Étonnant ce dialogue entre un auteur (le
double d’Erri DE LUCA) et le fils qu’il n’a pas eu et qu’il vient de créer en
lisant Pinocchio. C’est DE LUCA qui lance le débat, qui informe ce fils. Mais
peu à peu ce dernier prend forme, intervient de plus en plus souvent. DE LUCA
se confie, sa jeunesse dans les quartiers pauvres de Naples, puis très vite
l’engagement politique auprès des révolutionnaires et autres anarchistes. Sur
le terrain, au combat. Le père qui héberge des activistes en fuite. La vie
d’ouvrier (que DE LUCA a connue) est évoquée. Tout ceci raconté par bribes
genre goutte à goutte, mais avec quelle plume, mazette ! Le narrateur, qui
s’engage pour la Bosnie, Sarajevo, la guerre, qui va être constamment en contact
avec la mort, la sentir dans la fumée des bombardements. Ne jamais oublier la
nature, l’oxygène nécessaire pour avancer, nature prépondérante dans l’œuvre de
DE LUCA. Il la peint de manière subtile, avec une économie de mots toute en
profondeur.
Les premières amours, lointains souvenirs
agréables, un poil nostalgiques, mais paradoxalement peut-être moins que les
réminiscences sur l’alpinisme, les parois, les chamois, le risque permanent de
la glissade. Ce risque dans la nature, DE LUCA l’apprécie, l’adrénaline
bouillant le corps. Mais la nature, c’est aussi la renaissance, les bruits
certes, mais pas ceux de la ville. « Je suis sourd au silence ».
DE LUCA déshabille l’âme de son narrateur (SON âme). Il aurait peut-être aimé
être jaloux, juste pour savoir, percevoir. Mais non. « Je n’ai pas la
prétention de suffire à une femme, l’exclusivité ne me concerne pas ».
Sans croyance aucune, et malgré une
parfaite conviction athéiste, DE LUCA lit tous les matins quelques pages des
Saintes Écritures, elles lui font du bien, elles le sculptent. C’est sa propre
spiritualité. Il s’attarde sur les figures de ses parents, il en est marqué. À
vie. Commence par le père, enchaîne sur la mère, confie ses souvenirs faits
d’odeurs.
La lecture. Bien sûr. Il ne veut pas tout
savoir, tout lire, tout dévorer, il veut picorer. « Je ne lis pas pour
rendre visite à des auteurs, savoir que je les ai lus ». Aucun auteur
ne mérite d’être idolâtré. À part BORGES bien sûr. Et DOSTOÏEVSKI. D’ailleurs
les russes prennent une grande place dans les goûts littéraires du narrateur.
Ils sont choyés, respectés, protégés, comme dans un musée.
Le narrateur (l’auteur par éclaboussement,
vous l’aurez compris) est de ces types qui font tout à rebrousse-poil. Il n’a
pas l’âme d’un mouton. Les fêtes obligatoires ? « Je fais partie
des abstentionnistes qui maigrissent à Noël ». Durant les années de
plomb en Italie il a combattu, il n’en dira pas plus, à quoi bon ? C’est
fait, il ne regrette rien. Il fallait le faire, c’est tout. Il n’a pas non plus
l’étoffe du héros. La leçon de vie et d’humilité qu’il donne est ici énorme, nous
leste les épaules. Il est lucide : une partie de lui est sans doute un peu
au-dessus de la moyenne mais il reste l’autre, celle qui ne s’est pas
développée « Ma main gauche, analphabète, tient le cahier ».
Le récit est dense, truffé d’anecdotes, de
souvenirs, sans doute quelques inventions ou adaptations aussi. Pour la cause
certainement. DE LUCA sait s’y faire touchant, bouleversant, quand il écrit sur
ses souvenirs de jeunesse, son amour pour le cirque (sans les animaux). « Je
suis d’accord avec Barnum. Le cirque est le plus grand spectacle du monde.
Quand on le compare aux modestes exercices verbaux des promesses électorales,
on ne sait pas qu’on leur fait un grand compliment. Le cirque est la maison de
jeu des funambules, des acrobates, des clowns, des jongleurs, illusionnistes ».
Il sait se transformer en philosophe
débarrassé du superflu. Comme ses phrases, décharnées, dépolies, ciselées au
millimètre. Travail d’orfèvre, d’ouvrier, d’artisan de la littérature. C’est
très grand.
DE LUCA peut être emmerdant quand il
s’éternise sur la foi, sa digestion des Saintes Écritures qu’il peut ressasser
en monologues certes jolis mais étouffants à la longue. Dans ce « Tour de
l’oie » en revanche, il frappe particulièrement fort. Il se met à nu sans
fioritures mais en gardant certaines pudeurs. Sa poésie y est envoûtante. Je
sais, c’est facile, mais je dirai cependant que ce « Tour de l’oie »
est un vrai tour de force. Sorti en 2019, à coup sûr l’un des plus beaux
ouvrages de l’auteur.
(Warren
Bismuth)
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