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dimanche 29 juin 2025

François SARANO « Le retour de Moby Dick »

 


Les cachalots sont des mammifères encore méconnus chez nous, humains, mais François Sarano tient à combler cette lacune avec ce vaste tour d’horizon de ce cétacé dans un livre passionnant autant qu’accessible.

François Sarano est un océanographe qui se penche depuis des décennies sur les cachalots, en particulier ceux de l’île Maurice dont il va ici nous percer certains secrets, allant bien plus profondément (en apnée) que la révélation de l’existence de poumons et donc d’immersion pour respirer au-dessus de l’eau. Le scientifique étudie entre autres ce jeune Eliot, un jeune de… huit tonnes ! Car chez le cachalot, on ne compte plus en kilogrammes mais bien en tonnes, le poids des mâles adultes pouvant en atteindre jusqu’à vingt, en complément d’autres exploits : « Lui, le mammifère, peut rester une heure et demie sans respirer pour chasser le calmar à plus de 2 kilomètres de profondeur. Là, au cœur de l’abîme, il résiste à une pression deux cents fois supérieure à la pression atmosphérique. Nous, les humains, n’avons que six sous-marins d’exploration capables de résister à une telle pression » (le livre fut écrit en 2017).

Patiemment, François Sarano trace les origines et l’évolution du cétacé à l’ouïe fort développée et à l’immense territoire de chasse. Animal sacré jusqu’au XVIIIe siècle (de nombreuses légendes lui sont consacré), il fut ensuite abondamment chassé, notamment pour son huile et son ambre gris (servant de fixateur de parfum). Cette énorme bête peut vivre jusqu’à 100 ans et fut longtemps réduite au roman de Herman Melville « Moby Dick » de 1851. Le cachalot fut décimé au XIXe siècle, puis au XXe en temps de guerres pour fournir l’huile et la cire servant à fabriquer la nitroglycérine. Il est quasi éteint dans les années 1980.

Ce géant des mers a toujours fasciné et, aujourd’hui encore, dans ce documentaire profond, des spécialistes s’y intéressant de très près livrent des témoignages capitaux et uniques sur son mode de vie, son comportement, ses émotions, sa sensibilité, son psychisme, etc. En outre, il dort en bande… et à la verticale ! Ce prodigieux animal très sociable vit de très nombreuses interactions de groupes, que Sarano analyse afin de nous les décrypter. Et c’est d’un intérêt réel ! Mais le cachalot n’est pas le roi de la mer, son ennemi juré s’appelle Orque !

Sarano livre un aspect philosophique tout animal qui donne à réfléchir : « Parce qu’ils n’accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n’ont pas besoin d’occuper leur temps, de justifier, d’analyser, de qualifier le temps qui passe : il sont et cela leur suffit. Il faut garder à l’esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu’ils aient une mémoire, les animaux s’inscrivent dans le présent. Ils n’ont pas besoin d’occuper leur temps, ils n’ont pas à le rentabiliser, ils ne le perdent pas, ils n’ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe ».

Le cachalot détient le plus gros cerveau du règne animal, soit 8 kg, ce qui n’est pas rien. Dans ce formidable documentaire, à la fois scientifique et technique mais accessible (j’insiste sur ce dernier terme), le lectorat se sent aimanté au sujet, vaste et fort bien amené. Palpitant sur les moyens de communication entre individus, ces codas (ou creaks) faites de clics divers en nombre et en intensité. Jusqu’à cette découverte : comme les humains, les cachalots possèdent plusieurs langues, plusieurs dialectes, selon les régions géographiques, mais aussi selon les clans, même si de nos jours leur manière de communiquer nous est encore en grande partie inconnue.

D’ailleurs, beaucoup de la vie même du cachalot reste à découvrir, car : « l’essentiel de la vie des cachalots, qui se déroule dans les profondeurs, nous reste caché ». Les scientifiques découvrent peu à peu non seulement la sociabilité du mammifère mais aussi le choix qu’il opère pour « apprivoiser » l’autre, incluant l’humain. Ce dernier n’a aucune influence sur le cachalot qui, seul, décide de celui avec lequel il souhaitera « communiquer ». C’est l’un des points admirables de ce livre foisonnant en découvertes.

Et ici, les témoignages deviennent conte de fées : des femmes et hommes (scientifiques, ne l’oublions pas !), qui évoluent au cœur d’un clan de cachalots, racontant non pas seulement ce qu’ils voient mais ce qu’ils ressentent, déduisent. Extraordinaire.

Mais bientôt il nous faut déchanter. Le cachalot, comme de très nombreuses espèces sur terre et sur mer, est à nouveau menacé. La raison ? L’humain bien sûr, l’activité humaine, de plus en plus délirante, entraînant pollutions des terres, des airs et bien sûr des mers, d’où viennent les cétacés. Un exemple : le Dauphin du Yang-tseu fut la première espèce mammifère à disparaître complètement au XXIe siècle, c’était en 2007, c’est-à-dire hier matin (l’alerte sur le danger de leur extinction avait pourtant été lancée dès 1979). D’autres suivront à plus ou moins long terme, mais surtout avec abondance si nous ne faisons rien. Car l’humain possède cette capacité de pouvoir détruire tout très rapidement, mais aussi de réparer, même si là il lui faut beaucoup plus de temps (et d’argent bien entendu). Son expansion est devenue rédhibitoire pour la santé de la planète et de ceux qui la peuplent. Pour rappel, les cachalots ne font que peu d’enfants dans une vie, d’où une difficulté à se repeupler.

François Sarano plaide pour un contrat « Coloca-Terre sauvages » basé sur le respect, le partage du globe en bonne intelligence. Il termine son documentaire par un pamphlet contre la passivité, la cupidité humaine. L’auteur est le co-créateur de Longitude 181, une association militante pour la préservation de l’océan. Leur admirable travail est consultable sur le net.

Un petit tour du côté de l’objet lui-même : outre une remarquable préface de Jacques Perrin, il contient des photos et des illustrations en noir et blanc (signées de la main de Marion Sarano), mais aussi des QR-codes qui renvoient à des vidéos sur Internet, celles de l’exploration des cachalots par l’équipe de Sarano, c’est-à-dire les images filmées de ce que l’auteur décrit dans ses lignes, pour des moments de pure magie ! « Le retour de Moby Dick », sous-titré « ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes », fut aussi la première réalisation, en 2017, de la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, en collaboration avec l’A.S.P.A.S. (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui semble hélas s’être retirée récemment du projet (à suivre toutefois). Découvrez cette collection indispensable, suivez cette association tout aussi indispensable. Pour la planète et pour son respect.

« Imaginez un léopard, un ours, un éléphant s’approcher pour faire une offrande à un humain. C’est inconcevable aujourd’hui, parce que l’agression permanente que les humains exercent sur tous les milieux terrestres a totalement perverti la relation homme-vie sauvage. Pourtant, dans  certains territoires du bout du monde, comme les îles subsantarctiques, on peut encore approcher des animaux sauvages sans qu’ils fuient ». Ceci devrait nous faire réfléchir, puis agir…

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

dimanche 11 mai 2025

Scott WEIDENSAUL « Le monde à tire d’aile »

 


Embarquons maintenant pour un voyage fascinant : celui du monde des oiseaux migrateurs, dans cet épais volume accessible mais pouvant se faire ardu dans quelques chapitres. Depuis tout petit, l’étasunien Scott Weidensaul est passionné par les oiseaux. D’un hobby il en a fait un métier, et il arpente les terres du bout du monde afin de rendre compte de l’état de santé des espèces.

La science ayant développé de nouvelles technologies pour l’analyse des données statistiques sur la faune, les ornithologues s’en emparent. Ainsi, ils capturent de tout petits oiseaux migrateurs pour leur arrimer un minuscule géolocalisateur. Pour la première fois de l’Histoire, certains passereaux migrateurs vont enfin révéler leur secret sur leur(s) parcours de migration.

Au fil des continents traversés, Scott Weidensaul nous fait part de ses données, de ses réactions, avec dans la plume ce fin équilibre entre réalité de la destruction immense en cours pour la biodiversité, destruction dont font les frais les oiseaux migrateurs. Mais aussi cette pincée d’espoir, car ce dernier est nécessaire pour ne pas s’écrouler en pleurs devant certaines statistiques.

L’auteur revient avec méticulosité sur l’activité humaine, principale responsable du désastre, prend des exemples précis et parlants, notamment ce qui se passe du côté de la mer Jaune en Chine. Il développe certaines des conséquences, notamment ces espèces menacées ou en voie d’extinction. Et certaines causes modernes et récentes, parmi elles, le réchauffement climatique.

« Le monde à tire d’aile » est aussi le livre des exploits, les chiffres sont éloquents et laissent rêveur : certains oiseaux de quelques dizaines de grammes vont engloutir des dizaines de milliers de kilomètres, avec parfois cet ahurissant voyage de plus de 5000 (!!!) kilomètres sans escale, des chiffres que l’on a peine à interpréter. « L’automne précédent, certains de ces oiseaux de la taille d’une colombe avaient effectué le plus long vol sans escale de tous les oiseaux terrestres que nous connaissons, soit 11600 kilomètres à travers la partie la plus large de l’océan Pacifique, depuis leurs aires de nidification dans l’Ouest de l’Alaska, jusqu’en Nouvelle-Zélande – un vol ininterrompu de sept à neuf jours ».

Paradoxalement, alors que l’activité humaine est en passe de détruire bien des espèces et d’espaces vitaux à leur reproduction et à leur vie même, ce sont aussi les activités humaines d’une poignée (mais de plus en plus nombreux) d’acharnés et de passionnés qui améliorent leurs conditions de vie avec un travail de fourmi. Pour se faire, il faut des chiffres, et les nouvelles technologies peuvent en fournir, aussi précis que précieux. Comment par exemple remédier à un problème d’envergure lorsque l’industrie a mangé les bords de mer indispensables à plusieurs espèces limicoles.

Mais il y a aussi ces moments de grâce, inexplicables, inexpliqués : des espèces changent radicalement de morphologie juste avant de migrer. Aujourd’hui nous pouvons répondre à de plus en plus de questions grâce à des études scientifiques poussées (encore faut-il qu’elles soient financées), chaque millimètre d’espace analysé, chaque millimètre de l’anatomie d’un oiseau. Ainsi on sait désormais que certains migrateurs possèdent deux hémisphères dans le cerveau, ce qui leur permet de rester éveillés lors d’une migration, les hémisphères se relayant. Mais ceci n’est qu’un infime exemple au sein d’un livre particulièrement copieux. Et passionnant.

On recense aujourd’hui 10300 espèces d’oiseaux dans le monde. Si d’aucunes se portent (très) bien, d’autres sont menacées, une poignée a même déjà disparu de la surface de la terre. Les causes sont diverses, et là encore ce livre les analyse. Car il s’agit aussi d’un ouvrage militant. Prenons les lumières urbaines nocturnes. Elles désorientent les oiseaux, les privent de repères indispensables, beaucoup en meurent. « Une étude radar menée par Jeff Buler a révélé que la densité des oiseaux migrateurs en automne augmentait avec la proximité des sources de lumière urbaines, même si les meilleurs habitats se trouvaient plus loin, dans les régions plus sombres. Les oiseaux sont attirés vers les villes comme des papillons de nuit vers une flamme, vers des zones où il y a moins d’habitats de qualité à utiliser, où le danger de collision avec des bâtiments, des tours de communication et d’autres obstacles est beaucoup plus grand ».

Et ces images, incroyables : « Ici autour de vous, vous avez probablement 50 % de la population mondiale de paruline de Kirtland dans un rayon de 15 kilomètres ». D’autres nœuds stratégiques sont dévoilés, des espaces où la majorité mondiale d’une espèce vient s’agglutiner sur une terre minuscule. Une terre qui d’ailleurs se réduit comme peau de chagrin. En cause, encore et toujours le réchauffement climatique : « En une seule journée, le 1er août 2019, au milieu d’une vague de chaleur record, la calotte glaciaire du Groenland a perdu 12,5 milliards de tonnes de glace, soit suffisamment d’eau pour recouvrir la Floride d’une couche d’une douzaine de centimètres ». Les chiffres donnent la nausée, d’autant qu’ils sont relevés un peu partout sur la planète.

La main humaine, encore. Ces braconnages intensifs sur l’île de Chypre par exemple, très bien expliqués par l’auteur, ou bien cette chasse à la glu, barbare. Mais ce retour en grâce par des séquences légendaires, comme ce site en Inde, supposé être le plus grand rassemblement mondial de rapaces, les faucons de l’amour effectuant la plus longue migration de tous les rapaces en distance, jusqu’à 13000 kilomètres.

Je pourrais donner des tas d’exemples contenus dans ce passionnant ouvrage, je pourrais aussi multiplier côté pile ceux concernant l’impact catastrophique de l’activité humaine sur les oiseaux migrateurs. Côté face je pourrais m’éterniser sur ces images d’une force inouïe, pures pages de nature writing, où des nuages d’oiseaux se rassemblent sur d’infimes espaces côtiers par exemple. Mais je vous laisse découvrir ce monde féerique. Ce bouquin est une mine d’informations sur les oiseaux, mais pas seulement.

Le livre, sous-titré « L’odyssée mondiale des oiseaux migrateurs », est accompagné de photos et illustrations sous forme de cartes retraçant les itinéraires de migrations, c’est aussi un sacré pavé de près de 500 pages. Il est sorti fin 2024 dans la déjà prestigieuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Attardez-vous sur cette collection, elle en vaut le détour. Quant à la science sur les oiseaux, si elle a fait un prodigieux bond en avant ces dernières années, il ne faut pourtant pas oublier que « il nous reste beaucoup à apprendre ». De quoi faire germer de nouveaux titres à ce Mondes Sauvages, ce monde sans frontières ni barrières.

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

dimanche 4 août 2024

Gilbert COCHET & Stéphane DURAND « Ré-ensauvageons la France »

 


Voici un livre d’à peine 170 pages, idéal pour bien nous rendre compte de l’état de la biodiversité en France, pour aussi cesser de nous morfondre par un épidémique cri ressemblant de près ou de loin à un « Tout est foutu » Ce documentaire de 2018 très abouti, dont le sous-titre est« Plaidoyer pour une nature sauvage et libre », nous montre le contraire.

Avant d’ouvrir le bouquin, il faut bien avoir à l’esprit que depuis sa rédaction, la carte « naturelle » de France a encore évolué, et tout allant bien vite, certaines informations peuvent s’avérer déjà dépassées. Quoi qu’il en soit, nous tenons là un livre passionnant par sa richesse et sa diversité. Les  deux auteurs insistent bien sur le fait qu’un milieu naturel favorable – dont ils posent les jalons - provoque le retour d’espèces animales ou végétales depuis longtemps exilées. Focus sur le trésor fabuleux dont recèle la France, trésor en partie dilapidé par le développement capitaliste.

Pour que les paysages, montagneux comme de plaine, ruraux comme de bords de mer se ré-ensauvagent, il faut pour l’homme doser à la petite cuillère. Dans certains cas intervenir, mais de manière parcimonieuse, pour d’autres cas tout simplement laisser faire la nature sans rien toucher, le but étant de retrouver des zones sauvages avec une faune et une flore qui puissent s’autoréguler.

Il faut parfois user de protection rapprochée. Pour sauver une espèce, en réintroduire une autre, voire en développer une troisième. D’ailleurs, les auteurs dressent un historique des lois françaises de protection de la nature. Car on ne peut pas tout faire et n’importe quoi, certaines lois encadrent l’influence humaine sur la nature. Méfions-nous aussi des légendes, des images toutes faites, exemple : « Les montagnes ne sont pas ce que l’on croit. On se trompe souvent sur leur faune et leur flore. En réalité, la plupart des espèces que l’on croit strictement montagnardes ne le sont pas et si elles ne vivent plus aujourd’hui qu’en montagne, c’est parce que c’est le seul endroit où elles ont pu échapper à une chasse acharnée et à la destruction de leurs habitats partout ailleurs. La montagne et les milieux rupestres ne sont que des refuges ».

Si des réintroductions d’animaux furent parfaitement réussies pour la régulation des écosystèmes, d’autres sont à envisager urgemment pour les mêmes raisons. Avec chiffres à l’appui mais de manière pédagogique et facile d’accès, les auteurs donnent des exemples précis et nous laissent voir un possible avenir radieux si l’Homme veut bien faire un effort. Ils mettent en garde aussi de certaines pratiques à ne plus utiliser. Le surpâturage par exemple, contre-productif. La chasse bien sûr, qui provoque un appauvrissement frappant de la faune sauvage quand on connaît les puissantes interactions existant entre différentes espèces, et ce château de carte que l’on écroule par un combat mal pensé.

Les deux auteurs s’appuient sur de nombreuses cartes explicatives, ou bien des tableaux où les chiffres parlent d’eux-mêmes. Rien n’est laissé au hasard sur la protection pour une meilleure biodiversité : forêts, rivières, mers, marais, montagnes. Dans les rivières notamment, il faudrait détruire la plupart des barrages, non sans une recherche scientifique préalable, certaines démolitions ont d’ailleurs déjà eu lieu et furent probantes. L’archéozoologie est aussi un outil indispensable afin de retracer le parcours de telle espèce sur terre depuis son apparition. Quelques informations distillées valent vraiment le coup d’œil. Concernant la mer, la mesure la plus urgente à prendre est de… ne rien faire. Explications dans le livre.

Des mesures sont à mettre en place immédiatement. Non seulement elles ne coûtent rien mais renforcent les écosystèmes. Un exemple parmi tant d’autres : le développement de l’équarrissage naturel par les charognards. Sur ce point encore, les arguments présents dans le livre ne souffrent d’aucune contradiction, ils sont précis et sans bavure. La France renferme de fantastiques richesses naturelles potentielles qu’elle ne doit pas gâcher. Et c’est pourtant ce qui se passe très régulièrement.

Ce texte optimiste est un partage d’espoir jusqu’à sa dernière page : « Ce qui semble manquer, c’est l’audace des décideurs, qui sont parfois d’une grande frilosité devant la préservation de la biodiversité, tout en prêtant une oreille attentive aux lobbies. C’est un problème démocratique. Mais, notamment face à l’urgence climatique, les acteurs politiques commencent à prendre conscience que la préservation de l’environnement en général et de la biodiversité en particulier fait partie des priorités de notre siècle. De plus, l’opinion publique est en train de changer, notamment grâce à l’action désintéressée du monde associatif, qu’il convient de soutenir. Et le chemin déjà parcouru montre que nous sommes sur la bonne voie ».

« Ré-ensauvageons la France » est paru en 2018 chez Actes sud, dans la collection Mondes Sauvages, soutenue par l’Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS) dont voici le site : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

mercredi 10 avril 2024

Céline CURIOL « Invasives ou l’Épreuve d’une réserve naturelle »

 


Entre septembre 2021 et octobre 2022, l’autrice Céline Curiol s’immerge plusieurs fois quelques jours dans la réserve des marais du Vigueirat située sur la commune d’Arles en Camargue, 1200 hectares dont 919 classés en réserve naturelle nationale. De cette expérience personnelle et intimiste, elle va en tirer ce magnifique livre.

Le gîte est sur place : un petit cabanon ne payant pas de mine, dans lequel Céline Curiol va devoir vivre durant chacune de ses immersions, plusieurs selon les saisons pour un total de six semaines, afin de bien se familiariser non seulement avec la réserve, mais surtout avec la faune et la flore la peuplant et changeant au gré des saisons.

Dans ce livre documentaire à la fois journal de bord, expérience personnelle, réflexion philosophique voir métaphysique et actions techniques sur la biodiversité, Céline Curiol livre ses impressions, sa perception de la nature qui l’entoure, sa perception de l’inconnu, car l’autrice ne se targue pas de connaître le sujet avant de s’y trouver plongée. D’ailleurs, les premiers jours seront ponctués de peurs, des bruits diurnes comme nocturnes qu’elle ne connaît pas et dont elle se méfie. Je pense ici notamment à ce serpent qu’elle découvre dans son gîte (à propos, notez bien la majuscule dans le titre sur le mot « l’Épreuve »).

Peu à peu elle trouve ses marques, observe, notamment à l’aide de jumelles, les oiseaux et autres êtres non humains de la réserve. Grandement épaulée, pilotée, soutenue par des professionnels du lieu, elle apprend, chaque jour un peu plus, et nous fait part de son évolution personnelle, de ses sens qui se développent, qui muent en quelques jours. Il est temps pour Céline Curiol de redéfinir une réserve naturelle, très loin de ce que l’on peut supputer dans l’imaginaire collectif. Ces pages sont primordiales pour bien comprendre sa démarche.

Pour que l’écosystème, la biodiversité d’une réserve naturelle soit équilibrés, il faut que l’humain y mette du sien, de manière pragmatique, feutrée, précise et scientifique, fort des siècles d’apprentissages sur la nature. Le XXIe siècle est celui où nous commençons à cesser d’entrevoir celle-ci comme un loisir, une aire de jeu, un danger potentiel, mais bien comme une vie entière, parallèle, avec ses nombreuses interactions, mais aussi ses prédateurs, pouvant apparaître sous la forme d’invasifs.

Des invasifs, il en est longuement question, notamment ces pages fort instructives sur la jussie, une plante au développement rapide, qui étouffe la nature, et que l’humain peine à éradiquer pour ne pas qu’elle condamne l’environnement immédiat à court terme. Sans oublier l’iris sacré, un sacré oiseau celui-ci. La raison de ces invasions ? L’humain, dans ses déplacements toujours plus nombreux : « Les déplacements, délibérés ou non, par les humains, d’espèces végétales ou animales vers de nouveaux écosystèmes remontent à plusieurs millénaires. Ils se sont pourtant accentués depuis le XVIIIe siècle avec le développement de la navigation maritime d’abord, puis les infrastructures routières et les vols long-courriers. Les biologistes estiment qu’au cours des deux derniers siècles, l’être humain est devenu le principal vecteur d’introduction d’espèces dans des lieux différents de leur milieu d’origine ».

L’équilibre naturel est à la fois d’une grande richesse et d’une rare fragilité. Alors il faut veiller, prélever, analyser, déduire. L’humain n’est qu’aux balbutiements de la compréhension du fonctionnement des espèces, leur génétique tout comme leurs interactions, il est enfin un peu mieux armé pour les protéger.

Les images suggérées sont parfois d’une beauté saisissante, comme ces grues cendrées alors en pleine migration (nous sommes en hiver), qui font escale dans la réserve entre Scandinavie et Espagne. Elles sont peut-être 4000, majestueuses. Céline Curiol explique aussi les bouleversements de ce précieux équilibre du fait du réchauffement climatique.

Les stars du lieu sont bien sûr les flamants roses, que l’autrice dépeint longuement, avec tendresse et humour, n’oubliant pas d’énoncer quelques anecdotes, qu’elle sait implacables pour faire sourire son lectorat, comme celle-ci : « Lors des parades nuptiales, les flamants, mâles comme femelles, s’efforcent d’être le plus rose possible grâce à une pratique surnommée « maquillage », qui consiste à passer sur leurs plumes externes, à l’aide de leur bec, une substance colorante sécrétée par une glande anale destinée à cet usage ».

Le présent ouvrage regorge de photographies en noir et blanc prise par l’autrice sur site, elle nous font mieux réaliser certains des propos débattus dans ce texte.

La mise en péril de l’équilibre de l’écosystème peut surgir n’importe quand, aussi une extrême vigilance est de mise en toute saison, notamment pour contrôler ces « fameuses » espèces invasives qui peuvent rapidement tout faire basculer. D’autant que malgré le réchauffement climatique, la réserve se porte plutôt bien, pour preuve le retour de la loutre sur site. Mais attention, « Depuis vingt ans, 30 % du nombre d’oiseaux en France ont disparu et 70 % du nombre d’insectes… Et ce fut alors une intense nostalgie qui nous saisit tous deux, la nostalgie de ce qui, un jour, sous peu, aurait disparu. Y compris ce lieu ».

Ce livre est palpitant de bout en bout, nous y apprenons beaucoup, comme Céline Curiol y a beaucoup appris, et elle souhaite aujourd’hui nous transmettre ses connaissances dans une belle langue à l’écriture fluide, recherchée mais fort accessible. Un documentaire paru fin 2023 dans la très belle collection Mondes Sauvages d’Actes sud, qui se lit avec intérêt et délectation jusqu’à la dernière ligne, une citation de Charles Elton : « Il existe […] probablement plus d’un million d’espèces animales dans le monde. Le genre de coexistence que nous pouvons espérer avoir avec elles sur le long terme dépend beaucoup de l’attitude que nous adoptons à l’égard de la vie sauvage et de la nature en général ».

La collection Mondes Sauvages est soutenu par la nécessaire, salutaire et très active Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS). Je vous recommande leur site très complet : https://www.aspas-nature.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 3 septembre 2023

Olivier REMAUD « Penser comme un iceberg »

 


Détruisez vos idées toutes faites sur la structure d’un iceberg. Cet essai nous permet de découvrir l’essence même de ces blocs de glace souvent évoqués dans la littérature et les arts en général, ces blocs qui aujourd’hui fondent de manière alarmante. L’auteur, par ailleurs philosophe, nous guide afin de mieux appréhender le désastre en cours.

Si tant est qu’on les observe scrupuleusement, les icebergs prennent la forme de créatures divines ou de bâtiments, d’animaux mythologiques gigantesques, plus globalement de tout ce que l’imagination humaine peut avoir de fertile. Mieux : ils bougent sans cesse, tournent sur eux-mêmes, voguent sur les flots et… accouchent. Olivier REMAUD explique méticuleusement ce phénomène, celui de donner naissance à un nouvel iceberg. S’appuyant sur les découvertes des siècles passés, notamment par le biais de la littérature et des explorateurs, en actualisant la thèse de façon documentée, il conte la vie d’un iceberg et c’est saisissant.

Contrairement à une idée préconçue et répandue, les icebergs n’existent pas que sur mer. En effet, on les trouve aussi dans les glaciers de montagne, eux aussi accouchent et possède une vie. « D’abord, le centre d’un glacier se déplace plus rapidement que ses côtés. Ensuite, sa partie inférieure et ses étendues basses se meuvent plus lentement que sa partie supérieure et ses étendues hautes. Dans un glacier sinueux, c’est en revanche le côté vers la courbe extérieure qui progresse le plus. Enfin, un glacier voyage plus lentement l’hiver que l’été ».

Un iceberg émet des sons qu’il faut savoir étudier et les glaciers évoluant en glace morte ne se régénèrent pas. Ces deux blocs blancs sont le thermomètre du changement climatique, ce sont eux qui nous alertent. L’auteur convoque de nombreux noms passés ou présents diversement spécialistes des icebergs : John MUIR, Elisée RECLUS, Bérangère COURNUT, Mario RIGONI STERN et tant d’autres. C’est avec eux qu’il développe ses idées. Pour l’aspect visuel, il fait indirectement appel aux somptueuses photographies de Camille SEAMAN (allez voir son blog, les clichés y sont de toute beauté).

L’exercice est difficile pour le lecteur ignorant, mais il vaut le coup de persévérer, car devant lui l’iceberg revêt une image mouvante, vivante. Dans un monde où l’anthropocène est encore tout puissant, il n’est pas vain de remarquer qu’une vie peut ne pas prendre les traits que l’humain lui a jusque là imposée. L’ouvrage est certes ardu, technique, mais il révolutionne vos préjugés, vous proposant une nouvelle vision des icebergs et des glaciers. La bibliographie de fin de volume est copieuse, et la postface de Anne-Marie GARAT remarquable et passionnée. De plus en plus en apnée dans cette collection somptueuse qui est Mondes Sauvages de chez Actes sud, je suis comme un jeune novice redécouvrant le monde qui nous entoure, déconstruisant mon parti pris inconscient, observant la nature sous un nouvel angle où la domination humaine n’a plus sa place.

« Penser comme un iceberg » peut être lu comme une biographie des icebergs et des glaciers. Certes, il faudra vous accrocher pour en saisir tout le sens, mais l’expérience est passionnante et utile dans un monde semblant aujourd’hui à bout de forces. Elle montre que les icebergs, les glaciers sont notre mémoire collective car ils contiennent de rares et précieuses informations sur le monde de naguère, remontant le fil des siècles et même des millénaires. Ils sont les gardiens en même temps que les lanceurs d’alerte et les historiens de notre planète dans son intégralité.

Ce livre est paru en 2020. La version poche que je me suis procurée est récemment sortie. Je me permets à ce propos une remarque : la minuscule police de caractères m’a rendu la lecture particulièrement difficile, ma presbytie ne remerciant pas le choix de la taille. De plus, mon ouvrage, neuf, s’est vu rapidement amputé des pages 18 à 30, comme une glace fondant en direct, un glacier perdant des blocs entiers. Il est vrai que de plus en plus, les éditeurs tirent sur la corde et imposent des livres de moindre qualité pour un coût moins élevé. Cette technique n’est pas judicieuse, elle rend l’ouvrage fragile et en fait un produit de consommation courante à l’obsolescence physique quasi instantanée. Aussi, si vos finances vous le permettent, optez pour la version grand format de cet essai. En plus vos yeux vous remercieront.

« Les glaciers sont les archives du passé, de véritables bibliothèques à ciel ouvert. Leurs cristaux de glace cachent des richesses infinies : des strates de poussière, des bulles de gaz, des isotopes d’oxygène. Certains « carottages » de calottes en Antarctique remontent des signatures chimiques vieilles de plus de huit cent mille ans. Les échantillons prélevés au moyen de grands tubes métalliques abritent les témoignages d’événements antiques. La communauté scientifique les date sur une échelle de temps long : une éruption volcanique s’est produite quelques millénaires plus tôt, les nuages avaient telle température au moment où les flocons de neige sont tombés puis se sont cristallisés. Les cristaux contiennent les vestiges de l’ancienne atmosphère. Le ciel est dans la glace. C’est la raison pour laquelle la disparition progressive des étendues glaciaires rend l’humanité chaque jour un peu plus amnésique. Nous perdons notre propre mémoire. Et le présent lui-même s’efface sous nos yeux ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 12 juillet 2023

Yves ÉLIE « La vallée de l’abeille noire »

 


Je découvre la collection Mondes Sauvages de chez Actes sud. Et c’est une révélation. Un choc. Je me souviens de mon enthousiasme lors de ma première expérience avec la collection « Nature Writing » de chez Gallmeister, un moment déclencheur de toute une suite. C’est un peu ce que j’ai ressenti ici, et pour les mêmes raisons. La collection est ancrée sur la nature et le rapport humain qui en découle. Le fond est certes plus scientifique que chez Nature Writing, mais le tout nous replace au centre de la nature, faisant de nous non plus des dominants mais de simples participants, humbles.

Ce dépoussiérage s’est opéré avec ce documentaire sur des abeilles noires au fin fond des Cévennes. Mais tout d’abord un peu d’Histoire, l’ancienne, celle de l’ère glaciaire, un exposé sur l’adaptation obligée des abeilles aux bouleversements du climat depuis la nuit des temps. Puis focalisation sur la ruche-tronc, son organisation à l’intérieur, la vie de cette communauté d’insectes.

Yves ÉLIE est un sacré spécialiste des abeilles, il a d’ailleurs réalisé quelques films documentaires et créé l’association L’arbre aux abeilles. J’avais peur d’être perdu dans ses explications scientifiques. Mais non, l’auteur reste dans une démarche pédagogique, technique certes, mais toujours accessible pour les novices. Et c’est passionnant. Car le discours est ample, il ne s’arrête pas à la ruche à un moment T, il part de loin, contextualise, pour mieux se recentrer sur les ruches-troncs cévenoles et leur fabrication de miel.

Toutes les étapes de la vie d’une abeille sont retracées : « Cette attraction florale exercée sur les abeilles, ce parfum de la ruche dit aussi la force surréaliste des butineuses minuscules, capables de transporter en vol des charges de nectar ou de pollen équivalentes à la moitié de leur propre poids depuis des fleurs éloignées parfois de 5 à 6 kilomètres de leur colonie, et ce malgré le vent qui souffle en sens contraire et les malmène d’un côté ou de l’autre ».

L’abeille comporte de nombreuses espèces, certaines plus robustes que d’autres, plus pures, moins « arrangées » par l’homme. Parmi elles, l’abeille noire, l’héroïne du présent livre. Certaines abeilles disparaissent par pollution génétique. Présentation des actrices de la ruche. Et l’occasion de faire la rencontre avec l’abeille citerne, celle qui amène l’eau, en un ballet gracieux. On ne cesse d’en apprendre de belles tout au long du récit. « Les abeilles n’existent pas individuellement. Une abeille isolée de sa colonie meurt rapidement, même en présence de nourriture, d’eau et d’une température idéale. Les abeilles ne sont pas un individu comme nous l’imaginons, nous êtres humains. Chez elles, l’être n’est pas l’abeille mais la population ».

Les ruches peuvent être squattées, que ce soit par des fourmis ou de mystérieux scarabées. Ou d’autres encore. Et que se passe-t-il l’hiver dans la communauté ? Comment les abeilles s’organisent ? Vous le saurez en lisant cet essai qui s’attarde aussi sur les conséquences du travail de l’abeille, dressant notamment un historique de l’hydromel. Puis revient sur les résultats catastrophiques de l’activité humaine sur celle des abeilles. « Quel que soit le choix que nous opérons, force est de constater qu’en Europe, les processus de fabrication de la nourriture de masse, notamment les monocultures, ont dégradé les ressources vitales des pollinisateurs sauvages. La malbouffe humaine induit la malbouffe des pollinisateurs ».

Tout au long du texte, on apprend, on s’arrête, on réfléchit ; Sur l’importation de l’abeille caucasienne par exemple, sur la présence du frelon asiatique, sur le fait que jadis, l’abeille fut classée comme animal domestique, ou encore sur la nécessité de militer pour un avenir meilleur pour les abeilles, qui se répercutera de manière positive sur notre propre avenir.

Non seulement ce récit est abordable, mais il est salutaire, car empli d’espoir. Malgré tout. L’auteur convoque Noé et son arche avant de faire place à la postface signée Lionel GARNERY, spécialiste de la génétique de l’abeille. En toute fin de volume : La déclaration universelle des droits de l’abeille.

Ce livre de près de 200 pages est aussi un travail de conscientisation du public. Yves ÉLIE explique la nécessité de se réunir en associations, en groupes afin d’obtenir plus de poids sur la scène locale comme nationale pour protéger la nature sauvage, et l’abeille noire en particulier. Les diffamations sont nombreuses, mais il faut continuer, c’est pour la nature que le combat se doit d’être livré. Le texte est balisé par des illustrations magnifiques de Camille LAURENT. À noter que la collection Mondes Sauvages est soutenue par l’association indépendante ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui fournit un travail de protection d’envergure sur le terrain. C’est par le biais de cette association que j’ai décidé d’ouvrir enfin un livre de Mondes Sauvages, grand bien m’en a pris, une sorte de cycle étant d’ores et déjà en cours dans mes lectures. « La vallée de l’abeille noire » est paru en 2021. Vous l’aurez compris, il n’est pas nécessaire de posséder de connaissances en la matière pour lire ce documentaire palpitant.

 (Warren Bismuth)