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dimanche 14 avril 2019

Alessandro MANZONI « L’histoire de la colonne infâme »


Voilà un essai époustouflant ! Paru en 1840, il raconte une affaire peu banale prenant place à Milan en 1630, en pleine épidémie de peste et par conséquent d’une psychose collective incontrôlable, où des innocents vont être torturés, condamnés, exécutés à partir d’aucune preuve, d’aucun fait avéré, tout ceci de manière absolument légale.

Une femme, Caterina ROSA, a vu, pas cru voir, mais bel et bien vu monsieur Guglielmo PIAZZA, commissaire à la santé, enduire les murs d’une rue de la ville d’un liquide gluant et jaunâtre. Elle attise elle-même la rumeur jusqu’à ce que le sieur PIAZZA soit arrêté. L’onguent en question, également badigeonné sur poignées et serrures, aurait répandu la peste au cœur de Milan. C’est le barbier Giacomo MORA qui l’aurait fabriqué puis fait appliquer par une tierce personne (PIAZZA) moyennant rémunération.

Un simple et minuscule fait divers devient rapidement une sorte d’affaire d’État. PIAZZA et MORA sont (illégalement) soumis à la torture à plusieurs reprises, ainsi que d’autres possibles complices. Car c’est bien la torture qui est au cœur de cet événement : les lois italiennes sont alors pourtant assez précises sur ce point et il est indéniable que dans cette affaire la justice les a bafouées. MANZONI s’applique à un travail minutieux d’historien pour dénoncer cette énorme erreur judiciaire. Le liquide soi-disant assassin n’a pas été analysé, le seul témoignage de Caterina ROSA a suffi pour faire condamner deux innocents. Il paraît évident par ailleurs que PIAZZA n’était pas en train d’enduire les murs de cet onguent mais bien de frotter ses mains sur ce même mur après avoir écrit et tâché ses doigts d’encre.

Quoi qu’il en soit, il fallait des coupables durant cette période d’hystérie collective. Dans ses arguments, MANZONI passe au crible les mensonges, qui prennent une part prépondérante dans cette affaire : des mensonges de dame ROSA jusqu’à ceux de la justice qui devait à tout prix trouver des têtes pour l’exemple, rassurer la population. Bien sûr les mensonges de certains accusés qui finissent par raconter n’importe quoi sous l’effet des tortures à répétition.

Des tortures illégales qui d’ailleurs ne servent à rien puisque la conviction des juges est faite : PIAZZA et MORA sont coupables. Il faut lire ces pièces du procès où chaque « preuve » est faite par l’absurde : si un accusé donne un témoignage que le tribunal ne veut pas entendre, il ment. S’il donne une version contraire ensuite, il ment encore. Et comme si ce n’était pas assez, le propre fils de MORA va être arrêté, toute la famille va devoir déménager. Comble du raffinement : la maison de MORA sera détruite et à sa place sera érigée une colonne, la fameuse colonne infâme, rappelant les faits (inventés par la justice) et la culpabilité des accusés. MANZONI a repris le procès. Il s’appuie notamment sur l’essai de Pietro VERRI « Considérations sur la torture » (1777), où VERRI venait de prendre conscience de la gigantesque mise en scène dans cette invraisemblable affaire.

Témoignage de l’un des accusés, que l’on pourrait appliquer à chacun d’eux : « Je n’ai commis ni ce crime, ni aucun autre, et je meurs parce qu’une fois, dans un moment de colère, j’ai donné du poing dans l’œil d’un de mes semblables (…). Je n’ai point de complices, parce que je m’occupais de mes affaires, et n’ayant point fait la chose, je ne pouvais avoir de complices (…). Votre Seigneurie peut faire ce qui lui plaira, je ne dirai jamais ce que je n’ai point fait ; je ne veux point damner mon âme. Mieux vaut endurer ici trois ou quatre heures de souffrances, que d’aller en enfer souffrir éternellement ».

Délirant : la colonne infâme survivra jusqu’en 1778. Plus tard il sera enfin reconstruit des bâtiments sur les ruines (il était stipulé sur la colonne qu’il ne devait plus jamais être bâti quoi que ce soit à cet endroit).

Cette « Histoire de la colonne infâme » devait à l’origine figurer dans le roman « Les fiancés » de MANZONI (1827), mais l’auteur gardera son idée bien au chaud pour en faire un vrai livre. Le matériel dont je dispose n’est pas la dernière édition et ne comporte donc pas la préface d’Éric VUILLARD (c’est grâce à lui que j’ai découvert ce petit joyau) de la dernière réédition, mais il est indéniable que VUILLARD a dû s’inspirer de cet essai pour son œuvre, tant les points communs d’approche sont nombreux. Ce bouquin est court, dense et percutant, il marque bien sûr une époque précise, mais peut être décliné éternellement pour mettre en exergue les erreurs judiciaires dans leur globalité, il en est peut-être un véritable cas d’école.

(Warren Bismuth)

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