner ? Ce récit est tendu, glacial, compact et nous amène sans ménagement vers un abîme qui pourrait fort se généraliser. Le ton distancié est sans doute là pour rappeler que l’absence d’interlocuteurs dans de telles structures rend le dialogue impossible. Roman effrayant mais en fin de compte pas si éloigné de la réalité. Loin de nous donner la Liberté, on nous confronte à cette illusion, à travers l'accès à la consommation hors de toute frontière physique et temporelle.

A l'heure où un roman édité par le géant Ama*** est en lice pour le prix Renaudot 2018, ce roman de Cécile PORTIER
sorti en cette rentrée 2018 chez les toujours excellents Quidam Editions est plus que jamais d'actualité.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

mercredi 19 septembre 2018

Emmanuelle BAYAMACK-TAM « Arcadie »


Emmanuelle BAYAMACK-TAM, nous donne à lire, avec « Arcadie » un roman dont on ne ressort pas indemne, vaguement mal à l’aise et surtout avec un cas de conscience quant à la position adopter sur l’orientation de la narration.
Explications.
Farah n’est encore qu’une enfant quand elle arrive dans la communauté de Liberty House, en catastrophe presque, dans une urgence dictée par l’état de sa mère, électro-sensible. En effet, Liberty House se targue d’être une zone blanche, où les ondes n’ont pas le droit de cité. Pas d’Internet, pas de téléphone portable, pas l’ombre d’une antenne relais pour la télévision ou pour la radio. Liberty House c’est une bâtisse organisée en chambres minuscules, ancien couvent de jeunes filles.
La grand-mère finira par rejoindre bien vite cette petite communauté hippie, où l’on entre en remisant ses vêtements bien souvent et aussi son prénom. Flopée de surnom pour ses habitants ! Bichette, Marqui, Salo, Dadah et j’en oublie, personnalités atypiques et attachantes, toutes. Sorte d’arche de Noé humaine, on y trouve les rejetés, les marginaux, les neuroatypiques, les laissés pour compte, bien décidés à reconstruire une petite communauté idyllique, sans contrainte, sans pudeur, sans tabou. Et il y a Arcady, le chef, le mentor, le guide, le gourou même. Caractérisé par son appétit sexuel insatiable, il évolue parmi des ouailles, invoque des rassemblements, met en garde, protège, manipule, recueille, fait venir même, dans son microcosme.
Farah, comme tout enfant, profite de cette liberté : arbres, insectes, plantes, tout est propice à développer son esprit. Une question ? Elle se réfère à la bibliothèque de Victor, amant et compagnon officiel d’Arcady. Elle construit ses amitiés au hasard de ses rencontres, de ses échanges, oublie presque ses parents, absorbés par leurs tâches dans la communauté, mais loin d’être abandonnée, elle est choyée par ses pairs. Inscrite à l’école, elle continue malgré tout d’avoir une fenêtre ouverte sur le monde extérieur qui file à toute vitesse, à grand renfort de smartphone, de vidéos Youtube et de chanteurs délirants.
Longtemps on pourrait croire que ce récit est celui d’une vie presque rêvée, où les contraintes sont effacées et où le soleil semble toujours briller. L’Arcadie n’est pas qu’une région de la Grèce, la mythologie la décrit comme un pays mythique où l’on vivait d’amour et d’eau fraîche. Néanmoins, Farah grandit, peu à peu l’enfant laisse la place à l’adolescent-e tout en nuances et en paradoxes, qui va prendre conscience de son corps, de celui des autres, et qui va découvrir l’amour dans une niche, au creux d’un arbre, sous la voûte céleste. Découverte de l’amour charnel qui déjà pose question au lecteur, et le confronte avec ses éventuels propres tabous. Décontenancée par l’action du temps sur son corps, Farah part à la recherche de son identité, à commencer par son identité de genre.
Liberty House sera finalement rattrapée par l’actualité : les migrants viennent se cacher aux abords du sanctuaire, dérobent de la nourriture, renvoient les individus apaisés à leurs propres contradictions. Cet épisode, dans la seconde moitié du roman, permettra à Farah de prendre les décisions qui s’imposent, pour elle, pour son avenir.
A jamais liée à cet Eden décadent, plus encore à son mentor et amour de toujours Arcady, elle assiste à la chute inexorable de cette communauté hors du temps, chute qui s’achèvera de la manière la plus glauque possible et qui laisse le lecteur en proie à des sentiments contradictoires.
La grande force de ce récit tient à son originalité, à la brillance de la plume d’Emmanuelle BAYAMACK-TAM, aux questions très contemporaines que cela pose sur l’amour, le genre, la société dans laquelle nous vivons et qui dispense une critique aigre-douce quoique toujours bienveillante. Farah y est pour beaucoup dans cette bienveillance, d’ailleurs. Une jeune fille d’une grande intelligence qui sait poser un œil averti sur les travers des deux extrêmes qu’elle côtoie, malgré un amour sans borne pour son maître. La lecture est rapide, aisée, les portraits attachants, l’on éprouve beaucoup de tendresse pour les personnages, même les plus vils, les plus sombres.
Une belle découverte pour cette rentrée 2018, un roman édité par P.O.L., coutumier de mes coups de cœur littéraires.

 (Emilia Sancti)


jeudi 13 septembre 2018

David DIOP « Frère d’âme »


Dans les frissonnants au trône du prestigieux Goncourt 2018, l’un des romans qui a le plus retenu mon attention est celui-ci. Sans doute parce qu’il est historique. Alfa Ndiaye et Mademba Diop (aïeul de l’auteur, parcours ici romancé), deux amis sénégalais à la vie à la mort, deux « plus que frères », sont envoyés sur le front en France en pleine première guerre mondiale. Dès le début du récit, Mademba meurt sur le front. Enfin, il met du temps à mourir pour être précis. Il va demander trois fois à son ami encore à ses côtés de l’achever. S’il l’aime, s’il le respecte, il doit absolument cesser de le voir souffrir. Seulement, Alfa refuse et voit agoniser puis mourir Mademba. Choc traumatique immense.

Mais revenons à cet Alfa en temps de guerre : spécialiste du vol de fusil sur corps humains qu’il a lui-même tués. Et comme il ne fait pas précisément dans la dentelle (ses chefs ont demandé d’être sans pitié), à chaque fois il ramène à sa section la main du mort ennemi (le « yeux bleus », comprendre : l’allemand) qui serre encore l’arme, main qu’il a fait sauter au coupe-coupe, car c’est un prince de la lame.

À partir de la quatrième main, les membres de son unité ne ricanent plus. S’ils ont été enthousiastes de voir les trois premières mains accrochées aux crosses, cette fois-ci c’en est trop, Alfa est ostracisé, il est désormais considéré comme un sorcier voire un démon aux yeux des « Toubabs » (les blancs), et le fait qu’il ne parle pas français le handicape d’autant plus, même s’il pense posséder ce don divin de lire dans les pensées de la personne en face de lui rien qu’en mesurant ses expressions, sa gestuelle. Il ramènera huit mains à son armée.

Son supérieur va lui demander plus ou moins « gentiment » de disparaître à l’arrière du front, pour se reposer, car le bon Alfa a l’air visiblement surmené. En fait il terrifie la troupe, par ses mains ramenées, mais aussi sa couleur de peau. C’est donc à l’arrière qu’Alfa va revoir passer sa vie, celle d’avant, au Sénégal, en plongeant dans ses souvenirs avec Mademba, mais aussi la famille, les amours, particulièrement le premier. Mise en abîme sur fond de traditions, rites et croyances sénégalais.

Ce court roman peut se lire comme une fable, l’écriture y est allégorique, transparente, sautillante (il écrit un peu comme un enfant découvrant le monde), sait se faire chatouilleuse, forte (ah ! Le discours de l’aïeul à un propriétaire voulant instaurer le monopole de la culture de l’arachide, sans doute le moment le plus puissant du livre). Mais il manque un je ne sais quoi pour le rendre prenant jusqu’à la dernière ligne. Si le début du récit, sur le front, tient en haleine, paradoxalement les souvenirs de la terre natale sont écrits d’une manière plus lisse, peut-être plus personnelle. Quoi qu’il en soit, nous tenons des éléments historiques intéressants. Cependant, certaines expressions étouffent : je ne parvenais plus à lire sans serrer les mâchoires ce « par la vérité de Dieu » que l’on croise constamment et qui anesthésie parfois le reste du propos. Et les clins d’oeils mythologiques m’ont fait comprendre que je n’étais pas assez érudit pour bien tout digérer.

Mais attention, je refuse d’être sévère sur ce roman qui est d’un style très appréciable mais aussi un véritable hommage marqué aux tirailleurs sénégalais qui aidèrent la France contre l’ennemi, France qui leur a bien fait comprendre une fois les assauts terminés qu’ils étaient noirs et donc « différents ». Rien que pour ce témoignage, ce bouquin vaut le voyage dans le temps.

(Warren Bismuth)

lundi 10 septembre 2018

Pauline DELABROY-ALLARD « Ça raconte Sarah »


« Ça raconte Sarah », ça raconte ça, Sarah conte Sarah, Sarah compte Sarah, pourquoi toutes ces possibilités ? Roman de la rentrée 2018 venant tout juste de paraître aux Éditions de Minuit, c’est avant tout une histoire d’amour à mort, une passion destructrice. La narratrice, enseignante et mère d’une jeune fille issue d’un premier mariage, séparée mais avec un nouveau fiancé, rencontre cette Sarah, qui joue de la musique classique dans un quatuor partant souvent en tournées un peu partout dans le monde. Sarah, avec ce S sent le soufre (symbole chimique « S »), imprévisible, capricieuse, violente même, folle amoureuse de la narratrice et pourtant si envahissante par ce caractère emporté et volcanique (« L’amour avec une femme : une tempête »). Elles tombent amoureuses l’une de l’autre, première expérience lesbienne pour chacune d’elles.

Sarah est une impatiente qui désire tout et tout de suite. La narratrice est sous son emprise, elle est même atteinte de mimétisme lorsqu’elle fait tout comme Sarah, vit comme Sarah, mange comme Sarah, aime comme Sarah. Elle s’oublie en Sarah, elle en oublie sa propre fille, sa propre vie. Sarah est partout, tout le temps, alors qu’elle est pourtant souvent en tournée, c’est d’ailleurs là que son amour déborde : lorsqu’elles sont loin l’une de l’autre. Lors des retrouvailles, c’est souvent la fête, l’alcool. Seulement voilà, Sarah devient moins amoureuse, moins présente, plus mystérieuse, jusqu’au jour où elle déclare à la narratrice qu’elle est atteinte d’un cancer.

Un roman froid servi par une écriture tranchante, désenchantée. Deux parties distinctes : la première avec Sarah, la seconde sans elle, car, et vous l’aurez peut-être deviné, Sarah va mourir. C’est ensuite que la véritable plongée dans les méandres de la vie va commencer pour la narratrice. Pourquoi « Sarah conte Sarah » comme relevé en préambule de cette chronique ? Car la narratrice s’est fondue en Sarah, a tellement voulu lui ressembler qu’elle est parfois devenue Sarah elle-même. Pourquoi « Sarah compte Sarah » ? À un moment, seule, en Italie, la narratrice voit des Sarah partout, obsession, folie, toutes les femmes s’appellent Sarah, elles sont innombrables.

L’auteure surligne cette phase de « latence », lorsque tout est figé avant un recommencement. Cette latence entraîne ici une remise en question, en tout cas des doutes sans fin : « Elle est morte. Je ne regarderai plus sa bouche, ahurie, me dire qu’elle ne m’aime plus, qu’elle n’est plus amoureuse de moi. Je suis sauvée ». Mais deux pages seulement plus loin « Il faut que je m’en sorte. Elle est morte, putain. Elle ne m’aime plus. Elle ne veut plus m’aimer. (…) Ma petite fille. Mon enfant si douce, si drôle ». Ambivalence à chaque page.

Ce roman est une descente aux enfers, avec ces retours sur les lieux où elles ont été heureuses, l’Italie, pour bien se faire mal, un peu plus, un peu plus profondément. L’alcool, mais plus pour les mêmes raisons, les mêmes prétextes. Des rituels, de la bouffe aux gestes, comme un robot, la narratrice perd pied. D’ailleurs, les références musicales, cinématographiques, nombreuses dans la première partie du bouquin, sont presque inexistantes dans la seconde, même si des titres ou refrains de chansons viennent encore jouer un air, comme pour provoquer une joie qui ne vient pas. Désintéressement soudain.

Un premier roman court, une écriture soignée (parfois volcanique comme Sarah), et quelques questions en suspens après la dernière page tournée, attendons la suite.

www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 septembre 2018

Carole FIVES « Tenir jusqu’à l’aube »


Rentrée littéraire 2018, Carole FIVES circule dans pas mal de groupes féministes de la toile, je tente ma chance avec « Tenir jusqu'à l'aube ». Une couverture épurée, une femme qui nous tourne le dos, tout est fait pour que l'on s'identifie. Agréablement chapitré et aéré, entre récit quotidien et extraits de forum, ce roman se lit comme un documentaire. La fable de « la chèvre de monsieur Seguin » vient apporter son éclairage au récit.

« Elle », mère célibataire (madame Leroy, à la fin du roman) vit au 6ème étage droite, avec l'enfant. Pas de père dans ce décor, il a manifestement fichu le camp sans préavis, en laissant planer la possibilité d'un retour, incarnée dans un gilet XXL ou dans un SMS sibyllin. « Elle » se débat : impayés trop nombreux et visite d'huissier, perte de sa féminité, paradoxes et incohérences d'un système dont les injonctions contradictoires mènent au burn-out, maternel et professionnel. Mise à l'écart du monde professionnel, mise à l'écart des autres, à commencer par les voisins, qui se méfient comme de la peste de cette mère célibataire qui vit en vase clos avec l'enfant, mise à l'écart de la tendresse, des étreintes, femme fatiguée et éteinte par les galères. L'attente est au centre du roman, la (re)construction aussi : il s'agit de mourir ou de s'en sortir. La narratrice ose tout : les journées marathon à travailler chichement au rythme des siestes du petit, les courses interminables pour atteindre la seule crèche qui lui octroie une place et donc une chance de refaire son carnet d'adresses. Sa seule respiration : s'enfuir. L'enfant fait ses nuits, alors elle choisit de se laisser happer par la nuit, par les bords du Rhône. Là elle est libre le temps que lui laisse son chronomètre, de plus en plus longtemps, elle s'aventure de plus en plus loin, à la recherche de tout ce qu'elle a dû mettre entre parenthèse.

Je craignais sa trivialité, j'en ai retiré de l'émotion. Plaidoyer à la douceur et à l'indulgence, à la bienveillance, il faut batailler contre les préjugés. Internet, la toile fabuleuse aux mille informations est jugeante, moralisatrice, vieux jeu, elle relaie le climat ambiant qui enferme les mères célibataires dans des carcans, difficiles à briser. La narratrice y trouve, mêlées, des informations de qualités discutables et des discours hargneux, méprisants, jugeants. Être mère célibataire n'est pas un état dans lequel on se met mais plutôt un état dans lequel on est propulsé, car la société nous renvoie inlassablement à cet état d'être élevant seul son enfant. Les hommes sont absents de ces 177 pages, ou presque : un père qui brille par son absence, tant physiquement que financièrement, un grand-père présent par bribes mais sporadiquement, un inconnu qui étreint. Des regards. Le voisin qui l'ignore. Le vide. Seul le petit garçon nous offre des parenthèses d'espoir « il était drôle, joyeux la journée pour compenser l'angoisse de la nuit » (p. 134).

Aussi intéressant que « La femme brouillon » d'Amandine DHEE (chroniqué le 18 juin 2018) bien que dans un autre registre, les ouvrages se complètent l'un l'autre, à mon sens.

Jusqu'où va aller la narratrice dans sa fuite éperdue ? Je vous invite chaudement à le découvrir dans ce roman résolument optimiste, féministe, fort et courageux.

Une pensée à toutes ces femmes guerrières.
(Emilia Sancti)

samedi 8 septembre 2018

Alain ROBBE-GRILLET « Les gommes »


Considéré parfois comme le premier Nouveau roman de l'Histoire de la littérature, sorti en 1953, avant même la détermination de la définition de « Nouveau roman », « Les gommes » est une expérience labyrinthique. Et au risque de surprendre, je retiens surtout de sa lecture cette sensation hautement kafkaïenne dans un roman où rien ne commence, rien ne se termine, tout est délimité dans un espace-temps réduit.

Pourquoi kafkaïen ? Pour de nombreuses raisons : l'absurde de la situation, la robotisation de la pensée humaine, les décors glaciaux, l'espace restreint et circulaire. La trame même : un crime est commis, certes. Mais l'assassiné n'est pas mort (il le laisse croire grâce à la complicité d'un toubib qui le déclare effectivement décédé), pourtant une enquête s'ouvre. Une enquête sans cadavre donc. Les médias s'y mettent puisqu'un journal annonce le décès d'un homonyme de ce Daniel Dupont dont la gouvernante est sourde mais pas complètement. Un enquêteur, Wallas, dont on ne sait pas grand-chose mais qui est pourtant le personnage central du roman, et accessoirement (mais pas toujours !) suspecté d'être le meurtrier alors que parallèlement l’enquête s’oriente par moments vers le suicide. Roman giratoire et sans fin, même les blagues d'un ivrogne pilier du bar où se déroule une partie de l'action ne dévoilent jamais leur chute, les devinettes restant en suspens.

Kafkaïen aussi et pourquoi pas, par le choix des rues d'un quartier où se déroulera l'intégralité de l'action, le meurtre ayant été commis rue des Arpenteurs (le héros K. du roman « Le château » de KAFKA est lui-même arpenteur). C'est un peu cette satanée pierre de Sisyphe qui grimpe et retombe, remonte puis dévale à nouveau la pente, on n'en sort pas. Circulaire et figé, car le temps. Ces 7h30 à l’horloge, toujours, dans le (faux) crime, mais aussi sur la montre de l'enquêteur arrêtée à la même heure, les événements importants de l'intrigue se précipitant, la plupart à 7h30, les témoins qui ont souvent une anecdote à raconter, étant survenue à 7h30. Le temps. Histoire sur deux jours, mais que de bouleversements malgré l'enquête sclérosée.

Tour à tour les témoignages, très différents les uns des autres, et pourtant chacun semble tenir la route malgré les discordances. Wallas tend à croire tout le monde, même s'il se retrouve lui-même impliqué et en difficulté dans un témoignage. Ah, le titre, « Les gommes » : Wallas tente plusieurs fois d'acheter en boutique une gomme parfaite, mais ressort désabusé avec une gomme de mauvaise qualité qui ne réalisera pas les tâches voulues. Évidemment, cette gomme miracle qu'il ne déniche jamais est celle qui aurait permis d'effacer le faux crime, les témoignages, le toubib, les flics, afin que plus rien ne s'embrouille, que tout devienne enfin translucide, que tout reparte de zéro, on avance et on oublie tout. Mais là justement, on ne progresse jamais, ou alors pour revenir au point de départ.

Ce roman est aussi et surtout un pastiche du polar noir, sauf qu'ici l'enquête n'est qu'un alibi, jamais une avancée, plutôt une stagnation, un piétinement, ah ! ce mouvement circulaire. Ce polar pourrait être d’ailleurs estampillé comme anti polar par excellence ! Et le fond de l'affaire, si vous parvenez à la fin du présent récit, est sans contestation possible le complexe d’œdipe, de quoi vous saouler en questionnements sans fin. Un bouquin riche, très singulier, du genre qu'on ne lit pas tous les jours, nerfs en pelote assurés malgré l’humour évident.

Je découvrais enfin (il n'est jamais trop tard pour bien faire, blablabla…) ROBBE-GRILLET qui m'attirait depuis un sacré moment, et j'ai tout naturellement voulu commencer par le début : Si « Les gommes » n'est que son deuxième roman (« Un régicide », écrit 4 ans auparavant, ne sera cependant édité que 30 ans plus tard), il fut le premier imprimé. Il m'a fait forte impression, même si je conçois parfaitement que pour un lectorat non averti ou non habitué à ce genre de littérature tordue et presque mathématique, il peut être très désagréable à lire et devenir une expérience calamiteuse (il peut rendre dingue avec les redites volontaires, les situations qui recommencent incessamment, jusqu'aux dialogues, jusqu'aux virgules). ROBBE-GRILLET fut l'un des piliers des Éditions de Minuit durant trois décennies, c'est même lui qui en quelque sorte fut le moteur de la ligne éditoriale, il n'en est que plus intéressant à lire, même 65 ans plus tard.

www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

lundi 3 septembre 2018

Nathalie YOT « Le nord du monde »


La narratrice s’est séparée d’avec son conjoint, un type sans visage qu’elle nommera « L’homme chien » tout le long du récit. Écrasée par la vie, elle va prendre le chemin du nord, irrémédiablement, conjurer le sort, tenter d’aller jusqu’à ce mur dressé tout au sommet du globe terrestre, qui ferait que l’on ne peut plus passer, que l’on doit faire demi-tour et enterrer ses espoirs.

Durant ce voyage, quelques rencontres improvisées, sans lendemain, amicales, sexuelles. L’une d’elles va pourtant bouleverser son quotidien : aux Pays-Bas, ce concours de circonstances avec trois polonais, mais c’est un quatrième, Isaac, polonais lui aussi, un enfant d’une dizaine d’années qui va faire battre son cœur plus vite qu’à l’habitude, perdu, orphelin, « offert » par l’un des trois autres, à la fois une épine dans le pied et de nouvelles sensations à assumer. C’est peut-être à ce moment-là que le voyage prend une vraie tournure initiatique, à deux, elle avec son nouvel enfant, lui avec sa nouvelle mère. Le désir, peut-être.

Puis c’est l’arrivée au nord, enfin, en Norvège, là où la nuit n’existe pas (le jour-nuit de la narratrice), pour remettre un peu mieux les compteurs à zéro dans une vie jugée ratée. Pas de nuit, pas d’obscurité. Sans lumière tout crève, sans nuit tout doit être pétillant de vie. Se perdre dans le nord pour mieux se retrouver, métamorphosée.

La nature va jouer un rôle, celui de chambre d’écho : « Un sentier où tous ceux qui ont voulu crier sont allés. On voit l’herbe aplatie sur vingt centimètres de large. Ce sont les pas des crieurs qui ont marqué le sol. Ma gorge enfle à force de. Je continue pourtant de. Je cherche l’épuisement tout en regardant mes cris remonter le long des rochers et s’échapper ». Les cris viennent du ventre, ce ventre qui possède une importance toute particulière dans le récit, celui qui a faim, faim de nourriture, mais surtout de vie, de sensations, d’événements, ce ventre qui n’a pas porté Isaac, mais qui aurait aimé l’héberger. C’est aussi celui qui a fin, fin de la routine, fin de la lassitude.

La narratrice a entrepris ce travail sur elle-même en 1999. Coïncidence ou plutôt volonté d’enterrer un millénaire de souffrances afin d’être mieux disposée à accueillir le nouveau ? Faire table rase du passé, oublier l’homme chien, sentir d’autres mains, d’autres peaux, d’autres odeurs, profiter d’une date sur le calendrier pour renaître.

Un court roman de cette rentrée 2018, aidé par une écriture délicate et pleine de souffrance en même temps, poétique et écorchée. Peu de dialogues (les personnages ne parlent pas toujours la même langue), une recherche d’un avenir en forme de Saint Graal, un rôle de mère, improvisé, sans connaître la partition : « Je fais ce que je peux. Je suis une remplaçante. Ce n’est pas facile d’être une remplaçante. Je n’ai pas pris l’histoire au début. Je m’adapte au rôle. Complètement ta mère, c’est vrai, je ne peux pas ». Nathalie YOT signe un beau roman sensible, d’allure simple, épurée, un « roadbook » mélancolique et sombre sorti par La Contre Allée, et l’on ne peut que les en remercier.


(Warren Bismuth)

samedi 1 septembre 2018

Boualem SANSAL « Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu »


Dans ce roman qui vient tout juste de sortir, Erlingen est une ville allemande fictive de 12000 âmes où est censé arriver un train ou plusieurs afin d’embarquer toute la population qui court un danger imminent. Ce danger le lecteur ne le connaîtra pas précisément. Cependant SANSAL va tellement le mettre sur la piste qu’il réalisera rapidement qu’il s’agit de l’islamisme fanatique et radicalisé. C’est par des biographies également fictives que SANSAL va faire ressurgir la réalité, d’Allemagne en Angleterre, de la France aux U.S.A. Il va à ce propos se remémorer les massacres des peuples indiens, anéantis par des colons venus d’Europe, colons nettoyant tout sur leur passage afin d’imposer le nouveau monde, compétitif et cruel (allusion au radicalisme actuel, bien sûr). Quant à ce train fantôme, que certains attendent hâtivement, d’autres avec angoisse, il représente bien ceux qui se rendaient à la queue leu leu vers des camps dont le terminus était souvent la chambre à gaz quelque part en Allemagne (déjà) ou en Pologne.

Comme toujours chez SANSAL, ce livre n’est pas qu’un roman, c’est aussi une longue page d’Histoire, une fable démente, un essai philosophique, un pamphlet contre l’islamisme (pas contre l’Islam, SANSAL tient à être clair là-dessus). Cette fois-ci, ce sont également des échanges épistolaires entre une mère et sa fille, sauf que la fille ne lira les lettres de son aïeule qu’une fois cette dernière décédée, et ne lui répondra qu’à ce moment-là.

Chez SANSAL les personnages semblent toujours secondaires, ils ne sont d’ailleurs pas toujours très bien brossés, ils manquent de caractère, de charpente, ils racontent plus qu’ils ne vivent, aussi je ne m’attarderai pas sur eux mais plutôt sur le fond, car si ce roman est totalement dans la lignée de ces précédents par les thèmes, les constats et les cris d’alerte, ici il est fortement imprégné par au moins trois écrivains.

Le premier, et l’aurez peut-être constaté dès le titre du présent roman, est KAFKA et sa « Métamorphose », planant durant tout le récit et véritable question de fond : un être humain peut-il se réveiller un jour métamorphosé, avec de nouveaux principes, un cœur perdu et une haine palpable ? Ce roman est très kafkaïen, beaucoup de questions sont soulevées, peu sont résolues. On ne connaît pas exactement l’ennemi, on ne voit pas comment le combattre : « Le mystère actuel est l’envahisseur. Nous ne savons rien des croyances qui l’animent mais sa façon de se couvrir de hardes, d’être partout et nulle part, de se tapir dans l’ombre et de frapper dans le dos, de savourer ses victoires par des cris aberrants et des transes échevelées, semble dire que sa religion, si c’en est une, s’est construite sur la tradition des peuples chasseurs-cueilleurs et s’exalte de nos jours sur des ruminations propres aux groupes humains qui sont passés de la société archaïque menacée d’extinction à la société de consommation compulsive sans passer par la société de labeur et de production de biens ».

Le deuxième auteur influent est Henry David THOREAU dont les thèses parsèment le roman, on sent bien que SANSAL est pénétré d’une grande admiration pour lui, même s’il convient que THOREAU n’a passé que deux ans protégé des hommes et de leur folie.

Le troisième, et c’est bien moins net, est le Dino BUZZATI du « Désert des tartares », livre dans lequel SANSAL voit la destinée imagée du monde en marche et futur. Il est cité en fin de volume.

Mais chez SANSAL ce n’est pas la douche froide en permanence, d’abord parce que la langue est d’une rare richesse, ensuite parce qu’il sait provoquer des situations cocasses afin d’amener un sourire réparateur voire rédempteur. Et puis il y a ces expressions désuètes qui fleurent bon le parler de naguère. Donc, si ce roman ressemble fort aux précédents de SANSAL, jusqu’à cet islamisme comparé au nazisme qu’il avait déjà fortement évoqué dans « Le village de l’allemand » par exemple, ce « Train d’Erlingen » est à lire, car il est peut-être plus complexe que tous les précédents, notamment par la structure originale en poupée gigogne. Peut-être aussi plus abouti que « 2084 », quoique dans la même lignée.

Vous n’y apprendrez rien de nouveau concernant les convictions et les combats de SANSAL, mais vous passerez un très bon moment aux côtés d’un écrivain érudit et très méticuleux, un auteur hautement engagé qui se fait lanceur d’alerte par sa plume et son militantisme. SANSAL est de ces écrivains indispensables qui savent prendre des risques pour faire éclater la vérité. Laissons-lui la parole afin de clore cette chronique : « Notre funeste erreur face à l’ennemi aura été la colère. Ecrasés par nos peurs et nos angoisses, nous avons cessé de réfléchir et nous sommes laissés gagner par le morbide attrait de la soumission ou celui de la furie destructive. Rabaissés à ce point, nous lui avons cédé le beau rôle du vainqueur magnanime qui, désolé et prêt à aider, regarde le fou trépigner et appeler à la mort ».

(Warren Bismuth)