Voilà un
essai époustouflant ! Paru en 1840, il raconte une affaire peu banale
prenant place à Milan en 1630, en pleine épidémie de peste et par conséquent
d’une psychose collective incontrôlable, où des innocents vont être torturés,
condamnés, exécutés à partir d’aucune preuve, d’aucun fait avéré, tout ceci de
manière absolument légale.
Une femme,
Caterina ROSA, a vu, pas cru voir, mais bel et bien vu monsieur Guglielmo
PIAZZA, commissaire à la santé, enduire les murs d’une rue de la ville d’un
liquide gluant et jaunâtre. Elle attise elle-même la rumeur jusqu’à ce que le
sieur PIAZZA soit arrêté. L’onguent en question, également badigeonné sur
poignées et serrures, aurait répandu la peste au cœur de Milan. C’est le
barbier Giacomo MORA qui l’aurait fabriqué puis fait appliquer par une tierce
personne (PIAZZA) moyennant rémunération.
Un simple et
minuscule fait divers devient rapidement une sorte d’affaire d’État. PIAZZA et
MORA sont (illégalement) soumis à la torture à plusieurs reprises, ainsi que
d’autres possibles complices. Car c’est bien la torture qui est au cœur de cet
événement : les lois italiennes sont alors pourtant assez précises sur ce
point et il est indéniable que dans cette affaire la justice les a bafouées.
MANZONI s’applique à un travail minutieux d’historien pour dénoncer cette
énorme erreur judiciaire. Le liquide soi-disant assassin n’a pas été analysé,
le seul témoignage de Caterina ROSA a suffi pour faire condamner deux
innocents. Il paraît évident par ailleurs que PIAZZA n’était pas en train d’enduire
les murs de cet onguent mais bien de frotter ses mains sur ce même mur après
avoir écrit et tâché ses doigts d’encre.
Quoi qu’il en
soit, il fallait des coupables durant cette période d’hystérie collective. Dans
ses arguments, MANZONI passe au crible les mensonges, qui prennent une part
prépondérante dans cette affaire : des mensonges de dame ROSA jusqu’à ceux
de la justice qui devait à tout prix trouver des têtes pour l’exemple, rassurer
la population. Bien sûr les mensonges de certains accusés qui finissent par
raconter n’importe quoi sous l’effet des tortures à répétition.
Des tortures
illégales qui d’ailleurs ne servent à rien puisque la conviction des juges est
faite : PIAZZA et MORA sont coupables. Il faut lire ces pièces du procès
où chaque « preuve » est faite par l’absurde : si un accusé
donne un témoignage que le tribunal ne veut pas entendre, il ment. S’il donne
une version contraire ensuite, il ment encore. Et comme si ce n’était pas
assez, le propre fils de MORA va être arrêté, toute la famille va devoir
déménager. Comble du raffinement : la maison de MORA sera détruite et à sa
place sera érigée une colonne, la fameuse colonne infâme, rappelant les faits
(inventés par la justice) et la culpabilité des accusés. MANZONI a repris le
procès. Il s’appuie notamment sur l’essai de Pietro VERRI « Considérations
sur la torture » (1777), où VERRI venait de prendre conscience de la gigantesque
mise en scène dans cette invraisemblable affaire.
Témoignage de
l’un des accusés, que l’on pourrait appliquer à chacun d’eux : « Je n’ai commis ni ce crime, ni aucun autre,
et je meurs parce qu’une fois, dans un moment de colère, j’ai donné du poing
dans l’œil d’un de mes semblables (…). Je n’ai point de complices, parce que je
m’occupais de mes affaires, et n’ayant point fait la chose, je ne pouvais avoir
de complices (…). Votre Seigneurie peut faire ce qui lui plaira, je ne dirai
jamais ce que je n’ai point fait ; je ne veux point damner mon âme. Mieux
vaut endurer ici trois ou quatre heures de souffrances, que d’aller en enfer
souffrir éternellement ».
Délirant :
la colonne infâme survivra jusqu’en 1778. Plus tard il sera enfin reconstruit
des bâtiments sur les ruines (il était stipulé sur la colonne qu’il ne devait
plus jamais être bâti quoi que ce soit à cet endroit).
Cette
« Histoire de la colonne infâme » devait à l’origine figurer dans le
roman « Les fiancés » de MANZONI (1827), mais l’auteur gardera son
idée bien au chaud pour en faire un vrai livre. Le matériel dont je dispose
n’est pas la dernière édition et ne comporte donc pas la préface d’Éric
VUILLARD (c’est grâce à lui que j’ai découvert ce petit joyau) de la dernière
réédition, mais il est indéniable que VUILLARD a dû s’inspirer de cet essai
pour son œuvre, tant les points communs d’approche sont nombreux. Ce bouquin
est court, dense et percutant, il marque bien sûr une époque précise, mais peut
être décliné éternellement pour mettre en exergue les erreurs judiciaires dans
leur globalité, il en est peut-être un véritable cas d’école.
(Warren Bismuth)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire