Dans les frissonnants au trône du
prestigieux Goncourt 2018, l’un des romans qui a le plus retenu mon attention
est celui-ci. Sans doute parce qu’il est historique. Alfa Ndiaye et Mademba
Diop (aïeul de l’auteur, parcours ici romancé), deux amis sénégalais à la vie à
la mort, deux « plus que frères », sont envoyés sur le front en France
en pleine première guerre mondiale. Dès le début du récit, Mademba meurt sur le
front. Enfin, il met du temps à mourir pour être précis. Il va demander trois
fois à son ami encore à ses côtés de l’achever. S’il l’aime, s’il le
respecte, il doit absolument cesser de le voir souffrir. Seulement, Alfa refuse
et voit agoniser puis mourir Mademba. Choc traumatique immense.
Mais revenons à cet Alfa en temps de
guerre : spécialiste du vol de fusil sur corps humains qu’il a lui-même
tués. Et comme il ne fait pas précisément dans la dentelle (ses chefs ont
demandé d’être sans pitié), à chaque fois il ramène à sa section la main du
mort ennemi (le « yeux bleus », comprendre : l’allemand) qui
serre encore l’arme, main qu’il a fait sauter au coupe-coupe, car c’est un
prince de la lame.
À partir de la quatrième main, les membres
de son unité ne ricanent plus. S’ils ont été enthousiastes de voir les trois premières
mains accrochées aux crosses, cette fois-ci c’en est trop, Alfa est ostracisé, il
est désormais considéré comme un sorcier voire un démon aux yeux des
« Toubabs » (les blancs), et le fait qu’il ne parle pas français le
handicape d’autant plus, même s’il pense posséder ce don divin de lire dans les
pensées de la personne en face de lui rien qu’en mesurant ses expressions, sa
gestuelle. Il ramènera huit mains à son armée.
Son supérieur va lui demander plus ou
moins « gentiment » de disparaître à l’arrière du front, pour se
reposer, car le bon Alfa a l’air visiblement surmené. En fait il terrifie la
troupe, par ses mains ramenées, mais aussi sa couleur de peau. C’est donc à
l’arrière qu’Alfa va revoir passer sa vie, celle d’avant, au Sénégal, en
plongeant dans ses souvenirs avec Mademba, mais aussi la famille, les amours,
particulièrement le premier. Mise en abîme sur fond de traditions, rites et
croyances sénégalais.
Ce court roman peut se lire comme une
fable, l’écriture y est allégorique, transparente, sautillante (il écrit un peu
comme un enfant découvrant le monde), sait se faire chatouilleuse, forte
(ah ! Le discours de l’aïeul à un propriétaire voulant instaurer le
monopole de la culture de l’arachide, sans doute le moment le plus puissant du
livre). Mais il manque un je ne sais quoi pour le rendre prenant jusqu’à la
dernière ligne. Si le début du récit, sur le front, tient en haleine,
paradoxalement les souvenirs de la terre natale sont écrits d’une manière plus
lisse, peut-être plus personnelle. Quoi qu’il en soit, nous tenons des éléments
historiques intéressants. Cependant, certaines expressions étouffent : je
ne parvenais plus à lire sans serrer les mâchoires ce « par la vérité de Dieu »
que l’on croise constamment et qui anesthésie parfois le reste du propos. Et
les clins d’oeils mythologiques m’ont fait comprendre que je n’étais pas assez
érudit pour bien tout digérer.
Mais attention, je refuse d’être sévère
sur ce roman qui est d’un style très appréciable mais aussi un véritable
hommage marqué aux tirailleurs sénégalais qui aidèrent la France contre
l’ennemi, France qui leur a bien fait comprendre une fois les assauts terminés
qu’ils étaient noirs et donc « différents ». Rien que pour ce
témoignage, ce bouquin vaut le voyage dans le temps.
(Warren
Bismuth)
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