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mercredi 25 décembre 2019

Làszló KRASZNAHORKAI « Le dernier loup »


Attention exercice de style à l’horizon ! 72 pages, une seule phrase ! Je m’étais déjà frotté à cette expérience avec « Ce que j’appelle oubli » de Laurent MAUVIGNIER, une phrase en 60 pages. Ici le scénario est cependant tout autre. Le narrateur, philosophe oublié, mal dans sa peau, arpente un quartier de Berlin où il s’ennuie au milieu de la crasse, de la grisaille et des junkies. Son point de chute sera un bistrot du quartier, dans lequel il va monologuer son aventure au barman.

Le narrateur a reçu une lettre d’invitation expédiée de Madrid, pour la région d’Estrémadure en Espagne. Tous frais payés. Une ou deux semaines, dates à sa convenance. Pour y faire du tourisme et surtout pour rédiger un article sur son ressenti (et accessoirement donner un coup de pouce médiatique à la région). Il croit tout d’abord à une mauvaise blague, lui le penseur éreinté dont le cerveau ne parvient plus à correctement fonctionner. De plus « IL N’Y A RIEN LÀ-BAS, c’est un immense territoire désertique, aride, austère et plat, encadré de quelques petites montagnes, surtout près de la frontière, des montagnes pelées, une sécheresse épouvantable, un sol craquelé, le vide total et la misère noire, franchement, qu’est-ce que tu vas aller faire en Estrémadure ? ».

Bref, il accepte bon gré mal gré. Avion, interprète et chauffeur sur place. L’inspiration se déclenche avec cette phrase « c’est au sud du fleuve Duero qu’en 1983 a péri le dernier loup », assassiné. Ce sera la trame de fond de son article à venir. Mais très vite, notre narrateur apprend que le dernier loup de la région a été exécuté en 1985. Lui, qui a désappris à penser, y perd le fil, d’autant que des loups furent encore aperçus en maigre meute après cette date.

Le récit entre présent (dans le bar) et passé (en Espagne) s’entremêle dans une juxtaposition déroutante. Les repères se troublent dans une ambiance kafkaïenne. Construction littéraire de véritables poupées gigognes. Mais ce n’est pas tout : plus le récit s’allonge, plus des loups ont été vus après les dates originellement présentées comme les dernières indiquant leur présence.

Dans une sorte d’enquête, le narrateur va rencontrer, soit de visu soit par téléphone ou tout autre moyen de communication, les protagonistes, du dernier assassin de loup au dernier témoin, qui ne sont par ailleurs jamais vraiment les derniers. Sans compter que le barman à qui toute l’histoire est confié s’interroge : le narrateur a-t-il vraiment vécu cette expérience ?

Làszló KRASZNAHORKAI a travaillé à plusieurs reprises avec le cinéaste Bela TARR (tous deux sont hongrois) ce qui n’est guère étonnant. Mais là où Bela TARR joue dans la longueur et le plan fixe, Làszló KRASZNAHORKAI préfère la brièveté d’une action qui ici, comme le réalisateur, stagne et même régresse. Le lectorat est perdu, jusqu’à cette dernière ligne qui prouve que l’auteur a diablement mené sa barque. Écrite en 2009, cette novella déconcertante vient enfin d’être publiée en français (impeccable traduction de Jöelle DUFEUILLY) chez Cambourakis en 2019. Elle est originale voire singulière et peut provoquer des migraines si tant est que l’on essaie de se repérer dans les dialogues ou les dates des évènements canidés. On en reste comme deux ronds de flanc.


(Warren Bismuth)

dimanche 22 décembre 2019

DES LIVRES RANCES « Coups de coeur 2019 »


L’heure des bilans ayant sonné sans crier gare, nous nous permettons de vous faire modestement part de nos coups de cœur littéraires pour cette année passée, encore riche en émotions, vous n’y couperez pas ! Voici donc les 10 lauréats de notre blog DES LIVRES RANCES pour 2019, sans ordre particulier. Pourquoi pas 9 ou 11 ? C’est le hasard seul qui nous a fait tomber sur un chiffre rond, sur nos pattes en quelque sorte. Nous n’avons pas pour ambition de vous présenter une liste exhaustive ou démesurée, cependant elle vous guidera peut-être pour vos lectures de 2020. Merci pour votre fidélité, votre intérêt, vos retours, votre amitié. Merci aux éditeurs, éditrices qui continuent à nous montrer leur marque de confiance. 2020 frappe à la porte, nous continuerons à transmettre. Mais pas les microbes.

***** Coups de cœur 2019 d’Emilia Sancti *****

*****
Julia DECK « Propriété privée » éditions de Minuit



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Bérangère COURNUT « De pierre et d’os » éditions du Tripode



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Aurélie CHAMPAGNE « Zébu boy » éditions Monsieur Toussaint Louverture



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Jean-Claude GRUMBERG « La plus précieuse des marchandises » éditions du Seuil


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***** Coups de cœur 2019 de Warren Bismuth *****

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Ferdinand PEROUTKA « Le nuage et la valse » éditions La Contre Allée



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Éric VUILLARD « la guerre des pauvres » éditions Actes Sud



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Éric PLAMONDON « Oyana » Quidam éditeur



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Ernest CALLENBACH « Écotopia » éditions Rue de l’Échiquier (réédition)



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Erri DE LUCA « Le tour de l’oie » éditions Gallimard



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Collectif « De Tchernobyl à la Crimée » éditions L’Espace d’un Instant



Virginie SYMANIEC « Barnum - chroniques »


L’auteure de ce livre de chroniques (en forme de journal de bord) est également éditrice de la maison Le Ver à Soie. C’est en quelque sorte de là que tout est parti. Enfin, pas vraiment, plutôt un peu avant, après la mort de la mère de Virginie SYMANIEC. Bref, le Ver à Soie est né en 2013 et se veut farouchement indépendant, loin des grands distributeurs, loin des gros tirages. Une petite maison à taille humaine dont le but est de rencontrer son lectorat. Mieux : de l’inventer.

Virginie SYMANIEC est une passionnée curieuse, alors elle veut partager, aller au contact des gens, pas spécialement des lecteurs potentiels d’ailleurs. Lecture pour tous, c’est ce que l’on a envie de crier en lisant ce livre. Quant à Virginie, elle se déplace avec sa Twingo pourrie sur les marchés, elle tient des stands, elle expose et sa bonne humeur et ses réalisations, pour adultes et jeunesse. Elle en est fière, on la comprend.

Virginie est de ces tronches de biais, de celles qui ont souffert, entre les morts survenues un peu tôt, les galères, le chômage et la précarité (13 ans dans cette situation), elle a opté pour la liberté dans la dèche : se faire éditrice, toute seule, sortir des livres qu’elle veut faire connaître, tout ça sans délimitation de l’espace : « Drôle de chose que de construire sa maison d’édition sans murs, sans capital et seule dans son appartement ». Elle ne compte pas les heures supplémentaires. Ni les autres d’ailleurs, puisqu’elle ne gagne en réalité pas grand-chose. Là nous parlons purement d’argent, de thunes, de fric, de fraîche, car pour le reste elle gagne tellement, en liberté, épanouissement, rencontres, sentiment d’utilité, passerelle culturelle.

Ne croyons pas que le monde de la littérature est exempt de sexisme (d’ailleurs concernant notre blog, nous en aurions de fort tordantes à vous raconter, mais nous choisirons l’indifférence, le meilleur des mépris), que nenni ! Que l’on veuille survivre et boustifailler par la culture et de plus en étant une femme, pourquoi non plus ne pas vouloir tout faire seule tant qu’on y est ? C’est pourtant ce que fait la patronne du Ver à Soie. « Que n’ai-je donc choisi de faire ˝un vrai métier de femme˝ ? Secrétaire, institutrice, infirmière, caissière ? Il se trouve que derrière toute femme m’ayant harcelée ou cassé la figure, il y a toujours eu un homme qui pensait devoir me faire obstacle parce que je ne faisais pas ce qu’il fallait pour le faire prospérer, lui ».

Dans ces 220 pages de chroniques croquées çà et là entre 2013 et 2017 (2019 pour la toute dernière), l’auteure se raconte. Avec délicatesse, humour, sans prétention, elle revient sur son parcours : la mort du grand-père en 1977 (elle a alors 9 ans) qui va en partie décider de la suite, le choix de créer une maison d’édition, les difficultés (surtout pour une femme) administratives (parfois on croit rêver devant les demandes quelques peu inattendues de nos tendres bureaucrates). Puis la concrétisation, Amazon qui vient mettre le nez, l’auteure qui nous apprend comment contourner la dictatoriale entreprise multinationale, puis qui fait part de ses poisses, multiples (« Quelqu’un sait-il si la peste et le choléra viennent avant ou après la nuée de sauterelles ? »), de ses coups de mou, mais jamais cette vilaine envie de raccrocher les gants (les moufles serait un terme plus adéquat, voir l’anecdote sur la calculatrice). La drôlerie, toujours : « J’aime beaucoup cet homme : il est fin, intelligent et pauvre, ce qui l’oblige à avoir beaucoup d’humour ».

Les anecdotes de marchés sont légion, elles donnent du piment, de la couleur, toujours cette légèreté apparente derrière la gravité de la situation (les caprices de la météo, les concurrents déloyaux, etc.), d’autant que l’éditrice possède un bout de Biélorussie en elle, ce qui provoque parfois des situations singulières. Ces chroniques savent se faire dosément politiques, notamment avec l’évocation de LOUKACHENKO, le dictateur biélorussien. V. SYMANIEC semble avoir toujours eu un pied en Europe de l’est, même indirectement, elle travailla en effet notamment à la Maison d’Europe et d’Orient (l’occasion pour moi de saluer ici amicalement Dominique DOLMIEU) et devint spécialiste du théâtre russe et biélorusse.

Sa librairie éphémère et itinérante, elle la dorlote, elle la gâte. En 2016 c’est le grand luxe avec l’investissement d’un barnum, un petit, rouge, qui tient dans la Twingo. Et gaffe aux bonimenteurs (il n’en manque pas dans la culture et sur les marchés). « Un diffuseur m’a approchée. Il se propose de faire la tournée des librairies pour y présenter les livres du Ver à soie, en me disant que mes livres sont beaux et qu’on va faire beaucoup d’argent ». L’esprit Amazon semble hanter la culture. L’auteure rappelle à toute fin utile la loi sur le prix unique du livre. On ne sait jamais. Gaffe aussi aux auteurs, ceux qui ont chié le monde tous les matins. « Nous, les éditeurs, sommes des producteurs qui n’avons aucune obligation d’assouvir avec notre propre argent le désir d’autrui d’être publié. Car c’est bien cela qu’on nous demande lorsqu’on nous envoie un texte : de financer sa fabrication sous forme de livre et d’en assurer l’exploitation moyennant contrepartie financière sur la vente de chaque exemplaire ».

À défaut d’avaler des couleuvres, l’auteure éditrice va conséquemment avaler les kilomètres de bitume pour faire connaître son travail, sur les marchés (chaque été dans le sud-ouest) ou dans les foires aux livres. Quant à nous, nous le ferons par le biais de ce blog, d’autant que des titres du catalogue sonnent diablement russes, l’occasion semble propice, voici le lien :


Les marchés, les projets, les réalisations rythmés par l’actualité : « Emmanuel Macron et Marine Le Pen sont au second tour de l’élection présidentielle. Une fée de mes connaissances a prononcé par hasard les mots justes : mes valeurs, dit-elle, sont incompatibles avec celles du monde dans lequel je vis ».

Ce livre est quant à lui tout à fait compatible avec notre curiosité sur les micro éditions, il vient de sortir aux éditions Signes et Balises, c’est même le dixième titre édité (champagne !), il est beau et particulièrement soigné dans sa présentation. Un immense merci à Anne-Laure BRISAC pour sa passion communicative et sa confiance.


(Warren Bismuth)
 

mercredi 18 décembre 2019

Corinna GEPNER « Traduire ou perdre pied »


Dès la première phrase je soupçonne que je serai confortablement installé dans mon élément : « Adolescente, j’ai découvert Dostoïevski avec passion. Ma première rencontre avec lui a été ˝Crime et châtiment˝ ». Ici il sera question du métier de traducteur, couplé avec le destin d’une famille – celle de l’auteure - meurtrie par la guerre.

D’emblée, plusieurs traductions disponibles des premières phrases de « Crime et châtiment » sont recopiées, pour bien mettre le doigt sur la difficulté de traduire, de trouver les bons mots, les bonnes images, qui divergent selon les expressions. C’est la mère de Corinna GEPNER qui lui a donné cette envie de traduire et de partager, d’aller au plus précis, au plus près de l’auteur, de son univers, loin du mot-à-mot poussif et contre-productif, voire illisible. « Je traduits avec dictionnaire, avec des dictionnaires, qui se multiplient, se complètent, parfois se heurtent. Toujours avec dictionnaire. Que souvent j’utilise comme des béquilles qui me rassurent, allant jusqu’à chercher chaque terme, non par ignorance : les termes que je connais. C’est presque un rituel, c’est aussi ce qui déclenche l’écriture, me donne des idées, amène les mots, qui sont parfois si difficiles à venir ».

Corinna GEPNER prend sa profession très au sérieux, elle ne veut surtout pas reproduire une pâle copie décharnée du texte original : « Il serait sans doute faux de croire que l’œuvre ne s’écrit qu’une seule fois. Dans la traduction, elle se réécrit, autrement, et chaque traduction en est une réécriture de plus, qui ne peut ignorer les autres réécritures. L’oeuvre première n’est que l’apparition tangible d’un début d’écriture ».

La première parution d’une traduction de Corinna GEPNER fut celle d’un recueil de KAFKA, rien que ça. Il était dédié au grand-père maternel de la traductrice, le métier se mélangeait déjà à la famille. La famille justement : celle des quatre grands-parents, touchée par la guerre, la déportation. Issus côté maternel de la Prusse orientale, côté paternel de Pologne, on fait mieux comme entrée en matière dans la vie. La grand-mère maternelle parlait français, c’est avec elle que Corinna a appris cette langue, rapidement choyée. Le parcours familial, tragique, égrené au sein même du récit sur la traduction, est un élément supplémentaire dans sa perspective de traductrice.

« Traduire c’est se montrer humble », ne pas chercher à doubler le texte, à le détourner de son sens premier, mais l’aider à revivre, à se remettre en marche, à faire perdurer un héritage. Pour se faire, la traductrice procède de la manière suivante : elle s’interdit de lire le texte une première fois avant de le traduire, elle commence son travail en même temps qu’elle découvre le récit, pour ne pas se sentir influencer par ce qu’elle trouvera plus tard. Elle se refuse également à s’approprier la langue française, à se la rendre comme acquise, même si elle doit être un appui : « Si je ne pense pas ma propre langue comme langue étrangère, je passe à côté de l’essentiel. Ou l’autre langue, celle que je traduis, comme langue maternelle ».

Corinna n’ambitionne pas de révolutionner un texte, elle n’en a d’ailleurs pas la fibre : « Le traducteur souffre d’un désavantage inné : il vient toujours après, il n’est jamais premier, mais toujours second. Viendrait-il d’abord qu’il serait au-dessus de tout soupçon. Si talentueux soit-il, il n’est qu’un mime ». L’humilité, toujours, se recentrer sur le texte original, en respecter l’auteur, mais aussi chaque mot, chaque image, chaque ponctuation dans un travail de longue haleine. Ne pas le déformer.

Ce petit livre est une mine d’informations sur le difficile métier de traducteur, il est écrit tout en poésie, délicatesse et passion. De plus, il est présenté de manière aérée, parfois une seule phrase sur une double page. Ceci en facilite la lecture, les yeux pétillent tout en se reposant. Chaque paragraphe est mis en valeur sur une seule page, souvent la droite, car la gauche est souvent vide. De ce fait, il se lit très vite, mais pourtant sans s’affoler, sans risquer la déchirure pour avoir voulu le terminer à la vitesse de l’éclair afin de parvenir tel un sprinter à la dernière ligne.

Certains textes originaux (de Gesine AUFFENBERG, Hilde DOMIN) sont présentés dans leur langue originale (l’allemand) puis traduits par Corinna GEPNER, là aussi ils occupent une page pleine. Comme pour ses traductions, Corinna met un point d’honneur à écrire humblement, en total respect pour la langue qu’elle utilise. Le résultat est remarquable : un récit fluide, clair, entre littérature et histoire familiale, où les deux se rejoignent en quelque sorte. Paru en cette année 2019 chez la Contre Allée, « traduire ou perdre pied » est une immersion tout en finesse dans le monde de la traduction comme dans celui de la poésie. Ne jamais oublier que c’est grâce au travail de ces linguistes que nous pouvons découvrir des œuvres qui nous seraient inaccessibles sans ce sacerdoce.


(Warren Bismuth)

samedi 14 décembre 2019

Georges SIMENON « Long cours »


L’un des romans les plus longs de SIMENON, peut-être aussi l’un des plus denses, il fut achevé en 1935. Contrairement à la plupart des trames de l’écrivain, celle-ci est complexe et met en scène de nombreux personnages sur environ 450 pages. Un scénario où pas mal d’anti-héros vont vire côte-à-côte, pas toujours en harmonie.

Tout commence lorsque Charlotte, après avoir tué son ancien employeur à Paris, est en fuite avec son petit ami, Mittel. Au moment du drame, elle cherchait à se faire offrir une forte somme d‘argent afin de financer des actions anarchistes. Mittel lui-même est fils d’un anarchiste ayant appartenu à la célèbre Bande à Bonnot, et de ce fait hautement respecté. À Dieppe ils parviennent à embarquer clandestinement (le nom de Charlotte comme criminelle est sorti dans les médias) sur un cargo pas très net, puisque transportant des mitrailleuses destinées à aider l’action révolutionnaire en Équateur en vue de renverser le gouvernement, action qui par ailleurs échouera, rendant les armes du cargo inutiles. Le capitaine mystérieux et taciturne du rafiot, Mopps, tombe sous le charme de Charlotte, ils font rapidement leur affaire. Enceinte, Charlotte ne semble pas savoir de qui est l’enfant qui va naître. Elle assure à Mittel tout comme à Mopps que c’est bien son interlocuteur le père du bébé.

Mopps se lasse de cette idylle et propose au couple boiteux de lui fournir des faux papiers afin qu’ils s’enfuient (car toujours recherchés par les autorités). Ce sera la Colombie. Ce n’est que plus tard que Mopps propose à Mittel qu’il vienne le rejoindre à Tahiti, accompagné de Charlotte. Cette dernière devient serveuse dans un bar, aguiche les clients. Un bras de fer se dessine à l’horizon…

Une première partie maritime, dont l’atmosphère rappelle furieusement certains romans ou nouvelles de Joseph CONRAD (que SIMENON avait beaucoup lu), avec son défilé de gueules cassées, de marins au caractère trempé, de termes techniques sur la navigation et la vie sur un bateau. Une grosse pincée du Jack LONDON marin est également perceptible, peut-être pour le côté politique, qui n’est par ailleurs qu’un prétexte à SIMENON pour présenter un couple traqué, historiquement rien n’est conséquent, sinon un climat délétère des 30’s, « La situation en Europe est tendue et… ».

Lorsque les protagonistes atteignent la terre ferme, le roman, bien entendu, se fait plus Simenonien, avec ces couples dépareillés, ses jalousies, ses coups de pied de l’âne, cet univers aigre, désenchanté, collant, boueux, sur fond d’alcool. Il paraît même être une sorte de fiche technique des thèmes et convictions (pas toujours très propres) du romancier : à la fois roman de la fuite et de l’échec (DES échecs devrais-je plutôt écrire), influencé par le roman classique, le roman d’aventures, l’intimiste et la rancoeur, il est aussi l’occasion pour SIMENON de brèves réflexions racistes ou sexistes qui en gênent la lecture. Cependant, et au risque de me faire l’avocat du diable, je considère ce roman comme une des grandes réussites de l’auteur, peut-être justement parce qu’il avance sans maquillage ni bouclier, au risque de se faire torpiller. Je n’excuse en rien les dérapages de SIMENON car, même s’ils font partie de l’œuvre, ils en sont à jamais un caillou dans la godasse. Mais dans ce roman, l’auteur semble plus dépeindre un état de fait que prendre position ouvertement, même si bien sûr il possède ses faiblesses et ses ignobles certitudes.

« Long cours » est de ces romans qui dépeignent à la fois une époque et l’idée d’une littérature d’un temps. Il est charpenté, très structuré. Il aurait pu être politique, mais SIMENON aurait alors peut-être dû se glisser dans des réflexions personnelles qu’il aurait pu avoir du mal à tenir. Il s’est parfois – à tort – présenté comme anarchiste, il est possible qu’il pense l’être tout à fait en faisant vivre ce couple en fuite, même si rarement il approfondit le thème politique et social. Ses personnages sont plutôt ancrés dans une relation sociale, sociétale et surtout psychologique (sans doute la force du romancier tout au long de sa carrière). Lire « Long cours » c’est à la fois avoir la conviction du réel talent de l’écrivain imaginatif qu’était SIMENON, tout en brandissant les garde-fous sur ses idées rétrogrades d’homme blanc occidental. « Long cours », de 1935 donc, tend à montrer une fois de plus que les SIMENON d’avant 1939 restent ses meilleurs, partant du principe que nous devons avoir une lecture critique de l’œuvre.

(Warren Bismuth)

mardi 10 décembre 2019

Stéphane LEVALLOIS « Leonard2Vinci »


Un scénario résolument futuriste voire farfelu pour une BD bien calée dans l’air du temps pour le thème : pour célébrer les 500 ans de la disparition de Leonard de VINCI en cette année 2019, Stéphane LEVALLOIS met les bouchées doubles, et en partenariat avec le Louvre (ici co-éditeur) qui propose une immense exposition, il y va de son trait de crayon avec ce roman graphique fou fou.

En l’an 15018 (donc un peu après demain tout de même), un vaisseau, le Renaissance, renfermant les derniers vestiges des humains en vie après une attaque extra-terrestre, dérobe un tableau de VINCI exposé au musée du Louvre, « Sainte Anne, la vierge et l’enfant jouant avec un agneau ». Par chance, une empreinte digitale du peintre est retrouvée sur l’œuvre, c’est ainsi que ce cher Leonard est tout simplement cloné. Ce clone pourrait bien, afin de sauver la planète terre, faire revivre les « machines infernales » inventées tout au long de sa vie par de VINCI.

En effet, n’oublions pas que Leonard de VINCI fut aussi reconnu pour son sens très développé de la science, dessinant de nombreux croquis de machines diverses (dont la première voiture automobile, le premier homme volant ou le premier char d’assaut), fonctionnant selon des engrenages, de l’eau, la pression de l’air, des turbines, etc. Dans cette BD, ces machines ressuscitent, ou plutôt sont enfin réalisées (de VINCI n’a, pour la plupart d’entre elles, jamais fabriqué ces appareils). Comme une partie de ces créations était destinée à l’armée et à la défense, il suffira de s’inspirer du maître pour enfin fabriquer concrètement les engins.

Une BD en noir et blanc (sauf pour les peintures de VINCI, que LEVALLOIS a souhaité reproduire à l’identique, donc en couleurs), un scénario de science-fiction assez décoiffant, cette combinaison pourrait rebuter. Il n’en est rien, car c’est un plaisir de voir évoluer ces machines folles du génie, appuyées par des dessins complexes, parfois volontairement chaotiques (il en va de la survie de la terre tout de même !) et profonds sur le relief, certaines vignettes constituant une double page. L’histoire en elle-même, quoique peu sobre, reste simpliste, mais portée par ses exubérances graphiques, et sans l’aide du numérique, elle devient très plaisante, nos yeux s’arrêtant pour un temps long sur certains dessins sophistiqués. Le format de la BD étant plutôt grand, il est possible d’observer à loisir certains détails.

En fin de volume, l’auteur revient sur le travail accompli pour réaliser ce projet, sur les croquis pris en exemple, sur la trame qu’il en gardera. Les éditions Futuropolis n’ont peut-être jamais aussi bien porté leur nom, ce sont elles qui viennent d’éditer cette BD, en 2019 donc, pour fêter dignement un certain cinq centième…


(Warren Bismuth)

lundi 9 décembre 2019

Agnès DARGENT « Échappée »


Sous-titré « Entre plaines et montagnes, six randonnées à vélo », ce court récit de voyage entre Haute-Loire et Haute-Savoie en passant par l’Ardèche a été réédité en 2014, amputé de sa moitié originellement parue en 2000. Six escapades ? Plutôt cinq, puisque la première d’entre elles est en fait un portrait tendre du grand-père de l’auteure, celui qui lui a donné le goût des voyages, ces petites virées locales afin de mieux connaître son environnement immédiat. « C’est à lui, ce ciseleur de plates-bandes et de potager féerique, ce promeneur d’absolu, que je dois ce goût pour les petits chemins d’herbe entre les groseilliers, les portes au fond des jardins, les murs qui séparent campagne et potagers et donnent le désir de ce qu’on ne peut pas voir, c’est à lui que je dois l’instant où l’on peut rester sans bouger pour la cérémonie du tri des salades, assise à ses pieds près de la pompe dans la poignante douceur du cri des martinets et aussi, ce goût pour le mouvement et l’excitation du départ ».

Le départ, certes pas pour les pôles, pas pour la grande aventure cosmique des terres inconnues, mais celui permettant de relier par petits trajets des lieux abordables, non loin. C’est meilleur marché, plus accessible (et écologiquement plus viable), et l’on apprend beaucoup sans se déplacer sur des milliers de kilomètres.

Durant ses balades à vélo, Agnès DARGENT côtoie la nature, parfois hostile, toujours splendide, mais aussi les autochtones, ceux qui peuplent cette France d’en bas, celle dont on ne voit pas grand-chose, celle qui a en quelque sorte disparu, la population des campagnes de jadis, toujours figées dans leur passé. Les cafés d’antan, ses piliers de comptoir taiseux ou au contraire loquaces, souvent touchants, ces serveuses draguées mais à qui on ne la fait pas. Plus loin, un cerf. Majestueux, mais en danger.

Un petit livre de quelques dizaines de pages, tout simple, écrit avec les yeux et le cœur. La langue est ronde, raffinée et suave, rencontrant le monde rural, déserté, traçant une galerie de portraits du cru, avec douceur. La croyance est encore très présente sans ces zones reculées, les catholiques se rassurant avec les croix aux croisements des chemins, les protestants bien ancrés dans leur foi profonde. Sans oublier les commerces de proximité, ceux qui font survivre ce pays désolé, sortes de moteur ou de colonne vertébrale.

« Nous partons vers le Mézenc, l’âme comme émondée par le silence, il nous semble ne plus tenir au temps, il ne reste que l’imprévisible dialogue avec la forte déclivité, le rythme de notre déplacement, le risque de le perdre tout à fait ou de basculer dans l’aisance et de nous mettre à danser jusqu’en haut. Dans le poudroiement du jour nous longeons des prairies spongieuses, l’indolence des animaux couchés, les ombres des bouquets de frênes, la lumière dessous, doucement blutée ». Puis direction le col de Joux-Plane en Haute-Savoie, là où les mollets et les cuisses souffrent, où le brouillard tient compagnie, et duquel l’on désire ardemment atteindre le sommet afin d’y trouver une récompense.

Ce texte fait du bien, il se lit lentement, en prenant bien le temps d’enregistrer les descriptions égrenées avec patience, où chaque mot trouve sa place sans qu’une tête ne dépasse. Un moment de vraie poésie. Cerise sur le gâteau : la présentation. Très soignée, couverture orange, sous-couverture noire avec titre en relief, papier épais, encre bleutée, chapitres aérés (avec en fond des morceaux de carte géographique de 1692), les pages sont un ravissement, leur contact, leur odeur, cette envie de feuilleter, d’effeuiller même, jusqu’à atteindre le nu dans un instant quasi charnel.


(Warren Bismuth)

dimanche 1 décembre 2019

Zusman SEGALOWICZ « Une révolution au jour le jour »


Le titre dit à peu près tout. Rajoutons la date : 1917, et vous saurez qu’il s’agit ici de chroniques, d’une sorte de journal de bord au cœur de la Révolution russe. L’auteur, né en 1884 dans une région de la Pologne à l’époque détenue par la Russie, écrit en Yiddish. Ce livre est aussi un périple puisque SEGALOWICZ va aller prendre la température à Moscou, Petrograd, en Ukraine, Crimée et Biélorussie, le tout entre 1917 et 1919, dans un pays de quelque 160 millions d’habitants.

Il va vivre certes au cœur de l’action, mais dans un relatif détachement, car somme toute sous couvert de neutralité. S’il vibre pour la Révolution en préparation, il n’en fait pas un but ultime, il observe, constate que sous le tsarisme tout n’était pas si noir. Il voit les affrontements en cours entre les rouges et les blancs, mais c’est loin d’être une partie de football.

Le tsar Nicolas II abdique en février 1917. Commencent des négociations entre les différentes factions de la « gauche » qui durent plusieurs mois. Tout ceci fait aujourd’hui partie de l’Histoire mais lorsque SEGALOWICZ écrit dans son carnet, la situation explosive est vécue en direct. Il ne fait cependant pas l’impasse sur l’année 1905 qui a vu une première approche, une première tentative de prise de pouvoir. Il se souvient, il note comme des bribes, des souvenirs lointains, précis ou non.

Dans ses déplacements, l’auteur, lui le juif, remarque partout une montée violente de l’antisémitisme, se sent touché au cœur, pour lui, pour son peuple. Il note une situation tendue et chaotique en Ukraine. Alors que les blancs ne viennent que d’être terrassés et que le pouvoir en place n’en est qu’à ses premiers balbutiements, il s’acharne déjà sur les minorités, ce qui laisse présager une suite peu enthousiaste.

Et puis les anecdotes en direct, plus personnelles, pas directement en provenance du front mais tout aussi innommables : « Je me souviens encore qu’il y avait une pièce où se trouvaient alités une dizaine d’enfants atteints de la rougeole. Un jour où j’étais monté voir ces enfants en compagnie d’une infirmière, nous avons découvert que deux d’entre eux avaient rendu l’âme… et que les vivants jouaient tranquillement avec les morts qu’ils caressaient et prenaient dans leur bras ».

SEGALOWICZ a beaucoup écrit, a connu un parcours riche et dense, a visiblement été relativement connu en son temps. Quoi qu’il en soit, c’est ici la première fois que j’en entendais parler, ce journal est une source fertile en informations. Les éditions Interférences sont coupables de cette publication parue en 2016, la couverture fort attractive également est le détail d’une gravure illustrant la vie de LÉNINE. La traduction ainsi que la préface de l’ouvrage (une biographie rapide de l’auteur), qui ont dû s’avérer coriaces, sont le travail de Nathan WEINSTOCK, bravo Monsieur ! Un bouquin à posséder si l’on tient à se nourrir de détails dans le feu de l’action de la Révolution russe, celle d’avant STALINE, celle qui se construit de manière un peu improvisée, en 1917, au jour le jour.


(Warren Bismuth)

mardi 26 novembre 2019

Chrònis MÌSSIOS « Toi au moins, tu es mort avant »


« Ce qu’on faisait à des être humains dans cet enfer, à deux pas de la capitale de la Grèce, c’est impossible à décrire… Je crois qu’il n’y a jamais eu dans aucun autre coin du monde un choc aussi direct entre l’homme et la pire barbarie ».

Chrònis MÌSSIOS (1930-2012), méconnu par ici, et dont il semble que ce livre soit le seul traduit en français, fut un militant communiste grec qui passa pas moins de 21 ans en détention et déportation, dès l’âge de 16 ans. Ce livre de mémoire sortit originellement en 1985 et, croyez-moi, il fait partie de ces coups de poings – presque littéralement - inclassables.

« Toi au moins, tu es mort », ce titre fait référence à un ami du narrateur, tué par balles au tout début des affrontements de 1946 et qui, de fait, n’a pas connu la suite. L’OVNI littéraire (il n’y a pas d’autres mots) est une longue lettre que ce narrateur, surnommé Salonique (MÌSSIOS lui-même en fait) écrit à son ami défunt. Dans celle-ci il décrit ce qu’il voit, dans les cachots, les prisons, pendant la déportation, prisonnier des autorités grecques à partir de 1947. Le récit est une suite de mots collés, de révolte, de scènes épouvantables, mais aussi de moments de franche amitié et de solidarité entre détenus. Les humiliations, les intimidations des geôliers, la résistance des captifs. Pas une autobiographie, plutôt un témoignage.

L’auteur prévient : il est prisonnier politique, pas de droit commun, il doit de ce fait être traité comme un prisonnier politique, c’est son étendard, sa fierté.

Mais surtout, MÌSSIOS a besoin d’une soupape, il la nomme humour. En effet, tout au long de la lettre, il en use et abuse, sans jamais lasser, c’est sans doute ce qui le fait tenir, ce qui l’empêche d’aller rejoindre son pote : « Trois mille ans de civilisation pour en arriver là, de quoi se flinguer… ».

Mais ce qui est frappant au-delà de tout, c’est le style, brutal, parlé, du phrasé des rues, populaire, vindicatif, violent, agressif, un langage de la classe sociale inférieure, plein de rage. Il serait trop simple de le taxer d’argotique car la plupart des mots n’appartiennent pas à la langue verte. Il serait plus judicieux d’y voir là un jet retranscrit, une haine criée puis immédiatement écrite selon les mêmes termes en version brut de décoffrage, sans guillemets, sans retravailler le texte.

Second élément marquant : l’absence absolue de chronologie, comme si l’auteur suivait ses pensées, telle anecdote lui rappelant un détail survenu 10 ans avant ou après. Le lectorat ne sait pas où se placer, il sait simplement que ce qui est décrit s’est déroulé entre 1946 et 1974. Il est de ce simple fait difficile de savoir si l’auteur, dans la scène qu’il raconte, se trouve en prison ou en déportation (voire enfin libéré, certaines anecdotes étant post-détention), quelle en est la date, l’écriture ressemblant à un éboulis, un tremblement de terre, un tsunami. Pas de temps mort mais de la vocifération, du cri encré, couché sur papier, loin des normes du politiquement correct. À ce propos, on peut être choqués voire lassés par les nombreuses insultes homophobes, sexistes (certes d’un autre temps, mais n’expliquant pas tout), récurrentes et grognées, quand tout à coup…

« Très souvent, ceux que je trouve les plus courageux, les plus forts, c’est les homosexuels – les pédés, quoi – qui ont le courage de dire tout net à cette société de merde, aux familles de merde, aux employeurs de merde : oui, bande de connards, on est différents de vous, ce qu’on aime c’est pas baiser, c’est se faire baiser, voilà… Tu les imagines, seuls face à tout le système, sans la promesse d’objectifs lointains pour tous les hommes, sans la justification du bon Samaritain, qui affirment leur différence, purement et simplement, sans chichis, pendant leur courte vie, ce qu’on appelle l’amour, autrement dit par besoin de vivre ? Alors que nous, on ose bien tout sacrifier à la révolution contre le système, mais on n’ose pas vivre notre liberté personnelle en dehors du système existant ». Donc une écriture qu’il ne faut pas accueillir comme de l’homophobie, mais « juste » (et même si cela peut paraître trop et ne dédouane rien) comme un crachat verbal pas toujours conscient de ce qu’il désigne, ni toujours bien contrôlé.

MÌSSIOS parle des grèves en détention – violentes aussi -, des réprimandes, d’un combat quotidien. Il ne sera quasiment jamais question de la situation au dehors, les colonels au pouvoir, la dictature. Pour MÌSSIOS, tout se vit de l’intérieur, derrière les barbelés, parfois au mitard. « Tout le monde, bourgeois ou communistes, écrit cette putain d’Histoire de la même façon : horizontale, aplatie. Ils parlent des peuples, des masses, mais aucun d’eux n’a jamais pu sentir l’intensité, la passion, l’ascension et la chute de mondes entiers, contenus dans vingt-quatre heures de la vie d’un révolutionnaire ».

En fin de volume le traducteur Michel VOLKOVITCH – dont le travail a dû s’avérer ardu -, après une brève immersion dans la Grèce politique au sortir de la seconde guerre mondiale, brosse un portrait du livre et des réticences des éditeurs. S’ensuit de passionnantes pages sur le travail d’un traducteur de grec. Nous remarquons l’ampleur de la tâche, les difficultés de choix d’un mot plutôt qu’un autre, d’une expression. Ce qui me fait immédiatement penser à Anne-Laure BRISAC, traductrice (mais pas seulement) de grec et passionnée, à qui je dédis cette chronique.

L’occasion également de présenter enfin les éditions numériques Publie.net qui font paraître des tas de volumes dématérialisés, de la littérature classique aux textes méconnus (avec une collection axée sur la littérature grecque) en passant par la poésie et tant d’autres choses. Allez voir leur catalogue, il est fort impressionnant. Le présent livre, tout d’abord paru en France en 1991, vient d’être réédité en 2019, mais la version que nous proposons ici est bien celle de Publie.net, parue en 2008.


(Warren Bismuth)

dimanche 24 novembre 2019

Pierre VIDAL-NAQUET « La torture dans la république (1957-1978) »


Le titre annonce la couleur, ou plutôt la douleur : longue dissertation sur l’un des sujets les plus tabous en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. VIDAL-NAQUET, comme toujours, va aller chercher avec les dents et une patience redoutable tout ce qui a bien pu être publié en France sur le sujet, notamment sur les exactions commises durant la guerre d’Algérie entre 1954 et 1962. Le présent bouquin est d’abord corrigé en 1972, le temps pour l’auteur de se laisser un peu de recul pour bien digérer le plat un peu indigeste sur la torture en Algérie.

Corrigé en 1972, oui. Mais écrit dès les jours suivants la fin de la guerre, il sortit en 1963 à peu près simultanément en Angleterre et Italie. Pour la version française, entre le sujet qui semblait éculé et le lectorat pas encore près à affronter le double thème brûlant de la guerre d’Algérie (que l’on n’appelait par ailleurs pas guerre) et la torture pratiquée, il faudra patienter et donc relire, corriger, afin qu’une première version soit présentable 10 ans après la guerre. Mais pour que l’existence même de la torture en Algérie puisse être expliquée, il faut revenir sur la situation du peuple algérien avant les événements qui prennent comme point de départ les violences du 1er novembre 1954. C’est ce que fait brièvement mais précisément l’auteur.

« La torture dans la république » est une immense fresque atroce de la torture : sa naissance dans l’Histoire, son développement, et jusqu’à sa singulière utilisation durant la guerre d’Algérie, sans oublier certaines propositions de lois pour la rendre légale (on n’a pas dit « obligatoire », mais dans nombreux cas on n’en pense pas moins). Refus du gouvernement de la faire figurer dans la constitution, mais néanmoins protection et couverture pour les acteurs de tortures (souvent des militaires).

Durant la « pacification », la torture fut employée tout d’abord en Algérie. Nombreux sont ceux qui pensaient qu’elle s’y cantonnerait. Mais elle finit pas passer la Méditerranée et se répandre en métropole. Des algériens ou marocains furent même désignés pour la faire subir à leurs frères, il faut pour les généraux pouvoir se défendre en cas de procès.

Des procès, il y aura, entre flops et déceptions, charbons ardents et tabous, le sujet va être peu évoqué ou développé en profondeur pendant ceux-ci. Car les militaires ne sont pas seuls impliqués ou en tout cas défenseurs de la torture des années noires : l’Eglise se positionne par moments de manière fort troublante voire absolvante. Quant à l’État, officiellement il remue peu, pas de vagues, sujet sensible, poudrière assurée. L’envers du décor est tout autre : entre justifications, motivations, il apparaît, surtout les premiers temps, qu’il a sinon encouragé, en tout cas légitimé et couvert la torture.

Les médias semblant s’être désengagés du sujet, même si les premiers articles sont parus dès 1957. Le pays est comme figé, pratiquant l’autocensure. Ce sont des éditeurs comme les éditions de Minuit ou Maspero qui vont mettre le feu aux poudres en sortant de véritables pamphlets contre la torture, en partie sous formes de témoignages à charge (nous en avons présenté plusieurs sur notre blog). D’où les procès, d’où l’effet boule de neige, d’où la position de l’autruche intenable de la part de l’État, d’où le retour de de GAULLE aux affaires, d’où l’escalade de violence fomentée par l’O.A.S., tout se tient.

VIDAL-NAQUET fut un historien talentueux et méticuleux, jamais il ne s’enflamma même s’il prit parti. Ici il pèse chaque mot (les procès il connaît), il ne diffame pas, il apporte des preuves irréfutables, montre du doigt l’ère des soupçons, le silence médiatique, la peur, la souffrance, l’arbitraire. Il revient sur des épisodes précis de la guerre d’Algérie, notamment la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris qui se solde par une charge phénoménale de la police française, tuant, noyant. VIDAL-NAQUET y emploie le mot de pogrom. Il revient sans relâche sur sa suite, les assassinats du 8 février 1962 au métro Charonne. Il enfonce les clous avec des sujets qu’il connaît bien pour les avoir étudiés en profondeur, notamment la disparition puis l’assassinat en Algérie du militant communiste Maurice AUDIN.

Il serait ennuyeux de vous tartiner ici des pages et des pages sur tout ce qui peut se ressentir en lisant un tel essai. Pour la vérité, pour l’Histoire, pour le souvenir, pour la mémoire, il faut le lire. Il fut réédité à plusieurs reprises aux éditions de Minuit, la dernière réédition en cours, toujours disponible, est celle de 2007. Elle est un poil corrigée mais absolument pas réécrite, elle reste ce jet d’encre post 1962 et elle est palpitante et brillante.


(Warren Bismuth)


jeudi 21 novembre 2019

Vladimir NABOKOV « Nouvelles complètes »


NABOKOV disait de lui-même en 1964 « Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne. Je suis venu en Amérique en 1940 et j’ai décidé de devenir citoyen et de faire de ce pays mon foyer ».

L’intégrale des nouvelles de NABOKOV (1899-1977) est ici publiée (en 2010), pas moins de 68, présentées par ordre chronologique, écrites entre 1921 et 1958. Ce qui retient l’attention, et en écho à la phrase d’introduction de cette chronique, ce sont les diverses influences de style de l’auteur : on y sent comme un vent russe, une brise allemande, un souffle français et bien sûr une légère bourrasque états-unienne, le tout souvent proche des romans classiques du XIXe siècle pour l’atmosphère générale.

Les premières nouvelles s’avèrent peut-être un poil maladroites ou hésitantes, mais très vite la plume se met en place. Curieusement, c’est pourtant dans ses premières nouvelles que l’on peut ressentir la plus grosse influence outre-Atlantique alors que l’auteur vit en Europe. On voyage comme des forcenés (l’écrivain a énormément déménagé dans sa vie) dans des récits qui souvent se déroulent dans un train ou autre moyen de transport, jusqu’à la période où NABOKOV ira justement habiter aux U.S.A. À ce stade, elles se feront plus sédentaires (mais pas toujours).

Il est beaucoup question d’exilés russes établis à Berlin (comme NABOKOV), leurs vicissitudes du quotidien, avec parfois une grande introspection. Et les femmes, très présentes, pour des amours boiteuses, déchirantes, sans suite. La ville, longuement dépeinte, fait figure d’héroïne centrale. D’ailleurs NABOKOV écrivait comme on peint, en maniaque du sens de la description, établissant de grands tableaux épiques constellés de détails ajoutés parcimonieusement en touches sombres.

Étonnamment, c’est une fois implanté aux Etats-Unis que NABOKOV écrit le plus longuement sur la Russie devenue l’U.R.S.S., celle qu’il a pourtant quitté vingt ans plus tôt. Plus on avance dans ces nouvelles, plus le passé semble ressurgir, enserré dans une langue poétique, maniérée et exigeante.

À de nombreux égards, NABOKOV ne peut pas être taxé d’écrivain politique, même si elle est là, en fond, comme une ombre, mais rarement elle prend le dessus sur la tranche de vie contée. NABOKOV a fait de l’écriture un art. Le reproche majeur consiste toutefois peut-être dans le fait que NABOKOV raconte la classe aisée, l’aristocratie (dont il était issue), ce qui peut engendrer une certaine lassitude. L’ouvrier, le prolétariat, la misère sociale sont à peu près absents de cet épais recueil. Il n’empêche qu’il renferme de petits chefs d’œuvre, je pense à des nouvelles époustouflantes comme « L’extermination des tyrans » (peut-être la plus politique) « Un poète oublié » ou encore « Le temps et le reflux ».

Cette intégrale de plus de 850 pages ne se lit pas d’une traite bien sûr, elle demande réflexion, digestion, notamment sur les nombreuses influences littéraires évoquées ci-dessus, rendant de fait NABOKOV inclassable. En début de volume, une biographie détaillée de l’auteur ainsi que de nombreuses photographies, le recueil est complet et visuellement plaisant. Il permet de mieux appréhender un auteur dont jusqu’ici je ne savais somme toute pas grand-chose. Le mal est réparé, tout ceci grâce à un ami proche, l’un des plus fidèles, des plus attentifs, des plus à l’écoute, donc des plus précieux, qui a su me faire aller au-delà de ma zone de confort (même si la Russie est souvent évoquée…), qui m’instille patiemment son goût de la littérature vue comme art majeur pour l’un de ces pavés envoyés comme un témoignage de la littérature du XXe siècle. Grâce lui soit rendu ici.

(Warren Bismuth)

mercredi 20 novembre 2019

Antoine WAUTERS « Nos mères »


Un récit supplémentaire, très fort, que nous livre Antoine WAUTERS dans « Nos mères ».
L’action se situe dans un pays du Proche-Orient que l’on ne peut véritablement identifier. Trois personnages peuplent une maison, quatre si l’on compte le mort, des dizaines en écoutant Jean.

Jean, c’est l’enfant, 9 ans, 10 ans à peu près. Il vit sous les toits, dans un grenier exigu qu’il traverse en quelques pas. Pourquoi le grenier ? Parce que c’est la guerre, les bombes tombent régulièrement autour de l’habitation. La mère, quant à elle, tente de préserver son fils unique. Fils unique, pas si sûr, Jean parle à ses frères et ses sœurs, Maroun, Charbel, Mona, Rita, Charles… ils sont très nombreux. Ils peuplent ses rêves et les longs silences de l’enfant en tête-à-tête avec lui-même. Il y a Luc aussi, la petite amie que Jean nomme comme il veut, même si c’est un prénom de garçon. Il découvre sans ses bras oniriques les joies de l’amour charnel qui s’achèvent néanmoins dans l’oreiller, puisque de Luc n’existe que le fantasme.

Jean n’a pas qu’une seule mère, il a plusieurs mères. Une mère aimante, une mère distante, une mère malade et qui gobe des cachets bleus. Jamais il ne peut la nommer au singulier, elle est plurielle. Cette femme en plein deuil vit principalement au rez-de-chaussée de la maison, tourne et vire, sans jamais trouver la paix. Au purgatoire, sous le grenier, il y a le grand-père, alité constamment, qui ne dit quasi plus rien, qui se borne à perdre du poids, de plus en plus, attendant patiemment et calmement que la mort l’emporte.

Jean a un père aussi, un père engagé dans cette guerre, un père qui a été tué.

« Mon amour.
Ma vie.
Mon mari.
Arrêté.
Dépecé.
Atrocement mutilé par les miliciens puis jeté aux chiens de l’oubli. »

Le cadavre du père repose aux côtés de son fils, contre lequel il se blottit, aux heures sombres.

Les mères préviennent : l’enfant va bientôt pouvoir reprendre l’école, la guerre semble s’être tue. On prépare les affaires, la date se rapproche, septembre marque la rentrée.

A mi-chemin de l’ouvrage, la situation change. Jean est en Europe, en France, sans ses mères, sans ses frères et ses sœurs oniriques. Jean est désorienté, il n’arrive pas à faire le lien, que s’est-il passé ? Qui est cette Sophie qui veut se faire appeler maman, qui elle aussi gobe des cachets bleus, qui reste alitée toute la journée, et qui pleure. Manuele, son amoureux, qui reste en retrait, qui vit chez lui, qui passe voir Sophie de temps à autre et qui joue avec Jean. Luc, bien loin maintenant, remplacée par Alice qui chasse aussi les émois vécus dans l’oreiller en s’ouvrant charnellement à lui.

Faire le deuil d’un passé douloureux, faire remonter à la surface les souvenirs enfouis, les flammes du Saint-Chœur, les disques de Verdi…

Roman d’apprentissage aux forceps, roman de la résilience, Jean se construit contre vents et marées.

Le livre s’achève sur une perspective nouvelle, Jean fait connaissance avec sa mère enfant, rencontre son grand-père maternel à travers un récit aussi dur et froid que la roche, la boucle est bouclée car Jean découvre ses mères tout en laissant derrière lui les vestiges de son passé.

« Ma brebis, ma poule d’eau, bravo ! Je ne pensais pas que tu arriverais à faire ce que tu fais là, à te passer de tes amis et devenir toi-même, dur et fort comme le quartz et la topaze. Bravo ! Maintenant, je fais le vœu que tu ne baisses pas les bras, que tu tiennes bon. Travaille mon grand, écris, ne t’arrête pas. Ah ! et aussi : n’écoute pas les conseils des mères. Toutes les mères sont au bord de la folie et ne savent pas ce qu’elles disent. Du reste, ne culpabilise pas d’aimer Sophie : on n’a jamais assez d’une mère et toute main qui se tend est bonne à prendre, crois-moi ».

Avec bonheur, je me rends compte que je suis loin d’avoir tout lu de ce fabuleux Antoine WAUTERS, attendez-vous à le revoir, encore et encore. Et pas seulement chez VERDIER !


(Emilia Sancti)