(Le texte qui suit fut écrit le 2 avril et
édité le 8 avril 2020
dans la collection Tracts de crise chez
Gallimard.
Offert en période de confinement)
*
Qui
peut utiliser aujourd’hui l’expression « devenu viral » sans l’ombre d’un
frisson ? Qui peut encore regarder un objet – poignée de porte, carton
d’emballage, cabas rempli de légumes – sans l’imaginer grouillant de ces blobs
invisibles, ni morts ni vivants, pourvus de ventouses prêtes à s’agripper à nos
poumons ? Qui peut penser embrasser un étranger, sauter dans un bus, envoyer
son enfant à l’école sans éprouver de la peur ? Ou envisager un plaisir
ordinaire sans peser le risque dont il s’accompagne ? Qui de nous ne s’intitule
du jour au lendemain épidémiologiste, virologiste, statisticien et prophète ?
Quel scientifique, quel médecin ne prie sans se l’avouer qu’un miracle se
produise ? Quel prêtre ne s’en remet à la science, serait-ce secrètement ? Et
au même moment, alors que le virus se répand, qui ne serait transporté par le
crescendo des chants d’oiseaux dans les villes, la danse des paons aux
carrefours de bitume, le silence des cieux ?
*
À
l’heure où j’écris, le nombre de cas détectés dans le monde frôle dangereusement
le million. Près de 50 000 personnes sont décédées de la maladie. Des
projections suggèrent qu’elles seront des centaines de milliers, peut-être
plus. Le virus s’est déplacé librement le long des voies du commerce et du
capital mondialisés, et la terrible maladie qu’il a propagée dans son sillage a
confiné les humains à l’intérieur de leurs frontières, de leurs villes et de
leurs foyers.
Contrairement
au flux du capital, ce virus ne cherche pas le profit, mais la prolifération.
Ce faisant, il a renversé par inadvertance, dans une certaine mesure, le sens
du courant. Il se joue des contrôles d’immigration, de la biométrie, de la surveillance
digitale et de toute sorte d’analyse de données. Il a frappé le plus durement –
jusqu’ici, du moins – les nations les plus riches et les plus puissantes, forçant
le moteur du capitalisme à un arrêt brutal. Temporaire, peut-être, mais assez
long pour que nous puissions soumettre les composants du système à l’examen et
en dresser une évaluation avant de décider si nous voulons contribuer à sa
réparation ou en chercher un meilleur.
Les
mandarins qui gèrent l’épidémie aiment à parler de guerre. Ils font même du terme
un usage littéral et non métaphorique. Pourtant, s’il s’agissait réellement de guerre,
qui mieux que les États-Unis y eût été préparés ? Si, au lieu de masques et de
gants, leurs soldats avaient eu besoin de bombes surpuissantes, de sous-marins,
d’avions de chasse et de têtes nucléaires, aurait-on assisté à une pénurie ?
Nuit
après nuit, aux antipodes de l’Amérique, nous sommes plusieurs à regarder la diffusion
des annonces à la presse du gouverneur de New York avec une fascination difficile
à expliquer. Nous suivons les statistiques, nous entendons parler d’hôpitaux
états-uniens submergés, d’infirmières sous-payées et surmenées qui en sont
réduites à se fabriquer des équipements de protection dans des sacs-poubelle et
de vieux imperméables, prenant tous les risques pour secourir les malades. D’États
forcés de se disputer des respirateurs aux enchères, de médecins acculés au dilemme
de choisir entre les patients qui en seront équipés et ceux qu’ils devront
laisser mourir. Et nous nous écrions en nous-même : « Mon Dieu, l’Amérique,
c’est ça ! ».
La
tragédie est là, au présent, épique. Elle se déroule sous nos yeux dans sa réalité.
Mais elle n’est pas nouvelle. C’est le déraillement d’un train qui roule en
vacillant sur les rails depuis des années. Qui n’a gardé en tête les vidéos où
l’on voit des malades, encore vêtus de leur seule chemise d’hôpital, postérieur
à l’air, jetés discrètement à la rue ? Aux États-Unis, les portes des hôpitaux
sont trop souvent fermées aux citoyens les plus démunis, quels que soient le
stade de leur maladie ou l’étendue de leur souffrance. Du moins en était-il
ainsi, car aujourd’hui, à l’ère du virus, la pathologie d’un individu pauvre
est susceptible d’affecter la santé de toute une société prospère. Et pourtant,
encore aujourd’hui, on considère comme déplacée, jusque dans son propre parti,
la candidature à la Maison Blanche du sénateur Bernie Sanders qui défendait
infatigablement dans sa campagne l’accès à la santé pour tous.
Et
que dire de l’Inde, mon pays, mon pays pauvre et riche, suspendu quelque part entre
féodalisme et fondamentalisme religieux, caste et capitalisme, gouverné par des
nationalistes hindous d’extrême droite ? En décembre, tandis que la Chine combattait
l’éruption du virus à Wuhan, le gouvernement de l’Inde était aux prises avec le
soulèvement de centaines de milliers de ses concitoyens protestant contre la
loi sur la citoyenneté, éhontément discriminatoire, qu’il venait de promulguer après
son adoption par le parlement.
Le
premier cas de Covid-19 détecté en Inde a été annoncé le 30 janvier, quelques jours
après que l’invité d’honneur de la parade du Jour de la République, Jair Bolsonaro,
dévorateur de la forêt amazonienne, négateur du Covid-19, a quitté Delhi. Mais
le parti au pouvoir avait un agenda bien trop chargé en février pour y réserver
une place au virus. Il y avait la visite officielle de Donald Trump, prévue la dernière
semaine du mois. On avait appâté le président des États-Unis avec la promesse
d’un public d’un million de spectateurs dans un stade de l’État du Gujarat.
Tout cela nécessitait de l’argent et beaucoup de temps. Ensuite, venaient les
élections législatives de Delhi, perdues d’avance pour le Bharatiya Janata
Party (BJP) à moins qu’il ne passe à la vitesse supérieure, ce qu’il a fait en
déchaînant une campagne nationaliste haineuse, dominée par la menace de
recourir à la violence physique et d’abattre les « traîtres ».
Il
n’en a pas moins perdu. Il a donc fallu infliger un châtiment aux musulmans de Delhi,
à qui l’on imputait l’humiliation de la défaite. Des bandes armées de miliciens
hindous soutenues par la police ont attaqué les musulmans des quartiers ouvriers
du nord-est de Delhi. Maisons, boutiques, mosquées et écoles ont été incendiées.
Les musulmans qui s’étaient attendus à cet assaut ont répliqué. Plus de cinquante
individus, musulmans et hindous, ont été tués. Des milliers de personnes ont
trouvé refuge dans les cimetières avoisinants. On extirpait encore des cadavres
mutilés du réseau d’égouts putrides à ciel ouvert le jour où les autorités gouvernementales
ont tenu leur première réunion sur le coronavirus, le jour où la plupart des
Indiens ont découvert l’existence d’un nouveau produit : le désinfectant pour
les mains.
Le
mois de mars a été bien rempli, lui aussi. Les deux premières semaines ont été consacrées
à renverser le parti du Congrès au pouvoir dans l’État de l’Inde centrale du Madhya
Pradesh afin de le remplacer par un gouvernement BJP. Le 11 mars, l’OMS a
haussé le développement du Covid-19 du niveau d’épidémie à celui de pandémie.
Le 13, le ministère indien de la Santé déclarait que le corona ne représentait
pas une « urgence sanitaire ». Enfin, le 19 mars, Le Premier ministre s’est
adressé à la nation. Il n’avait pas beaucoup planché sur ses dossiers, calquant
ses stratégies sur celles de la France et de l’Italie. Il a parlé de la
nécessaire « distanciation sociale » (concept aisément assimilable par une société
rompue aux pratiques de la caste) et appelé la population à respecter un «
couvre-feu populaire » le 22 mars. Au lieu d’informer les gens des mesures
qu’allait prendre son gouvernement pour faire face à la crise, il leur a
demandé de sortir sur leurs balcons, de sonner des clochettes et de taper sur
des ustensiles de cuisine pour rendre hommage aux soignants. Il n’a pas
mentionné le fait que l’Inde avait continué jusqu’alors à exporter du matériel de
protection et des équipements respiratoires au lieu de les conserver pour le
personnel de santé des hôpitaux et d’autres structures.
Sans
surprise, la requête de Narendra Modi a soulevé l’enthousiasme. On a assisté à des
marches de percussions domestiques, à des danses traditionnelles, à des processions.
Peu de distanciation sociale. Les jours suivants, on a vu des hommes sauter à
pieds joints dans des barils de bouse sacrée et des partisans du BJP organiser
des fêtes arrosées à l’urine de vache. Afin de ne pas se trouver en reste, maintes
associations musulmanes ont déclaré que le Tout-Puissant était la réponse au
virus et appelé les croyants à s’assembler en grand nombre dans les mosquées. Le
24 mars à 20 heures, Modi est passé à la télévision pour annoncer qu’à partir
de minuit, l’Inde tout entière entrait en confinement. Les marchés seraient
fermés. Tous les moyens de transport publics et privés étaient interdits. Cette
décision, a-t-il ajouté, il ne la prenait pas seulement en tant que Premier
ministre, mais en tant qu’aîné de la famille que nous formons. Qui d’autre,
sans consulter le gouvernement de chacun des États qui allait devoir en
affronter les conséquences, aurait pu décider qu’une nation d’un milliard trois
cent quatre-vingts millions d’habitants allait être confinée sous quatre heures
sans la moindre préparation ? Ses méthodes donnent vraiment l’impression que le
Premier ministre de l’Inde voit les citoyens de son pays comme une force
hostile qu’il est nécessaire de prendre en embuscade, par surprise, et à
laquelle il ne saurait être question de faire confiance.
Confinés
donc nous avons été. De nombreux professionnels de la santé et épidémiologistes
ont applaudi cette mesure. Ils ont peut-être raison en théorie. Mais nul doute
qu’aucun d’entre eux n’aurait pu donner son aval au manque calamiteux
d’anticipation et à l’impréparation qui ont changé le confinement le plus
gigantesque et le plus punitif du globe en l’opposé exact de ce qu’il est censé
accomplir.
Le
grand amateur de spectacles a créé le plus formidable de tous les spectacles.
Sous
les yeux effarés du monde, l’Inde a révélé son aspect le plus honteux, son système
social inégalitaire, brutal, structurel. Son indifférence et son insensibilité à
toute souffrance. Le confinement a agi à la façon d’une réaction chimique mettant
d’un seul coup en lumière des éléments cachés. Tandis que boutiques, restaurants,
usines et chantiers fermaient leurs portes et que les classes aisées se claquemuraient
dans leurs colonies résidentielles encloses, nos villes et nos mégapoles se
sont mises à rejeter leurs ouvriers et travailleurs migrants comme autant
d’excédents indésirables. Des millions de personnes appauvries, affamées, assoiffées,
congédiées, pour un grand nombre d’entre elles, par leurs employeurs et
propriétaires, jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants, malades, aveugles, handicapés
n’ayant plus nulle part où aller, sans moyen de transport public en vue, entamèrent
une longue marche de retour vers leurs villages. Ils ont marché des jours
durant à destination de Badaun, Agra, Azamgarh, Aligarh, Lucknow, Gorakhpur – à
des centaines de kilomètres de leur point de départ. Certains d’entre eux sont
morts en cours de route.
En
rentrant chez eux, ils savaient pouvoir s’attendre à y mourir lentement de
faim. Peut-être même se savaient-ils porteurs potentiels du virus, susceptibles
de contaminer leur famille, leurs parents et leurs grands-parents une fois
arrivés, mais ils avaient désespérément besoin d’un semblant de toit, de
relations familières et de dignité aussi bien que de nourriture, sinon d’amour.
En chemin, certains ont été brutalement frappés et humiliés par la police
chargée de faire respecter scrupuleusement le couvre-feu. Des jeunes hommes ont
été forcés à s’accroupir et à avancer en sautillant comme des grenouilles sur
la route. Un groupe, arrêté aux environs de Bareilly, a été rassemblé et
aspergé collectivement de désinfectant chimique au tuyau d’arrosage. Quelques
jours plus tard, inquiet à l’idée que cette population puisse répandre le virus
dans les campagnes, le gouvernement a donné l’ordre de fermer les frontières interétatiques,
y compris aux piétons, et ceux qui marchaient depuis si longtemps ont été
obligés de rebrousser chemin vers des camps dans les villes qu’ils avaient été forcés
de quitter.
Pour
certains des plus âgés, la situation rappelait la Partition, ce transfert de populations
qui a eu lieu en 1947 quand la division de l’Inde a donné naissance au Pakistan.
À la différence près que l’exode de 2020 n’était pas une affaire de religions,
mais de divisions de classes. Il ne s’agissait pas pour autant des citoyens les
plus pauvres. Ils avaient (du moins jusqu’alors) un travail à la ville et un
foyer où retourner. Quant aux sans-emploi, aux sans-abri et aux désespérés, ils
étaient restés là où ils étaient, dans les villes comme dans les villages où
une profonde détresse allait se creusant depuis longtemps, bien avant que
survienne cette tragédie. Tout au long de cette période horrible, Amit Shah, le
ministre de l’Intérieur, est resté totalement absent de la scène publique.
Quand
la marche a commencé au départ de Delhi je suis partie, munie d’un laissez passer
délivré par un magazine dans lequel j’écris souvent, en voiture pour Ghazipur,
à la frontière entre le territoire de Delhi et l’Uttar Pradesh.
C’était
une vision biblique. Ou peut-être pas. La Bible n’aurait su connaître de telles
multitudes. Le confinement destiné à assurer la distanciation sociale a eu le résultat
inverse : la contiguïté physique à une échelle inconcevable. Le même phénomène
se produit dans les villes grandes et petites de l’Inde. Les voies principales
peuvent bien être vides, les pauvres sont enfermés dans des espaces exigus à l’intérieur
de bidonvilles et de baraquements.
Le
virus inquiétait chacun des marcheurs à qui j’ai parlé. Mais il était moins préoccupant,
moins présent dans leurs vies que le manque de travail, la faim et la violence
policière qui les guettaient. J’ai parlé à un grand nombre de personnes ce jour-là,
y compris à un groupe de musulmans qui avaient réchappé à peine quelques semaines
plus tôt au pogrom anti-musulman. Les paroles de l’un d’entre eux m’ont
particulièrement troublée. C’était un charpentier du nom de Ramjeet, qui avait
prévu de marcher jusqu’à Gorakhpur, près de la frontière népalaise.
«
Peut-être que quand Modiji a décidé ça, personne ne lui avait parlé de nous. Peut-être
qu’il ne sait pas ce que nous vivons », m’a-t-il dit. Par « nous », il faut entendre
environ 460 millions de personnes.
En
Inde (tout comme aux États-Unis), les gouvernements des États ont fait preuve de
plus de cœur et de compréhension dans cette crise. Syndicats, citoyens, collectifs
distribuent nourriture et rations d’urgence. Le gouvernement central a été lent
à réagir à leurs demandes désespérées d’aide financière. Il s’avère que le Fonds
de Secours national manque d’argent disponible. À sa place, les dons des bonnes
volontés se déversent dans les caisses passablement opaques du PM CARES, le
nouveau fonds attaché à la personne du Premier ministre. Des repas préemballés à
l’effigie de Modi ont fait leur apparition, tandis que le Premier ministre
partage ses vidéos de yoga nidra (1) dans lesquelles un avatar à tête de Modi
et au corps de rêve exécute des postures pour aider ceux qui le regardent à
combattre le stress de l’isolement.
Ce
narcissisme est profondément dérangeant. Peut-être Modi devrait-il inclure à ses
asana une posture requête par laquelle il en appellerait au Premier ministre français
pour qu’il annule le très embarrassant contrat signé pour l’achat de chasseurs
Rafale, dégageant ainsi 7,8 milliards d’euros pour venir en aide d’urgence à
quelques millions d’affamés. Nul doute que les Français se montreraient
compréhensifs.
Tandis
que l’on entre dans la deuxième semaine de confinement, les chaînes d’approvisionnement
sont rompues, les médicaments et les fournitures essentielles se raréfient. Des
milliers de camionneurs sont immobilisés le long des autoroutes, avec un accès
limité à la nourriture et à l’eau potable. Les récoltes prêtes à être moissonnées
pourrissent sur pied. La crise économique est là, la crise politique se poursuit.
Les médias grand public ont attelé le Covid-19 à la campagne anti musulmane
venimeuse qu’ils mènent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le Tablighi
Jamaat, une association qui a tenu une réunion à Delhi avant le confinement,
est montré du doigt et étiqueté « super-contaminateur », qualificatif par
lequel on entend stigmatiser et diaboliser les musulmans. La tonalité générale suggère
que ce sont les musulmans qui ont inventé le virus pour le propager délibérément
dans une forme de jihad.
La
crise du Covid-19 reste à venir. Ou pas. Nous n’en savons rien. Si et quand
elle éclatera, nous pouvons être sûrs qu’elle sera traitée avec tous les
préjugés de religion, de caste et de classe intacts et bien en place.
Aujourd’hui (2 avril), en Inde, il y a près de 2 000 cas confirmés et 58 morts.
Ces chiffres sont probablement inexacts, étant donné le nombre dramatiquement
bas de tests effectués. L’opinion des experts connaît des variations
vertigineuses. Certains prédisent des millions de morts, d’autres beaucoup
moins. Nous ne connaîtrons peut-être jamais les courbes de la crise, même
lorsqu’elle nous frappera de plein fouet. La seule chose que nous savons, c’est
que la ruée vers les hôpitaux n’a pas encore commencé.
Les
hôpitaux et les dispensaires sont incapables de faire face au million, ou presque,
d’enfants qui meurent chaque année de diarrhée et de dénutrition, aux centaines
de milliers de tuberculeux (un quart des cas mondiaux), à la vaste population
de mal nourris et d’anémiques, vulnérables à toutes sortes d’affections mineures
qui dans leurs cas s’avèrent mortelles. Il leur sera impossible d’affronter une
crise du même ordre de gravité que celle à laquelle sont confrontés aujourd’hui
l’Europe et les États-Unis. Tous les soins sont plus ou moins suspendus, moyens
et personnel des hôpitaux ayant été mis au service au virus. Le centre de traumatologie
du légendaire All India Institute of Medical Sciences (AIIMS) de Delhi a fermé,
les centaines de patients cancéreux connus sous le nom de « réfugiés du cancer
» qui vivent sur les trottoirs devant l’énorme hôpital en sont chassés comme du
bétail.
Des
gens tomberont malades et mourront chez eux. Nous ne connaîtrons peut-être jamais
l’histoire de chacun d’eux. Sans doute n’entreront-ils même pas dans les statistiques.
Notre seul espoir est que l’hypothèse de scientifiques (qui fait débat) selon
laquelle le virus aime le froid se confirme. Jamais peuple n’a souhaité aussi ardemment
et avec autant d’irrationalité un été torride et impitoyable.
Quelle
est cette chose qui nous arrive ? Un virus, certes. En tant que tel, il ne constitue
ni ne véhicule aucun message moral. Mais c’est aussi, indubitablement, plus
qu’un virus. Certains croient qu’il s’agit de l’instrument de Dieu par lequel
Il nous rappelle à la raison. Pour d’autres, c’est le fruit d’une conspiration
de la Chine pour prendre le contrôle du monde.
Quoi
qu’il en soit, le coronavirus a mis les puissants à genoux et le monde à
l’arrêt comme rien d’autre n’aurait su le faire. Nos pensées se précipitent
encore dans un va-et-vient, rêvant d’un retour à la normale, tentant de
raccorder le futur au passé, de les recoudre ensemble, refusant d’admettre la
rupture. Or la rupture existe bel et bien. Et au milieu de ce terrible
désespoir, elle nous offre une chance de repenser la machine à achever le monde
que nous avons construite pour nous mêmes. Rien ne serait pire qu’un retour à
la normalité. Au cours de l’histoire, les pandémies ont forcé les humains à
rompre avec le passé et à réinventer leur univers. En cela, la pandémie
actuelle n’est pas différente des précédentes. C’est un portail entre le monde
d’hier et le prochain.
Nous
pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles
de nos préjugés et de notre haine, notre cupidité, nos banques de données et
nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l’enjamber
d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde. Et
prêts à se battre pour lui.
ARUNDHATI ROY
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR IRÈNE MARGIT
(1).
Yoga du sommeil (NdT).