(Le texte qui suit fut édité le 21 mars 2020
dans la collection Tracts de crise chez
Gallimard.
Offert en période de confinement)
«
Pendant trois jours, on a cru te perdre… », c’est ce que me disait ma mère
chaque fois qu’une catastrophe ravivait le souvenir des grands périls. En ce
mois d’octobre 1957, avec mes deux sœurs nous venions de nous installer au
rez-de-chaussée d’un bâtiment de la cité Robespierre, à Aubervilliers, et une
forte fièvre m’avait forcé à rester à la maison. Pendant une semaine j’avais
gardé le lit face à la fenêtre baignée par le soleil d’automne jusqu’à ce que
les murs se mettent à se tordre, les meubles à s’étirer, le plafond à fondre
comme une guimauve. Dans le même temps, le poids des draps m’était devenu
insupportable, j’avais la sensation de grossir démesurément, de peser des
tonnes, d’occuper tout l’espace disponible. Le docteur Saiz, dépêché d’urgence,
avait fourni quelques médicaments pour apaiser la fièvre intense qui provoquait
le délire. Il avait conseillé de me découvrir, de placer des linges frais sur
mon front. C’est tout ce qu’il pouvait faire, et contre toute attente le
miracle avait eu lieu.
J’étais
resté quinze jours sans sortir à faire des moulages en plâtre, du découpage de
bois grâce à une panoplie de menuisier. Le mal, venu de Chine, rôdait en Europe
depuis juin mais personne ne l’avait vraiment pris au sérieux jusqu’à ce qu’il
s’installe dans douze provinces italiennes à la toute fin du mois d’août : À
Rome, trente-cinq jeunes congressistes de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne,
hollandais et belges, ont été isolés dans un lazaret. On fait remonter la source
de l’infection au port de Naples, d’une part, et, d’une autre, à la
contamination d’un jeune sportif à son retour du Festival de la jeunesse de
Moscou. Le virus aurait passé les mers et survolé les monts Oural en même
temps. Un mois plus tard, en l’absence de tout organisme international de
veille, « l’influenza » avait franchi les Alpes et un bref article du journal
Le Monde, le 28 septembre, rassurait la population à propos de la rentrée
scolaire alors fixée au premier octobre : Des craintes se sont manifestées
concernant la rentrée des classes à la suite de l’apparition en quelques points
du pays de cas particuliers de grippe « asiatique », affections au demeurant
assez bénignes. Une semaine plus tard, on dénombrait 450 morts en Angleterre,
ce qui n’empêchait pas les autorités de préciser « que ces chiffres sont très
comparables à ceux de 1956 ». En France, la comptabilité macabre ne concernait
alors que le résultat des combats en Algérie : 250 rebelles tués à Tébessa sur
le djebel Tadjetount, 28 à Médéa, 48 fellaghas tués par la 12e division
d’infanterie coloniale à Beni Ouazzane, 50 autres à Batna, Palestro, Khenchela…
Les équipes de l’Institut Pasteur s’étaient néanmoins lancées dans la
fabrication d’un vaccin, nécessitant de disposer d’un nombre impressionnant
d’œufs de poule fécondés de 5 à 9 jours pour un investissement de 250 millions
de francs non subventionné par l’État. Le professeur Lépine estimait que 15
millions d’œufs, au minimum, seraient indispensables à la vaccination de 25 %
de la population française avant de conclure : Le problème consiste à savoir si
l’on veut engloutir des millions de francs et soustraire du marché un précieux
aliment pour fabriquer un vaccin dont on ne peut être sûr qu’il soit efficace
contre une souche dont on doute qu’elle soit dangereuse.
Selon
les sources les plus fiables, la pandémie connue sous le nom de grippe
asiatique qui submergea le monde en 1957 fit plus de deux millions de morts
dont 15 000 en France métropolitaine. La chance a fait que je ne me suis pas
fondu dans ce chiffre, que je suis demeuré un individu. Le virus mutant rôde à
nouveau. C’est un touriste opportuniste, il prend son temps, il profite de
toutes les occasions, il fait des selfies, serre la main du premier venu,
applaudit ceux qui s’époumonent, se faufile dans les cortèges, visite les
églises, les assemblées comme les bidonvilles. Le Temps, lui, est plus déterminé.
Il avance de son pas mesuré, droit devant lui. Il prend son temps pour mieux prendre
le nôtre. Et même s’il est mécanique, moins imprévisible, je lui donne la
préférence.
DIDIER DAENINCKX
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