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mercredi 3 avril 2019

Erri DE LUCA « Le tour de l’oie »


Étonnant ce dialogue entre un auteur (le double d’Erri DE LUCA) et le fils qu’il n’a pas eu et qu’il vient de créer en lisant Pinocchio. C’est DE LUCA qui lance le débat, qui informe ce fils. Mais peu à peu ce dernier prend forme, intervient de plus en plus souvent. DE LUCA se confie, sa jeunesse dans les quartiers pauvres de Naples, puis très vite l’engagement politique auprès des révolutionnaires et autres anarchistes. Sur le terrain, au combat. Le père qui héberge des activistes en fuite. La vie d’ouvrier (que DE LUCA a connue) est évoquée. Tout ceci raconté par bribes genre goutte à goutte, mais avec quelle plume, mazette ! Le narrateur, qui s’engage pour la Bosnie, Sarajevo, la guerre, qui va être constamment en contact avec la mort, la sentir dans la fumée des bombardements. Ne jamais oublier la nature, l’oxygène nécessaire pour avancer, nature prépondérante dans l’œuvre de DE LUCA. Il la peint de manière subtile, avec une économie de mots toute en profondeur.

Les premières amours, lointains souvenirs agréables, un poil nostalgiques, mais paradoxalement peut-être moins que les réminiscences sur l’alpinisme, les parois, les chamois, le risque permanent de la glissade. Ce risque dans la nature, DE LUCA l’apprécie, l’adrénaline bouillant le corps. Mais la nature, c’est aussi la renaissance, les bruits certes, mais pas ceux de la ville. « Je suis sourd au silence ». DE LUCA déshabille l’âme de son narrateur (SON âme). Il aurait peut-être aimé être jaloux, juste pour savoir, percevoir. Mais non. « Je n’ai pas la prétention de suffire à une femme, l’exclusivité ne me concerne pas ».

Sans croyance aucune, et malgré une parfaite conviction athéiste, DE LUCA lit tous les matins quelques pages des Saintes Écritures, elles lui font du bien, elles le sculptent. C’est sa propre spiritualité. Il s’attarde sur les figures de ses parents, il en est marqué. À vie. Commence par le père, enchaîne sur la mère, confie ses souvenirs faits d’odeurs.

La lecture. Bien sûr. Il ne veut pas tout savoir, tout lire, tout dévorer, il veut picorer. « Je ne lis pas pour rendre visite à des auteurs, savoir que je les ai lus ». Aucun auteur ne mérite d’être idolâtré. À part BORGES bien sûr. Et DOSTOÏEVSKI. D’ailleurs les russes prennent une grande place dans les goûts littéraires du narrateur. Ils sont choyés, respectés, protégés, comme dans un musée.

Le narrateur (l’auteur par éclaboussement, vous l’aurez compris) est de ces types qui font tout à rebrousse-poil. Il n’a pas l’âme d’un mouton. Les fêtes obligatoires ? « Je fais partie des abstentionnistes qui maigrissent à Noël ». Durant les années de plomb en Italie il a combattu, il n’en dira pas plus, à quoi bon ? C’est fait, il ne regrette rien. Il fallait le faire, c’est tout. Il n’a pas non plus l’étoffe du héros. La leçon de vie et d’humilité qu’il donne est ici énorme, nous leste les épaules. Il est lucide : une partie de lui est sans doute un peu au-dessus de la moyenne mais il reste l’autre, celle qui ne s’est pas développée « Ma main gauche, analphabète, tient le cahier ».

Le récit est dense, truffé d’anecdotes, de souvenirs, sans doute quelques inventions ou adaptations aussi. Pour la cause certainement. DE LUCA sait s’y faire touchant, bouleversant, quand il écrit sur ses souvenirs de jeunesse, son amour pour le cirque (sans les animaux). « Je suis d’accord avec Barnum. Le cirque est le plus grand spectacle du monde. Quand on le compare aux modestes exercices verbaux des promesses électorales, on ne sait pas qu’on leur fait un grand compliment. Le cirque est la maison de jeu des funambules, des acrobates, des clowns, des jongleurs, illusionnistes ». Il sait se transformer en  philosophe débarrassé du superflu. Comme ses phrases, décharnées, dépolies, ciselées au millimètre. Travail d’orfèvre, d’ouvrier, d’artisan de la littérature. C’est très grand.

DE LUCA peut être emmerdant quand il s’éternise sur la foi, sa digestion des Saintes Écritures qu’il peut ressasser en monologues certes jolis mais étouffants à la longue. Dans ce « Tour de l’oie » en revanche, il frappe particulièrement fort. Il se met à nu sans fioritures mais en gardant certaines pudeurs. Sa poésie y est envoûtante. Je sais, c’est facile, mais je dirai cependant que ce « Tour de l’oie » est un vrai tour de force. Sorti en 2019, à coup sûr l’un des plus beaux ouvrages de l’auteur.

(Warren Bismuth)

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