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dimanche 29 mars 2020

Ginette KOLINKA « Retour à Birkenau »


Ginette KOLINKA (avec Marion RUGGIERI), dans son ouvrage « Retour à Birkenau » nous livre le témoignage qu’elle reproduit inlassablement, année après année, aux classes, aux élèves et aux enseignant-es à travers l’Hexagone.

Ce témoignage a une saveur particulière, à 94 ans, Ginette KOLINKA se doute que ses escapades mémorielles dans les collèges et lycées de France risquent d’être plus compliquées. Nous ne pouvons qu’être admiratif-ves devant cette ténacité dont elle a fait preuve depuis tant d’années pour aller raconter, expliquer, mais aussi accompagner, lors de voyages scolaires à Auschwitz, ce que ses compagnons d’infortune et elle-même ont vécu.

Le livre est divisé en plusieurs parties, courtes, l’ouvrage étant lui-même très bref (97 pages, dans un format à peine plus grand qu’un poche) mais est largement suffisant. Ginette KOLINKA raconte le voyage en France pour remonter jusqu’à Drancy, nous raconte comment elle a été dénoncée, sans avoir pu jamais savoir d’où venait « la fuite ». Juste des suppositions.

Ginette KOLINKA a été envoyée vers Birkenau en avril 1944 : le 16, elle sort du train accompagnée de son père, de son neveu et de son petit frère. On propose aux plus faibles de partir en camion, elle encourage son père et son petit frère à monter dedans, pour les soulager. Elle ne pouvait pas savoir que le camion partait directement pour les chambres à gaz. Son neveu choisit de ne pas rester avec les adultes et malgré son âge, part avec le groupe des enfants, parce qu’il s’était lié d’amitié pendant le transport. Ginette KOLINKA se retrouve donc seule et raconte son vécu, puis son rapatriement, puis son retour en France. Elle a retrouvé sa mère et ses sœurs qui ont réussi à se cacher et à ne pas être déportées, et qui peinent à la reconnaître. 20 ans et une vingtaine de kilos, des traces des sévices vécus, au corps et au cœur. Un retour à la vie « normale » qui se fait non sans peine, un bonheur que l’on n’arrive pas vraiment à identifier, des phases de dépression assez sévères.

Cet ouvrage est rédigé en toute humilité, tout comme les premières interventions de Ginette KOLINKA dans les classes, au début des années 2000, alors qu’elle est veuve. Au départ elle décline, ne se sent pas légitime car selon elle n’a pas assez de culture, trop timide aussi. Puis elle se laisse fléchir, et elle fonce. Elle donne ce qu’elle a et apprend elle aussi des choses terribles. Lors d’une visite du camp qu’elle a si tragiquement trop bien connu, elle apprend, grâce au témoignage d’un survivant des Sonderkommando que le supplice des gazés durait… 25 minutes. Des corps emmêlés et tordus que l’on retrouvait en ouvrant les portes pour dégager les cadavres. Que son block, le 27, était situé tout à côté de l’endroit où était donnée la mort de la manière la plus barbare qui soit. Ces détails, l’auteure les donne mais sans aucune forme de pathos, ni de débordement. Fidèle à chaque témoignage de survivant-es que j’ai pu lire, il se dégage uniquement des faits, l’émotion est secondaire et l’on sent que c’est le-a lecteur-ice qui va surtout devoir jongler avec les images que cela évoque.

Ginette KOLINKA nous fait part aussi de l’impensable pour elle : le long de la rampe, là où débarquaient les condamné-es, là où étaient triés les individu-es, des pavillons ont vu le jour, des habitations, avec des toboggans et des jeux pour enfants. Tout ceci semble tellement irréel.
« Quelqu’un qui n’en connaît pas l’histoire peut ne rien voir (…) Je ne reconnais rien, rien du tout. »

Une phrase vient clore son récit, une phrase qui semble irréelle et pourtant, l’ombre du négationnisme plane toujours au-dessus de nos têtes.
« J’espère que vous ne pensez pas que j’ai exagéré, au moins ? »

Publié en 2019 chez Grasset, c’est court, et ça remet les pendules à l’heure, au besoin.

(Emilia Sancti)

Vincent RAYNAUD « L’éclipse, situations italiennes »


(Le texte qui suit fut édité le 25 mars
dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)

*

En 1827, Alessandro Manzoni publie la première édition des Fiancés (I Promessi Sposi), qui fonde le genre du roman en Italie — où, jusqu’alors, la poésie, le théâtre et la philosophie dominaient. Un Don Quichotte ou un Tristram Shandy dûment étudié à l’école par tous les Italiens, qui en connaissent l’histoire par cœur. Lombardie, 1628. Lucia doit épouser Renzo, mais Don Rodrigo s’est épris d’elle et la fait enlever. C’est le début de multiples péripéties avant le mariage final, dans une région dévastée par la peste.

Devant les images dramatiques de camions militaires quittant Bergame et emportant en pleine nuit des dizaines de cercueils hors de la ville afin qu’ils soient incinérés, on pense à la Lombardie de Manzoni. Nous sommes en 2020 et c’est une autre épidémie qui sévit, faisant payer un lourd tribut à une grande partie du pays. Que se passe-t-il en Italie ? se demande-t-on face à une situation de catastrophe, à un drame humain sans précédent depuis un siècle et à des chiffres en constante augmentation. Il y a bien des explications (la pyramide des âges, le manque de place en réanimation, voire la pollution, dans ces zones très industrialisées), mais elles paraissent insuffisantes. Le temps de l’analyse viendra. Dans l’immédiat, il faut tenir, contre une épidémie qui échappe à tout contrôle et menace les structures sociales, politiques et économiques. On craint pour le Sud très peuplé, à la population âgée, et dont le système sanitaire ne résistera pas au choc que subissent ces jours-ci la Lombardie, la Vénétie, l’Émilie-Romagne et le Piémont, le Nord prospère. Tenir, mais comment ? Panique à la Bourse. Nous sommes à Rome, pas Piazza Affari à Milan. Mais c’est tout comme, tant la ville est crépusculaire et méconnaissable, dans l’attente du pire. C’est une scène de L’Éclipse, le film de Michelangelo Antonioni qui clôt en 1962 la trilogie dite de « l’impossibilité du couple ». Alain Delon déambule seul dans le décor monumental d’une ville de fin du monde, et sa solitude complète semble bien peu italienne. Ne pas pouvoir se rendre au bar, au stade ou au théâtre est plus difficile à vivre dans un pays où le besoin de sociabilité est si fort. D’où la formidable inventivité dont tous font preuve ces jours-ci afin de recréer du lien social. Point d’existentialisme antonionien : dès le début du confinement, les gens sont sortis sur leur balcon et se sont mis à chanter, à jouer de la musique, à se parler et à rire. Puis le reste de l’Europe les a imités. Les Italiens chantent Fratelli d’Italia, l’hymne de Mameli, alors qu’ils ne se sentent d’abord italiens (et non lombards, toscans, napolitains ou siciliens) que tous les quatre ans, pour suivre la Nazionale en Coupe du monde de football. Ils l’ont écouté sur toutes les radios du pays – une première – le vendredi 20 mars, étrange façon de célébrer les 159 ans de l’Unité. L’ont suivi trois chansons choisies par la population : Azzurro de Celentano, La Canzone del sole de Battisti et Nel blu dipinto di blu de Modugno. Pourquoi pas Mina, pourquoi pas Patty Pravo, pourquoi pas De André ? Qu’importe. Écoutez-les : c’est l’Italie, vivante et joyeuse. On le sait, les Italiens possèdent une remarquable capacité à parler de leur présent et de leur passé récent : romans et films, mafia et années de plomb, règne berlusconien et intrigues vaticanes, ils ont cette audace. Depuis le début de l’épidémie, artistes, intellectuels, romanciers et romancières de premier plan racontent l’Italie du virus à leurs concitoyens. Des interventions vidéo d’Alessandro Baricco, de Paolo Fresu et de Jovanotti ; des articles de Paolo Di Paolo et Stefano Massini ; un essai de Paolo Giordano à paraître dans les prochains jours ; des contributions de Marco Missiroli, de Melania Mazzucco ; souvent ils habitent dans les régions les plus touchées ou en sont originaires, et ils racontent ce qu’ils observent autour d’eux. Ils écrivent ou s’expriment alors que les salles de concert, les théâtres et les librairies sont fermés, que les imprimeries sont à l’arrêt et que le monde du livre – pas à la fête en temps normal – souffre encore plus qu’à l’ordinaire. L’Italie se relèvera, l’hymne de Mameli le dit bien : L’Italia s’è desta. Indépendamment et parfois malgré ceux qui la gouvernent, elle a une capacité de rebond, une énergie et une fantaisie qui l’aideront à se remettre en mouvement après la crise, et il y aura beaucoup à apprendre de cette « République fondée sur le travail » (c’est dans sa Constitution). Entre-temps, que peut-on faire pour l’Italie ? Écouter ses artistes, lui dire notre solidarité et donner rendez-vous à la Squadra azzurra en finale de l’Euro 2020.

En 2021.

VINCENT RAYNAUD

samedi 28 mars 2020

Cynthia FLEURY « Répétition générale »


(Le texte qui suit fut édité le 19 mars
dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)

*

Lorsqu’on vit des situations exceptionnelles, la première peur concerne le maintien de la vie. Le réel de la mort du coronavirus existe mais il est faible, et semble submersible. Je n’ose imaginer la sidération et la violence, le grand retour des archaïsmes, si la létalité avait été plus forte et disséminée.

Impossible d’anticiper cela sauf en imaginant le pire, la peur véritable, la haine pour ce monde. Là, nous avons une forme de chance au sens où si nous acceptons la responsabilité collective et la discipline, si nous produisons un comportement collectif coordonné et stratégique, nous réduirons considérablement son impact délétère. Telle est notre chance : avoir encore un peu de maîtrise. S’offrir une occasion à moindre coût de redécouvrir les bienfaits de la solidarité, des services publics, de l’État de droit et social combinés, articulés, alliés de toujours, qui ne sont rien l’un sans l’autre. Extrême chance malgré l’ingratitude souvent témoignée ces derniers temps, la bêtise, la vue courte des stratégies néolibérales qui fantasment la toute-puissance illusoire de l’homo economicus dans sa version la plus radicale. C’est une répétition générale pour autre chose, et cela me glace déjà le sang. Car la deuxième crainte qui m’agite est celle de l’absence d’apprentissage et de transformation de nos modes de vie. Passer à côté de la chance, cela s’est vu tant de fois. Ne pas saisir le kairos, retourner à la condescendance meurtrière. Nous sommes nombreux à le craindre, mais il nous faudra être très vigilants face à l’endormissement futur qui se profile, toutes les mauvaises raisons trouvées pour continuer comme avant, car nous serons dans une phase de récession économique et l’on nous expliquera qu’il n’est pas temps encore de faire autrement, qu’il y a le feu économique qu’il faut éteindre, et que celui-ci – ô délire – ne s’éteint qu’avec le poison inflammable, tant de fois dénoncé. Mais parions sur l’intelligence et la détermination à évoluer, parions sur une nouvelle conviction partagée : mieux vivre ensemble. Le confinement 3.0 a des vertus particulières : être dans la distance mais néanmoins connectés, et pour une fois les « deux minutes de la haine » orwelliennes, souvent banalisées ces derniers temps, se sont calmées : les voix sont plus sereines, les réseaux sociaux servent à distribuer une information capable de ferrailler avec les fausses, les grandes institutions académiques tentent d’assurer la continuité ou le partage des enseignements, les médias font de même, les artistes se relaient pour proposer des accès culturels, l’école fait comme elle peut avec la faiblesse de son environnement numérique de travail – là, franchement, on ne va pas se mentir, va falloir monter vite en gamme, car c’est terriblement pauvre, et cela ne peut perdurer. Mais globalement, ces premiers jours de confinement ne dessinent pas la victoire de l’immaturité, mais plutôt l’envie d’être résilients, d’apprendre, d’innover, de profiter de cette chance pour respecter autrui et les valeurs de responsabilité commune. Toute la question, maintenant, est celle de la durabilité de la prise de conscience et de la volonté de faire autrement.

CYNTHIA FLEURY

vendredi 27 mars 2020

Didier DAENINCKX « On a cru te perdre »


(Le texte qui suit fut édité le 21 mars 2020
dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)


« Pendant trois jours, on a cru te perdre… », c’est ce que me disait ma mère chaque fois qu’une catastrophe ravivait le souvenir des grands périls. En ce mois d’octobre 1957, avec mes deux sœurs nous venions de nous installer au rez-de-chaussée d’un bâtiment de la cité Robespierre, à Aubervilliers, et une forte fièvre m’avait forcé à rester à la maison. Pendant une semaine j’avais gardé le lit face à la fenêtre baignée par le soleil d’automne jusqu’à ce que les murs se mettent à se tordre, les meubles à s’étirer, le plafond à fondre comme une guimauve. Dans le même temps, le poids des draps m’était devenu insupportable, j’avais la sensation de grossir démesurément, de peser des tonnes, d’occuper tout l’espace disponible. Le docteur Saiz, dépêché d’urgence, avait fourni quelques médicaments pour apaiser la fièvre intense qui provoquait le délire. Il avait conseillé de me découvrir, de placer des linges frais sur mon front. C’est tout ce qu’il pouvait faire, et contre toute attente le miracle avait eu lieu.

J’étais resté quinze jours sans sortir à faire des moulages en plâtre, du découpage de bois grâce à une panoplie de menuisier. Le mal, venu de Chine, rôdait en Europe depuis juin mais personne ne l’avait vraiment pris au sérieux jusqu’à ce qu’il s’installe dans douze provinces italiennes à la toute fin du mois d’août : À Rome, trente-cinq jeunes congressistes de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, hollandais et belges, ont été isolés dans un lazaret. On fait remonter la source de l’infection au port de Naples, d’une part, et, d’une autre, à la contamination d’un jeune sportif à son retour du Festival de la jeunesse de Moscou. Le virus aurait passé les mers et survolé les monts Oural en même temps. Un mois plus tard, en l’absence de tout organisme international de veille, « l’influenza » avait franchi les Alpes et un bref article du journal Le Monde, le 28 septembre, rassurait la population à propos de la rentrée scolaire alors fixée au premier octobre : Des craintes se sont manifestées concernant la rentrée des classes à la suite de l’apparition en quelques points du pays de cas particuliers de grippe « asiatique », affections au demeurant assez bénignes. Une semaine plus tard, on dénombrait 450 morts en Angleterre, ce qui n’empêchait pas les autorités de préciser « que ces chiffres sont très comparables à ceux de 1956 ». En France, la comptabilité macabre ne concernait alors que le résultat des combats en Algérie : 250 rebelles tués à Tébessa sur le djebel Tadjetount, 28 à Médéa, 48 fellaghas tués par la 12e division d’infanterie coloniale à Beni Ouazzane, 50 autres à Batna, Palestro, Khenchela… Les équipes de l’Institut Pasteur s’étaient néanmoins lancées dans la fabrication d’un vaccin, nécessitant de disposer d’un nombre impressionnant d’œufs de poule fécondés de 5 à 9 jours pour un investissement de 250 millions de francs non subventionné par l’État. Le professeur Lépine estimait que 15 millions d’œufs, au minimum, seraient indispensables à la vaccination de 25 % de la population française avant de conclure : Le problème consiste à savoir si l’on veut engloutir des millions de francs et soustraire du marché un précieux aliment pour fabriquer un vaccin dont on ne peut être sûr qu’il soit efficace contre une souche dont on doute qu’elle soit dangereuse.

Selon les sources les plus fiables, la pandémie connue sous le nom de grippe asiatique qui submergea le monde en 1957 fit plus de deux millions de morts dont 15 000 en France métropolitaine. La chance a fait que je ne me suis pas fondu dans ce chiffre, que je suis demeuré un individu. Le virus mutant rôde à nouveau. C’est un touriste opportuniste, il prend son temps, il profite de toutes les occasions, il fait des selfies, serre la main du premier venu, applaudit ceux qui s’époumonent, se faufile dans les cortèges, visite les églises, les assemblées comme les bidonvilles. Le Temps, lui, est plus déterminé. Il avance de son pas mesuré, droit devant lui. Il prend son temps pour mieux prendre le nôtre. Et même s’il est mécanique, moins imprévisible, je lui donne la préférence.

DIDIER DAENINCKX

mercredi 25 mars 2020

Jacques JOSSE « Le veilleur de brumes »


« Ce n’est pas un journal mais le monologue d’un tocsin de nuit sur l’eau pâle où s’abîme la carlingue d’une vie banale ».

Ce veilleur-là est fait de deux recueils de textes : « Le veilleur de brumes » (écrit entre octobre 1991 et janvier 1993) et « Carnets de brume » (écrit entre avril 1988 et novembre 1989). De nombreux petits récits qui forment une trame.

Prenons « Le veilleur de brumes », ce type solitaire, loin du monde, enfin non pas totalement, Puisqu’en Bretagne. Il va se pendre, on le sait dès la première phrase. Et dès le premier texte il se masturbe sur un épouvantail. L’un de ses autres passe-temps est de fabriquer des cercueils miniatures, 60 en tout, chacun à la mémoire d’un auteur, d’un poète, écrivain sous-estimé ou oublié. Dans ces textes d’une grande densité, le sexe, oui mais pas toujours joli, et les écrivains, toujours au pinacle. L’écriture est très exigeante, poétique, olfactive et visuelle. La Bretagne, son décor, ses autochtones, les tronches de biais, bouffées par le jaja, le tabac. Le crachin, la brume, les bateaux qui s’en vont, certains ne revenant jamais. Mais les trépassés réapparaissent, s’invitant à table, comme si le cimetière ou la mer se dépeuplaient soudainement de leurs locataires, ces suicidés, ces cirrhosés, ces usés de la vie. Et le cunnilingus qui a le goût d’une mer à marée haute. Passe-moi le sel !

Dans « Carnets de brume » JOSSE quitte le veilleur pour s’intéresser aux autres, les voisins, les proches, les bretons du cru, des tas de petites histoires se succédant et se complétant, du cul encore. Les doses de suicides, d’accidentés de la vie, des habitants un peu simplets, certaines un peu nymphos. « Puis la gueule fissurée de l’adulte entamé au milieu de ses présents de délire. Celui-ci fait le gland dans ses fantasmes. Le lyrisme moelleux reste sa seule thérapie. On le juge sensuel, dérisoire, voyeur. Ordinaire jusqu’à la toile râpée de ses fringues. ‘Cet homme n’aura pas touché le corps d’une femme depuis des lustres !’. On s’esclaffe, on s’offusque, on montre sa braguette avec un zeste de dégoût dans le rictus ».

Oui, des personnages ordinaires et dérisoires, qui portent un poids trop lourd pour eux, désenchantés par un parcours tortueux. Les phrases, précises, minutieuses jusqu’au moindre détail : « Les dimanches d’automne, il promène un épagneul de bar dans les venelles désertes. Le vent se repose sur le menton des pierres. Ou sur le bras tordu d’un vieux chêne. Des outils rouillés gisent, recouverts d’herbes jaunes, devant la maison du pendu de l’hiver dernier. Inutile d’insister… Les vitres sales ne laissent rien filtrer. Et le langage des poutres est inaudible pour qui n’a pas rendez-vous immédiat avec la poussière ».

Les textes se tendent la main, profitent bien les uns des autres, de petites histoires en formant une plus grande. Petites touches par saccades mais follement complémentaires. On peut y voir une suite intime de poèmes en prose, mais aussi un petit roman, celui des invisibles, des humbles. C’est sorti en 1995 chez Le Castor Astral et la Rivière Échappée. Je ne pense pas que ce soit encore disponible, mais si vous le voyez passer, ruez-vous dessus comme des assoiffés, d’autant que ce trésor renferme en son centre de nombreuses photos qui viennent témoigner des dires, la Bretagne profonde, les poètes disparus. Notons pour finir que « Carnets de brume » est originellement sorti dans la revue Travers en juin 1992.


(Warren Bismuth)

mardi 24 mars 2020

René FRÉGNI « Les jours barbares »


(Le texte qui suit fut écrit le 18 mars et édité le 21 mars
dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)

J’ai passé ma journée à refendre des bûches, sous les quatre grands chênes devant la maison. Ma petite chatte était assise à côté, ses yeux bleus et ronds suivaient chacun de mes gestes. Quand mes épaules étaient plus dures que le bois, je m’appuyais sur la hache et nous échangions quelques mots.

Autour de nous la lumière n’avait jamais été aussi belle. Les prés sont déjà d’un beau vert très gras, piqués de géraniums sauvages et de minuscules myosotis. Plus bas, vers le village, les flaques blanches des pâquerettes éclairent le chemin, les épervières allument mille soleils sur les talus. Les collines ont encore leur fourrure de renard.

Il y a trente-six ans je travaillais dans un hôpital psychiatrique de Marseille, mon corps se couvrait d’eczéma, mes mains, mes bras, mon dos… Un matin je ne suis pas retourné à l’hôpital, je suis parti vers les collines. J’ai posé mon sac dans un minuscule cabanon abandonné. J’ai ouvert un cahier et je me suis mis à écrire, sous une tonnelle bourdonnante d’abeilles, dans une odeur de miel et de genêts. Je n’avais pas un sou. Huit jours plus tard mes mains étaient propres, mes bras aussi. L’eczéma avait disparu. J’avais récupéré mon corps, ma tête, mon temps.

J’étais pauvre et libre. Ma vie enfin m’appartenait. Il y a trente-six ans que j’écris chaque jour, que je marche et que je fends du bois. Il y a trente-six ans que j’évite mes semblables. Si je n’avais pas deux filles, une femme dont je rêve et trois vrais amis, je penserais que l’homme doit disparaître le plus vite possible de la surface de cette terre. Il a fait tellement de mal…En quarante ans, nous avons massacré soixante pour cent des vertébrés et nous ne sommes qu’au début de la sixième extinction de masse, la première attribuée à l’homme, l’anthropocène disent certains… Nous avons massacré les baleines, les aigles et les faucons pèlerins, le cheval sauvage de Mongolie, le daim de Mésopotamie, nous avons traqué en jeep l’onyx, aux confins du désert, exterminé les derniers rhinocéros de Java, l’ibis du Japon, la grue blanche américaine, les petits paresseux sont au bord de l’extinction. Nous écrasons tout ce qui est vivant, pour notre jouissance ou pour entasser dans des caves blindées des pyramides de billets de banque. Partout la main de l’homme, l’œuvre de l’homme. Les vrais rapaces, c’est nous ! Nous avons appelé ces massacres la civilisation. Nous succomberons, broyés par cette civilisation. Coronavirus… Serait-ce le début de la fin ? Nous avons dominé la rage, la poliomyélite, la fièvre jaune, dominerons-nous cette fièvre de l’argent, de la possession, du profit, cette maladie contagieuse du pouvoir, cette certitude que nous sommes plus intelligents que tout ce qui est vivant autour de nous, les forêts, les rivières, les océans, l’air et tous les animaux qui sautent, rampent, volent. Je suis agnostique, je n’ai jamais mis les pieds dans une église sauf quand elle était très belle, qu’il faisait très chaud. Je ne crois pas au châtiment divin, à la punition dernière, à l’expiation. Je crois à une réaction cosmique, une saine réaction. Une réaction non préméditée, ni religieuse, ni vengeresse, le début du soulèvement de tout ce qui est vivant, face à notre impérialisme cynique et aveugle. Le virus de notre toute-puissance a fait mille fois plus de dégâts, de souffrances, de morts que ce pauvre coronavirus. Nous sommes, sur cette terre merveilleuse, l’espèce la plus criminelle, la plus prédatrice, la plus dangereuse. La vie lentement s’écarte de nous, se méfie de nous, sécrète ses anticorps dans les profondeurs des racines et les molécules de l’eau, de l’air. Le mot virus vient de venin, poison. Nous sommes le venin et le poison, nous sommes la contagion. Nous nous sommes pris pour les dieux de cette planète. Tout ce qui tentait de vivre nous l’avons méprisé, mis en esclavage.

Chacun de nous est l’égal d’un figuier, d’un caillou, d’un ruisseau, d’un ver de terre. Nous avons besoin du ver de terre, il n’a pas besoin de nous. C’est un infatigable laboureur qui travaille jour et nuit pour qu’explose la vie, comme les abeilles, les hérissons, les oiseaux et les nuages. Le coronavirus est peut-être notre dernière chance. « Il lui avait inoculé le virus redoutable de la vertu », écrit Victor Hugo. Puisse ce virus nous contraindre à cette vertu. Nous avons quelques mois pour ouvrir les yeux, pour nous rendre compte que dans les banques il n’y a rien, que les vraies richesses sont autour de nous, ces géraniums sauvages, ces bourgeons qui éclatent partout, cette lumière unique qui n’existe nulle part ailleurs. Le paradis est partout. Nous y sommes. La seule intelligence, c’est la vie. Tout ce qui pousse vers la mort est bête, les guerres, la frénésie de l’argent, notre consommation effrénée, la lumière morte de nos écrans, les bonheurs virtuels, l’ère du plaisir instantané. Ce n’est pas le virus qu’il faut combattre désormais mais notre rapacité, notre démence qui nous ont éloignés des rivières car nous leur préférions les fleuves d’argent. Notre vie nous appartient, notre corps nous appartient, notre temps si précieux nous appartient. Chaque jour depuis trente-six ans j’écris le mot gare et je monte dans un train qui n’existe pas. L’imagination ne consomme aucune goutte de kérosène et m’emmène tellement plus loin. J’ai passé ma vie à lire, écrire, marcher, rêver, fendre du bois et caresser la tête d’un chat. Je vis de presque rien et rien ne me manque. J’ouvre les volets le matin, tout est sous mes yeux, l’herbe pailletée de rosée, la brume rose et verte à l’est, les amandiers couverts d’une neige de fleurs qui éclairent les collines. Ma journée sera semblable à celle d’hier, celle de demain. J’aimerais que cela dure encore mille ans, je ne m’ennuie jamais, je n’ai besoin que de douceur et de beauté. Je sais pourtant que la mort rôde dans les rues de chaque ville, pousse des portes, escalade à pas de loup des escaliers, se glisse sans bruit dans les maisons des hommes. Quand je pousse mes volets, je ne vois que le printemps, insouciant, jeune à nouveau, lumineux, si heureux de vivre, ivre de sa beauté. Chaque chose est à sa place, la nature est sereine, modeste, équilibrée. Nous nous sommes octroyé une place démesurée et le droit de tout détruire, de tout saccager. Nous n’avons que quelques mois pour regarder le printemps, écouter le printemps, marcher dans le printemps. Nous n’avons que quelques mois pour entrer dans l’été et vivre comme les oiseaux, les feuilles, les nuages et les vers de terre. Nous ne sommes pas en guerre. Nous devons tuer la guerre. Nous devons nous ranger du côté du printemps, de la beauté, sinon nous serons balayés et la terre se refermera sur nous, nous oubliera pour ne se concentrer que sur la vie et les saisons qui passent. Nous n’aurons été pour elle qu’un simple virus parmi des millions d’autres, dans ces milliards d’années. Il y a trente-six ans, j’ai fait un choix. Je vais descendre fendre mes bûches, caresser la tête de mon chat et j’irai marcher un peu dans la colline, au moins, si je pars demain, j’aurai profité du printemps.

René FRÉGNI, 18 mars 2020

dimanche 22 mars 2020

Samuel BECKETT « L’innommable »


« L’innommable » est l’ultime volet de la trilogie sans nom, après « Molloy » et « Malone meurt ». Comme ses grands frères, il est obscur, opaque et surtout décharné. À chaque page ou presque le narrateur (Mahood, Worm, un autre ?) perd un bout de son corps. Pas sûr qu’en début de livre il était entier, mais certain qu’à la fin il ne reste plus rien. Sur ce point, ce roman difficile d’accès peut être placé près de « La peau de chagrin » de BALZAC, mais seulement sur ce point. Pour le reste, il est résolument original et tortueux et loin du classicisme.

Des personnages des deux premiers tomes de la trilogie réapparaissent, furtivement. Molloy et Malone notamment. Mais sont-ce bien eux ? Comme toujours chez BECKETT, une réflexion apporte une question, une réponse puis une contre-réponse. Nous ne sommes jamais sûrs de rien. Le narrateur (qui ?) est immobile, dans une chambre, sur une île. C’est tout. « Je n’ai besoin de rien savoir sur moi ». Sa vue baisse. Ah, il est insomniaque. Et seul. Très seul. Encore que. Car il croise de nombreux personnages dans cette histoire (notamment ceux de sa toute première trilogie démarrée avec « Watt », ici entraperçus), mais n’est-ce pas uniquement en pensée, en souvenir ou en imagination ? N’a-t-il pas inventé ces formes humaines ? J’oubliais : il est unijambiste. Et peu à peu devient sourd. Muet. Du moins c’est ce que l’on croit comprendre. On voit deux moignons à la place des mains. Choc ultime : son corps rétrécit. « Ayant déjà perdu une jambe, il est vraisemblable en effet que j’aie pu égarer l’autre. De même pour les bras. Transition facile, en somme. Même que dire de cette autre vieillesse dont ils m’ont gratifié, si j’ai bonne mémoire, et de cette autre maturité, auxquelles il ne manquait ni bras ni jambes, mais seulement la faculté d’en tirer parti ? ».

Dans ce roman on navigue en pleine opacité, pas de décor, pas de temporalité pour se repérer, quasiment pas d’espace, aucun repère géographique. Une île, mais cette information non plus n’est pas vérifiée. Ni vérifiable. Les phrases se font de plus en plus longues, voire presque interminables. Mais décharnées, ça me paraît définitivement le terme le plus approprié. BECKETT excelle dans la déconstruction de la littérature. Écrire un roman sans intrigue, sans dialogues, sans vis-à-vis, sans décor, sans à-côté, sans rien de palpable, c’est le génie de BECKETT. Des sensations, une perte progressive de tout aspect humain. Cette perte, inaugurée avec « Molloy », s’est poursuivie dans « Malone meurt », avant l’apothéose du néant dans cet « Innommable ». Cet « Innommable » qui, en plus de la déchéance du corps, peu à peu puis de plus en plus rapidement, perd parallèlement son humour ‘so british’. Il devient pesant, poisseux, comme nihiliste.

« À aucun moment je ne sais de quoi je parle, ni de qui, ni de quand, ni d’où, ni avec quoi, ni pourquoi, mais j’aurais besoin de cinquante bagnards pour cette sinistre besogne qu’il me manquerait toujours un cinquante et unième, pour fermer les menottes, ça je le sais, sans savoir ce que ça veut dire ». C’est peut-être cette phrase du livre qui reflète le mieux BECKETT et son univers.

« Faisons comme si j’étais seul au monde, alors que j’en suis le seul absent ». Trilogie clinique et mathématique, comme dénuée de fondement, et pourtant elle explique tellement. Le dernier volet est sorti en 1953 aux éditions de Minuit, il est régulièrement réédité dans cette maison depuis.


(Warren Bismuth)

vendredi 20 mars 2020

Erri DE LUCA « Le Samedi de la terre – 19 mars 2020 / 10h / N°2 »


(Le texte intégral qui suit fut écrit et édité conjointement en versions papier et numérique
le 19 mars 2020 dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)

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« J’ai une définition personnelle de la nature : elle est là où n’existe aucune présence humaine ou bien là où celle-ci est négligeable et de passage. Quand je vais en montagne dans des endroits éloignés, je me trouve alors dans un bout de monde tel qu’il était avant nous et tel qu’il continuera à être après. La nature est un espace totalement indifférent à nous, où percevoir sa propre mesure infime et intrusive. Ce n’est pas un terrain de jeu ni une aire de pique-nique hors de la ville. La peur qu’inspire son immensité dominante est un préliminaire au respect et à l’admiration. La beauté de la nature n’est pas une mise en scène, c’est un état d’équilibre provisoire entre d’énormes énergies, éruptions, tremblements de terre, ouragans, incendies.
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Naples, mon origine, possède un golfe légendaire pour sa beauté, œuvre de cataclysmes qui l’ont formée. La beauté de la nature est un entracte entre les bouleversements. Il ne s’agit pas là d’une conclusion philosophique, mais seulement de ma perception physique. C’est pourquoi, pour moi, la nature est l’espace de notre absence.

Là où existe une zone de peuplement, j’utilise le terme de milieu ambiant. Le latin « ambire » signifie entourer. Le participe présent « ambiens » est ce qui entoure. Depuis ses débuts, l’espèce humaine s’est sentie entourée, établissant avec le territoire des rapports de force alternant entre défense et conquête. De nos jours, il est évident que « ambiens » n’entoure plus, mais qu’il est entouré par l’expansion numérique de l’espèce et de ses moyens d’exploitation. Le milieu ambiant submergé se soumet.

Et soudain une épidémie de pneumonies interrompt l’intensité de l’activité humaine. Les gouvernements instaurent des restrictions et des ralentissements. L’effet de pause produit des signes de réanimation du milieu ambiant, des cieux aux eaux. Un temps d’arrêt relativement bref montre qu’une pression productive moins forte redonne des couleurs à la face décolorée des éléments.

La pneumonie meurtrière qui étouffe la respiration est un effet miroir de l’expansion économique qui étouffe le milieu ambiant. Le malade demande de l’aide et de l’aide en son nom et au nom de la planète tout entière.

Celui qui lit beaucoup reconnaît, ou croit reconnaître, des symboles et des paradigmes dans les événements. Le monothéisme a institué le Samedi qui littéralement n’est pas un jour de fête mais de cessation. La divinité a prescrit l’interruption de toute sorte de travail, écriture comprise. Et elle a imposé des limites aux distances qui pouvaient être parcourues à pied ce jour-là. Le Samedi, est-il écrit, n’appartient pas à l’Adam : le Samedi appartient à la terre.

Cette injonction à la laisser respirer en s’imposant un arrêt a été ignorée. Je ne crois pas que la terre puisse récupérer ses Samedis dont elle a été privée. Je crois en revanche que piétiner les Samedis produit les brutales suspensions de notre occupation de la planète. C’est une trêve pour la terre.

Pour la première fois de ma vie, j’assiste à ce renversement : l’économie, l’obsession de sa croissance, a sauté de son piédestal, elle n’est plus la mesure des rapports ni l’autorité suprême. Brusquement, la santé publique, la sécurité des citoyens, un droit égal pour tous, est l’unique et impératif mot d’ordre.

Dans le cas de l’Italie, l’idolâtrie de l’économie s’est donné la liberté de se moquer des conséquences d’activités nocives. De la dispersion de l’amiante dans le percement du tunnel du Val de Susa à l’intoxication de Tarante, la santé publique est traitée comme une variable secondaire. Les morts dues aux problèmes environnementaux sont considérées comme des dommages collatéraux d’activités légitimes et impunies. Ce sont au contraire des crimes de guerre accomplis en temps de paix au détriment de populations réduites au rang de vassales.

Tel est le brusque retournement de situation, l’économie tombée de cheval et soumise à une nouvelle priorité : la vie pure et simple. Les médecins et non les économistes sont les plus hautes autorités. C’est une conversion. Elle améliore le rapport entre citoyens et État, les gouvernements passent de garants du PIB en vaillants défenseurs de la communauté.

Certes, il s’agit d’un état exceptionnel et on a hâte d’arrêter l’épidémie et de revenir au plein régime précédent. Mais le Samedi de la terre sème en même temps que les deuils une lueur de vie différente pour les survivants. Car, dorénavant, chacun est un rescapé provisoire. C’est un sentiment qui me rapproche le plus de tous ceux auxquels je ne peux serrer la main.

Une autre inversion est à relever dans le cas de l’Italie. Depuis son unité, des flux migratoires ont eu lieu du sud vers le massif alpin. Aujourd’hui, on assiste à un retour massif en flux inversé, jusqu’au récent blocage des retours. Le spécialiste de l’environnement Guido Viale remarquait que l’épicentre des contaminations en Chine, en Allemagne, en Italie, coïncide avec les zones de très forte pollution atmosphérique, signe d’une prédisposition à l’agression des voies respiratoires.

Le sud perçu comme terre de refuge, asile sanitaire, recommence à accueillir ses enfants. La parabole du fils prodigue n’est pas valable ici. Ils ne sont pas partis pour dilapider, mais par nécessité. Ils ne reviennent pas repentis, mais désespérés d’affronter des isolements loin de leurs attaches familiales, impatients d’entendre un peu de dialecte, affectueuse langue maternelle. Peut-être que le système immunitaire s’améliore avec l’humeur. Une fois les priorités redéfinies, c’est l’urgence de sauver qui compte et aussi celle de purger une quarantaine indéterminée dans des lieux familiers. Le sud, perçu comme plus sain, est certainement un milieu ambiant plus cordial pour calmer l’angoisse d’un état de siège.

« Basta che ce sta ‘o sole, basta ce sta ‘o mare » Il suffit qu’il y ait le soleil, il suffit qu’il y ait la mer. Ce n’est pas une thérapie reconnue, mais c’est bon pour l’âme de se mettre au balcon et de se laisser baigner de lumière ».


mercredi 18 mars 2020

Anton TCHEKHOV « Théâtre I »


 Une toute vieille édition regroupant en trois volumes l’intégrale du théâtre de TCHEKHOV (qui a seulement publié 16 pièces). Le premier volume ici proposé renferme trois pièces.


« Platonov » : Être vil, misanthrope et cynique, Platonov est un amoureux des femmes, que d’ailleurs il fait souffrir en les rendant dépendantes de son emprise. Souffrant d’un fort complexe de supériorité, il sait humilier en public et profite de quelques soirées entre amis pour régler ses comptes. Mais dans cette pièce, la plupart des personnages sont ambigus et jouent sur plusieurs tableaux. À grands renforts de violence, de faux-semblants, de tromperies et d’alcool, l’atmosphère se dégrade. TCHEKHOV n’a pas encore 20 ans lorsqu’il entreprend l’écriture de cette pièce – sa plus longue - en 1878, il y apportera une fin en 1880. Son échec fait qu’elle est ensuite oubliée puis considérée comme perdue. C’est en 1921 seulement, bien après la mort de l’auteur, qu’elle est retrouvée dans le coffre d’une banque.

« Sur la grand-route » : deuxième pièce de TCHEKHOV, écrite en 1884, en un acte, brève et intense. Une auberge en bord de route au milieu de nulle part récupère tous les oubliés, les ivrognes, les bandits, les pèlerines. L’un des convives de ce cabaret raconte comment il est tombé dans l’alcool suite à la fuite de sa femme le jour même de leur mariage. Mais cette femme revient, et précisément dans l’auberge. Ici, langage populaire comme TCHEKHOV l’a rarement utilisé. La pièce sera victime de la censure tsariste car jugée trop sombre.

« Ivanov » : pièce de 1887, chronologiquement la cinquième de TCHEKHOV. Ivanov n’est pas si différent du Platonov décrit plus haut. Type mélancolique, acariâtre, peu penché vers l’amour de son prochain, un brin manipulateur, a épousé une juive pour, d’après les mauvaises langues, profiter de sa dot. Or, de dot il n’y eut pas, puisque la femme, en changeant de religion, a été reniée par sa famille. Ivanov est ruiné. Sa femme tombe malade, finit même par mourir. Alors, Ivanov se met en tête d’épouser une femme bien plus jeune que lui. La cruauté de cette pièce est assez remarquable, les personnages sont nombreux et se renvoient la balle dans de longues tirades flirtant avec le monologue. Les coups bas et les tromperies pleuvent, quand les quelques références à GOGOL ne suffisent pas à désamorcer les irritations.

Ces trois pièces, certes différentes, ont toutes leur attrait, d’une part grâce au rythme soutenu dans des joutes verbales pouvant être de haut vol, mais aussi par leurs fins tout à fait tragiques qui en quelque sorte les regroupent et les poussent dans le même trou morbide. Si j’apprécie le nouvelliste TCHEKHOV, que je juge pourtant inégal (qui ne le serait pas avec des centaines de nouvelles publiées ?), si j’avais adoré le trop bref romancier TCHEKHOV (« Drame de chasse », son unique et superbe roman, est chroniqué chez nous), j’ai peut-être une tendresse toute particulièrement pour l’auteur de théâtre, les dialogues étant chez lui d’une force assez singulière. Il frappe, il dissèque, rien n’est superflu et le lectorat se retrouve témoin sur scène de disputes d’une grande dextérité. Pas de repères historiques, rien de bien joyeux non plus, même si TCHEKHOV parsème ça et là ses récits de vraies doses d’humour. Je redécouvre là l’homme de théâtre, et pris la main dans l’engrenage, je ne compte pas m’arrêter là.

Le recueil présenté ici est une toute vieille édition (ces trois pièces n’ont ensuite à ma connaissance plus jamais été présentées ensemble dans un même volume, mais séparément ou dans des anthologies) de 1965, chez les éditions Rencontre (de Lausanne). Le papier est jauni et donne un cachet particulier supplémentaire à l’action. Un théâtre classique et méchamment efficace, voire addictif.

(Warren Bismuth)

dimanche 15 mars 2020

Eugène SAVITZKAYA « Au pays des poules aux œufs d’or »


Un conte philosophique, mais bien plus que cela. Une réécriture partielle de la genèse. Et puis fatalement ça déborde jusqu’aux totalitarismes du XXe siècle, c’est très érudit et l’écriture vous en bouche un coin. Bon, assez d’opacité, je vais tenter de débroussailler un peu tout ça.

Conte oui, et même espèce de fable pour adultes. Les deux personnages centraux sont un héron et une renarde. Ils s’aiment, quelle idée saugrenue. Seulement, ils apparaissent parfois assez proches des traits humains (pourquoi ai-je pensé à « La ferme des animaux » d’ORWELL ?). Le monde se crée, et juste après ils sont là, tous les deux. Du côté de la Russie. Mais ceci n’est pas d’une importance capitale. Ce qui l’est plus, c’est qu’ensemble ils vont traverser les siècles, en pleine nature. Car ici, le héros du bouquin c’est elle, dame nature : les arbres, rivières, océans, animaux, végétaux, minéraux, divinement dépeints, magnifiés de manière onirique ou allégorique. « Tous les peuples sortirent de la mer. La forêt sortit de la mer en foule compacte. La mer était fertile, pleine de savoureux et bénéfiques métaux, enceinte de cristaux. La mer recouvrait la rotondité de la terre qui était une boule irrégulière et molle gonflée de feu et de boue brûlante. La mer remplissait les trous, les plaies de l’écume figée du grand lait bouilli ».

La majeure partie du temps, l’action pourrait être intemporelle, mais de petits indices disséminés çà et là donnent des repères, parfois d’importance. Tout commence donc par la Création, quand il n’y a rien sur terre. Puis les océans se déversent, bien plus tard les forêts jaillissent des eaux, de nombreux végétaux puis des animaux font leur apparition. La suite on la connaît. Mais pas tant que ça en fin de compte. Quant à ces poules aux œufs d’or, elles ne pondent plus, l’humanité court à sa perte, une nouvelle extinction semble proche.

Parfum de fin du monde après les superbes pages sur l’insouciance de la nature dans lesquelles tout ce qui est non humain est roi. Car si l’humain ne prend pas une grande place dans ce livre, il prend cependant celle du mort, enfin plutôt celle du pollueur, du meurtrier qui finit par s’autodétruire. « En travers des seins coupés de la madone ta mère, on a posé cette pancarte : viande de sotte, pas chère, bonne à foutre, entrez par le nombril, le cul est encombré ». Images violentes, le désastre point le bout de son nez. « Un certain nombre de petits soldats de l’Ordre Teutonique, déserteurs radiés de la grande fratrie meurtrière, s’étaient infiltrés dans les populations païennes qui regardaient avec amusement et inquiétude les agissements de ces chevaliers fanatiques. Ils servaient de guides dans les chasses car ils étaient grands veneurs. Ils savaient chasser l’homme. La plupart s’étaient alliés avec les Baltes des bords de cette mer si trouble, ces baltes dont les chevaliers enviaient l’énergie sexuelle suscitée par des nymphes drapées de peu mais avec élégance, guerrières comme eux au sein des profondes forêts peuplées d’arbres immenses et vénérés ».

Cette fable n’est pas facile d’accès, l’écriture très sophistiquée, complexe et diablement poétique peut décontenancer. Sa plume flirte avec la perfection, allégorise à tout va, ces animaux sont-ils des humains ? Ce conte n’est sans doute pas pour les enfants, quoique certaines pages sorties de leur contexte pourraient les attirer, mais il n’est pas non plus pour celles et ceux qui souhaiteraient une petite lecture légère de bord de plage. J’avais numéroté mes abattis avant d’entrer dans cette fable, je ne suis pas sûr de tous les avoir retrouver en fin de parcours. Livre sorti chez Minuit tout récemment, il vous faudra le lire lentement pour bien tout avaler (je ne parle même pas d’analyser). Il est à la fois fascinant et frustrant pour un lectorat qui, comme moi, manquerait d’armes pour parfois décoder ce style si particulier qui pourtant enchante.


(Warren Bismuth)

mercredi 11 mars 2020

Michel JULLIEN « Intervalles de Loire »


Michel JULLIEN ne nous fera pas l’affront de nous décrire uniquement ce qu’il vu, mais aussi et peut-être surtout ce qu’il a ressenti : les bruits, nombreux et étourdissants, surtout des bruits venant de l’humain, des moteurs notamment, les odeurs, très différentes selon l’endroit où l’on se trouve. Ressentis plus philosophiques : le chemin de fer qui semble avoir fait beaucoup de mal aux activités jadis nombreuses sur la Loire. Description par petites touches laissées en suspens de la flore, la faune, les insectes surtout, puis les oiseaux. Description des îlots (l’hôtel de l’aventurier), des arbres les habitant.

Et puis il y a ce qui fait intrinsèquement partie de la vie d’un fleuve, et d’ailleurs d’un cours d’eau en général : les pêcheurs, les échelles de crues, les ponts, la manière de se glisser dessous avec son embarcation (concernant la Loire, bien viser la bonne arcade), les bords, les plages.

L’activité humaine parfois étouffante : les centrales nucléaires sur la Loire (peut-être les plus belles pages du récit), les objets jetés dans le fleuve devenu poubelle avec ces quantités de saloperies croisées, on pourrait y reconstruire une maison avec même la voiture garée devant, les ponts bien sûr (route autoroute, voie de chemin de fer, etc.) : « Couvrez un millier de kilomètres en voiture, en train, il se trouvera un tunnel sur le trajet, plusieurs, tôt ou tard. Les fleuves ont d’autres recours, ils louvoient au premier relief venu, ils percent par détours. Leur façon n’est pas celle des routes, ils se précipitent par écart. Ils ignorent nos communes notions de trajet, ils ignorent les ponts, ils ne les endossent même pas. Les ponts croyons-nous seraient un compromis géographique, ce que les fleuves n’entendent pas de cette oreille : les ponts mis en barrette sont pour eux des flagrants défauts de chemin ».

Revenons brièvement sur ces centrales nucléaires : « Une rumeur muette à la ronde, on dirait qu’elles cherchent à ne surtout pas faire de bruit contre le pire. La désolation tient encore à ce qu’il n’y a rien à voir, tout à pressentir. Sinon les fourneaux, sinon les buées de condensation renvoyées au ciel (un peu de la Loire devenue soudain verticale, d’entiers morceaux de fleuve sortis de conduits cintrés comme des coquetiers babyloniens, projetés droit au ciel par le plus court chemin de la technologie sans passer par la case « mer »), elles marquent le lieu d’un vide ».

JULLIEN n’oublie pas ses liens avec la littérature, il évoque quelques auteurs qui ont écrit sur la Loire, sur les cours d’eau en général, il semble vouer un grand respect pour Jules RENARD dont une pensée clôt d’ailleurs le livre. Bien sûr, une telle aventure maritime rappelle forcément quelques belles pages de MAUPASSANT, c’est indéniable. Pour une version plus musclée et cinématographique, nous pourrions classer ce texte près du film « Le drapeau noir flotte sur la marmite » sans l’aspect déjanté et proprement encanaillé.

Un bon petit livre de vacances, de détente mais aussi d’adoration du style, de la langue. Sorti tout récemment chez Verdier, il se lit devant un point d’eau, qui peut être un étang ou un lac, qui doit être encombré d’odeurs, de l’activité humaine comme de la nature. Et là vous serez guidés à votre corps défendant, les arpions dans la flotte tiède. Ne passez pas votre tour.


(Warren Bismuth)


samedi 7 mars 2020

Pavlo ARIE « Au début et à la fin des temps »


Si vous suivez assidûment ce blog, le titre de cette pièce de théâtre ne doit pas vous être inconnu. En effet, elle ouvrait la gigantesque anthologie des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine « De Tchernobyl à la Crimée », ouvrage collectif majeur sorti l’an dernier aux mêmes éditions L’Espace d’un instant et déjà chroniqué ici :


Cette pièce ukrainienne de 2013 – traduite en 2016 par Iula NOSAR et Aleksi NORTYL - traite de l’après Tchernobyl (qu’il faudrait d’ailleurs mieux écrire Tchornobyl comme il est judicieusement rappelé dans ces pages). Une famille restée dans la zone interdite après la catastrophe nucléaire. La grand-mère, Baba Prissia, un tantinet misanthrope du haut de ses 86 ans, sa fille Slava, 59 ans et le fils de Slava, Vovtchyk, 28 ans, un peu idiot. Baba Prissia n’a jamais quitté la zone, Slava et Vovtchyk sont revenus y vivre après un passage par la Crimée. Dans cette zone, le principe de précaution alimentaire fait foi. Mais Baba Prissia s’en moque, au contraire de sa descendance. Le père de Vovtchyk a disparu. Nous apprendrons plus tard qu’il est devenu esclave.

Plus d’électricité dans la bicoque familiale, les câbles électriques ayant été dérobés. Les autorités ont demandé à plusieurs reprises à la famille de quitter les lieux, jugés trop dangereux, mais où aller ? D’autant que Slava a déjà essayé, en vain.

Des flashbacks : d’abord en 1986 au lendemain de l’accident, puis en 1993, où nous rencontrons enfin le mari de Slava, pestiféré et alcoolique. Nouveau retour dans le temps, en 1996 cette fois-ci.

Dans ce texte particulièrement rythmé, il est question des croyances et superstitions ukrainiennes, mais aussi de faits bien plus terre à terre, avec historiquement l’évocation par exemple de l’Holodomor, cette famine de 1932-1933 en Ukraine, orchestrée par STALINE. Le poste radio tient compagnie, on écoute les informations grâce à des piles. La transplantation d’organes vient d’être légalisée en Russie. Qu’en sera-t-il pour les ukrainiens, irradiés jusqu’à la moelle ? Baba Prissia est formelle : « Je n’ai jamais aimé les Soviets, moi, mais avec eux au moins les choses étaient claires. Alors que maintenant, on n’y comprend plus rien ! ». Sinistre nostalgie, ce « c’était mieux avant ». Oui mais avant quoi ? Avant Tchernobyl ? Avant l’effondrement de l’U.R.S.S. ? Du temps de STALINE ?

Désormais les ukrainiens vivent comme des parias dans toute la Russie, donc Baba Prissia ne partira pas, elle en est convaincue. Quant à Salva, elle désirerait fuir, mais pour aller où ? Et que faire de cet imbécile de Vovtchyk qui souhaiterait « niquer » ?

C’est Baba Prissia qui parle : « Le monde entier se presse vers on ne sait où, et il est toujours en retard parce que le temps est tout droit. Nous, on n’a nulle part où se presser, on a un temps rond : tout vient à son heure, son jour, sa saison. Nous vivons au début et à la fin des temps… ». Comme si la fatalité était déjà annoncée, un drame va se produire, il est la personnification de la destinée de l’Ukraine, région ayant tellement souffert au cours des siècles, un peuple persécuté puis victime directe de la plus grande catastrophe nucléaire de toute l’humanité, un peuple à genoux mais qui résiste.

Cette pièce ancrée dans la réalité sait toutefois se faire onirique, dépasser le palpable, le ressentiment. Sans rêves pas de but. Celui des ukrainiens semble bien brumeux. « Au début et à la fin des temps » est de ces pièces qui émeuvent tout en surfant sur l’Histoire politique et sociale. Elle est d’une grande qualité, et je ne saurai que trop vous la recommander. Les éditions L’Espace d’un instant sont décidément une pièce maîtresse pour nous faire découvrir un autre théâtre.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mercredi 4 mars 2020

Pierre TERZIAN « Ça fait longtemps qu’on s’est jamais connu »


Dans le cadre professionnel Pierre TERZIAN est parti quelques mois au Québec en tant qu’éducateur dans des garderies de la petite enfance. Ce qu’il y a vu, entendu, ressenti, il le livre dans ce récit.

En de brefs chapitres entrecoupés de paroles d’enfants, Pierre TERZIAN raconte « son » Québec : l’accent, la langue, la culture, la gentillesse, la bienveillance (on est loin de la France), l’humour d’un peuple. Car tout ceci est visible dans son quotidien au sein de garderies dans lesquelles il travaille avec son statut de contractuel, bringuebalé d’un lieu à un autre, pour quelques jours, quelques semaines.

À peine le temps de s’attacher aux gosses - les contrats sont trop courts -, alors il faut vite en profiter. Et c’est parti pour des portraits d’enfants, tout en douceur, dépeints avec tendresse, humour, affection. Ces enfants, il les aime, les bichonne, mais sait se montrer autoritaire (pas longtemps, le cœur prend vite le dessus). Et puis il y a les rencontres avec les adultes, que ce soit les personnes salariées avec lesquelles il va faire un bout de chemin, ou les parents des enfants, parfois un vécu long comme le bras, l’alcool, le lâcher prise, la déprime.

Mais la lecture de ce récit de vie n’est nullement un hymne à la noirceur. Pierre TERZIAN tient parfaitement son lectorat attentif avec sa patte, à la fois simple et très drôle, les anecdotes, de petites historiettes qui défilent là où on ne les attend pas, les mots des enfants que l’auteur a pris soin de relever avant de nous les offrir comme un cadeau précieux, un souvenir made in Québec. Parce que, excusez-moi, mais on se marre de bon cœur, avec les situations grotesques d’enfants ayant comme on le disait par chez moi, « le diable dans le cul », paraissent sur piles inusables et s’avèrent de fait des gamins épuisants.

« Je ne suis pas pédagogue. Je fais des erreurs. Mes journées sont des suites d’erreurs. Tout à l’instinct. À l’aveugle. Parfois j’imite les enfants méchamment et ils pleurent. Parfois je leur parle comme à des adultes et ils divaguent. Parfois je les ignore, pendant de longues minutes, et ils explosent. J’apprends à maîtriser les explosions, c’est-à-dire à en minimiser l’impact sur ma conscience ». Donner, mais ne pas oublier de se protéger.

C’est la tendresse qui tient la plume. TERZIAN garde ce recul à la fois chaleureux et émouvant malgré parfois les abus de certains enfants, plus difficiles à tenir, voire carrément hostiles ou ingérables, mais toujours ces gestes de l’éducateur, qui pourrait être durs, mais la main retombe, la pensée même de violence ne l’a jamais effleuré. Ici c’est le jeu qui prend toute la place, tout est axé sur lui, l’éducation comme l’éveil. « Parfois, je l’avoue : je joue avec les enfants. Et pourquoi pas ? J’en veux moi aussi, de cette couillonnade transcendante ». Alors absence de tabous, ça cause de pipi, de caca, de prouts, de vomi et de crottes de nez, la philosophie des gosses.

Et puis c’est le Québec quoi ! Donc le français TERZIAN peut être dépassé, il y a de quoi face à un enfant dont le prénom est De Niro par exemple. Lui, Pierre, est souvent appelé Patrick. Il se retrouve à trimer dans des garderies autonomes où les enfants sont rois, d’autres garderies, dites autochtones. Il fait part de ses sentiments, ses sensations, sait faire dans l’aphorisme. Ainsi à propos du burn-out « Il est la raison d’être du remplaçant. Comme la gastro, en plus méchant ».

Les interludes donc : de petites pensées dites tout haut par un ou des enfants, elles apparaissent pleine page entre deux chapitres, comme par exemple ce « J’ai mon doigt dans mes fesses ! Tcha-Tcha-Tcha ! ». Même si certains enfants sont plus difficiles à canaliser, il y a cette conscience qui semble en harmonie avec le lieu géographique : « J’en peux plus, je te jure. Pas une embrouille en six mois ! J’ai pas vu deux personnes s’engueuler dans la rue depuis que je suis ici ! ».

Ce bouquin très accrocheur, sans prétention aucune, vient de sortir chez Quidam, il est plein d’émotions et de liberté.

« Au Québec, on dit qu’on a une crotte de nez sur le cœur, quand on est triste. J’espère avoir laissé une petite crotte de bien-être dans le cœur des enfants ». Et à la prochaine Patrick !


(Warren Bismuth)

dimanche 1 mars 2020

Vassili GROSSMAN « La Madone Sixtine »


Deux textes de Vassili GROSSMAN dans ce petit livre, par ailleurs visuellement splendide. Le premier, écrit en 1955, s’attarde sur le tableau de RAPHAEL « La Madone Sixtine » peint en 1514, détaillant l’œuvre d’art, et la replaçant dans le contexte historique du XXe siècle, puisque durant la seconde guerre mondiale, l’U.R.S.S., après sa victoire sur l’Allemagne nazie, a ramené un certain nombre de tableaux alors gardés à Dresde. Une dizaine d’années plus tard, en 1955, elle va les rendre à son propriétaire, dont la fameuse Madone. Alors que les œuvres sont en transit, GROSSMAN a l’occasion de les voir. Il exprime ici son ressenti sur cette divine madone qu’il voit comme un tableau intemporel et immortel, voire invincible. Faisant de RAPHAEL un visionnaire, il devine dans cette œuvre la chute du XXe siècle : « La mère nourrit son enfant eu sein, et des centaines de milliers de gens bâtissent des murs, tendent du fil de fer barbelé, installent des baraques… Dans des cabinets tranquilles, on met au point des chambres à gaz, des automobiles tueuses, des fours crématoires… ».

Treblinka, entre autres. GROSSMAN a assisté de ses yeux aux conditions de déportations dans ce camp, il en restera traumatisé à vie. « Et on a peur, on a honte, on a mal : pourquoi la vie a-t-elle été si horrible, n’est-ce pas de ma faute, de notre faute ? Pourquoi sommes-nous en vie ? Question terrible, pénible, les morts sont les seuls à pouvoir la poser aux vivants. Mais les morts se taisent, ils ne posent pas de questions ». Dans les yeux de la Madone et de son fils, il y voit les souffrances des prisonniers de Treblinka, de la barbarie nazie. Il a déjà publié le roman « Pour une juste cause » et travaille sur son chef d’œuvre « Vie et destin ». S’il fait parler ce tableau de RAPHAEL, c’est aussi pour y voir les yeux des déportés, non sans une lueur d’espoir en fin de texte.

« Repos éternel » a quant à lui été écrit entre 1957 et 1960. Le personnage central est étonnamment LE cimetière. Pourquoi y va-t-on ? Pour les morts, pour l’hommage, le souvenir, pour soi-même ? Un cimetière ne comporte pas d’espace illimité, cependant la demande est toujours plus forte que l’offre. Alors, comme pour les vivants, on a construit en hauteur, mais sous le sol. On a établi plusieurs couches de cadavres pour gagner de la place. Un HLM funéraire en quelque sorte. La famille ne se prive pas de louer l’esprit fin du défunt dans des écrits parfois longs gravés sur les tombes.

Ces cimetières sont parfois pillés, violentés. GROSSMAN s’appuie sur des faits, donnent des exemples parlants qui peuvent donner la nausée. Le cimetière n’est pas le lieu de silence et de calme plat qu’il est censé représenter. « Un colonel qui avait servi dans les troupes d’occupation en Allemagne avait rapporté à sa petite fille une poupée qui parlait. La fillette était morte peu après et, comme elle adorait sa poupée, les parents l’avaient placée dans le cercueil de l’enfant. Quelque temps après, la mère avait vu une femme qui revendait cette poupée. Elle s’était évanouie ».

Ces deux textes sont une façon originale de connaître une autre facette de GROSSMAN, certes encore fortement imprégnée de la seconde guerre mondiale pour le premier, mais très loin du GROSSMAN de l’imaginaire collectif pour le deuxième, quoique 1941 vient encore jouer les trouble-fête. Seulement 70 pages, traduites comme toujours magnifiquement par Sophie BENECH, le recueil est d’ailleurs paru dans ses propres éditions, Interférence, en 2012. La couverture, dessin s’inspirant de celui de RAPHAEL, mais en noir et blanc, est elle aussi splendide. Décidément, ces éditions ont beaucoup de mal à me décevoir.


(Warren Bismuth)